LE DOUBLE-COCU Histoire Galante.
C'Estoit du Regne de Philippe second, qu'un certain Don Fernand Gouvernoit en Catalogue en qualité de Vice-Roy, homme à la verité d'un Esprit fort agreable & qui avoit de trés belles qualitez; Mais d'un panchant aux plaisirs & sur tout de l'amour, qu'il les aimoit jusqu' au de la de sa reputation.
Il avoit epousé une dés plus belles femmes d'Espagne, jeune honneste, ayant de l'Esprit infiniment, & dont tout autre homme que luy se seroit contenté: Mais il est des maris, qui ne [Page 2] croyent pas, qu'il y ait de pires femmes que les leurs, & don Fernand estoit de ceux la. La possession tranquille l'affadissoit; & degoute, de n'avoir toûjours qu'un même mets, il prenoit plaisir den changer, quand il pouvoit, aux dépens d'autruy.
Il y avoit alors le Grand maistre, de l'Artillerie sur les terres dequi il chassoit depuis deux mois, & qui avoit une femme, non pas tout-a-fait si belle que la sienne, mais fort jolye, d'une humeur enjoüée & charmante, d'un Esprit doux & galant, en un mot comme il les aimoit.
Le Grand-maistre estoit un grand homme de guerre mais fort peu propre pour la cour. Il appliquoit tout son esprit au devoir de sa charge, & se reposoit sur la conduite de sa femme des affaires de sa maison. Il en avoit bonne opinion; & contre le naturel des gens du Pays, il n'estoit pas d'un temperemment forte porté a la jalousie.
Quelque parenté qu'il avoit entre luy & le Vice-Roy, & une grande amitié entre les deux femmes, qui se connoissoient depuis long-tems, servirent comme d'appas pour l'attirer au Palais, ou l'adroit don Fernand luy volut faire l'honneur de luy donner un appartement.
Jusques la tout alloit fort bien; personne ne s'estoit encore apperceu, que le Vice-Roy eût aucun dessein sur dona Angelica, c'est ainsi que s'appelloit la femme du Grand maistre de l'artillerie: Il ne luy avoit par le que des yeux & avec le mouchoir, car le mouchoir en ce pays la est un interprete d'amour aussi bien que les yeux mais depuis que d'un amour de dehors, il en eut fait un amour domestique, certe commodité, de voir & d'entretenir tous les jours ce qu'il aimoit, accrut sa passion d'une telle maniere, qu'il ne la peut plus cacher à une femme habile & penetrante comme la sienne.
Il faut peu de jalousie pour desun ir deux femmes: Un foupçon seulement est capable de gaster entre elles la plus forte amitié du monde. La Vice Reyne commença a regarder avec froideur la femme du Grand, maistre, sans luy en dire la raison; Car ordinairement une femme n'aime pas de faire voir, qu'elle est jalouse d'une autre femme. Il semble, qu'il y ua de sa gloire; & ce n'est qu'a l'extremité, & lors qu'elle ne peut s'empecher d'sclatter, qu'elle laisse voir des marques de cette foible passion.
Donna Angelica s'apperceut dabord de ce changement & en devina le sujet: neanmoins elle ne laissa pas de vivre toûjours de même avec la Vice-Reyne. Il est fort agreable pour une femme d'estre aimée, sour-tout d'un homme du merite & de la qualité de Don Fernand; Mais donna Angelica en usoit si honnestement avee luy, que sa femme n'avoit rien à [Page 5] dire contre elle. Il n'en estoit pas de même de cét Amant, a qui la passion, dans léxcez ou elle estoit montée; ne laissoit pas assez de liberté d'esprit, pour se pouvoir toûjours contraindre.
La Vice-Reyne, qui ne vouloit pas servir plus longtems a la commodite de leurs entreueuës, voyant que donna Angelica ne se rebuttoit point de toutes ses manieres indifferentes, luy fit a la fin refuser l'entrée de sa chambre qui estoit le pretexte que le Vice-Roy prenoit pour la venir voir. Donna Angelica ne peut dissimuler cét affront: L'injustice estoit trop grande, aprez la maniere qu'elle avoit traité jusques la la passion de Don Fernand. Elle resolut de s'én vanger & de n'espargner rien pour la rendre jalouse tout de bon.
Il est un peu dangereux d'irritter un ennemi, qui nous peut faire pis, que ce qu'il nous fait. Donna Angelica n'eut pas plustôt vû le Vice-Roy [Page 6] que prenant un visage plus serieux qu'elle n'avoit accoustumé, je ne sai, Seigneur, luy dit elle, quel plaisir vous avez de me broüiller avec la Vice-Reyne. Moy, Madamé, luy repondit Don Fernand tout estonné de ce reproche. Ouy, vous méme, reprit-elle dabord; vous luy saites accroire, par vos manieres de faire, que vous m'aimez; & elle me le veut persuader par les siennes. Je ne croyois pas, luy repartit le Vice-Roy en souriant, que je puisse jamais avoir tant d'obligation a la mauvaise humeur de ma femme, que de vous faire une declaration d'amour pour moy: Mais puisque cela est ainsi, Madame, je souhaitte, qu'elle en soit toute sa vie; car je vous jure, qu'il n'est rien de si vray, que ce qu'elle vous veut persuader; & que je vous aime plus, que jamais au monde on n'a aimé. Je vois bien, luy repliqua telle, qu'elle en est dêja furieusement jalouse; mais elle seroit bien [Page 7] punie si. Ouy, Madame, si vous m'aimiez un peu, adjouta le Vice-Roy voyant qu'elle n'achevoit pas Non pas cela, luy repartit-elle, quoyque en effet une autre que moy le feroit peut être par vangeance, si elle ne le fesoit pas par inclination: Mais je n'ay pas envie, adjouta-telle en riant, de pousser la mienne jusques la.
Ce discours fut interrompu par une compagnie de dames qui venoient voir Donna Angelica & qui ayant obligé le Vice-Roy de se retirer, il écrivit le même jour ce billet à la dame.
VAngez vous, Madame, vangez vous de la Vice-Reyne, qui a eu la curiosité de penetrer dans le secrét de mon coeur. Elle est persuadée, qu'on ne peut pas avoir de passion plus tendre, ni plus ardente, que celle que j'ay pour vous; que je ne pense qu'a vous, que je vous cherche toujours & que je n'ay de plaisir que quand je vous vois & que je suis [Page 8] avec vous. Il semble, qu'elle ait vû jusqu'au moindre replis de mon ame; & vous devriez tout de bon en estre en colere. Car puisque cela vous offense & que cést a vôtre ressentiment que je pourrois devoir vôtre tendresse, je souhaitterois bien de vous voir, irritée contre elle jusq'u a ce point la. Vous ne sauriez pas au moins choisir de vangeance plus agreable: Tout le mal tomberoit sur elle & tout le plaisir seroit pour vous & pour moy. Encore une fois Madame, vangez vous: Car quand vous n'en auriez pas fujet, vous ferez toûjours une action de justice d'aimer un peu un homme, qui n'est pas tout a-fait indigne d'avoir quelque place dans vôtre coeur.
Ce billet fut rendu a Donna Angelica. Elle le leut, elle en rit; mais elle n'y fit point de réponse: Nean moins depuis ce tems la les affaires du Vice-Roy sembloient n'aller pas mal.
La Vice-Reyne vit bien, qu'elle [Page 9] avoit pris le méchant parti; & que resusant l'entrée de sa Chambre a la femme du Grand-Maistre, elle donnoit occasion à son perfide époux de la voir en particulier. La jalousie augmentoit de jour en jour. Elle s'en imaginoit mille fois plus qu'il n'y en avoit; & elle souffroit dans un seul moment plus de peines, de ce qu'elle n'en avoit souffert en plusieurs jours, de tout ce qu'elle avoit vû. Il fallut changer de conduite? & feindre de vouloir renoüer amitié avec une femme qu'elle haissoit plus que la mort. A quoy une pauvre femme est reduite quand elle est assez innocente, que de se mettre en peine des folies de son mari, & qu'elle ne luy sait pas rendre, ce qu'il luy preste. Elle vouloit avoir cette consolation, quoy que fort cruelle, de voir ce qui se passoit entre ces deux ames perfides; & de troubler par sa presence la moitié de leurs plaisirs; car elle estoit depuis le matin jusqu'au soir avec l'un ou avec l'autre
L'amoureux Don Fernand s'ennuyoit fort de cette eternelle societé. Il auroit souhaité que la Vice Reyne eust toûjours esté de mauvaise humeur & en querelle avec Donna Angelica. Il ne fesoit point de partie, qu'elle n'en voulust estre: s'il sortoit, aussi; s'il alloit chez Donna Angelica, elle l'y suivoit & ne la quittoit que la derniere. Je laisse a juger aux maris galans si cela n'est pas accablant. Il ne favoit que faire: Donna Angelica qui ne l'aimoit pas jusqu' aux depens de sa reputation ne vouloit point contribuer de sa part a le rendre plus heureux, depeur de donner prise sur elle a la Vice Reyne, qui n'attendoit peut-être que le moment d'avoir occasion de la perdre: Si bien que presque defesperé d'ennuy & de chagrin, aprez avoir cherché mille inventions pour se desbarasser quelque fois d'une femme si incommode, sans y avoir pû reussir il s'auisa d'un expedient assez rare & qui ne seroit pas tombé [Page 11] dans l'Esprit de beaucoup d'Espagnols. Mais l'ascendant de l'amour l'emporte souvent sur celuy de la Nation. Il crut, que les femmes n'estoient jalouses de leurs maris, que faute d'un amusement estranger; & que comme une passion chasse l'autre, il viendroit a bout de la jalousie de la Vice-Reyne, s'il luy pouvoit trouver quelqu'un, qui fust capable, de luy donner de l'amour. Il songea quelque tems a qui il s'adresseroit, pour luy rendre, son honneur sauve, un service de cette importance. L'affaire estoit delicate; mais quand onaime, au point qu'il aimoit, & qu'on veut goûter les plaisirs, comme il les cherchoit, il faut passer par dessus bien de delicatesses.
En fin aprez avoir fait un examen dans son Esprit, de tout ce qu'il y avoit de plus galans hommes dans sa coeur, capables d'inspirer de l'amour a une belle Dame, il jetta les yeux sur un Seigneur Nepolitan un peu, fon [Page 12] allié, a qui il avoit procuré un Regimant d'Infanterie, & qui estoit nouvellement arrivé a Barcelonne. C'estoit un jeune homme qui avoit infiniment de l'esprit, que la Vice-Reyne estimoit fort & il ne pouvoit pas faire choix d'un Cavalier plus propre que celuy-la pour le dessein qu'il avoit.
Il le trouva un soir dans le Parc, qui se premenoit tout seul & l'ayant pris avec luy, il le mit sur le chapitre des Dames de Barcelonne & luy demenda en riant comment il s'en trouvoit, & s'il avoit encore sa liberté. Ouy, Seigneur, luy répondit le jeune Napolitain & toute entiere. Quoy, de tant de belles femmes, luy repartit le Vice-Roy qu'il y a dans cette ville, il ne s'en est pas trouvé encore une, qui ait eu le secret de toucher vôtre coeur: il faut poursuivit il, ou que vous l'ayez bien dur, ou que vous l'ayez laissé quelque maistresse a Naples, a qui vous ne voulez pas estre infidelle. [Page 13] Ce n'est, Seigneur, luy repliqua le Colonel, ni l'un ni l'autre. Je n'ay de ma vie esté amoureux; non pas que je sois insensible, mais c'est que le mestier de la Guerre me plait plus que celuy de l'amour. Vous estes jeune, luy dit en soûriant le Vice-roy, & il ne faut pas conter la dessus. L'un n'empeche pas l'autre: On peut faire l'amour & s'acquitter du devoir d'un homme de guerre. Je vous diray bien plus, continua til, il n'y a jamais eu de Cavalier parfait que l'amour ne l'ait fait: Et entrant plus avant dans ce discours, il luy fit un denombrement de je ne sai combien de grans Capitaines, qui devoient a l'amour les plus belles actions qu'ils avoient faites, & conclut ensin qu'il devoit suivre leur exemple, s'il ne vouloit passer pour barbare.
Le comte Henry, c'est le nom du Seigneur Napolitain, se rendit a un si beau raisonement; mais plus par complaisance que par inclination, jugeant [Page 14] bien, que ce ne seroit pas bien faire sa coeur au Vice Roy, que de vouloir combattre une passion, pour laquelle, tout le Monde savoit, qu'il avoit un tres-grand panchant. Il luy dit, qu'il feroit donc une maistresse, puisqu'il le luy conseilloit. Don Fernand luy demanda, s'il ne feroit pas bien, ayse, de la recevoir de sa main. Le comte se mit a rire, & ne luy répondit rien. Est ce que vous craignez, poursuivit le Vice Roy, que je ne vous servisse pas a vôtre goust; je m'y connois, Comte. Que trop bien, Seigneur, luy repondit il, & c'est pour cela même, qu'il seroit un peu dangereux, de vous en avoir obligation. Non, non, luy dit Don Fernand en riant aussi, vous ne devez rien craindre. Il est vray, poursuivit il, que j'ay aimé celle, que je vous veux donner pour maistresse; mais aujourd huy elle m'est a charge, & je la hais presque autant, que je l'ay jamais aimée. Le beau present, Seigneur, interrompit [Page 15] le Comte, que vous me vondriez faire. La bonté que vous avez pour moy, poursouivit il, ne vous inspiere telle rien de plus obligeant, que de me charger d'une femme dont vous nesavez plus que faire. Non Comte luy dit il, & si je puis dire avec cela que je ne vous ferois pas un mechant present, & qu'il est peu d'hommes qui fussent la dessus aussi genereux que je le suis. Si vous vouliez, Seigneur, luy repartit le Comte, honnorer un autre que moy de vôtre liberalité; car j'en reviens a ce que je vous ay dêja dit, que malgré l'exemple de tant de fameux Heros, qui ont esté amoureux, j'aime mieux la guerre que l'amour: & je juge par vous même, que cést un meilleur mestier. Seigneur Henry, luy dit le Vice-Roy, celle, dont je vous parle, est une des plus belles Personnes du Royaume, & qui a autant d'esprit. Je le crois, Seigneur, luy repondit le Comte, mais elle-est de plus une femme facheuse, [Page 16] opiniastre, contrariante, depite, jalousi, insolente & peut être pi [...] que tout cela. Vous ne savez pas, interrompit Don Fernand en le regardant en souriant & les deux bras croizez sur son estomach, que cést ma femme de qui vous parlez. Seigneur, vôtre— luy repartit le Comte en rougissant croyant d'avoir malentendu. Ma femme la Vice Reyne, poursuivit Don Fernand, que je vous veux donner pour maistresse. Voyez, si elle est si indigne de vous. Il est vray, Seigneur, luy dit le Comte, qui rougissoit de plus en plus, que j'ay rendu quelques visites a la Vice-Reyne, mais vous me l'avez permis, & je n'ay pas crû estre assez mal-heureux, que de vous donner de si injustes soupçons de ma conduite. Vous ne m'entendez pas, luy rédondit le Vice-Roy, je vous dis, que si ma femme vous plait, je serois ravi, qu'elle peust devenir sensible a vôtre merite, & que vous m'obligerez, si vous y voulez [Page 17] travailler. Vous parle je maintenant assez clair; si la raillerie, Seigneur, luy repartit encore le Comte, n'est que pour faire une épreuve de mon respect, je vous declare, que je suis sii religieux observateur de mon devoir, que, quand je ne vou aurois pas les obligations que je vous ay, ma pensée ne seroit pas capable d'un tel sacrilege; Le Vice-Roy se promena la dessus quelque tems, sans luy répondre, & se tournant ensuite tout a coup vers luy, ce que vous venez de dire, luy dit-il, seroit bon pour un autre & dans une autre conjoncture; mais si je ne desire icy de vous ni respect ni devoir, croirez vous de me faire outrage, que de me servir a ma mode, & comme je veux estre servi de vous. Je vous dis encore une fois, pour suivit-il en essevant un peu sa voix, que vous m'obligerez extremement, si vous voulez devenir amoureux de ma femme, ou faire pour le moins qu'elle le devienne de vous. [Page 18] Le Comte Henry, plus estonné que jamais d'une proposition si rare, ne savoit encore qu'en croire, ni que luy répondre; De quoy le Vice-Roy se prenant a la fin a rire, je vois bien, luy dit-il, que ce discours vous surprend & vous avez raison, mais j'ay aussi les aussi les miennes. J'aime & plus que je n'ay jamais aimé. Le plus grand obstacle à mon amour, cést ma femme, & vous savez ce qu'on ne feroit pas, pour se delivrer, de ce qui s'oppose a nostre bon-heur, quand on aime bien. Elle est jalouse, elle m'accable nuit & jour dé ses importunitez. Quel remede a cela, j'ay mis tout en oeuvre, mais inutilement, elle a demesse toutes mes inventions, j'en suis tous les jours plus fatiqué ce sont des plaintes & des reproches, qui ne finissent point, & quelque part que j'aille je la trouve, où elle m'y suit, & elle empoisonne par sa presence, tout ce que j'ay de plaisir dans la vie. J'ay pensé, qu'un petit amusement [Page 19] de coeur me seroit d'un grand [...]ecours, & que vous seriez un homme fort propre à luy en faire naistre l'envie, Vous estes jeune, bien fait, vous [...]vez de l'esprit, elle a de l'estime pour vous: Il est vray qu'elle est prude & fiere, mais elle est femme comme les [...]utres. Je fais même si peu de doute, moy qui sai, ce que c'est que le sexe, que vous ne veniez à bout de cette [...]ffaire que je vous prie, de vouloir garder, comme bons parens & bons amis, quelque temperemment la dessus. Vous estes prudent: Je me fie à vous, & vous jugez bien, ou jusques doit aller le service que je desi [...]e de vous.
