Une femme seule loue une chambre au bord de la mer La femme regardait l'herbe, le ciel. Elle se rappelait des cheveux de feuillage, des cheveux d'arbres, des cheveux d'e/te/, des souliers blancs. Et de l'autre co^te/ les nuages flottaient. La femme se sentait mou- rir mais dans son ventre elle portait l'eau bru^lante qui scintillait contre sa peau, elle portait un reflet de l'autre sang. Les toits des fermes e/taient e/claire/s par le soleil couchant qui dardait ces rayons qui bril- laient dans les pre/s, dans l'or ligneux, dans la pulpe du paysage que la femme ma^chait en re^vant : --- Ces vaches, ces moutons, ces chiens de ferme... Ce pelage de la lumie\re... Par la vitre du train, elle voyait de/filer les gares, les gentilhommie\res, les chau- mie\res, les granges. Elle revoyait le sang, le chiffonnement d'une saveur poisseuse, les plis de la robe macule/e. Elle parcourait 7 du regard la campagne en tentant d'entrer dans chaque ressemblance. La femme com- menc#ait a\ voyager dans les liens tranche/s, dans le toucher rompu comme on tente de recommencer a\ aimer ou comme on croit pouvoir renai^tre en se suicidant. La femme somnolait. Elle re^vait. Elle donnait des silhouettes aux nuages de l'or qui pas- sait en bijoux de brume, en parures des lits du sommeil, dans les immensite/s du soir inexplore/, dans les tre/fonds de/vaste/s. Elle regardait l'or du soir nimber les banquettes et sa valise. Elle approchait. Pourquoi revenir ? se demandait la voya- geuse qui allait jusqu'a\ d'impalpables e/qui- valences. Elle descendit a\ la petite gare de L. Elle marchait dans les odeurs de suie et de froid de ce de/sert inhospitalier de sa chair et de sa peau. Elle passerait ses vacances dans cette brume. Elle se rendait chaque soir au me^me endroit de/sole/ pour voir l'e/cume vitreuse, la vase. Elle noyait son regard dans le nuage. Le ciel la prenait comme s'il n'y avait plus de plage, comme si la jeune femme avait quitte/ la terre. Et il y avait 8 des e/paves, des ruines. La femme, tard, dans la soire/e, regagnait la chambre de service qu'elle louait dans un ba^timent se/ve\re. Personne ne l'entendait claquer des dents, elle e/tait seule, bloque/e par les pluies, par les vents, par la nuit, par la re/pulsion, par la re/bellion. Elle pensait au pire. --- Je vais mourir... Elle mangeait des filets de merlan, des filets de julienne. Elle mangeait l'e/pais- seur du poisson. Elle croquait les are^tes, le sel. Elle buvait l'eau de mer qui imbibait la chair mal cuite. Elle croquait dans la rage, dans l'impuissance qui la re/duisait a\ manger. Elle occupait ses jours et ses nuits a\ incorporer, a\ de/vorer. Elle lanc#ait des lueurs. Elle se souillait avec le sang de la viande. Elle e/tait instable, irritable. La femme glissait, glissait sur la surface liquide. Elle gisait. Ce n'e/tait plus aussi doux a\ lisser, a\ effleurer d'une main attentive... J'avais plonge/ dans la peau. Je m'e/tais attache/e au chatouillement, a\ cette nutrition ve^tue de napperons brode/s de reliefs cotonneux, a\ une alle/gorie. Je discer- 9 nais les seins tre\s gros qu'une fille pre/pu- be\re re^ve d'avoir, les glandes qui pendent du de/collete/ de celle qui se penche, mam- mife\re maternel, le lieu de l'enfoncement des mains du ma^le et de la femelle, le lieu de la mastication des te/tins de beurre comme la mousse du cidre monte... Je buvais a\ petites gorge/es en savourant ce blancha^tre, ce trop-plein. La femme devenait cette morte. Elle regardait les mouettes, l'e/cume, le soleil, les nuages, l'eau, le sable, le ciel, les coquillages, l'hori- zon. Elle se recueillait. La plage se dissipait dans l'infini. La femme se laissait mouil- ler par la lumie\re, par le scintillement des nuages, par la vase. Ses pieds s'enfonc#aient dans du sombre, dans du visqueux. Elle aperc#ut une chevelure de matie\re filante, nacre/e, gluante. Elle pensa : --- Je voudrais lui parler... Etre rec#ue dans ce nuage... Je l'ai trouve/e... Je n'ai qu'a\ la suivre. Je vous ai reconnue. Mon admiration est peut-e^tre, oui, myste/rieuse, inexplicable. Ce n'est pas le de/sir, c'est encore plus fort... encore plus fort... ce que j'e/prouve pour vous a pre/ce/de/ ma vie... Elle frissonna. Elle avait peur. Elle se me/fiait surtout de ses propres dents, de cette connaissance masticatrice, perturba- trice. Confuse/ment, elle savait qu'elle ne 10 pourrait pas connai^tre autrement qu'en mangeant. L'e/clat de la plage l'e/blouissait, illumi- nait le palier, les vitres. Elle s'arre^ta, de\s le deuxie\me e/tage ; elle aimait se laisser blondir, blondir, traverser par cet enso- leillement bref de la vision avant de repren- dre la dure monte/e qui, dans l'obscurite/ dans cette brume, l'essoufflait. Dans sa chambre, elle ne pouvait pas se de/placer a\ cause des services a\ cafe/, des carafons, des appliques de bronze, des encyclope/dies, des doubles rideaux, des glaces, des tableaux, de l'horloge, du buf- fet, de la table d'acajou, de l'armoire sculp- te/e en che^ne, de la table de nuit, de la banquette de bois dore/, du divan, du canape/, des deux fauteuils que sa logeuse n'avait pas voulu enlever. --- J'e/touffe, re/pe/tait l'isole/e. J'e/touffe... Elle serrait les dents dans l'atmosphe\re de de/ce\s, dans l'air vicie/, dans l'encombre- ment. 11 Elle reprenait dehors sa marche lente. Le vent de la nuit, le vent du large, la fouettait. Et a\ force de s'abandonner au ciel, a\ la tempe^te chaude, au vide, a\ l'illimite/, la promeneuse titubait, presque euphorique, et escaladait l'imaginaire, ce qu'il y avait de plus primaire dans ses sensations. --- Je ne pourrai plus. Je ne pourrai plus. L'ouragan la cernait. Elle fixait des yeux le feu du soleil sombre, la mer rougie par le couchant. La souffrance affluait. La jeume femme sentait ses oreilles ruisseler, son cerveau fondre a\ ce feu. --- Il faudrait que je voie un me/decin... Elle s'obstinait a\ poursuivre ce qui flot- tait, cette vapeur, ce brouillard du soleil. --- Il faut se prendre en charge... A midi, elle se trai^nait sur le trottoir de l'avenue de la mer. Les volailles tournaient sur les broches des ro^tissoires, dans les cre^peries ou\ les mangeurs assis dans les petites salles rustiques e/crasaient leurs le\vres mu^res et flasques, dans la sauce, 12 dans le gras de ce soulagement qu'appor- tent au corps les repas, en alternance avec l'angoisse. Et qu'attendait-elle d'autre, elle aussi, qu'un intervalle de re/confort entre les longues, longues heures de souf- france ?... Et elle guettait un changement, le surgissement d'une trace, quelque chose qui se desserrerait, qui se de/bloquerait mais le temps ne permet pas de reculer, on avance, on avance... Une bruine tie\de, ce soir, re/chauffe l'atmosphe\re. Les cloches de l'e/glise son- nent au-dessus des toits de tuiles et d'ar- doises. La luminosite/, surnaturelle, voile les arbres jusqu'a\ l'hippodrome. Le jour est prolonge/. La nuit est repousse/e. La jeune femme s'attarde dans ce nocturne supple/ment de jour ou\ les oiseaux volent autour du clocher, dans cette pluie si fine qu'elle s'apparente a\ la rose/e de l'herbe et des pe/tales. Et la jeune femme se gonfle de de/sir. Au nord, la plage s'e/tendait en bandes de pa^te pervenche sous la digue... Guimauve 13 de sable... Pie\ge d'onctuosite/... La jeune femme s'ennuie. La jeune femme reste immobile, vibre... Il va la rejoindre... Les vapeurs modulent cette musique visuelle qui passe sur le rivage, qui passe dans le plisse/ des fronces, qui passe dans la me/moire, qui ne passe que pour nous e/loigner toujours plus... Qu'e/tais-je venue chercher ? Quelle