Le comte aprez s'estre deffendu encore quelque tems d'accepter un employ comme celuyla, ou il n'y pouvoit aller que du s'ien, soit qu'il [...]leust a la Vice-Reyne, où que la Vice-Reyne luy pleust, se laissa a la fin vaincre à ses persuasions, qui alle [...]ent jusques-la, que de luy faire comprendre, [Page 20] que quand même il arriveroit pour son mal heur, que cet amusement allàt plus loin, qu'il ne desiroit, qu'il ne s'en plaindroit pas.
Ils se separerent de cette maniere, le Vice-Roy, fort content d'avoir engagé le comte à luy faire porter, ce que les autres craignent, & le Comte toûjours surpris, qu'il l'eust voulu charger de cette commission. Il n'avoit jamais esté guere amoureux, & il ne comprenoit pas comment on pouvoit aimer jusqu' a ce point-la. Le Vice-Roy devoit donner a souper le lendemain aux Dames de la Cour, & cette feste ne se fesoit, que pour fournir une occasion d'entretien au nouveau Galand.
La Vice-Reyne, comme j'ay déja dit, estoit une fort belle Personne, a qui le Seigneur Henry n'auroit pas eu beaucoup de peine de conter des douceurs: Neanmoins depuis que c'estoit une affaire de commande, il ne se sentoit pas tout le panchant, qu'il [Page 21] auroit eu pour elle, si cela fust venu de son propre mouvement. Tant de beauté & tant de charmes qu'il vous plaira Don Fernand gastoit tout; & la bonté d'un tel mary estoit un mechant assaisonement pour un jeune coeur, que l'obstacle, plustôt que la facilité estoit capable d'engager,
Il fut a cette feste; il y parut reveur & l'esprit furieusement occupé, contre son ordinaire qui estoit d'estre enjoûé & de trés-belle humeur. Il estoit un peu embarrassé du personnage, qu'il devoit commencer de joüer ce soir la. Non pas qu'une declaration d'amour luy parust une chose si d [...]fficile: Il y a bien moins de peine a dire, que l'on aime, quand on n'aime pas, que quand on aime; mais cést, que l'amour est ingenieux a fournir mille inventions qui ne viennent point dans l'esprit de ceux qui ne sont pas amoureux.
La Vice-Reyne estoit ce soir la plus charmante, qu'elle n'avoit esté [Page 22] de sa vie. Elle luy donna beau jeu, parce qu'elle l'entreprit deux ou trois fois sur sa melancholie: Mais Henry plus froid que la glace ne répondoit presque pas aux railleries que la belle Dame luy fesoit. Le Vice-Roy le regardoit d'un air de pitié, & indigné de son peu de courage, il s'approcha à la fin de luy, & luy reprocha qu'il estoit le plus pauvre Galand, qu'il eust jamais vû, & que les femmes seroient bien mal-heureuses; s'il n'y en avoit dans le monde que de sa façon. Je seray Seigneur, luy répondit le Comte, tout ce que vous voudrez; mais je vous avoüe que ce n'est pas sans peine, que je vous obeïs en cela, parceque je crains, que vous n'y perdiez plus que vous n'y gagnerez. Et que vous importe, interrompit brusquement le Vice-Roy que je gagne, où que je perde; faites ce que je desire de vous & ne vous mettez point en pe [...]ne du reste.
Le Comte, ne pouvant alors plus [Page 23] s'en deffendre, s'auença vers la Vice-Reyne, qui ayant envie aussi de luy parler, fit presque la motié du chemin & luy dit tout bas, qu'elle avoit quelque chose a luy dire, & qu'il ne s'en allat pas, qu'elle ne luy eust parlé Henry ravi de joyc qu'elle luy effrist d'elle même une si belle occasion de contenter le Vice-Roy, remit jusques à ce tems-la le discours amoureux, qu'il avoit a faire a la belle Dame.
Comme la nuit fut fort avencée, & que la plus part du monde se furent retirez. Le Vice-Roy, accompagna Donna Angelica dans son appartement. Ce que la Vice-Reyne n'eut pas plustôt vû, qu'elle fit signe au Comte de la suivre, & elle le mena dans son cabinet, ou l'ayant fait asseoir auprez d'elle, qu'avez vous Comte, luy dit-elle, que vous estes ce soir si melancholique. Peut-on pas vous demender, poursuivit elle d'un air charmant, si ce ne seroit point, l'effet de quelque inclination. Cette [Page 24] question & la bonté avec laquelle elle l'avoit traitté tout ce soir la, ayant fait imaginer au Comte, que c'estoit une affaire de concert avec le Vice-Roy, & qu'ils se vouloient divertir l'un & l'autre a ses dépens, il fut sur le point de tout gaster, neanmoins pour faire-l'homme qui entendoit la raillerie, je ne suis pas Madame, luy repondit-il en soûriant d'un air fin, depuis un mois dans une cour comme celle-cy, ou il y a tant de belles Dames, capables d'inspirer de la tendresse, sans en sentir le pouvoir. Vous aimez donc, luy repartit-elle. Ouy Madame, j'aime, luy repliqua t-il, puisqu'on le veut. Comment puisqu'on le veut, reprit la Vice-Reyne, est ce qu'on vous force d'aimer malgré vous. Non, Madame, luy répondit-il, mais il y a, comme vous savez, certains astres, qui font incliner nos coeurs vers qui il leur plait. En parlant de cette maniere il rioit, il regardoit la Vice-Reyne, il fesoit des grimaces [Page 25] & des gestes, qui embarrassoient extremement la Dame, qui ne comprenoit rien de ce qu'il vouloit dire, & pour le faire expliquer, ne pourroit on pas, luy dit elle, savoir, qui est cete beauté, vers qui ces amoureuses influances vous ont fait pancher. Si vous vouliez, Madame, luy répondit-il fort hardiment, prendre la peine de jetter les yeux sur vôtre miroir, tout à l'heure. Je n'entends pas, luy repartit elle, en p [...]enant son serieux, ce que vous voulez dire; & je crois, qu'estant ce que je suis, c'est vous faire grace, que de n'y vouloir rien comprendre. Si j'en ay quelqu'une a pretendre de vous, Madame, luy repliqua le Comte, c'est de vouloir m'entendre, & d'estre persuadée, qu'il ne faut point sortir de vôtre cabinet, pour trouver ce qui m'a charmé dans ce Pays. Vous vous emencipez, Comte, luy dit elle, & je vois bien, ou vous emporte un peu trop d'estime, qu'on a eu pour vous; [Page 26] Mais si vous ne rentrez dans vôtre devoir, & si vous me parlez plus de cette maniere, je me facherai tout de bon contre vous. Vous estes jeune, poursuivit-elle, le voyant tout interdit, & ce sont-la des fautes, qu'on peut pardonner a des gens comme vous. Si vous avez dessein, d'aimer adjouta t-elle, addressez-vous mieux. & en lieu ou vous puissiez esperer quelque chose. Helas Madame luy répondit il en soûpirant, je reüssis si mal pour la premiere fois, que je ferai fort bien de n'aimer jamais rien. Non, non, luy repartit elle en soûriant, Il ne faut pas desesperer ainsi de vôtre bonne fortune: Vous en trouverez de plus sensibles que moy, & si vous voulez, que je vous donne conseil la dessus, je vous dirai, ou vous pouvez trouver de quoy vous consoler. Je vous répons que vôtre coeur en sera content.
L'avanture estoit plaisante; de part & d'autre, mari & femme chacun [Page 27] luy vouloit donner une maistresse. Il fit l'Amant scrupuleux & qui se piquoit de constance. Il dit Dabord a la Vice-Reyne qu'il ne pouvoit pas luy prometre, que son coeur péust si tôt se resoudre a changer: Que le choix, qu'il avoit fait estoit trop beau, & que rien ne le pourroit cousoler d'un si méchant succez. Neanmoins aprez beaucoup de raisons, qu'elle luy dit, & des prieres même qu'elle employ a pour cela, il feignit à la fin, de se laisser persuader, & que puisqu'elle le vouloit obsolument, il tâcheroit de luy obeïr, mais que ce ne seroit pas sans peine. Il luy demenda ensuite qui estoit celle qu'elle avoit jugé propre pour son coeur. Elle luy dit que c'estoit Donna Angelica, qui luy avoit parlé de luy ce jour-la d'une maniere a lay faire connoistre, qu'elle n'estoit pas tout a fait insensible a son merite, & que dans les sentimens qu'elle avoir pour luy, s'il n'y avoit de la tendresse, [Page 28] c'estoit du moins une estime, qui valoit bien autant.
Le Comte Henry auroit esté ravi que, ce que la Vice-Reyne luy disoit, eust esté veritable; car de tout ce qu'il y avoit des Dames à la cour, il n'en avoit point vû, qui luy eust tant plûque la femme du Grand Maistre. La verité estoit, qu'elle avoit parlé fort auantageu sement de luy a la Vice-Reyne; Mais ce n'estoit pas sans dessein. Le Vice-Roy, qui luy communiquoit tous les siens, n'avoit pas manqué de luy faire part des ambuches, qu'il fesoit dresser au coeur de sa femme par le Comte Henry: De sorte que Donna Angelica, qui n'auroit pas eu moins de joye que luy, de voir la Vice-Reyne donner dans le merite de ce jeune Comte, avoit voulu ayder a l'avanture; en estalant a la Dame les belles qualitez de ce Galand.
Le Seigneur Napolitan tout charmé donc, que la Vice-Reyne eût si [Page 29] heureusement, rencontré pour luy dans le choix qu'elle avoit fait de Donna Angelica, ne voulut pas dabord luy tesmoigner toute sa joye qu'il en avoit: Il luy dit seulement, qu'aprez elle toutes les autres beautez, luy estoient indifferentes: Que c'estoit pour luy la meme chose de prendre celle-cy ou bien cella-la, pour veu que ce fust de sa main, mais que pour Donna Angelica il n'avoit ni accez auprez d'elle, ni entrée dans son apportement, & qu'il y seroit embarrassé. La Vice-Reyne luy repondit, qu'il ne devoit pas s'en mettre en peine, qu'elle luy procureroit tout cela; & que quand il voudroit, il la pourroit voir, & luy parler dans sa chambre, ou elle venoit tous les jours.
Il est aysé de penetrer, quel estoit le dessein de la Vice-Reyne, quand elle vouloit lier une partie d'amour entre le Comte Henry & Donna Angelica. L'employ estoit un peu au [Page 30] dessous des personnes de son caractere, mais quand il y va de l'Interest du coeur, on passe par dessus tout scrupule de gloire. Elle avoit envie de donner un Rival a son mari, & un Rival a craindre, & qui avoit des qualitez trop charmantes pour n'estre pas mieuz aimé que luy: Car jugeant de la constance de la Dame par la fidelité qu'elle gardoit au Grand maistre, elle croyoit qu'elle ne seroit pas plus fidelle a son Ament qu'a son epoux. Et je pense en verité, qu'elle en jugeoit bien: Il n'y a pas plus de peine de manquer a l'amour que de manquer a l'hymen, & serment pour serment, ceux de l'épouse devroient estre du moins aussi forts que ceux de la maistresse: Si l'on viole les premiers, l'on peut bien encore violer les autres. Perfide maistresse, infidelle épouse tout est égal.
Le Comte ne savoit pas, que ce fust a donna Angelica, que le Vice-Roy en vouloit. Cette Amour n'avoit pas [Page 31] encore fait grand bruit à la cour: c'estoit un Seigneur fort Galant, & tout ce qu'il fesoit, passoit sur un pied de Galanterie, qui luy estoit fort ordinaire. Le Vice-Roy ne luy en avoit encore rien dit, & la Vice-Reyne n'avoit eu garde de luy en parler, depeur que cela ne le destournât, & qu'il n'eust fait scruple d'entrer en concurrence d'amour avec le Vice-Roy. Si bien que souvant Donna Angelica, tout a fait a son gré, il se resolut, avec le secours d'une si puissante confidente, de tanter une si belle entreprise. Cette idée seulement le rendoit amoureux; & il avoit déja impatience de voir cete charmante maistresse: La Vice-Reyne luy dit, qu'il n'avoit qu'a revenir le lendemain, qu'il la trouveroit dans sa chambre avec elle. Il se retira dans cette esperence, mais a peine il estoit sorti de l'appartement, qu'il rencontra Don Fernand, qui se mit dabord a luy faire des reproches de son indoleance. [Page 32] Quoy Seigneur, luy dit le Comte, en l'interrompant, trouvez-vous que je n'ay pas bien fait, jusqu' icy, mon devoir: Je ne fais que de quitter, la Vice-Reyne, j'ay esté deux heures avec elle dans son cabinet; ou j'ay soûpiré, parlé d'amour, fait l'amant transporté: Que souhaitteriez-vous davantage. Je ne say luy répondit le Vice-Roy, ce que vous avez fait depuis que je ne vous ay pas vû, mais vous m'avez donné tantôt assez mechante opinion de vous, & je commençois a n'esperer plus aucun secours de vôtre part. Vous estiez triste, reveur, vous ne disiez pas un mot; estce ainsi qu'on s'insinuë dans le coeur des Dames. Cet air melancholique, Seigneur luy repartit le Comte, que j'affectois, n'est pas toûjours le moins propre pour toucher certains coeurs. C'est au moins ce quia obligé la Vice-Reyne à me mener dans son cabinet, pour me demender ce que j'avois, & la seul a seul je luy [Page 33] ay dit, ce que j'avois à luy dire, & j'espere adjouta-t-il en riant que vous serez bien tôt en repos. Je le souhaite, luy repliqua le Vice-Roy, & ne voulant pas entrer dans le detail de cete conversation, aprez l'avoir encouragé de poursuivre toûjours, ils se separerent.
Le lendemain ce nouvel amant, qui avoit coustume d'estre toûjours fort magnifique en habits, & qui savoit parfaitement l'art de se bien mettre ne manqua pas, d'en prendre un soin tout particulier pour plaire a sa nouvelle maistresse: Il la trouva chez la Vice-Reyne, comme on luy avoit dit, & dabord qu'elles le virent entrer, elles se mirent a rire, de la pensée qu'elles avoient de cette visite, se regardans l'une & l'autte comme la pretenduë maistresse du Cavalier. C'estoit quelque chose de fort rare a voir que leur empressement & le soin quelles prirent dabord de se le rendre aimable. Ne trouvez-vous, pas [Page 34] Madame, luy disoit tout bas Donna Angelica, qu'il est bien fait, qu'il a bon air, que la grace de sa personne a quelque chose de bien particulier. Tout a fait, luy répondoit la Vice Reyne, ravie de l'entendre parler de cete maniere, & je vous avoüe, que si j'estois femme a Galand, il seroit le mien. Donna Angelica jugeoit bien de la gentilesse du cavalier & de la disposition de la Dame, que, si cela n'estoit dêja fait, il n'iroit pas loin: Et la Vice-Reyne, crut aussi que Donna Angelica, estant persuadée, comme elle estoit du merite du Comte, elle l'aimoit, ou qu'elle l'aimeroit bien tôt. Le cavalier fesoit assez bien son devoir pour un jeune apprentif. Il soûpiroit tantôt d'un costé & tantôt de l'autre, & les contentoit toutes deux: Quand la Vice Reyne luy fesoit signe il alloit a Donna Angelica, & quand celle cy luy montroit la Vice-Reyne, il y couroit: jamais homme ne s'est mieux diverti. Tout [Page 35] estoit bien receu de luy, il avoit droit de tout faire, & elles luy permetoient l'une pour l'amour de l'autre toutes les petites libertez, qu'il vouloit prendre auprez d'elles.