mar- que m'ayant creuse/e, coupe/e, me ramenait a\ la re/gion d'avant ? Au bord de la mer pri- mordiale ? Au bord du berceau originel ? Au bord du se/rum ? C'e/tait la\ que cette mare/e, ce bleu violet, ces odeurs de sel et de varech, ce gou^t, cette puissance de la lymphe m'avaient baigne/e, m'avaient tenu chaud comme une robe de douceur, comme un attachement indestructible. Oh ! J'aspi- rais encore par mes narines, par mes pou- mons, par mes frissons. Comme si la re/sur- rection n'e/tait pas un mythe, comme si je me pre/parais a\ vivre. Et je me penchais, e/perdue, et je sentais la caresse me soigner. Parfois le soleil se pulve/rise, se vaporise 14 ainsi dans l'effort que fait la poitrine pour respirer. Je retournais a\ la dilatation, a\ des collines d'embruns qui s'appuyaient sur le ciel, dans des valle/es peuple/es de gicle/es qui rassuraient mes mains, mes doigts comme les poils de cette laine de douceur. Mais comment faire durer l'adoucisse- ment ? Comment conserver ce que captent soudain notre peau et nos muqueuses ? On s'arrache a\ la voracite/ d'un instinct jamais assouvi, a\ un besoin de de/chiqueter, de re/gresser. Elle a envie de mordre, de s'en- sanglanter, de sucer goulu^ment ; et ses mains carnassie\res, en tremblant comme sa bouche, se tachent. Elle regarde les vagues devenir cet or, jaunir, se pailleter, uriner puis s'e/teindre. Ses tentatives pour se contenir sont infructueuses. Mais elle s'acharne. Mais le sympto^me a une telle intensite/ qu'il est impossible de lui re/sis- ter. Et toute la mer ne suffrait pas a\ laver ces se/cre/tions a\ l'odeur infecte... --- Vomir... Vomir... Parvenir a\ la va- cuite/... Re/pe\te-t-elle. Vomir le de/gou^t qui l'en- gorge, ces teintes qui la pressent, le soleil de pus et de lait... Mais elle n'arrive pas a\ retenir les e/coulements opaques, elle urine a\ l'inte/rieur du ventre, dans une nuit pois- seuse, sale... 15 --- Le sexe, dit-elle. Le sexe... Regorgement. Le soleil de la sensation assombrit le sable... Douce... Douce... Un e/tat de gra^ce... Ce qui ne viendra plus... Cette eau fe/tide, lancinante. On m'ordonne de tamponner la crudite/ du corps couche/ sur un nappage d'agglutination se/reuse, on m'ordonne de te re/sorber. Et en rentrant de la plage, elle irait encore chez la cre/mie\re. --- Avez-vous du fromage ? Le plus liquide... La malodorante, la compression, la congestive, l'hormonale, la boudinie\re, la victuailleuse, la laineuse, la sous-mu- queuse, la mammaire, la jeune se remet- trait ensuite a\ marcher en direction des restaurants de glaires jaunes, vers l'hori- zon, vers la lumie\re de l'apre\s-midi inflam- matoire ou\ tout serait uniforme, serait cette ple/nitude de/mesure/e montant a\ la surface de l'eau et serait cette poche de nuages ne/e de l'e/vaporation de la mer qui crispait... 16 Et le brouillard ensoleille la membrane de la plage au cartilage et aux ventouses e/cumeux comme les vagues dont le gonfle- ment vient crever sur le sable, sur le bord contractile du ciel de/chire/ et mou. Il va faire nuit. La jeune femme respire anxieusement par ces soirs presque moites comme son corps... Les coquillages et le sable refle\tent la clarte/ spongieuse tandis que commence le reflux et que le volume de l'humeur e/paisse grossit dans le cre/pus- cule a\ mesure que, par amour du liquide, la solitaire s'enfonce dans sa longue marche affame/e. --- Personne, songe-t-elle. Personne... Jamais personne... Elle laisse le sable froid, la vase devenir cette pression marine que la sensualite/ d'une femme parvient a\ rendre inde/cente. La myopie, le regard entraient dans l'eau, dans la sueur d'un souvenir qui, par e/blouissement, entamait la plage de/colore/e dont la platitude s'estompait derrie\re ces vallonnements de la chair, de la peau. Il y a de