Cela dura quelques jours de cette maniere, pendant lesquels la Vice-Reyne fit avec Donna Angelica plusieurs parties de divertissement, ou le Vice-Roy ne se vouloit pas trouver de peur de troubler la feste. L'heureux Comte profittoit tout seul de la complaisance de ces deux belles Dames, & devenoit de jour en jour plus familier avec elles. Il estoit fort aimable de sa personne, il avoit de l'esprit & l'humeur fort agreable, il brilloit en toutes choses & elles n'avoient pas peine a s'accoustumer a sa compagnie. Mais Don Fernand, qui outre le peu d'advantage qu'il en avoit tiré jusques la, craignoit pour sa maistresse le mal, qu'il souhaittoit a sa femme, se lassa a la fin de tous ces divertissemens. Il fit prendre a Donna [Page 36] Angelica, qu'elle luy feroit plaisir, de ne s'y plus trouver puisqu'elle n'y estoit plus necessaire. Mais elle, qui ne vouloit point, que la Vice-Roy se meslât de regler sa conduite, & qui voyoit, de quel esprit il parloit, ne fit que s'en moquer, & fut dés la présdisner méme chez la Vice Reyne, ou elle savoit bien, que le Comte ne manqueroit pas de se rendre. Ce n'estoit pas a elle qu'il en vouloit, pour quoy, disoit elle, me priverois-je du plaisir de le voir Je n'ay jamais mieux passé mon tems, que depuis que je le connois. La Vice-Reyne en estoit de même & elles ne s'empressoient plus tant, de se le rendre aimable l'unea l'autre parceque peut être elles l'aimoient toutes deux, & se repentoient dêja d'avoir esté si liberales & de ne l'avoir pas retenu chacune pour soy: Mais comme elles avoient toutes deux bonne opinion d'elles mêmes, elles se flattoient de le reprendre quand elles voudroient.
Le Comte s'estant trouvé chez la Vice-Reyne, & le tems de la promenade s'approchant, ils parlerent de la faire au jardin, quand il arriva une compagnie de Dames, qui venoient voir la V. R. & qui faisant la visite un peu longue, Donna Angelica luy dit tout bas, qu'elle l'alloit attendre au jardin avec le Comte dans le cabinet qui estoit proche du labyrinte & ils prirent ainsi congé d'elle.
Cette Dame mouroit d'envie de savoir, qui de la Vice Reyne ou d'elle le Comte aimoit le plus; car elle ne doutoit pas, qu'elle n'eust grand part dans son coeur, ses yeux toutes ses manieres le luy avoient assez dit, aussi bien que sa bouche; Mais pour ne pas tomber dans le deffaut ordinaire des femmes, qui est de se trop flatter sur le chapitre des hommes, elle auroit bien voulu avoir le plaisir de l'apprendre de luy même, & ils ne furent pas plustôt dans ce cabinet, que se prenant a soûrire d'une maniere fort [Page 38] charmante, pour un jeune cavalier, Comte, luy dit elle, vous faites en peu de tems de grans progrez dans l'amour: Vous ne faites que d'arriver en cette cour, & on vous estime déja d'une maniere, que ce ne seroit pas vous trop flatter que de vous dire qu'on vous aime. Vous estes obligeante Madame, luy répondit le Comte mais je serois trop heureux si ces charmans progrez se pouvoient estendre jusques sur vôtre coeur. Mon coeur, interrompit elle avec une petite joye secrete, qui paroissoit dans ses yeux, vous n'y pensez pas; & vous me prenez sans doute pour la Vice-Reyne. Non Madame, luy repartit le Comte, je say, a qui je parle, & si quelqu'un de nous deux se mesprend, c'est vous, si vous croyez que mes voeux & mes soûpirs aillent a la Vice Reyne: Ils ne s'adressent qu'a vous Madame & ils n'en veulent qu'a vôtre coeur. Et voyant, qu'elle ne luy répondoit ren, parce qu'elle ne savoit p eut êt re [Page 39] que luy répondre, il voulut profitter de cét obligeant silence, & mettant un genoux a terre, ouy, Madame, luy dit-il, en luy prenant une de ses belles mains qu'il luy baisa, il y a trop longtems que je cherche une occasion comme celle-cy pour vous jurer par tout ce qu'il y a de plus tendre & de plus puissant dans l'amour, que non seulement je n'ay jamais eu d'autre dessein d'aimer que vous, mais que je n'aimeray jamais personne autre en ma vie. Comme il luy parloit de cette maniere, le Vice-Roy qui par hazard se promenoit dans le jardin, se trouvant dans l'allée, qui donnoit dans ce cabinet, le vit en cette posture. Il y avoit assez loin & il ne pouvoit pas bien distinguer si c'estoit la Vice-Reyne ou donna Angelica; la raison vouloit, que ce fust la premiere, mais certains mouvemens de jalousie, qui commençoient a le tourmenter, luy ayant fait apprehender, que ce ne fust l'autre, il voulut s'en assurer, & il s'approcha [Page 40] à grands pas vers eux. Donna Angelica fut la premiere a l'appercevoit, & faisant lever tout d'un coup le Comte, qu'avez-vous fait Seigneur, luy dit elle voy la le Vice-Roy, qui vous a vû, & je ne sai, ce qu'il en croira. Si vous avez quelque chose à craindre de son costé, Madame, luy répondit le Comte, j'en suis au desespoir pour l'avour de vous; car pour moy cela ne m'embarrasse point. C'est pour vous même, luy repartit elle, que je le dis, & vous ne savez pas peut être l'interest qu'il y prend.
Le Vice-Roy n'eut pas plustôt reconnu Donna Angelica, que changeant deux ou trois fois de couleur selon les differens mouvemens qui l'agittoient, perdant presque la voix, comme s'il eust receu quelque coup de poignard dans le coeur, il faut, luy dit-il Madame, que le Comte Henry ait receu quelque grande faveur de vous, ou qu'il vous en demende quelqu'une [Page 41] d'extraordinaire, pour s'estre mis devant vous en la posture que je viens de le voir. L'un ou l'autre, luy répondit elle, piquée de ces paroles, pourroit estre vray; mais vous l'apprendrez mieux de luy, que de moy; c'est pourquoy je vous laisse icy seuls, pour vous contenter la dessus. Le Vice-Roy la voulut arrester, mais elle le pria de la laisser aller & d'un air a ne souffrir pas d'avantage de resistance, si bien que Don Fernand n'osa pas, s'y opposer.
J'amais Amant plus déconforté que luy. Ce qu'il venoit de voir l'avoit presque tué, & pour consolation elle le fuyoit. O doleur sans exemple. Il se promenoit dans ce cabinet sans rien dire repassant mille choses dans son esprit toutes plus cruelles, & s'arrestant enfin devant le jeune Napolitain qui ne disoit mot non plus que luy, a ce que je vois Seigneur Henry, luy dit il sans le regarder, vous estes de ces gens qui ont de la peine a aimer, [Page 42] mais quand ils s'y sont mis une fois, il n'y en a que pour eux. Il n'y a que trois jours, que vous ne saviez, ce que c'estoit que l'amour; & déja une maistresse ne vous suffit pas. Le Comte, qui quoyque jeune & peu experimenté dans le Monde, avoit un esprit de penetration, qui suppleoit au deffaut de l'experience, avoit bien compris par le trouble qu'il avoit vû sur le visage du Vice-Roy, aussi bien que par ce qu'il avoit dit a Donna Angelica, que c'estoit de cette belle, qu'il estoit amoureux, & que la jalousie le fesoit parler de la maniere: Si bien que pour reparer le mechant effet de cette derniere avanture, il luy dit, qu'il ne savoit pas, sur quoy il fondoit le reproche, qu'il luy fesoit; & que s'il estoit amoureux c'estoit de la Vice-Reyne, & qu'il ne s'estoit mis a genoux devant Donna Angelica, que pour la remercier des bons offices, qu'elle luy avoit rendus auprez d'elle.
Cette raison qui pouvoit avoir quelque chose de vray-semblable, ne guerit pourtant pas l'esprit du jaloux Don Fernand, mais il l'appaisa un peu. Vous autres Italiens, luy dit il, peu de chose vous oblige & vous portez quelque fois la reconnoissance jusqu'a tel excez, qu'il semble qu'on a tout fait pour vous, quand on n'a presque rien fait. C'est moy, continua-t-il, qui ay prié Donna Angelica, de vous servir auprez de ma femme, ainsi c'est a moy seul, que vous en auez l'obligation. Et pour ne vous laisser rien à deviner la dessus & vous faire une confidence tout entiere, vous saurez, que c'est Donna Angelica que j'aime; a finque vous ne vous y trompiez pas & que vous laissant la Vice-Reyne pour vôtre partage, vous vous souveniez de ne point jetter les yeux sur l'autre; & d'evitter même de vous rencontrer avec elle, & sur tout en particulier. Si j'estois a votre place, je sai bien celle [Page 44] qui me plairoit le plus; & puis qu'il faut vōs le dire, il n'est pas de femme, que j'aimasse plus que la mienne, si elle estoit la femme d'un autre; mais c'est ma femme, & ce tittre seul est dégoustant pour tous les maris de mon humeur. Ne croyez pas que ce soit caprice; la plus part des hommes mariez en sont logez-là, & je connois une infinité de femmes qui les imittent.
Comme il raisonoit de cette maniere, la Vice-Reyne, qui s'estoit deffaite le plustôt, qu'ellé avoit pu de ses Dames, estant dabord couruë au jardin, avoit voulu moitié par curiosité & moitié par jalousie escouter un peu Donna Angelica & le Comte, & passant par le Labyrinte, afin de n'estre pas veuë, elle estoit arrivée assez a tems, pour entendre une partie du discours moral, que son honneste mary tenoit au Comte. Elle continua de prester l'oreille avec une patience, qui passe celle des femmes, & elle [Page 45] oüit le Comte qui répondit de cette maniere au Vice-Roy. Seigneur, la Vice-Reyne est assurement une des plus aimables personnes qu'il y ait sous le Ciel, & il faut estre, comme vous dites, son mari, pour ne la pas aimer; mais aussi, vous ne devez pas craindre, qu'un autre que vous, a qui vous en donnez la liberté, n'en profitte, & qu'il songe, à s'engager ailleurs. Pour moy je vous reponds, que je m'en tiendray a cette inclination, tant que vous le trouverez bon.
Ce sentiment du Comte consola un peu la Dame, du mespris de l'époux, qui s'fforçoit toûjours de persuader au Cavalier qu'il ne pouvoit pas faire un plus beau choix que celuy de fa femme, ni trouver un mari plus commode que luy, pourveu que ce fust jusqu'a certain point qu'il se reservoit, en luy abandonnant tout le reste. Ils sortirent ainsi de ce Cabinet, & ayant esté ensemble jusqu'au Palais, le Vice-Roy quitta le [Page 46] Comte pour aller chez donna Angelica, avec qu'il falloit, qu'il se racommodât, avant que de se coucher, s'il vouloit passer tranquillement la nuit.
Pour la Vice-Reyne elle se promena encore quelque tems dans le jardin, faisant reflexion, sur tout ce qu'elle venoit d'entendre. Que: depit ou plustôt quelle rage, pour une belle femme comme elle, quand elle songeoit à ce beau dialogue, ou le Vice-Roy avec une eloquence de sa façon avoit estalé l'estime & l'amour qu'il avoit pour elle. Les femmes de quelque caractere qu'elles soient ne pardonnent jamais ces sortes de mespris, & sur tout les belles femmes. Elle le qualifia des noms les plus injurieux qu'elle peut inventer. Quoy sera-t-il possible disoit elle, qu'on se soucie si peu de moy, & qu'un homme pour lequel je me donne mille tourmens, & que j'ay aimé jusqu'icy au mespris de mille autres, qui le meritoient [Page 47] mieux que luy, m'en sache si peu de gré, qu'il veuille travailler luy même a son propre des-honneur. Ah Ciel! poursuit elle, une indifference, ou plustôt un outrage de cette nature ne se peut assez punir. Il faut contenter un époux de cette humeur: J'ay encore les traits & les charmes, que j'avois quand je m'attirois mille amans & je puis bien moy-mème, sans luy donner la peine de m'en chercher m'en faire assez, pour qu'il nait pas lieu de s'en plaindre. Nous verrons ou jusqu'ira sa patience; & je suis une sotte si je ne le fais pas le plus sot de tous les hommes. Commençons par ce jeune Napolitain; je ne luy suis pas indifferente & puisque c'est un Galand, qui nous vient de sa main traittons le si bien qu'il en soit content. Il y perdra plus que moy.
Ces pensées l'accompagnerent jusque dans sa chambre, & elle s'en entretint presque toute la nuit, pendant laquelle elle se confirma plus fort [Page 48] que jamais dans cette resolution, de seconder les bonnes intentions de son perfide époux.
Quand une honneste femme a pris la peine de se convaincre, & qu'elle est persuadée par des raisons de vangeance & de gloire, qu'elle peut faire un crime, il n'est pas d'honneur ni de vertu, qui soyent assez forts pour l'en empecher.
Le Comte estoit extremement chagrin, d'avoir si mal rencontré qu'il eust justement donné dans la maistresse du Vice-Roy. Il en prevoyoit les consequences, & il n'estoit pas peu embarressé, sur la resolution qu'il prendroit. De cesser d'aimer Donna Angelica, cela estoit bien difficile, l'aimant dêja comme il fesoit; de continuer aussi, c'estoit se perdre. Que faire: s'il eust pu croire d'estre assez bien dans le coeur de cette belle, pour qu'elle eust voulu agir de concert avec luy, & tromper le Vice-Roy, ils se seroient pu aimer sans bruit; mais [Page 49] il n'osoit pas se flatter jusques là. Il avoit envie neanmoins de s'en esclaircir, s'il en pouvoit trouver l'occasion sans donner de nouveaux soupçons au Vice-Roy.
Pendant qu'il estoit dans cette in quietude, il le-vit entrer dans sa chambre. Le Comte surpris de cette visite, iugea bien, que c'estoit pour quelque affaire de grande importance; & le Vice-Roy remarquant a sa mine, l'estonnement ou il en estoit, pour le tirer de peine, dabord aprez s'estre assis familiarement sur son lict, ou il estoit encore couché, vous me voyez, luy dit il en riant, levé bien matin, pour vous venir eveiller. Voy la ce que c'est, que d'estre amoureux: quand vou le serez autant que moy, vous ne dormirez pas tant que vous faites: Et passant de ce petit preambule au sujét de sa visite, il luy conta comme il estoit fort mal avec Donna Angelica, qui avoit esté outrée contre luy, de ce qu'il luy avoit [Page 50] dit le soir auparavant dans le jardin. Vous savez, poursuivit il, si je vous ay tesmoigné aucune peine niaucune jalousie, de vōs avoir trouvé seul avec elle; quoyque peut être je pusse avoir lieu de tout cela. Cependant elle s'est imaginée, je ne say combien de choses la dessus. Il faut que vous l'alliez voir ce matin, & que si elle vous met sur ce chapitre, vous la desabusiez; mais sur tout qu'il ne paroisse pas, que je vous aye parle, ni que je vous aye fait aucune confidence, de la passion que j'ay pour elle. Si elle vous parle de la Vice-Reyne, ne man quez pas de luy tesmoigner l'amour extréme que vous avez pour elle. C'est la foiblesse ordinaire des femmes de se flatter toûjours sur le chapitre des hommes, & comme vous les avez veuës toutes deux ensemble, elle pourroit croire, que vous partagez vôtre coeur entre elles deux. Faites luy bien comprendre que vos inclinations ne peuvent aller qu'a une & qu'ayant fait choix [Page 51] de la Vice-Reyne, vous vous estes donné tout à elle.