l'autre co^te/ de la frontie\re d'une sensation le royaume, le baiser ou\ ne re\gne que le de/sarroi qui nous saisit si une main 17 nous fro^le, nous touche. Les chambres y sont plonge/es dans une nuit baveuse ; et la peau va loin dans le toucher... La jeune femme re^ve de retourner se lover dans le sombre, dans l'orageux ou\ s'e/taient abrite/s les ra^les, les spasmes, l'extase ; elle re^ve d'e/treindre le plus lumineux du fluide qui circule dans le conduit engorge/ de la me/- moire ou\ fleurissent des plantes de sang, de jour et de feu, une pe/nombre aux nerfs animaux, l'e/clair dont les le\vres bouillantes la tueraient si l'orgasme se prolongeait, s'il la mettait encore en sueur, s'il la frappait encore au fond de l'ute/rus avec ce me^me lubrifiant acide qui lui e/lectrise aussi le palais et la langue au fond de la bouche comme si c'e/tait au fond du ventre. Et plus fort qu'un reflet, l'e/clairage de la cons- cience est un deuxie\me soleil qui trouble la lumie\re et envoie au regard le rayonne- ment de l'univers jusqu'a\ l'arrie\re-gorge. La femme fermait les yeux, s'empe^chait d'avaler pour pouvoir supporter les scin- tillements des vagues comme si son corps refluait avec la mer vers cet horizon solaire, vers son vagin, vers cet homme. Et la femme, les yeux ferme/s, frissonnait, emmi- toufle/e dans le soleil couchant qui la trem- pait. Elle avait chaud. Elle respirait l'air, l'eau. La femme nageait, fre/missait dans 18 des effluves de mousse dorant la nudite/ d'une silhouette qui, sous le regard mi-clos ombre/ par les cils de la voyante, prenait la translucidite/ de la mer. La re^veuse, cou- che/e dans ces mousselines chevelues du sommeil, retrouvait alors l'oce/an fe/minin, la douceur de la salive et de la langue, la finesse de la peau, le giron e/clairci par cette blondeur de la brume de l'impre/ci- sion du souvenir qui la le/chait ; et la femme en mangeant murmurait le nom oublie- ... Elle mangeait en bru^lant, en poussant de toutes ses forces pour expulser de son corps le paquet de violence, le paquet de fourmillements et de de/mangeaisons, cette chose qui l'inondait de chaud et dont elle aimait sentir couler la rigole comme si son amant n'avait plus de visage, comme si elle l'avait inte/riorise/ et si elle l'avait lique/fie/, me^le/ a\ sa propre excitation... --- Ce n'est pas cela le sexe, s'exaspe/rait- elle. Le sexe... Sur cette longue plage d'immobilite/, d'endurance et d'absence ou\ la jeune femme continuait de fixer des yeux le vide. Puis elle revenait vers l'immeuble blanc, elle montait l'escalier, elle rentrait se re/fu- gier, elle tirait les rideaux, elle s'affaissait dans les bourrelets de l'oreiller ; et en 19 observant minutieusement le plafond, elle s'endormait. Le molleton de la doublure des rideaux atte/nuait le bruit des vagues, cette sorte de rumeur, de re/gion auditive que, dans le sang, peut atteindre le de/sir... Les ombres re/tre/cissaient l'espace. L'en- fermement e/manant des murs pe/ne/trait dans les muscles, dans les os. --- C#a sent le renferme/, le salpe^tre. Somnolente, elle se retenait aux nappe- rons de coton mercerise/. Elle les caressait de la main, elle les reniflait et elle levait tristement les yeux vers le soleil, vers le passage du lointain, vers le passage du perdu. Le vent de la mer arrivait par vagues de tie/deur, par murmures soyeux, apportant des nue/es de langueur, des exha- laisons. L'e/te/ entrait par la fene^tre ouverte. --- Je suis chaude. Pensait la jeune femme. Elle ne voulait plus rien... plus rien... --- Quel beau temps ! Elle soupirait. L'air de l'apre\s-midi sou- levait les rubans chiffonne/s, les hauts tulles d'or. La malade se recouchait, prive/e me^me de la force de s'habiller et de sortir... --- Je suis pleine... pleine a\ jaillir, a\ crier... Elle e/tait comme l'Asie baigne/e par treize 20 mers, l'Asie a\ peine se/pare/e de l'Afrique par la mer Rouge, elle e/tait muscle/e et liquide comme notre plane\te est compose/e de terre et d'eau. Et sa respiration e/tait la province du milieu qui joignait la bouche du visage a\ la bouche du ventre, aux grosses le\vres de la vulve que la femme, dans cette contre/e de la re/ceptivite/ des nerfs et de la sexualite/, avanc#ait, par besoin de s'ouvrir a\ l'irrigation, a\ cette abstinence du sang qui la congestionnait dans les bouillonnements du feu. --- Je t'aime... --- Mes cuisses ! Mes cuisses !... Mon ventre... Ses narines s'e/largissaient sous la pe/ne/- tration de l'air. Le vent e/tait mouille/ par la mer. La jeune femme assise sur la clarte/ du sable, sur les de/bris de nacre, dans le sel, sentait le soleil croi^tre, prolife/rer dans ses se/cre/tions. L'entre/e en activite/ de l'ovaire caracte/rise la puberte/ d'une fille. Et, me^le/e a\ la lumie\re, la femme lanc#ait cet e/clat, ces lueurs que, nue dans la baignoire ou\ elle se lave, une fille pube\re lance, et la femme miroitait comme des cristaux de chair, comme si le mu^rissement filtrait ces gouttelettes de cristal chaud que vapori- saient les vagues sur la plage ou\ la femme e/prise avait renverse/ la te^te pour humer, 21 pour mastiquer, pour avaler, pour se sou- venir... Le soleil, dans le froid, tombe en pluie, en brouillard e/tincelant qui voile le jour. La plage chatoie. La dorure du cadre, autour du portrait de famille, au-dessus du fauteuil capitonne/, s'allume, jette de la volupte/ dans la grosseur de l'ute/rus, dans la crampe ou\ la jeune femme recroquevil- le/e dans les draps et dans les couvertures fripe/s attend, face au mur, que se calment cette douleur, les flottements qui, dans la chambre, lui mordent la peau sur tout le bas-ventre... --- Je n'en peux plus... L'ombre du double, assise au salon, cou- sait, se profilant sur la nuit, sur la fene^tre, sur l'hiver dont les branchages effeuille/s frappaient aux carreaux entre les rideaux de cretonne. Le froid bru^lait, serrait le sang qui e/crasait le mucus mou et luisant comme un fromage frais et qui comprimait les fibres de la chair, le clitoris et qui les diminuait d'e/paisseur... La jeune femme 22 se re/veille en sursaut, elle se souvient qu'il enfonc#ait les remplis, la blouse, qu'il suc#ait ensemble les seins, qu'il emboi^tait parfaite- ment la masse de ses muqueuses, qu'il e/tait le houssage de la femme aux membres fie/- vreux, qu'il la fronc#ait, qu'il la plissait, qu'elle e/tait garnie par les testicules qu'il appuyait, qu'elle n'e/tait qu'un tissu de vis- cosite/ et qu'il s'introduisait dans cette pression, dans ce nappage. Et peut-e^tre de/sire-t-elle manger cet humectage, cette apparition de mousse a\ la surface d'un liquide, le brillant de l'eau, cette impre/gna- tion, cette aspersion, cette e/cume des vagues organiques, ces taches de sperme comme si c'e/tait la solidification du lait, le sel de la tendresse ; et elle de/sespe\re de revivre ces nuits aqueuses, ce confort bio- logique ou\ l'humidite/ se re/partissait dans sa chair, dans ses plis, dans ses fronces que les mains de l'homme, en la caressant, en la lubrifiant, secouaient, e/tiraient, de/ten- daient, faisaient goder comme une dentelle de chair et de blondeur... Propagation, cani-- cule aphrodisiaque... Il fait trop chaud. Bru^le/e par le vent venu du sud, la plage, sous des nuages de feu, rayonne. Et du sable, vers le visage de la jeune femme, s'e/le\ve un parfum de coques, de crevettes, de crabes me^le/ a\ l'odeur de ses aisselles. 