A prez toutes ces belles leçons & plusieurs autres encore, le Vice-Roy s'en alla & le Comte s'estant sait habiller, prit le chemin du Palais & trouva Donna Angelica à sa toilette belle comme le jour, & qui rougit, dabord qu'elle le vit, de se souvenir peut être des dernieres paroles, qu'il luy avoit dites. Elle le fit asseoir, & elle ne luy disoit rien ni luy à elle, embarassez sans doute l'un & l'autre de la quantité de pensées, plustôt que de ne savoir que dire. Mais Donna Angelica a prez un assez long silence, ne voulant pas triompher davantage du desordre de ce jeune Amant en ayant pitié, pour luy donner courage, je croyois luy dit elle, que vous veniez icy pour me demender pardon de la hardiesse, que vous eûtes hier au soir; mais, a ce que je vois, vous l'avez dêja oublié. Il est vray, Madame, luy répondit il en soûpirant, que je su is assez [Page 52] criminel, pour vous devoir demender pardon, puisque j'ay bien eu le mal-heur de vous déplaire; mais je vous avoüe, que quand j'en devrois mourir, je ne sai pas si je pourrois me repentir, de ce que je vous ay dit; & que si c'est un crime, que de vous aimer, je cours danger d'estre envers vous toute ma vie le plus coupable de tous les hommes. Vous ne craignez donc pas, luy repartit elle, de m'offenser. Helas! Madame, luy repliqua til en soûpirant, je crains tout de vôtre part; mais l'amour est encore plus à craindre que vous. Il est tems que je m'explique, & que si je suis assez mal-heureux, pour ne vous pas plaire que j'apprenne au moins mon mal-heur. Et bien Comte, luy dis elle serey vous content, si je vous dit qu'un homme comme vous, n'a jamais soûpiré en vain. Elle ne peut pas proferer ces paroles sans rougir, mais elles transporterent si fort de joye nostre jeune Amant, que [Page 53] se jettant a ses genoux, il les luy embrassa mille fois. Elle le fit lever & luy dit en riant, qu'il devoit craindre que le Vice-Roy ne le trouvât encore en cette posture, & qu'il le devoit regarder comme le plus dangereux de ses ennemis. Je le sai, Madame, luy répondit il d'un ton de voix un peu moins guay, & qu'il est dêja trop bien establi dans vôtre coeur, pour esperer de l'en chasser. Ce n'est pas-lâ, luy repartit elle, ou vous devez avoir peur de luy; il y a trop peu de part; mais c'est qu'il veillera sur vous & que si nous n'y prenons garde sa jalousie, nous fera de la peine a tous deux. La dessus le Comte luy parla de la visite, qu'il luy avoit renduë ce matin, luy raconta la conversation qu'ils avoient euë ensemble, & comme c'estoit par son ordre qu'il sa venoit voir. Et enfin de ces confidences passant, l'un & l'autre a des plus secrettes ils se dirent toutes choses-Le Comte de ce qui se passoit entre [Page 54] luy & la Vice-Reyne, & Donna Angelica, de ce qui se passoit entre elle & le Vice-Roy. Il en rirent ensemble, & pirent des mezures ensemble pour les tromper tous deux: aprez quoy l'amour recommença & ils se separerent enfin fort contens l'un de l'autre.
La Vice-Reyne, qui estoit dêja accoustumée a recevoir tous les matins une visite de son cher Galand, l'attendoit ce jour-là avec plus d'impatience que jamais, & presque irrittée contre luy de ce qu'il tardoit tant elle commençoit d'en estre en colere, comme s'il eust pù deviner les dispositions favorables ou son coeur estoit ce jour-là pour luy. Elle ne peut pas l'attendre davantage, & dabord qu'elle eut disné, il fallut qu'elle s'en allât ches Donna Angelica, pour en apprendre des nouvelles. On luy dit qu'il y avoit passé une partie de la matinée dont elle eut un cruel depit qui joint a tous les autres chagrins la [Page 55] mirent très-mechante humeur pour tout le reste du jour.
Le Comte ne fut chez elle que sur le soir, & il la trouva dans sa chambre fort triste & fort reveuse. Elle pensoit sans doute à luy. Elle le receut avec une froideur, qui luy fit connoistre, qu'elle avoit quelque plainte a luy faire, & il ne fut pas long tems a savoir, ce que c'estoit, car l'ayant un peu pressée, elle lui fit mille reproches de plusieurs choses, dont il n'estoit pas coupable, & qui aboutirent enfin a la visite, qu'il avoit renduë ce jourlà a Donna Angelica, sur laquelle elle luy fit quelques railleries Le Comte luy répondit, que quand il aimeroit cette Dame, il ne feroit queluy obeïr. Vous estes un Traistre luy repartit elle, vous m'avez obeï sans peine, il ne paroit que trop, que je ne vous ay rien conseillé, qui ne fust selon vôtre inclination, & qu'en refusant vôtre coeur, je vous ay empeché de me faire une perfidie. Vous y avez [Page 56] encore tant de pouvoir, Madame, luy repartit le Comte, sur ce coeur, que pour peu que vous voulussiez vous repentir du don que vous en avez fait il reviendroit sans effort tout a vous.
C'estoit en effet merite bien le nom de Traistre, que de luy parler de cette maniere; mais c'est qu'il avoit des raisons pour cela, & qu'il craignoit l'esprit de la Vice-Reyne, autant que celuy du Vice-Roy. Il avoit bien vû, qu'elle ne l'avoit engagé d'aimer Donna Angelica, qu'elle haissoit mortellement, que pour la perdre. De plus comme il ne savoit p [...]s, ce qui se passoit dans l'ame de cetté belle, quoyqu'il eust découvert depuis peu en elle un peu plus d'inclination pour luy, il ne croyoit pas que ce qu'il luy disoit tirast a si grande consequence; mais la Vice-Rene, qui s'imaginoit effectivement, que le Comte avoit plus de panchant pour elle, que pour sa Rivale, n'eut pas beaucoup de peine a se laisser persuader la dessus, & [Page 57] elle l'engagea même a luy dire des douceurs. Ce Cavalier qui estoit ce jour-là en fonds de galanterie, aprez l'heureuse matinée, qu'il avoit passée, adjoûta perfidie sur perfidie, & luy dit, tout ce qu'il auroit pu dire a Donna Angelica; de sorte que l'abusée Vice-Reyne Donna la dedans, & elle en fut toute charmée.
Ces sortes de trahisons sont aujour-d'huy fort en usage parmi les hommes comme parmi les femmes: C'est pourquoy on y prend garde de plus prez & on ne se fie plus sur la foy des paroles non plusque sur celle des yeux. Tout ment & le coeur même est souvent un trés-grand manteur; ce qu'il veut aujour d'huy, il ne le veut plus demain.
Le jeune Comte se sentoit un peu de la corruption du siecle: & la Vice-Reyne quoyque d'ailleurs fort habille femme s'y laissoit tromper parce qu'elle souhaittoit extremement, que les choses fussent, comme ce jeune coquet les luy disoit.
Il voyoit Donna Angelica mais il la voyoit en particulier & au sortir de la il venoit tout ravi d'amour faire sa cour a la Vice-Reyne. Il en estoit de même du costé du Vice-Roy, que Donna Angelica traittoit un peu plus favorablement pour l'amuser, & ne luy faire pas soupçonner, qu'elle eust une intrigue secrette avec le Comte Henry. Mais un jaloux & une jaloûse ne peuvent pas estre abusez long tems; par ceux que l'amour prend plaisir d'aveugler quelque fois. Il est difficile, quand on a une grande passion d'estre toûjours sur la deffensive contre une autre passion; & pour peu qu'on s'oublie devant des gens qui veillent sur nous on est bien tôt relevé.
La Vice-Reyne & Donna Angelica ne se voyoient plus guere. La jalousie qui les avoit déja broüillées sur le sujét du mari les avoit encore desunies sur le chapitre du Galand. Pour le Vice-Roy, il estoit content du [Page 59] Comte, sur ce qui regardoit sa femme, mais non pas du costé de sa maistresse, & pendant qu'il estoit en repos de l'importunite de la premiere, il se voyoit en inquietude pour l'amour de l'autre Cette action suppliante du Comte Napolitain, ou il l'avoit vû dans le jardin, luy revenoit incessemment dans l'esprit, & il avoit remarqué depuis ce tems-la un si grand changement dans la maniere de vivre de Donna Angelica, qui quelque fois s'esclypsoit de chez elle pour la moitié d'un jour, sans que personne seust où elle alloit, que cela luy donnoit bien de quoy penser.
La Vice-Reyne estoit bien plus heureuse que luy. Elle croyoit d'estre aimée du Comte, autant qu'elle l'aimoit. Elle le voyoit tous les jours, & se donnoit avec luy toute la liberté, que les femmes qui ne se soucient pas, qu'on sache qu'elles ont un Galand, ont coustume de prendre. Elle estoit en droit de cela, & méme de faire pis, [Page 60] sans que personne y eust pu trouvera redire. Son mari le vouloit: c'estoit un Galand qu'elle avoit receu de sa propre main, & qu'il avoit pris la peine de dresser luy même pour le luy même pour le luy rendre agreable. Il est vray que c'estoit jusqu'a certaines bornes, mais c'estit-la la joye de la Vice-Reyne parce qu'il luy laissoit encore le moy en de se vanger de luy qui estoit de n'en mettre point elle même à fes desirs.
Quand l'inclination est jointe a la vangeance on ne manqne guere son coup; & les femmes sur tout qui ont toüjours des vangeances toutes prestes. La Vice-Reyne se trouvoit un matin fort d'humeur a ne pardonner point au Vice-Roy. Elle avoit fait la nuit mille agreables songes sur le Comte & elle n'attendoit peut être que le moment de le voir pour les reduire en verité Voyla disoit elle mon traistre d'epoux parti, je suis seule & si le Comte venoit asteure je ne sai ce [Page 61] que je ne ferois pas; mais je say bien qu'il est peu de femmes au monde qui eussent autant de patience que moy. Quoy maltraittée de tous costez par un homme qui me devroit adorer, & qui entretient devant mes yeux un commerce de galanterie. Qui fait bien plus, juste Ciel! qui me cherche un Galand pour me consoler de sa perfidie, ou plustôt pour m'amuser, qui luy apprend la maniere de me plaire, & qui se plaint de ce qu'il ne me plait pas assez. Ah! que les plus honnestes femmes n'ont elles des maris comme le mien nous verrions si leur honneur pourroit tenir contre de si cruelles injures. De ces penséeslà elle passoit a des plus agreables. Elle se representoit le Comte avec cent manieres charmantes, qui la mettoient dans une amoureuse impatience de le voir arriver. Mais tous ses desirs & tous ses mouvemens langoureux ne l'amenoient point: midy passoit dêja & elle ne se preparoit plus [Page 62] qu'a luy faire mille reproches, estant presque aussi fachée contre luy que contre le Vice-Roy, quoyque fort differemment.
Le mal-heureux Comte estoit alors bien embarrassé, & ne songeoit guere a elle. Elle l'envoy a chercher vint fois chez luy & chez Donna Angelica sans en pouvoir apprendre des nouvelles. Quel mal-heur luy estoitil arrivé? Qu'estoit il devenu! je m'en vais vous l'apprendre.
Le jaloux Vice-Roy qui avoit esté averti par les espions secrets qu'il tenoit auprez de Donna Angelica, que le Comte la voyoit presque toutes les nuits avoit taché de les surprendre ensemble, mais soit l'adresse du Galand ou l'amour qui les favorisoit ils luy avoient toûjours eschappé. Si bien qu'estant au desespoir & voulant, a quel prix que ce fust venira bout de ce dessein, il avoit planté dés l'entrée de la nuit un de ses espions devant la porte de la chambre de la [Page 63] Dame, caché derriere une tapisserie pour voir quand le Comte entreroit, ou quand elle sortiroit pour aller trouver le Cavalier.
On a beau estre heureux en amour trop de bonne fortune nous endort quelque fois, & l'on est au bord du precipice que l'on croit d'estre au comble des felicitez: Il ne faut point [...]rop se reposer sur le bonheur passé, & en matieres dangereuses il faut veiller comme l'on veille sur nous. Dieu garde tous amans de bon accord d'un [...]aloux comme le Vice-Roy de Catalogne, qui abandonne sa femme sa femme a l'amour d'un autre pour [...]voir le plaisir d'estre sans chagrin au [...]rez d'une maistresse.
Il fut averti sur les onze heures ou minuit, que son Rival estoit entré, & qu'il s'estoit glicé dans un cabinet [...]u il y avoit auprez de la chambre de de Donna Angelica. Le voyla tout [...]ransporté de joye & de rage: Il se de [...]uise, il prend l'habit d'un de ses gens, [Page 64] & vient incessemment vers ce cabinet, & hurte tout doucement a la porte. Le Comte Henry se rendoit tous les soirs dans ce charmant reduit ou quand le Grand Maistre estoit couché Donna Angelica venoit passer, selon la conjoncture des affaires, une heure ou deux d'amoureuse conversation acec luy. Il oüit du bruit a la porte & de la maniere qu'on frappoit, il ne douta pas que ce ne fust la belle Dame. Il luy voulut ouvrir & vit un chapeau qui se presenta devant luy, & qui fit sorce dabord pour entrer; mais comme il estoit jeune & vigoureux il fut plus fort que l'assiegeant & le repoussa d'une roideur en luy fermant la porte au nez qu'il le renversa de l'autre costé. C' estoit a peu prez l'heure que le Grand Maistre renvenoit de la ville, & qui passant dans le tems de ce bruit pour aller a la chambre de sa femme demenda qui c' estoit. Le Vice-Roy avoit eu la precaution d'esteindre deux slambeaeux [Page 65] qu'il y avoit ordinairement d'allumez; & entendant la voix du Grand Maistre la peur le prit, car il n' auroit pas voulu pour la vie, qu'il l'eust vû en la posture qu'il estoit. Il tâcha dabord de se sauver. Non pas si bien neanmoins que le Grand Maistre qui le poursuivit ne le regalât de sa canne. Dont il luy deschargea plusieurs terribles coups en criant au voleur. Il eschappa pourtant assez heureusement, si l'on peut appeller cela bon-heur. l'allarme estoit dans l'appartement de Donna Angelica, mais encore plus dans son coeur. On disoit que c' estoit un voleur qui avoit voulu entrer dan son cabinet, & elle ne doutoit pas que ce ne fust son cher Comte: si bien que toute tremblante de peur elle sortit de sa chambre pour savoir si l'on l'avoit pris. Le Grand Maistre luy dit que non, mais qu'il l'avoit si bien traitté de sa canne qu'il ne croyoit pas qu'il eust envic d'y revenir. Cela rassura un [Page 66] peu nostre effrayée Amante, non pas qu'elle n'eust bien de la douleur que son cher Comte eust esté ainsi mal-traitté; mais aprez le danger qu' elle croyoit qu'il venoit de passer elle remercioit Dieu de ce qu'il en estoit quitte a si bon marché. Ce sont des fruits de l'amour, & que plusieurs A mans ont cueilli quelque fois même avant les fleurs. Elle le plaignoit, & aprés il luy prenoit envie d'en rire faifant reflection aux avantures des A mans, & combien leurs jours sont differens les uns des autres. Elle ne savoit pas que c'estoit le Vice-Roy, & que le jaloux avoit esté payé de sa curiosité, & porté la peine de sa jalousie.
Ce mal-heureux Amant estoit arrivé chez luy fort mortifié comme on peut s'imaginer pestant d'une belle sorte contre l'amour, & encore plus contre Donna Angelica. Ce fut un beau soliloque que celuy qu'il tint pendant toute cette nuit-là, & je crois [Page 67] que s'il eust esté alors devant l'objet charmant de toutes ses peines il se seroit evaporé en injures. Il ne se voulut pas coucher qu'il ne luy eust preparé un billet pour le lendemain au matin dont il chargea un de ses gens de luy porter dabord qu'elle seroit eveillée. qu'il contenoit.
VOus estes la plus ingrate de toutes les femmes, & la moins digne d'estre aimée d'un honnestc homme. Il ne tient qu'a moy de vous perdre; mais j'ay pitié de vous. Un jeune estourdy vous a donné dans la veuë: les cabinets vous servent a le favoriser la nuit. Pauvre mari qui se repose sur l'honnesteté de sa vertueuse femme. Vous n'abuserez que ceux qui n'auront point d'yeux: pour moy graces a Dieu j'ay ouvert les miens; & avec la même indifference que je verrois la méchante conduite d'une femme du commun je veux regarder la vôtre: car vous ne meritez pas d'estre traittée d'une autre [Page 68] maniere. C'est Don Fernand qui vous le dit.