23 Les paupie\res clignent. La consistance de l'empa^tement s'ouvre a\ l'exte/rieur et la mer se vide par cette lumie\re aigue% comme si le sexe allait gicler. Et peut-e^tre que la re/tention peut aller jusqu'a\ la tume/faction, peut-e^tre que les seins d'une femme durcis par une retenue diffuse tarissent, diffor- mes, s'ils ne sont pas assez vite palpe/s, le/che/s, mais jamais, ni ce vent d'e/te/ ni la mare/e montante ne massaient assez violem- ment, n'alle/geaient la jeune femme que la re/verbe/ration secouait, e/claboussait avec la force du flot remontant la pente de la plage vers son corps qui, allonge/, presque nu, attendait comme une jeune fille vierge. Et la femme regardait cette lumie\re de l'homme qui avait passe/, conjonctif et glan- dulaire, dans le soleil. L'e/blouissement se/minife\re perc#ait peu a\ peu et elle hale- tait sous les re/miniscences qu'elle subissait comme un viol tandis qu'elle se forc#ait a\ oser suivre des yeux le flamboiement, la repre/sentation de ses propres le/sions... Le\chement de langues cre/mie\res aux bras butyreux. Tre\s souvent, le soir, il heurtait la vulve ferme/e et communiquait a\ l'air une douceur sucre/e et mu^rie par les ver- gers. La paysanne pre/parait dans ses cuisses les fromages de che\vre et le beurre couleur de sa cellulite, l'onctuosite/ de son 24 obe/site/, le fruite/, les produits gras qui don- naient aux estivants qui les mangeaient l'impression de gou^ter les grands souffles d'air venus des marais, les sentiers de la campagne. L'homme avant d'aller a\ la plage s'attardait, le matin, dans cette frai^cheur grassouillette, dans cette bave butyrique de la cre/merie, dans ces injections, dans ces douches qui le de/fendaient contre tout ce qui nous fatigue, contre tout ce qui nous use... Et en se me/langeant avec la cre/mie\re, il se sentait de/jeuner, re/parer son e/nergie, son enfance et boire les canaux de ces ma- rais d'acidite/ et e/chapper a\ la mort comme si cette source maternelle de notre passe/ pouvait ne pas s'arre^ter. Le ciel est moutonneux. Elle mange e/pais. Elle ma^che une marmite/e de nuages, les herbages qui entourent les basses- cours, elle re^ve a\ la princesse des cerises, des abricots et des prunes, a\ la princesse des brebis, a\ la princesse dont l'embon- point est moulu par le moulin, a\ la prin- cesse avoine, a\ la princesse orge, a\ la mi- oeuf, a\ la mi-me\re assise dans la charrette de confiture de framboises, dans le chemin charretier, a\ ce ventre comme a\ des gerbes, 25 comme a\ un sac de ble/, comme a\ une meule de foin, comme a\ un coffre a\ pain. Elle re^ve au juteux de la poitrine couverte d'une che- misette. Elle re^ve que rien n'a disparu, que rien ne lui a e/te/ arrache/, qu'elle est encore une enfant, qu'elle est encore les fleurs, les fermes, les arbres, le ze/nith, que ruisselle l'onde/e de soleil sur les plantes et sur les mamelles. Elle re^ve qu'un homme beurre/ de lait la frotte. La jeune femme pendant la sieste s'est enferme/e dans les collerettes d'e/glantines, de pa^querettes, de che\vrefeuilles et de per- venches, dans la grande lande des hauteurs qui dominent la mer, dans la province inte/rieure ou\ la petite chambre de voilages et de volants, ou\ la gaze des fronces a\ filet d'or habillent le blanc, ou\ les yeux de la jeune femme tissent une vapeur qui enve- loppe d'organdi les me/daillons, le de/collete/ comme si elle e/tait sur le bord des trans- parences, le long des transparences, tout le long des transparences, comme si elle e/tait sur le point d'e^tre cet e/clatement campagnard entre ces murs a\ rayures, entre ces bordures de marguerites au papier jauni par la lumie\re sous les franges et les glands jaune d'or... Et couche/e, elle voit le jus de la mousseline se gonfler sur la grosseur des seins pa^les, comme si la 26 me/moire travaillait cette mollesse, cette paresse, cette passivite/ d'une femme envahie par le paysage, comme si lui reve- nait a\ la bouche le lait de beurre, le lait qui reste au fond