Aprez qu'il eut fait ce billet, & que pour se contenter il l'eut lû & relu plusieurs fois, il se coucha un peu consolé de son mal-heur, bien resolu pourtant d'oublier jusqu'au souvenir de Donna Angelica: mais qu'un Amant se connoit peu, & que quand on a livré sa raison entre les mains de sa passion on est peu raisonable. Jamais ame n'a souffert ce que celle du Vice-Roy souffrit cette nuit-là. Le matin qu'il commençoit un peu a dormir, ou du moins a s'assoupir, car de veritable sommeil il n'en falloit pas attendre, on luy dit que le Grand Maistre estoit a la porte qui demendoit a luy parler. Il ne savoit, ce qui l'amenoit de si bon matin. S'il ne venoit pas triompher des coups de canne, dont il l'avoit honnoré, & dont il se trouvoit encore fort mal. Il luy fit dire qu'il se trouvoit un peu mal: Que [Page 69] neanmoins s'il avoit quelque chose d'important a luy dire qu'il pouvoit entrer. Le Grand Maistre qui croyoit estre de son devoir de luy apprendre ce qui s'estoit passe dans son appartement la nuit precedente, ne voulut pas differer de luy dire qu'il entroit des vouleurs dans le Palais, & qu'il estoit arrivé tout a tems chez luy le soir d'auparavant pour empecher q'on ne luy enlevât tout ce que sa femme avoit de nipes & de hardes dans un cabinet. Il voulut ensuite luy exalter les terribles coups de canne qu'il avoit laissé tomber sur un de ces voleurs; mais le Vice Roy a qui telle relation estoit peu agreable. L'interrompit & luy dit qu'on luy avoit dêja raconté tout cela; mais que de plus on luy avoit dit que ces voleurs estoient des gens privez, & qui avoient quelque habitude chez luy: Qu'il y devoit prendre garde de jour comme de nuit, & que s'il se vouloit donner la peine d'aller faire [Page 70] la visite de ce cabinet, il en trouveroit peut étre encore quelqu'un. Seigneur, ma femme en a la clef, luy répondit le Grand Maistre, & ils n'y sauroient entrer que par la porte. Il n'importe, luy repartit le Vice-Roy, ils peuvent avoir de sausses clefs, & je vous dis, que vous ne devez point vous fier la dessus que ce sont des voleurs familiers, qui en veulent peutêtre plus qu'a vôtre argent ni qu'a vos meubles. Et a quoy donc, interrompit le Grand Maistre, en pourroient ils vouloir seroit ce a mon honneur! seroit ce a ma personne. Du premier ma femme, comme vous savez, est une femme de vertu; de l'autre je n'ay pas lieu de craindre, a peine saije un homme qui se puisse dire mon ennemi. Quoyqu'il en soit luy repliqua le Vice-Roy, allez faire la visite de ce cabinet, & si vous y trouvez quelqu'un de ces voleurs, vous pourrez connoistre par sa mine de quel caractere ils sont. Le Grand [Page 71] Maistre prit congé de luy sans luy repliquer, & s'en alla droit chez luy revant a tout ce que le Vice-Roy venoit de luy dire, & sur quel fondement il pouvoit luy avoir dit tout cela. Il entre dans la chambre de sa femme, qui estoit encore au lict, & qui venoit seulement de recevoir le billet galant que Don Fernand luy avoit écrit contre qui elle n'estoit pas peu en colere. Il luy rend compte du discours qu'il venoit d'avoir avec le Vice-Roy, & de l'imagination qu'il avoit que les voleurs de la nuit passée estoient des gens plus dangereux qu'ils ne croyoient, & qu'il en avoit encore quelqu'un de caché dans le cabinet. Il en rit & elle aussi, & il voulut en faire la visite luy même. Donna Angelica qui aprez ce que le Vice-Roy venoit de luy écrire, avoit raison de craindre quelque trahison, voulut destourner son mari de cette visite. Ne voyez vous pas, luy dit elle, qu'il se moque de nous. Qu'est ce, je vous [Page 72] prie, poursuivit elle, que feroit un voleur dans ce cabinet, & s'ils ont de fausses clefs comme il vous a dit ne se seroit il pas pû sauver cette nuit. Cela est vray, luy repartit le Crand Maistre, mais c'est que le Vice-Roy me veut faire intendre que ces voleurs ont de plus grands desseins que nous ne croyons pas, & il m'a laissé dans le doute s'ils en veulent a mon honneur, ou a ma vie. Et d'ou peut il savoir cela, luy dit Donna Angelica, il faut poursuivit elle, qu'il soit d'intelligence avec eux. J'avoûe que cela me surprend, luy répondit il, mais pour le contenter, & qu'il ne puisse pas dire que j'aye mesprisé ses âvis allons voir dans ce cabinet. Donna Angelica le suivit, & quoy qu'elle se crust en repos du costé du Comte, elle ne laissoit pas de sentir certain battement de coeur qui luy fesoit craindre quelque chose. Ils visiterent neanmoins tout ce cabinet sans y trouver personne. Le Grand Maistre ne [Page 73] se contenta pas de cela, il voulut faire la ronde dans toutes les chambres de son appartement pour en pouvoir rendre raison au Vice-Roy, & il n'y eut coüin, garderobe ni mê me coffre un peu considerable qu'il ne voulust voir. De quoy il sut ensuite rendre un fidelle compte a Don Fernand, & le pressa fort de luy dire dou venoient les soupçons qu'il avoiteus, & d'ou il savoit tout ce qu'il luy avoit dit de ces voleurs; mais le bon Seigneur n'avoit garde d'en venir a cet esclaircissement, il avoit trop de part a l'avanture; si bien que le Grand Maistre le voyant embarrassé n'en fit pas grand compte, & crut qu'il estoit sujét aux visions.
Donna Angelica estoit de son costé fort en peine. Elle avoit bien compris par le billet de Don Fernand, que l'affaire de la nuit passée estoit venuë a sa connoissance, & qu'il savoit qu'elle voyoit le Comte dans ce cabinet. Cela l'estonnoit, & elle ne [Page 74] pouvoit pas comprendre comment il avoit penetré jusques-la; car de s'imaginer que c'estoit sur luy que la catastrophe de la scene estoit tombée c'est ce qui ne luy seroit jamais venu dans l'esprit. Enfin elle ne savoit qu'en croire, & elle en voulut écrire au Comte pour voir si elle ne pourroit pas tirer de luy quelque esclaircissement sur cela. Elle luy envoya certain estafier en qui elle se fioit beaucoup, & qui aprez l'avoir cherché durant deux ou trois heures, luy rapporta sa lettre parce qu'il ne l'avoit pu trouver en aucun endroit, ni pû apprendre aucune nouvelle de luy. Mais cela n'estonna pas encore la Dame faisant reflexion, qu'il avoit peutêtre esté blessé de quelque coup que son mari luy avoit donné, & que céla l'avoit obligé de se cacher pour n'estre pas vû des gens de sa connoissance qui auroient pû raisonner la dessus, & tirer quelque consequence Elle ne laissoit pas d'en avoir de l'inquietude, [Page 75] & de trouver un peu estrange qu'il ne luy écruist point, aprez une avanture comme celle qui luy estoit arrivée dont il ne devoit pas douter qu'elle ne fust bien en peine. Elle estoit a la fenestre de ce cabinet, qui donnoit du costé de la mer, & evant a toutes ces choses elle soûpiroit, & se plaignoit de la negligence de son Amant: Quand jettant par hazard la veuë sur une plataforme qu'il y avoit au dessous, elle vit dans la guerite un homme qui luy fesoit signe avec la main, n'osant pas se montrer de crainte d'estre vû des autres fenestres du Palais qui donnoient de ce costelà. Elle le regarda avec application, ne sachant dabord qui c'estoit; mais enfin elle reconnut avec une surprise extreme, que c'estoit son cher Comte, dont elle ne fut pas peu en peine. Il y avoit sur cette Plataforme deux colourines; mais comme le lieu estoit presque inaccessible, on ne les gardoit pas, & la porte par ou on y alloit, ne s'onvroit, [Page 76] que quand on avoit occasion de les tirer: ainsi il n'y avoit pas a craindre, qu'on le vint chercherlà; mais la difficulté estoit de l'en tirer. La fenestre estoit si haute, qu'elle ne comprenoit même pas, comment il ne s'est oit point blessé. Il falloit attendre sa nuit pour remedier a tout; car de jour c'estoit trop hazarder, & on l'auroit pu voir. Elle luy ecrivit cependant plusieurs billets, pour le consoler, qu'elle luy jettoit avec des confitures. Et certes, depuis le tems qu'il estoitlà en faction, sans rien manger, je crois qu'il avoit befoin de ces deux sortes de douceurs, & que son corps comme son esprit patissoit & demendoit du secours.
La nuit enfin arriva fort attenduë de part & d'autre; & Donna Angelica, luy ayant jetté une bonne corde, qu'elle eut le tems de luy preparer, le Galand monta d'une agilité sans pareille, au haut de la fenestre, car ce qu'il avoit mangé ce jour-la, ne le [Page 77] chargeoit pas trop. Quelle joye pour cette belle, quand elle le vit dans son cabinet: elle n'estoit moderée, que parla crainte, qu'elle avoit de quelque nouvel accident. Le Comte luy apprit, ce qui s'estoit passé la nuit precedente, & ce qui l'avoit obligé de sauter sur cete Plataforme. Elle de son costé, luy dit la suite ce cette avanture, les allarmes qu'elle avoit euës pour l'amour de luy, & la conversation que le Grand Maistre avoit euë sur ce sujet-là avec le Vice-Roy. Ils jugerent, qu'il falloit, que celuy qui avoit esté battu, fût un de ses espions ou peut-être luy même. Ils en rirent, & ils auroient poussé sans doute la raillerie & l'entretien plus loin; mais ils firent reflection que dans la conjuncture des affaires, ils ne devoient pas trop s'amuser, & qu'il estoit temps, que le Comte se retirast, n'y ayant pas de doute, qu'on ne veillast plus a eux que jamais, & que la garde ne fust redoublée. De sorte que le [Page 78] plaisir, de se voir & d'estre ensemble, cedant au danger, qu'il y avoit pour l'un & pour l'autre, ils songerent a la maniere dont le Comte pourroit sortir de l'appartement. Il n'y avoit dans ce cabinet que des habits de femme; Henry n'estoit pas d'une taille extraordinaire, & Donna Angelica luy ayant essayé des habits d une de ses femmes de chambre, elle trouva, qu'ils luy seyoient parfaitement bien. A peine elle l'avoit mis en estat de pouvoir paroistre, que voy la le Grand Maistre, qui hurte. Donna Angelica luy ouvre la porte toute tremblante de peur; & son mari luy demenda en riant, voyant cette demoiselle auprez d'elle, si ce n'estoit pas-là un de ces voleurs, que le Vice Roy luy avoit voulu faire craindre, & passa outre sans attendre la réponse, que la Dame, toute saisie de crainte, estoit peu capable de luy faire.
Aprez un tel hazard, on peut croire, que nos deux Amans ne voulurent [Page 79] pas attendre d'avantage de se separer: Si bien que le Comte, ayant pris conge de sa belle, sortit & arriva fort heureusement chez luy. Le lendemain a peine il fut levé, qu'il receut ce billet de la Vice-Reyne.
POur un jeune Amant, Comte, vous avez bien peu d'empressement, pour ce que vous aimez. Quoy est-ce la cette ardeur que vous m'aviez promise! Vous passez tout un jour sans me voir! Vous n'envoyez pas seulement demender comment je me porte: Il faut que ce soit moy qui vous apprenne vôtre devoir. C'est un peu trop; mais j'ai pitié de vous. Vous estes jeune & il paroit bien que vous ne savez pas encore ce que c'est que d'estre amoureux. Mais vencz me voir car j'ay resolu de vous le rendre aujourd'huy plus que vous ne le serez de vôtre vie. Adieu je vous attends ce martin a dix heures, n'y manquez pas.
Le Comte la fut voir; & aprez une [Page 80] petite querelle d'amour sur cette ab scence, dont il se justifia tant bien que mal, ils entrerent dans une conversation plus particuliere, ou la Vice-Rey. ne n'espargna ni traits ni feux pour le charmer. Le Comte Henry, qui avoit l'esprit fort libre du costé de cette belle, luy dit les choses du monde les plus galantes & les plus agreables, & qu'il ne luy auroit peut-être pas dites, s'il en eust este bien amoureux; car l'amour n'ispire pas tant d'esprit à parler, quoyqu'il fasse penser souvent de fort belles choses. L'abusée Vice Reyne cependant se payoit de tout cela, & répondoit a tout du meilleur coeur du monde. Une chose seulement de cét A mant luy deplaisoit; c'est qu'ayant tant d'amour, comme il disoit, qu'il en avoit pour elle, il n'avoit pas un peu plus de hardiesse, & que toute sa passion se passât en paroles:
Elle regardoit le Cavaliet avec des yeux, qui l'attiroient auprez d'elle; & d'abord qu'il s' en approchoit, se plaignant tantôt d'une chose, & puis tantôt d'une autre: & enfin comme une femme qui cherchoit querelle, & qui avoit envie en même tems de faire la paix. Je laisse à penser au lecteur, de quelle guerre & de quelle paix elle avoit envie. Elle estoit dans un deshabillé capable d'inspirer des sentimens fort passionnez, car outre que ceux d'Espagne ont quelque chose d'extremement galant, l'art & l'amour avoient travaillé de concert a celuy-cy, & ils l'avoient fait d'une negligence à empoisonner bien de coeurs. Je ne sai pas, ce qu'il arriva entre eux. Je ne le dirois même pas, quand je le saurois; [Page 82] mais ce que je sai, est, qu' outre la vangeance, a la quelle la Vice Reyne estoit toute portée, elle n'estoit pas femme à faire inutilement tous les frais d'une scene, comme celle-la Un Galant homme se pique de fidelité; mais non pas de resistance; & je ne sai pas, qui est celuy, qui a porté la vertu si loin. Il se passa quelque tems de cette maniere, que le Comte, qui pour des raisons de politique ne voyoit pas Donna Angelica, fesoit sa cour à la Vice-Reyne, pour endormir le Vice Roy. Mais les femmes sont moins prudentes en amour que les hommes, quand elles aiment bien. Donna Angelica mouroit d'impatience de voir le Comte, elle estoit même en colere contre luy, de ce qu'ill s'euposoit pas plustôt à quelque danger, que de la laisser languir comme elle fesoit, & quoy qu'elle luy eust deffendu elle mê me devenir de quelque tems chez elle, elle auroit voulu, qu'il eust tesmoigné, que son [Page 83] amour estoit plus fort, que sa deffense; & qu'il l'eust aimée jusqu'a ne luy pouvoir obeïr. Par dessus toutes ces plaintes qu' elle croyoit avoir raison de luy faire, il y avoit encore la jalousie, qui la tourmentoit. Elle aprenoit, qu'il alloit to us les jours chez la Vice-Reyne, & quoyqu'elle le luy eust conseillé, pour mieux couvrir leur amour, elle en avoit un depit jusqu'a ne le luy pouvoir pardonner: Si bien qu'elle luy écrivit la dessus ce billet.
QVaud vous ne me voyez pas, vous ne devriez au moins voir personne; mais c' ect que vous avez besoin de consolation; & c' ect entre les bras de la Vice-Reyne, que vous le trouvez. Ingrat! que direz-vous a cela! Que c' est encore pour mesnager son esprit! Qu'en craignez-vous! Vous n'estes qu'un Perfide; & vous ne cherchez qu'a tromper tout le monde. Ce ne sera pas moy, je vo us en assure. Adieu.
Quelle desolation pour le pau vre Comte quel desespoir quand il eut lû ce billet. Il la voulut aller voir de ce pas là même, & se justifier ou mourier a ses pieds. Neanmoins pour ne la perdre pas & luy aussi, il jugea a propos de prendre des mezures Il songea qu'il se pourroit deguiser, & quel habit d'une femme, qui luy avoit dêja servi unefois, pour fortir de sn̄ appartement luy pourroit estre favorable, pour y entrer. Il estoit jeune, beau, bienfait, il avoit le teint comme une vile, & il n'y avoit pas a craindre, que le Grand Maistre, avec qui'il n'avoit nulle habitude, & qui ne l'avoit vû qu'une fois ou deux, en passant, le peust reconnoître. Ils'en va donc chez une Dame de ses amies; & la p [...]ie de luy vouloir faire trouver des habits de femme qui fussent propres pour luy. On luy apporte tout ce qu'il luy falloit, on l'habille, & on le met d'une justesse, qu'il n'y avoit rien de si charmant. Ensuite de cela [Page 85] il prit le carrosse de la même Dame, & suivi d'une de ses demoiselles, qui ne savoit pas le mystere, il se rendit au Palais. Il entre dans l'appartement de Donna Angelica, il demende a la voir & il est introduit dans sa chambre sous le nom de Donna Brigitta, Dame de la campagne, qui la venoit salver de la part d'une autre Da me de ses amies. On le fait entrer, & il trouve le Vice-Roy auprez de cette belle dont il fut dàbord tout décontenancé: Mais par bonheur Donna Angelica qui estoit venuë au devant de luy pour le recevoir empecha que l'autre nemarquât son desordre. Le bon fut qu'elle ne le connoissoit Point, & qu'elle le vouloit faire avencer dans la chambre; mais le Comte luy ayant serré la main elle reconnut avec une extreme surprise, & sans s'arrester davantage a l'examiner a cause du Vice-Roy, elle le fit dabord passer dans une autre chambre, & revint en même tems auprez de [Page 86] Don Fernand. Mais avec quel trouble & quelle inquietude, je le laisse a penser a toute femme qui aura aimé, & qui se sera trouvée dans une pareille conjoncture. Elle avoit auprez d'elle le plus d [...]ngereux de tous ses ennemis, au moins elle le regardoit de cette maniere; quoyqu'il eust pour elle une passion trés-extraordinaire; & de l'autre costé le plus cher objét de ses desirs, qu'elle n'avoit vû depuis quelques jours, & qu'elle souhaittoit passionnement de voir.
Dans ce tems là le Grand Maistre arriva, qui trouvant cette Dame toute seule, & ayant appris, qu'elle attendoit sa femme, qui estoit avec le Vice-Roy, comme un homme fort civil, quoyque naturellement peu galant, luy voulut tenir compagnie. Le Comte, comme j'ai dit, estoit d'un ajustement a charmer. Le Grand Maistre n'eut pas peine a croire que c'estoit une Dame de la campagne, car il n'en avoit pas vû encore une si [Page 87] belle en Barcelonne, & quoyque d'un coeur peu humain pour le sexe il trouva celle-cy si fort a son gre, qu'il se surpassa. Il luy dit mille douceurs à sa maniere. Il luy offrit, comme elle luy disoit, qu'elle estoit nouvellement arrivée a la ville, de luy faire voir l'artillerie, de la mener a l'Arcenal, de la faire promener sur les Rampars de la ville, de faire tirer le canon pour l'amour d'elle; & mille autres choses de son mestier, & qu'il croyoit qu'une belle femme devoit aimer comme luy: c'estoit là le plus fort de sa galanterie. Le Comte, qui usoit de complaisance, le remercioit aussi serieusement, que si ç'avoit esté la plus belle chose du monde; & comme il vouloit gaigner sa bienveillance, il le regardoit d'une maniere a le rendre amoureux de luy. Et je crois tout de bon, que le Grand Maistre luy eust a la fin parlé d'amour, s'il l'eust sçeu faire; mais comme ce n'estoit pas son mestier, il se contenta de luy faire [Page 88] plusieurs offres de service, soit pour elle, soit pour ses parens; & je crois même, qu'il en seroit venu jusqu'a sa bourse, si Donna Angelica ne fust arrivée, a qui selon la maniere espagnole, il fallut, quoyque a regret, qu'il cedast la place.
L'amoureuse Dame avoit bien eu de la peine a se deffaire du Vice-Roy; mais cela fut bien reparé par la charmante veuë de son cher Comte. Elle le regardoit avec admiration & rougissoit, non pas de colere car il n'estoit pas possible d'en conserver aucune contre un si cher Amant; mais plustôt d'amour & de jalousie de le voir si beau & si aimable sous cette figure. Perfide, luy dit elle d'un air, charmant, vous cherchez tous les jours de nouvelles manieres de me surprendre mais je serois bien vengé de vous, si le Vice-Roy ou le Grand-Maistre vous avoient reconnu, car vous savez, que ce sont deux ennemis, que vous ne devez pas peu redouter.
Repondez-moy de vous, Madame, luy repartit le Comte, que je crains plus que tous les ennemis du monde, & assurez moy, que vous n' estes plus fâchée contre moy & je suis content. Et qui pouroit l'estre, [...]uy repliqua-t-elle en soûpirant si long tems contre vous. Je n'ay qu'a vous voir, que je vous justifie moymême. Allez, adjouta t-elle en rougissant un peu, vous ne savez que trop [...]e moyen de vous faire pardonner.
Je ne dirai pas qu'elle suite auroit eu ce discours; mais on voit bien a peu prez, qu'il alloit à faire la paix tout de bon, si l'amour, qui se moquoit d'eux, ne leur eust envoyé le Grand Maistre, qui dêja tout plein d'ardeur pour Donna Brigitta, ne pouvoit pas estre si long tems sans la voir. Il prit le pretexte, qu'il estoit tems de disner, & de venir prier sa femme d'arrester cette belle strangere, pour disner avec eux. Ces deux Amans, qui n' avoient pas eu le tems [Page 90] de profitter de leurs entreveuës, se rendirent sans peine au desir du Grand Maistre. Le Comte seulement fit un peu de façon, mais c' estoit pour s' en faire mieux prier, & la Dame le fit de si bonne grace, qu'il eut sujet de ne s' en pas deffendre. Durant tout le repas le Grand Maistre [...]ut les yeux attachez sur la belle donna Briggitta; & il ne cessoit de la servir & de boire a sa santé. Le Comte & Donna Angelica qui remarquoient tous ces empressemens & tous ces soins, ne pouvoient s' empecher de rire. Ce nouvel Amant estoit de la plus belle humeur que de sa vie, on ne l'avoit vû; & il prenoit grand plaisir de les voir rire. Le Comte contribuoit de son costé autant que la bienseance du sexe le pouvoit permettre a rendre tout a fait amoureux un homme, qui n' avoit jamais aimé que son espée. Il beuvoit a sa santé, il luy tesmoignoit de l'estime, il luy fesoit de tems en temps quelque [Page 91] petite faveur; si bien que le pauvre Grand Maistre croyoit dêja de n'estre pas mal dans son esprit. Il loüoit hautement la belle estrangere, en fesoit des excuses a sa femme, & il luy disoit, qu'il estoit forcé d'avoüer que c' estoit la plus belle femme, qu' il eust jamais veuë. Donna Angelica entroit la dedans; fesoit la femme commode, luy disoit qu'elle luy vouloit servir de confidente; mais qu'elle luy donnoit avis, qu'il auroit bientót un Rival. Un Rival, reprit en fureur le Grand Maistre, dans la teste de quile vin & l'amour fesoient dêja du ravage; & qui seroit celuy, qui me la voudroit disputer. Ce sera le Vice-Roy, luy répondit elle, s'il la voit: mais ce ne sera pas icy, poursuivit elle, car en fidelle confidente, je vous la veux conserver toute entiere. Le Grand Maistre sçeut si bon gré a sa femme de cette complaisance, qu' il luy auroit donné toutes choses dans ce moment-là.
Le disner fini, il tint compagnie a ces Dames encore un peu de tems; mais pour quelques affaires de trésgrande importance, & dont il ne se pouvoit dispenser, il fut obligé, quoyqu'avec bien de la douleur, de les quitter. Sur quoy le Comte feignit de vouloir aussi s' en aller; mais l'amoureux Grand Maistre s'y opposa, & employ a ses prieres & celles de sa femme, pour l'obliger de s'arrester jusqu'a son retour, pour qu'il eust du moins encore un moment pour la voir, qu'autrement il ne s'en joit point du tout. Donna Angelica a qui cette derniere menace fit peur, autant qu'a la fausse Donna Brigitta, luy dit qu'elle se chargeoit de cette affaire, & qu'elle alloit mener la belle Dame dans son cabinet, d'ou elle ne la laisseroit point sor tir qu'il ne fust de retour. [...]e Grand Maistre en pria fort instemment sa femme, & les ayant accompagnées toutes d'eux jusques dans ce cabinet, [Page 93] pour plus de seurete autant que par galanterie il les enferma luy même dedans, & en emporta la clef avec luy.
Le Vice-Roy, qui, quelque sujet qu'il eust de se plaindre de la conduite de Donna Angelica, s' estoit depuis un peu racommodé avec elle, estant toûjours eu inquietude, passoit ces jours entiers dans son appartement. Si bien que non content de la visite du matin, qui avoit bien duré trois ou quarte heures, il venoit faire la même chose l'aprez diner. Il entre chez donna Angelica, & comme il y estoit familier, n' ayant par hazard trouvé personne, il passe jusqu'a sa chambre, & entend qu'on rioit dans le cabinet. Il preste attentivement l'oreille, il connoit la voix du Comte, & il ne perd pas un mo [...] de leur conversation. Je laisse a penser, si ce qu'ils disoient luy pouvoit estre agreable. Il fit dessem dabord de ne rien dire, & de les escouter jusqu'au bout; [Page 94] mais le moyen de resister a tant d'impetueux mouvemens dont son ame estoit agittée. Plus il attendoit, & plus c'estoient de nouveaux sujets de douleur. Neanmoins que faire dans une pareille conjoncture, il estoit presque hors de luy même, & ne savoit qu'entreprendre: car de hurter c'estoit peine inutile; il jugeoit bien, qu'on ne luy ouvriroit pas, sans le faire parler, & s il parloit encore moins, & de toutes manieres c'estoit les avertir prendre leur de precautions. S'il eust suivi sa premiere fureur, il auroit dabord tâché d'enfoncer la porte, mais outre qu'elle estoit pour resister à des pareils efforts, il luy restoit encore assez de raison pour voir, qu'une telle violence nes'ieroit pas bien dans l'appartement d'un autre, a un homme de son caractere; & que s'il fesoit de l'esclat, il y avoit danger que la plus grande partie ne retombât sur luy. Il crut donc qu'il valoit mieux, sans bruit attendre, qu'ils sortissent, [Page 95] ou que le Grand Maistrevint; car il les vouloit perdre cette fois-là, & l'occasion estoit trop belle pour la manquer. Ceux du cabinet continuoient toûjours de rire; mais les gros soûpirs, que fesoit le desesperé Vice-Roy, qui, assis sur une chaise, qu'il avoir mise a la porte pour les escouter plus commodement, se rongeoit les ongles jusques au sang, leur ayant donné quelque foupçon de la verité, les fit parler plus bas, & ce fut alors, que celuy qui estoit en faction, enrageoit de bon coeur, nesachant, de quoy il s' agissoit, & quel estoit alors cét entretien secret, qu'il auroit du moins voulu penetrer des yeux, quoyqu'il n'espe [...]ât pas d'y rien voir de fort agreable pour luy.
Le Grand Maistre, dans l'impatience qu'il avoit de revoir la belle Donna Brigitta, ne pouvoit pas tarder long tems de revenir. Les gens, qui n' ont jamais aimé, sont bien plus violens, que les autres, quand ils [Page 96] commencent a devenir amoureux. Il laisse la moitié, de ce qu'il auoit a faire, & regrettant tous les momens qu'il perdoit, il auroit souhaitté, que son carrosse eust eu des aisles, pour le ramener plustôt chez luy. Il y arrive enfin, il court dabord a ce cabinet, & trouve avec une surprise extreme le Vice-Roy dans une posture fort triste, & avec un visage, qui marquoit assez l'accablement ou il estoit. Il en fit dabord un plaisant jugement & raisonant a sa maniere; Quel chien de chasse, dit il en luy même, est celuy-cy: a peine le gibier est chez moy, qu'il y court. Il ne fit semblant de rien, & il luy dit en entrant, qu'il estoit estonné de le voir ainsi seul, & luy demenda ou estoit allé sa femme. Vous en saurez des nouvelles, luy répondit il d'un ton de voix qui vouloit dire quelque chose, si vous voulez faire ouvrir ce cabinet. Le Grand Maistre qui avoit la clef dans sa poche voulut faire le [Page 97] fin, & n' ayant pas envie que le Vice-Roy vit la belle Briggitta, qui estoit, a ce qu'il croyoit, ce que le Vice-Roy venoit chercher, hurta a la porte & dit á sa femme d'ouvrir & que c' estoit le Vice-Roy. Elle luy répondit, qu'elle ne le pouvoit pas, & qu'elle le prioit de l'en dispenser. Le Grand Maistre, bien ayse de cette réponse, dit a Don Fernand, qu'il la falloit excuser pour cette fois-là & qu'elle avoit peut être quelque affaire de femme, ou les hommes n'estoient point necessaires. Je le say, luy repartit le Vice Roy, qu'elle a une assaire de femme, mais ou elle avoit besoin d'un homme, & si vous voulez, comme je vous dis, prendre la peine de luy faire ouvrir la porte, vous verrez, qu'elle ne le pouvoit pas choifir ni plus galant ni plus jeune. Je vous entens, Seigneur, luy repliqua le grand Maistre en soûriant; mais quelque soit cét homme, laissons-le avec elle; vous ne voulez pas vous [Page 98] en mettre plus en peine que moy. Non assurement, luy répondit le Vice-Roy; mais Seigneur Don Gabriel, c' est ainsi que s'applloit le Grand Maistre, ne vous trompez vous point; & savez vous bien qui c'est. Je le sai si bien, luy repartit l'autre, que c' est moy même, qui les ay enfermez dans ce cabinet; & pourque vous n'en doutiez pas, adjouta-t-il d'un air de raillerie, voyla la clef. Dom Fernand, surpris plus qu'on ne le pouvoit estre de l'entendre pàrler de cette maniere, fut quelque tems sans luy répondre; aprez avoir fait deux ou trois tours de chambre, le regardant en face, comme s'il eust voulu lire sur son visage, s'il parloit tout de bon, il faut avoüer, luy dit il, que pour un homme d'honneur, vous estes la dessus d'un temperemment fort rare & qui me passe. Tout ce qu'il vous plaira, luy répondit Don Gabriel en riant toûjours; mais cela ne m'obligera pas a vous montrer [Page 99] le Galand de ma femme. Je le connois assez, luy repartit le Vice-Roy, & je n'ay que faire de le voir. Et bien puisque cela est ainsi, poursuivit Don Gabriel, laissons les en repos, car il n'est pas d'un commode mari de troubler les plaisirs de sa femme, quand elle est avec son Galand. Le Vice-Roy, qui tomboit d'estonnement en estonnement, ne savoit plus que dire. Il s' estoit attendu, que la fureur du Grand Maistre les alloit sacrifier tous deux a son ressentiment, & il avoit fait dessein, s'il ne pouvoit pas l'arrester, de sauver au moins la femme. Quel changement! il en raille, il est de bon accord avec eux, ils'est rendu leur Geolier: Qu'en peut croire l'estonné Don Fermand, si ce n' est, que le Grand Maistre est devenu fou, ou qu'on la charmé? Il quitte la partie, Car il ne peut pas tenir bon cantre un homme de ce caracttere, & le regardant avec mespris, il sort [Page 100] de sa chambre. Don Gabriel l'accompagne, le Vice-Roy luy dit, qu'il devroit avoir plus de soin de sa reputatien; l'autre s' en moque, & ne luy repond que par raillleries. Enfin il le quitte avec la plus méchante opinion, qu'on puisse avoir d'un homme.
Ceux du cabinet, qui avoient entendu tout ce dialogue, n'avoient pas esté peu en peine. C'estoit fait d'eux, si le Vice-Roy eut pû persuader Don Gabriel d'ouvrir; & ils trembloient encore, quand il arriva auprez d'eux. Le siege enfin est levé, leur dit il, & le Vice-Roy seroit un terrible homme, s'il n'en trouvoit pas de plus fins que luy. Il leur conta tout le discours, qu'ils venoient d'avoir ensemble; mais avec des mines & des postures pour le coppier, qu'il les pensa faire mourir de rire, malgré le peu d'envie. qu'ils en avoient. La Comedie auroit duré plus long tems, si le Comte, qui voyoit l'inquietude ou Donna Angelica [Page 101] estoit du Vice-Roy, n'eust pris la resolution de se retirer. Mais ce qu'il y eut d'embarrassant, ce fut que Don Gabriel le voulut aller accompagner, & il fallut user de bien de raisons & d'adresse pour l'en empecher. La belle Donna Brigitta se servit de tout le pouvoir, qu'elle avoit sur son esprit, pour cela; & elle luy promit, que toutes les fois, qu'elle viendroit a la ville, elle les viendroit voir, & passeroit une partie du tems avec eux: Si bien qu'enfin il la laissa partir, & elle se rendit sans obstacle chez sa Dame, pour changer de decoration, & reprendre sa premiere figure.