de la baratte quand la cre/mie\re a pris le beurre et que la matrice se laisse alors battre, baratter par l'homme aux lourds testicules, par le fiance/, par le viril me/lange de pulsations, de bulles et d'e/coulements. Et la jeune femme pense que les frontie\res entre l'homme et la femme, dans la volupte/, sont te/nues et que le de/sir commence, dans le corps, avec la vie... La jeune femme ne re/ussissait pas a\ s'affranchir de ces irritations ge/latineuses, de ces pertes bruna^tres, de ces persis- tances se/reuses, de cette sensation de pesanteur que devenaient parfois les palpi- tations de son corps, toute son existence, toute son expe/rience et elle sentait ses ori- fices s'entrouvrir, elle se sentait exsuder sans parvenir a\ se contro^ler, a\ se mode/rer, a\ renoncer a\ cet amour qu'elle avait cru oublier, qu'elle avait de/cide/ de ne pas cher- cher a\ revivre et elle se levait de son lit 27 en chancelant, lourde, et elle se lavait puis s'habillait pour aller se promener sur la digue ou\ elle ne rencontrait qu'une silhouette en grisaille qu'elle ne reconnais- sait me^me plus, qu'elle diffe/renciait mal de l'e/cume qui au loin moussait sur le haut des vagues que, de la digue ou\ elle mar- chait a\ pas lents, la femme contemplait au cours de cette promenade prolonge/e, ambi- gue%, indistincte, dans ce milieu imbibe/ par des se/rosite/s, par le jet du sang dans le coeur, par ces relents. Et le pe/nis colore/ du rouge bordeaux au rouge brun introduisait ces petites quantite/s d'aurores rouges, ces ane/mones humaines dans le rouge des vaisseaux. C'e/tait la chambre de la circulation ou\ du sang se coagulait, c'e/tait une maison iso- le/e dans la brume du souvenir ou\ je trem- blais dans le grand lit, sous le plafond tapisse/ de papier rouge a\ fleurs tandis que mon sang menstruel imprimait des jardins d'yeux et de bouches sur le papier de ten- ture, dans ces rites d'une magie assortie a\ la couleur de l'he/morragie. --- Je saigne. --- Avec une jeune fille vierge, il faut faire comme j'ai fait : entrer tre\s, tre\s dou- cement. Je ne pouvais plus me contenir. C'est normal. Je suis un homme. Tu me 28 plaisais. Je ne pouvais plus attendre. Tu dois comprendre. Traumatisme. Traumatisme. Grossesse. Naissance. Menstruation. De/floration. Accouchements. Cycles fe/minins et san- glants. Violence. La jeune femme re^ve que ses cuisses, que ses jambes flageolantes sont un fond de sie\ge en velours adipeux. Mais la blessure ne se cicatrise pas. La jeune femme e/carte les rideaux. Elle regarde les vagues du sang : --- Il me poursuit... Il me hante... De/pendance du nourrisson qui, s'il est prive/ de soins et d'amour, de/pe/rit et meurt. --- Je ne peux plus me passer de lui. Il sait qu'il me tient. Tu ne m'oublieras jamais... >> Cette blessure, en elle, se rappelait l'homme, blessure qui continue de fouiller les ovaires, les hormones. C'est la nuit que le che\vrefeuille sent bon, que le parfum, sur le balcon, opalise l'air, qu'il fait doux, que j'aspire le poi- son, que je compte les e/toiles. Le clocher de l'e/glise est argente/ par la pleine lune. L'amour augmente, je ne peux pas me se/pa- rer de son rayonnement et je me couche 29 couverte de cha^les qui me de/mangent comme une bru^lure. Et je ne dors plus. Le vent d'e/te/ et l'ima- gination me desse\chent, m'obse\dent. J'ai froid. Les ombres onguiformes me griffent. Je suis su^re qu'au bout de ces ombres, il est la\, presseur, et qu'il respire, qu'il vit encore et qu'il pre/ce\de l'entre/e en combus- tion, le sommeil ardent, le re^ve oppressif. Je sentais l'inte/riorisation fleurir dans mes seins, dans mon ventre, dans mes doigts, dans mes articulations qui me fai- saient mal. La jeune femme se souvenait des bourgeons de tendresse. La jeune femme endormie serrait dans ses