Le lendemain Donna Angelica, impatiente d'apprendre de ses nouvelles luy écrivit un billet, qui tomba par malheur entre les mains de don Fernand, par le moyen d'un de ses espions, qui estant a la porte du Comte Henry, pour observer, ce qui se passoit chez luy, le messager de la Dame, l'ayant pris pour quelqu'un du [Page 102] logis, luy avoit confié ce billet. Le Vice-Roy le lisoit, quand il vit entrer le Grand Maistre, qui venoit pour luy parler de quelque affaire, & se prenant à rire, il luy demenda des nouvelles du Galand de sa femme, & ils se dirent l'un a l'autre force plaisantes choses la dessus croy ans tous deux d'avoir raison de plaisanter. Vous estes homme de bon sens, Seigneur Don Gabriel, luy disoit Don Fernand, nous ne sommez pas responsables des folies de nos femmes; & c'est estre fou que de s'en inquieter & d'en faire dependre nôtre reputation. Combien voit on aujour-d'huy de gens de vôtre humeur, & ou sont les maris, qui ne sont point sujets a ces sortes d'accidents. Le Grand Maistre, qui trouvoit a la fin que la raillerie du Vice Roy, alloit un peu trop loin. Je vous viendray trouver, Seigneur, luy dit il, pour me consoler la dessus, quand j'en aurai besoin; car je vous trouve preparé sur cette matiere: [Page 103] mais vous voulez bien, queje vous die, qu'il n'est pas plus vray; qu'il y avoit hier un Galand dans le cabinet de ma femme, qu'il estoit vray l'autre jour, qu'il y avoit des voleurs. Je suis daccord de cela, luy répondit le Vice Roy, que l'un est aussi vray que l'autre. Mais Seigneur, luy dit encore Don Gabriel, ce cabinet n'est pas si grand, j'ay des yeux & il me semble — Je sai que vous avez des yeux, interrompit Don Fernand; mais je sai aussi que vous n'y voulez pas voir. Je vous ay dit, que c'estoit un voleur familier, qui n'en vouloit ni a vôtre argent ni à vos meubles; mais apparemment, vous ne vous en souciez pas, puisque vous estes si bon, que de l'enfermer vous même avec vôtre femme. Quoy estce la le voleur, luy répondit le Grand Maistre, avec un esclat de rire, qui l'empecha de poursuivre. Je souhaitte, Seigneur, abjouta-t-il un moment aprez, qu'il en vienne chez moy tous [Page 104] les jours de même, & je vous répons, que je leur laisseray voler, tout ce qu'ils voudront. Mais pour ne vous laisser pas plus long tems, Seigneur, dans cette erreur, je vous apprens, que le voleur, dont vous voulez parler, est une des plus belles femmes du Royaume. Une femme, reprit le Vice-Roy en riant comme luy, & depuis quand le Comte Henry a changé de nature, & est devenu fémme. Le Comte Henry, reprit a son tour Don Gabriel, Seigneur, je crois de l'avoir vù, mais il n'a ni les traits si fins, quand cela seroit possible, ni le teint, ni la gorge, ni — je m'y connois, adjouta t-il, & ce n'est pas à moy, qu'on fera prendre un homme pour une femme. Quoy qu'il en soit, luy dit Don Fernand, c'estoit le Comte Henry, qui estoit hier dans ce cabinet avec Donna Angelica, & le voleur de l'autrejour. Quoy ce voleur, reprit Don Gabriel, qui eut cette charge de coups de canne. Je ne dis pas pour les [Page 105] coups de canne, luy repartit le Vice-Roy, mais je sai que ce que je dis est tres veritable. Si ma femme, Seigneur, luy repliqua Don Gabriel, avoit en teste de faire quelque galanterie, je crois, qu'elle ne s'adresseroit pas a un jeune homme, qui ne fait que de naistre. Les plus jeunes, luy repartit le Vice-Roy, ne sont pas en amour les pires; & la jeunesse n'a jamais fait un mechant assaisonement dans la galanterie. De plus, je vous assure, que je connois fort bien la voix du Galand. On se trompe bien plus facilement, luy pépondit le Grand Maistre, par les oreilles, que par les yeux. Je vois fort bien. Et moy, luy repliqua Don Fernand, pour vous faire voir, que j'entens encore mieux, tenez, lisez ce billet qu'un Page de vôtre femme a donné ce matin à un de mes Valets, qu'il a pris sans doute pour un autre. Don Gabriel le prit, & y trouva ces paroles.
N' Avez vous pas honte de vôtre negligence. Il y a deux heures que vous devriez m'a voir écrit: que dis-je il y a deux heures, vous ne deviez pas vous estre couché hier sans cela. Je vous le pardonne pour l'amour de Don Gabriel, qui vous aime dêja presque autant que moy. L'amour fait tous les jours de grans miracles, mais celuy là en est un si extraordinaire, que je ne crois pas qu'il y en ait jamais eu de semblable. Je puis dire au moins qu'il n'y a que Donna Brigitta, qui ait trouvé le secret d'accorder deux choses si contraires dans le monde, qui est l'amour & la jalousie, & de se faire aimer egalement du mari & de la femme. Adieu. Si vous ne venez pas aujour-d'huy, au moins écrivez moy.
Ce billet n'avoit point de dessus, & Don Gabriel l'ayant lu demenda au Vice-Roy ce qu'il y trouvoit, qui fust contre son honneur, & en quoy il connoissoit que c'estoit a un Galand [Page 107] plustôt qu'a une Dame qu'il s'adressoit. Je crois, que cest assez, luy repondit Don Fernand, que c'est au Comte Henry, qu'on le portoit, pour faire cette difference; mais pour l'amour de vous, adjouta t-il en soûriant, je croiray si vous voulez que c'est a donna Brigitta, dont le billet parle. Et bien Seigneur, luy repartit Don Gabriel, en se levant pour s'en aller, s'il n'y a que ce jeune Napolitain de dangereux pour moy, je me tiens fort en seureté du costé de ma femme.
Le Grand Maistre ayant quitté ainsi le Vice-Roy se rendit a l'appartement de sa femme; & luy demenda si elle n'avoit pas écrit quelque billet ce matin, Elle qui se douta dabord de quelque trahison du Vice-Roy, luy répondit sans se troubler qu'ouy, & que c'estoit a Donna Brigitta. Don Gabriel, qui auroit juré sur la vertu de sa femme, le crut comme elle le luy disoit, luy montra ce billet, que [Page 108] le Vice-Roy luy avoit donné, & luy raconta d'un bout jusqu'a l'autre la conversation qu'ils venoient d'avoir ensemble. Sur quoy l'offensée Donna Angelica, entrant dans une fur [...]euse colore, dit contre Don Fernand tout ce que la rage & le depit pouvoit inspirer a une femme, qui est prevenuë d'une passion, qu'on veut destruire. Ce qui luy fesoit de plus de peine, disoit elle a Don Gabriel, dans la mechanceté du Vice-Roy; c'est qu'il ne se contentoit pas de chercher tous les moyens du monde pour les mettre mal ensemble; mais que pour la perdre d'honneur, il vouloit, qu'elle aimât un homme, que generalement toute la cour savoit, estre le Galand de la Vice-Reyne: Et pour que vous n'en doutiez pas, adjouta t elle; & que vous voyez, outre le bruit qui en court, si je parle sur des bons memoires, je m'en vais vous querir un billet, que je trouvay l'autre jour par hazard, ou vous verrez, ce que la belle [Page 109] Dame écrit a ce jeune Cavalier. Elle fut dans son Cabinet; & en apporta un billet, que cét Amant luy avoit sacrifié, & qu'il avoit recu, il n'y avoit que deux jours de la Vice-Reyne. Le Grand Maistre le lut avec une joye qui ne se peut exprimer, d'avoir de quoy triumpher du Vice Roy. Il le va trouver de ce pas-la, & l'abbordant avec un visage riant, je ne sai, Seigneur, luy dit il, quel jour il est aujour-d'huy; mais tous les messagers d'amour sont destinez à se mesprendre. Le Comte Henry a plus d'une maistresse; tantôt un de vos estafiers à surpris un billet, que ma femme luy écrivoit, & en voicy un autre, qui est tombé entre les mains d'un de mes gens, & qu'un Page de la Vice-Reyne portoit au même Galand. Mesprise de tous costez; mais comme vous avez eu la bonté de me rendre celuy de ma femme, j'ay cru estre obligé de vous venir apporter celuy de la vôtre. Tenez, Seigneur, [Page 110] adjoûta-t-il, je crois que c'est-là de son caractere. Ouy c'en est, luy répondit froidement le Vice-Roy, & il se mit a lire ce billet.
A Peine tu me quittes, cher Comte, que je meurs d'envie de te revoir, & les mêmes peines, que les autres amantes souffrent pour l'abscence d'un mois ou d'un an, je les souffre toutes pour celle d'une nuit où d'un jour. Cruels momens, que ceux que je posse sans te voir. Revien de main plus amoureux que jamais, si tu veux reparer toutes ces inquietudes. Le plaisir d'estre ai [...]é de toy est quelque chose de si charmant pour mon coeur, que quoyqu'il en arrive, je ne croira pas de l'avoir jamai [...] assez achetté. J'y trouve gloire; honeur, vengeance & tout ce qu'une autre femme y perdroit, Adieu pour quelqu [...]s heures; car j'espere, que le premier reveil que j'auray, ce sera d'un bon jour, que tu m'apporteras. Je n'en veux plus avoir, s'il ne me viennent de ta part. Adieu.
Le Vice-Roy, avec [...]a même froideur qu'il avoir lu ce billet, le mit dans sa poche, & regardant Don Gabriel, qui s'attendoit a voir evaporer sa rage en injures & en emportemens, que voulezvous, luy dit il, je suis des vô [...]res. Des miens, Seigneur, reprit le Gra [...]d Maistre, il faudroit, pour cela que le billet de ma femme parlât comme celuy de la Vice R [...]yne; mais il y a, ce me semble, de la difference. La difference ne fait rien, luy repartit Don Fernand, & je vous dis, que si elles n'écrivent pas tout a fait de même, elles nous traittent au moins egalement. Si c'est pour vous consoler, Seigneur, luy repliqua le Grand Maistre que vous le croyez ainsi je veux bien m'y accommoder; mais la compla [...]sance a part, je sai bien, ce que j'en dois penser, & jusqu'a ce que vous m'ayez fait voir des preuves aussi conva [...]ncantes, que celles que je vous vien d'apporter, vous souffrirez, s'il vous plait, que je mette sur le [Page 112] chapitre de nos femmes, quelque difference entre nos deux fortunes. Le Vic-Roy luy dit, qu'il ne seroit pas difficile de luy faire voir encore pir, s'il y vouloit donner les mains, & en croire ses yeux; & Don Gabriel luy ayant promis, qu'il y contribueroit de sa part, autant qu'il pourroit, ils se separerent, le Vice-Roy bien resolu de mettre tout en oeuvre, pour se vanger de l'incredulité du mari, & de la perfidie de la femme, & le Grand Maistre dans le dessein de luy laisser tout faire, & de n'en âvertir pas seulement sa femme, de laquelle neanmoins il ne croyoit pas jusques-là d'àvoir eu sujet de la soupçonner d'infidelité.
Le Comte Henry, a qui Donna Angelica n'avoit pas manqué de faire savoir, ce qui s'estoit dêja passé entre le Vice-Roy & Don Gabriel, n' alloit plus chez elle: mais le moyen que deux A mans s'empechent long tems de se voir. Ils se donnerent plusieurs [Page 113] rendezvous, dont il y en eut peu, qui leur reussirent ayant trouvé presque par tout des gens qui les suivoient ou qui les embarrassoint. Ils n'estoient pas seulement observez par le desesperé Vice-roy & par le Grand Maistre, ils l'esto [...]ent encore par la Vice-Reyne, qui depuis quelques jours deuenuë plus jalouse qué jamais du Comte, parce qu'il la voyoit moins souvent, le fesoit suivre, depuis le mati [...]jusqu'au soir, & elle se trouvoit quelque fois elle même, ou il alloit. Lejardin du Palais leur avoit esté plus favorable qu'aucun autre endroit, soit a cause de la commodité qu'il y avoit pour Donna Angelica, des' y rendre sans bruit & sans suite, soit parce qu'on ne s'en deffioit pas, estant tenu, fermé avec grand soin. Mais il est dangereux d'aller trop souvent dans un même lieu, & en cas d'amourette le plus seur est de changer souvent de station.
Ce jardin estoit un des plus agreables [Page 114] de Catalogne, qui est le pays des beaux jardins. Il y avoit au millieu une maniere de Palais enchanté fait de quelques arbres, qui composoient des tours, des Cabinets des chambres sales avec toutes leurs appartenences, qui estoit la chose du monde, la mieux [...]ntenduë, & la plus curieuse avoir. On n'entroit dans ce Palais que par un Pontlevis ayant tout un grand fossé tout rempli d'eau. L'idée d'aller passer une heure ou deux de la nuit dans cét agreable sejour ne fut pas plustôt venuë a nos Amans, qu'ils trouverent lemoyen d'avoir de fausses clefs pour entrer dans le jardin. Le Vice-Roy en eut a la fin le vent, & en donna en mê. me tems âvis au Grand Maistre, & luy conseilla afin de les mieux surprendre, de dire a sa femme, qu'il'alloit faire un voyage a la Campagne ponr deux ou trois jours. Don Gabriel, qui ne pouvoit encore croire, ce qu'il luy disoit, consentir a tout ce qu'il voulut.
Les espoins furent envoyez de bonne heure au jardin, & ils se percherent sur des arbres pour faire sentinelle. Apeine la nuit fut venuë, qu'ils virent passer un Galand de fort bonne mine qui alloit au Palais de verdure, & quelque tems aprez une fort jolye Dame qui prenoit le même chemin. Ils descendent de l'arbre, n'y ayant plus rien a faire pour eux; ils levent le pont, selon l'ordre qu'ils en avoient, & courent incessemment vers le Vice-Roy, pour luy donner âvis que les gens estoient pris. Quelle joye pour Don Fernand. Don Gabriel, qui estoit alors avec luy, ne rioit, ni ne s' attristoit. Il vouloit voir, ce qu'il en estoit, & aprez il favoit, quelle resolution il devoit prendre, si les choses estoient telles, qu'on les luy disoit. Nous voy la prez d'estre esclaircis de la verité, luy dit le Vice-Roy; mais au moins, je vous demende une grace, qui est, que vous ne vous emporterez point [Page 116] contre vôtre femme, & que vous contenterez de mettre le Cavalier entre les mains de la justice. Je crois qu'en pareilles rencontres, luy repondit le Grand Maistre, on ne prend conseil de personne; mais dittes moy, ce que vous feriez vous même, si par hazard c'estoit la vôtre. Je la serois en fermer dans un convent, luy repartit le Vice-Roy, ou je la renvoyerois a ses parens & je vous demende la même chose pour Donna Angelica; car je vous avoüe, qne je ne pourrois pas souffrir de voir maltraitter une femme, du malheur de qui on aura toûjours raison de m'accuser. Seignéur, voyons là, luy repliqua Don Gabriel, & aprez il sera tems assez d'interceder pour elle; mais, pour vous dire la verité, mon coeur qui à coustume, de m'annoncer toûjours la premiere nouvelle, quand il me doit arriver quelque cho se de facheux, ne menace encore de rien. Don Fernand se mit a rire, & [Page 117] sans luy repartir davantage, il commenca à marcher du cesté du jardin, & Don Gabriel aprez luy, qui le suivoit, tous deux accompagnez de cinq ou six estafiers bien armez pour se saisir du Galand. Ils entrent dans le jardin: la nuit estoit fort obscure, à peine ils se pouvoient voir; ils s' avencent vers le lieu, ils font abbattre tout doucement le pont, ou ayant fait arrester leurs gens a fin de faire moins de bruit, & de ne les avoir pas pour tesmoins de cette avanture, ils n' entrent qu'eux deux seuls, & pas ils se glicent dans ce Palais de verdure. Mais comme il estoit fort grand, & qu'il y avoit mi [...]le endroits, pour se cacher, il auroit esté assez difficile d'y trouver les gens qu'ils cherchoient, par l'obscurité qu'il fesoit, a moins que de les surprendre. Le Vice Roy marchoit le premier, & il n'auroit pas esté fâché, que Don Gabriel peut oüir partie des discours que les deux Amans tiendroient, pour [Page 118] qu'il ne peust plus douter du titre, dont sa femme l'honnoroit. Je crois que ç'auroit esté une chose fort plaisante a voir, que deux personnes de ce caractere, chacnn animé de son costé par dés mouvemens differens, allans a tâton dans un lieu, ou ils ne voyoient goute, tantôt marchans & tantôt escoutans, & prenans quelque fois le bruit qu'ils fesoient eux même, pour la voix de quelq'uun; sur tout le Vice-Roy; qui s'interessoit extremement a cette affaire, & a qui la moindre fueille d'arbre fesoit changer de route. Ils se tenoient par la main selon la chanson: Don Fernand, comme j' ay dit, avoit l'avant gar-& fut le Premier aussi, qui rencontra quelq'uun; mais au lieu de prendre, il fut pris. A peine il estoit entré dans un cabinet, il avoit entendu du bruit, qu'il se sentit saisir par le bras. Et bien le plus perfide de tous les hommes, luy dit la personne qu'il reconnut dabord a la voix, pour la [Page 119] Vice-Reyne sa femme, avoüerez vous à cette fois vôtre trahison, & ne me direz vous pas encore, que vous me veniez chercher icy. Je laisse a penser au lecteur, si le Vice-Roy fut bien estonné Il nesavoit si c'e [...] toit a luy, quelle parloit tout de bon, ou si elle le prennoit pour une autre; mais pour Don Gabriel il seroit diffile d'exprimer la joye qu'il en avoit. Ah lache! continua-t-elle, aprez les bontez & les tendresses que j'ay euës pour vous, pouvez vous bien me trahir de cette maniere. Quel plaisir avez vous eu de m'abuser, & de me faire accroire, que vous m'aimiez, n'estoit ce que pour complaire au Vice-Roy, qui vous avoit chosy pour estre mon Galand. Que ne me le disiez-vous! je me serois contentée de vous avoir donnè une maistresse, comme j'ay fait, sans vous donner un coeur, dont vous ne vouliez pas. Ces paroles estoient trop claires pour laisser rien a douter a l'estonné Don [Page 120] Fernand. Il vouloit se retirer plein de confusion, & presque au desespoir de ce qu'il entendoit; non pas tant pour l'amour de luy, que pour l'amour de Don Gabriel l'arrestoit par derriere, & vouloit voir la fin de cet de scene. Il est vray qu'elle devoit avoir quelque chose d'agreable; mais avant que de passer plus avant, je crois, qu'il ne sera pas hors de propos pour l'intelligence de cette avanture, de dire, comment la Vice-Reyne se trovoit ainsi de nuit dans ce lieu là.
J'ay dêja parlé de la jalousie, qui la tourmentoit depuis quelques jours & qui luy fesoit observer tous les pas du Comte, qu'elle suivoit même quelque fois en personne. Elle appritaussi bien que le Vice-Roy, qu'il entroit, tous les soirs dans le jardin, & ne doutant pas, que ce ne fust pour y voir en secret Donna Angelica, elle s'y rendit sur la nuit deguisée en homme, a fin de n'estre pas connuë Ce [Page 121] Palais de verdure estant lieu de tout le jardin le plus propre pour une entreveüe: Elle jugea bien, qu'il auroit esté choisi pour celuy de leur rendez-vous: Si bien qu'elle y fut les attendre, & vit arriver, peu de tems aprez, Donna Angelica; mais comme c'estoit au Comte principalement, qu'elle en vouloit, elle la laissa venir sans luy rien dire. Il est vray que dans l'impetuosité de son premier mouvement, quand elle fut proche d'elle, elle pensa se laisser emporter a quelque action plus conforme a sa jalousie qu'a son sexe.
Les espions, comme j'ay déja dit, en furent aussitôt porter l'avis au Vice-Roy; & le Comte estant arrivé la dessus, fut fort estonné de voir le pont levé. Il jugea bien, qu'il y avoit la quelque mystere: il fit tout le tour du fossé pour tacher de le demesler, & voir s'il n'entendroit pas quelque bruit, qui luy en peust donner connoissance. Il avoit resolu de ne point [Page 122] sortir au moins du jardin, sans savoir, a quoy la precaution de ce pont levé aboutissoit, & il luy passa dans ce tems là mille imaginations dans l'esprit: Mais à peine il avoit achevé de faire cette ronde, qu'il entendit venir le Vice-Roy & le Grand Maistre, dont il oüit une partie, de ce qu'ils disoient, de derriere une Haye ou il s'estoit mis, pour les laisser passer. Il les vit entrer dans ce Palais, & lever en même tems le Pont, ce qui fut un coup mortel pour luy: parce qu'il estoit privé par la de tout espoir de pouvoir donner aucun secours a Donna Angelica. Jamais peine egale a la sienne, ni douleur si sensible, ne doutant pas, que les suites d'une si cruelle avanture ne fussent trés-facheuses pour la chere Dame. La verité est, qu'elle estoit fort embarrassée de sa personne. Dabord sa surprise fut extreme d'entendre parler la Vice-Reyne, dans un lieu ou non seulement elle croyoit, qu'il n'y avoit [Page 123] personne; mais, où elle l'attendoit si peu. Elle s'estoit levée, au bruit qu'avoient fait le Vice-Roy & le Grand Maistre, croyant que c'estoit le Comte, pour aller au devant de luy; & tout d'un coup elle entendit la voix de sa Rivale qui fesoit des reproches a son Amant. La peur la saisit; & elle ne savoit que s'imaginer d'un cas si extraordinaire.
La Vice-Reyne, qui savoit, que Donna Angelica estoit dans ce lieue là, ne parla dabord de la façon a ce perfide Amant, que pour l'obliger de luy faire une réponse, comme elle desiroit, que sa Rivale peút entendre. Parlez ingrat, poursuivit elle, voyant, qu'il ne disoit mot, Que trouvezvous en D. Angelica plus qu'en moy! Estce, parce que c'est une infidelle comme vous: car pour de la beauté & de l'esprit, vous vous y connoissez trop bien pour vous y estre mespris. Encore si vous me pouviez dire, que c'est pour me vanger du Vice-Roy; [Page 124] mais lache, il n'y a assurement, que le plaisir de la trahison, qui vous y a engagé: car ne vous ne desavoüerez pas, que vous ne m'ayez tendrement aimée, & que vous ne m'ayez dit mille fois, que si je voulois, vous ne verriez plus cette Dame, & que vous n'aviez jamais eu le moindre panchant pour elle; cependant, lorsque je vous aime le plus, que vous voyez, que mon coeur est tout a vous, & que vous m'assurez de tout le vôtre, Perfide, vous vous donnez a une femme, que vous me jurez', que vous n'aimez point.
Dans tout ceci, il y avoit de l'agreable & du triste pour les deux maris, Quand c'estoit quelque chose qui ne plaisoit point a Don Fernand, il fesoit un pas en arriere. & l'autre le repoussoit; & quand c'estoit pour le Conte de Don Gabriel, le Vice-Roy le tiroit par le manteau, & son voisin battoit froid. Ce n'est pas encore le tout, poursuivit la Vice-Reyne, [Page 125] voyant qu'il gardoit toûjours le silence, je veux que vous vous expliquiez, & je ne vous laisse point aller, que vous ne m'ayez dit, qui de Donna Angelica ou de moy triomphe dans vôtre coeur. Si vous suivez, adjouta-t-elle, le conseil du Vice Roy, je s [...]i bien, que ce seroit moy; car vous savez, qu'il n'est point de femme, qu il aimâr tant que moy, si je n'estois la sienne. Mais ne suivez que le mouvement de vôtre coeur, & apprenez moy, si vous nous trompez toutes deux, ou si c'est moy qui suis la trompée. Vous seule, Madame, vous l'estes, luy répondit alors le Vice-Roy, en qui le flegme Espagnol commençoit a prendre feu; & vous l'estes doublement, poursuivit-il, comme vous voyez, de me prendre pour le Comte, & de vous imaginer qu'il vous aime. Vous ne me croyiez pas, poursuivit-il, si proche de vous, ni m'apprendre tant de vos affaires. Non assurement, luy répondit elle, [Page 126] avec un grand estonnement, dont elle revint pourtant facilement, neanmoins je ne suis pas fachée, que ce soit vous, & que vous ayez entendu, tout ce que j'ai dit, car vous savez, si vous meritiez rien moins que cela, & si vous n'avez pas contribué plus que personne a vôtre des-honneur. Cela seroit bon a me dire, luy repartit le Vice-Roy, si j'estois ici seul avec vous; mais voici le Grand Maistre, qui vous entend, & qui en pourra rire. Le Grand Maistre, luy repliqua la Vice-Reyne, a trop de part a l'avanture de ce soir, pour en rire tout seul; & s'il veut prendre la peine de chercher dans ces chambres, il y trouvera une Dame de sa connoissance, qui n'estoit pas venuë ici pour luy. Donna Angelica, qui n'estoit pas fort loin de la, entendoit tout ce discours, & Dieu sçait, si dessors elle commença d'avoir peur. Le Grand Maistre, qui comprit bien, que c'estoit de sa femme, que la Vice-Reyne vouloit [Page 127] parler, n'en fit que rire, ne voyant point d'apparence a cela; & il luy répondit, qu'il ne croyoit pas, que le rendez-vous fust pour deux Dames, puisqu'il n'y avoit qu'un Galand. Il est vray, luy repartit elle, mais c'est aussi pour Donna Angelica que le rendez-vous estoit donné. Don Gabriel luy demenda, ce qu'elle y venoit donc faire. La même chose que vous, luy répondit elle, quoyque je n'y aye pas mieux reussi. Mais, Madame, luy dit Don Gabriel, vous voyez bien, que je n'ai pas raison d'adjouter foy à vos paroles, car par vôtre propre aveu, vous estes jalouse de ma femme: neanmoins si vous me la pouvez faire voir ici, je vous en croirai. La Vice-Reyne luy ayant repondu qu'il ne tiendroit qu'a luy, Don Fernand dit, qu'il falloit envoyer chercher de la lumiere a quoy elle se voulut opposer, n'ayant pas envie, qu'ils la vissent en l'equipage où elle estoit: Neaumoins l'ordre en fut [Page 128] donné, & on courut au Palais pour avoir des flambeaux.
Le Vice-Roy n'avoit pas raison d'estre fort satisfait de la Vice-Reyne; mais outre qu'il ne l'aimoit guere, il oyoit bien qu'a rendre justice aux gens tout le tort n'estoit pas du coste de sa femme, & qu'il estoit juste qu'il partât la peine d'une folie qu'il avoit faite. Cependant avec toutes ces raisons, qui estoient contre luy, & dont il tâchoit de se convaincre, il ne laissoit pas d'avoir un grand mal de coeur, quand il consideroit que Don Gabriel estoit le tesmoin de sa honte. Il falloit, pour que les choses fussent du moins égales, qu'il luy fit voir Donna Angelica; & il movroit d'impatience qu'on apportât de la lumiere. Cette mal heureuse Amante estoit dans un plus grand embarras d'esprit & de corps, qu'on n'aura de la peine a s'imaginer. Elle s'estoit cachée sous des buissons; mais depuis que l'on parla d'avoir des [Page 129] flambeaux, l'allarme la prit si fort, qu'elle ne crut pas qu'il y eût-la dedans aucun lieu de seureté pour elle. Elle voulut s'enfuyr; mais elle trouva le pont gardé. Que fera-t-elle; Elle tournoit tout au tour du fossé demendant à la nuit, les larmes aux yeux, de redoubler ses tenebres pour la sauver du malheur qui la menaçoit, aimant mieux se jetter au milieu de l'eau qu'elle voyoit devant ses yeux, que d'estre exposée a la risée de ses plus cruels ennemis; Quand tout d'un coup elle vit paroistre au travers des tenebres le bout d'une planche, qui vint s'appuyer sur le bord du fossé ou elle estoit. Elle en eut peur dabord, & se rassurant peu a peu, ellé examina ce que c'estoit, & elle ne savoit d'ou un tel secours luy pouvoit venir si ce n'estoit du ciel. Elle ne balança point pour s'y exposer dessus & tâcher de passer de l'autre coste; mais a peine elle fut au milieu, qu'elle rencontra un homme, qui vouloit aussi [Page 130] passer du sien. Sa peur redouble; & elle estoit sur le point de s'en retourner, si elle n'eust esté arrestée par la voix de cét homme, qui luy dit, Madame est cevous. Ah Comte, luy répondit elle avec une joye qu'on peut s'imaginer, Que le ciel vous envoit a propos, pour me delivrer du plus grand malheur, qui me peût arriver. Le Comte, car c'estoit luy même, luy donna la main, & luy dit, qu'il y avoit plus d'une heure, qu'il cherchoit le moyen de la pouvoir secourir, & que c'estoit par un grand bonheur, qu'il avoir trouvé cette planche au fond du jardin.
Leur discours ne fut pas long, le tems pressoit, & les flambeaux, que le Vice-Roy avoit envoyé chercher, paroissoient dêja dans le Palais de verdure. Ils retirerent seulement la planche, & l'ayant laisse tomber dans le fossé, ils gagnerent par un chemin un peu escarté, le plustôt qu'ils peurent, la porte par laquelle ils avoient [Page 131] coustume d'entrer pour aller songer a leurs affaires, & se mettre en seureté du costé des jaloux. Ils les virent en passant tous trois fort empressez a chercher la belle fugitive. Il n'y eut cabinet, sale, ni chambre qu'ils ne visitassent les uns aprez les autres, point de buisson qu'ils ne secoüassent, point d'herbe un peu haute qu'ils ne foulassent; & enfin point d'endroit si retiré & si caché qu'il fusse, qui ne fust reconnu non seulement par les maistres, mais par les espions mêmes, qui assuroient tous avoir veu entrer de leurs propres yeux deux personnes dans le Palais de verdure, & la Vice-Reyne l'assuroit encore plus fortement que tous les espions, & adjoûtoit même a la verité de l'Histoire, pour qu'on ne doutât pas, que ce ne fust Donne Angelica, qu'elle l'avoit veuë, touchée, & suivie durant quelque tems. Le Grand Maistre en rioit & avec raison: Il prenoit même plaisir en se moquant [Page 132] d'eux de les faire courir tantôt d'un costé & tantôt de l'autre.
La Vice Reyne estoit dans un desespoir qui ne se peut exprimer. Elle protestoit qu'elle ne sortiroit point du jardin, qu'elle ne l'eust trouvée. Don Gabriel raillant toûjours vous verrez, disoit il, que le dangereux Comte Henry nous l'aura enlevée; car enfin vous m'avoüerez qu'une semme toute seule ne peut sortir d'ici que par enchantement, quand le pont est levé. Il y eut la dessus plusieurs contestations, & des opiniastretez de part & d'autre qui se terminerent enfin a la confusion commune du Vice Roy & de la Vice Reyne, qui las de tant chercher inutilement commencerent a pendre le chemin du Palais. Don Fernand voulut nean moins que le pont demeura levé toute la nuit, & qu'on fist garde dans le jardin, pour y revenir le lendemain au matin.
A quoy aboutira tant de precaution, [Page 133] luy dit le Grand Maistre, qu'a encherir sur dê ja tant d'histoires. Tantôt c'est un voleur, qui s'est cache dans le cabinet de ma femme; tantôt c'est un Galand transformé en une Dame de campagne, & enfin pour couronner de si belles avantures, c'est ma femme, que je dois trouver de nuit dans le jandin avec le Comte Henry, ou je rencontre la vôtre qui vous prend pour ce jeune Galand. Que doisje inferer de tout ceci, Seigneur, adjoûta-t-il, si ce n'est que vous m'avez voulu donner la comedie, qu'il faut achever, si vous le trouvez bon, dans la chambre de ma femme, que nous trouverons sans doute endormie, pendant que vous vous donnez mille peines pour la chercher. Le Vice Roy, qui estoit entesté de ce que ses espions luy avoient dit, & dont il ne pouvoit douter aprez que la femme l'avoit confirmé, le prit au mot; & il voulut l'accompagner jusques dans son appartement. [Page 134] Pour la Vice-Reyne, elle avoit dê ja gagné le devant laissant disputer aux maris à qui des deux les auroit plus longues.
Ils entrerent dans le Palais, & ils rencontrerent dans la sale des gardes le Major de la place, qui attendoit le Vice-Roy, pour luy rendre les clefs des portes de la ville, & qui luy dit, que le Comte Henry venoit de sortir par la porte du port, ou il s'estoit embarqué avec une fort belle Dame, qu'il menoit avec luy. Une Dame reprit le Vice-Roy, en gerardant Don Gabriel pour observer sa contenance. Vous verrez, luy dit le Grand Maistre en raillant, que ce sera celle que nous cherchons. Le Vice-Roy, sans répondre a la raillerie de Don Gabriel, demenda au Major comment elle estoit faite. Mais il ne peut pas luy en faire un grand portrait parce qu'ils alloient fort vitte, & qu'il n'avoit pas eu le tems de la considerer. Neanmoins le coeur de Vice-Roy [Page 135] tout allarmé, luy disoit, que c'estoit donna Angelica: & courant a l'appartement de cette belle; pour en savoir la verité, il trouva qu'an effet elle s'estoit éclypsée, & en fut aussi-tôt portet la nouveller a cét incredule mari, esperant qu'il ne perdroit point de tems, pour faire courir aprez elle. Le Seigneur Don Gabriel en fut veritablement dabord un peu estonné; mais comme homme de bon sens, a l'exemple du Vice-Roy, il ne voulut point trop s'en affliger; & il luy dit, que sa femme n'estant pas ce qu'elle devoit estre, on ne luy pouvoit pas faire un plus grand plaisir, que de l'en avoir deffait: Si bien que le pauvre Vice-Roy affligé de tous costez, & cocu par dela, alla songer luy même a ce qu'il feroit de la sienne; mais il y avoit dans le monde tant de maris de sa façon que se consolant avec les autres, il se resolut enfin de la garder, & je crois qu'il fit bien.