bras le gou^t perdu, le spectre, le gou^t que ni les hommes ni les femmes ne savent plus se redonner, le gou^t de cette douceur mate/- rielle comme la peau et elle gou^tait aux rideaux d'une chambre dermique, aux rideaux d'un velours charnu comme une poitrine capitonne/e, comme ce bien-e^tre, comme ces mains ou\ le corps glisse, ou\ les bourrelets doivent e^tre gros, ou\ l'habita- tion est rendue confortable au moyen de la chaleur et des fre/missements de la chair que nourrissent le duvet des e/toffes, les arbres fruitiers, l'e/clat des astres, dans le souffle, dans les contractions d'une femme vivante. 30 Et la jeune femme, souvent, sanglote. Les sentiments sont de/risoires, pitoya- bles. L'e^tre humain est faible, avide, mor- tel. Il n'y a pas d'abri. La me/moire conti- nue d'aure/oler, d'ide/aliser, de sublimer des bases pulsionnelles qui s'appuient sur la nostalgie, sur le temps. Parfois re/apparai^t l'enfance couronne/e de fleurs de frangipaniers et de fleurs de tulipiers. Et la vision sort du sommeil comme une i^le de lumie\re dans le grand oce/an de la nuit pour e/blouir la mort et le de/sespoir... Vieillissement, vieillissement... Pour aller au jour, j'ai traverse/ un long couloir ou une longue coule/e. J'e/tais dans l'aveuglement. Je devais avancer a\ ta^tons dans cette couverture de lit. Je sentais les fibres de l'obscurite/, le tissu rugueux me ra^per. Je longeais les ourlets, le bord, les tuyaute/s que je formais moi-me^me avec l'ongle ; j'enfonc#ais les pieds dans l'envers, dans le lustre/, dans le silence du lainage. --- Ou\ suis-je ? Suis-je arrive/e dans la maison ? Est-ce son couloir ? Est-ce sa jupe ? Est-ce son linge ferme/ ? Est-ce mon lange ? Est-ce la laiterie ? Est-ce la monte/e de cette tension dont l'ute/rus s'e/largit, se de/tend, se soule\ve, s'allonge, s'engorge tan- 31 dis que l'excitation prend sur la peau la forme d'une e/ruption ? Me voici de nouveau au de/but comme si on renaissait de la peur... Peur de man- quer... Peur de souffrir... Peur d'e/chouer... Voyage inverse/, caracte\re introverti qui nous conduit au faux refuge et nous e/loigne du soleil et nous pousse, au-dela\ de la nuit obscure du sevrage, a\ cette re/gression, a\ ce retour aux plis et aux fronces de torpeur comme si la vieille me\re, le textile d'amour, la vieille nourrice, la me/moire devenaient cette robe de rides, ce giron use/ qui ne nourrit que la mort et n'est plus qu'un lin- ceul. Te souviens-tu du carabe d'or ? Te sou- viens-tu de la brume enflamme/e par le jour, par le fil de la vierge, par la toile d'araigne/e de la carabosse, par la lisie\re de cette fore^t dore/e ou\ caquetaient les poules ? Te souviens-tu du voile de mon berceau a\ roulettes que tu plac#ais sous ce flamboiement rouge e/carlate du hameau qui brillait dans ta voix quand le conte naissait, resplendissait et que ma vie commenc#ait ? La sage-femme, la marraine fe/e couve encore le pot de cidre. La pie\ce prend jour par une petite fene^tre qui donne sur le linge e/tendu a\ la lumie\re, sur les range/es 32 de choux, sur les oeillets barbus. Je viens du poulailler. Je m'assois pre\s de la cre\me qui commence a\ se former, a\ se lise/rer de musique. Tu me racontes <1Peau d'Ane, La>1 <1Belle et la Be^te, Cendrillon...>1 --- Mets-toi a\ l'aise. Me disent les mots d'e/vasion. Je mas- tique. Et par des pressions de la main, elle pre/pare le ve^tement de beurre et de paille. Ses mains sentent bon. --- C'est la fore^t qui m'a tout appris. C'est l'arbre en se\ve qui a e/te/ la mamelle d'une me\re pour me donner ce que tu pourrais appeler mon agilite/. Mes le\vres re^veuses ont malaxe/ des ragou^ts de myr- tilles, de brouillard et de vapeurs comme, en mangeant, on exprime la graisse d'une cuisse de poulet ou le suc d'une pomme ou le charme d'une herbe. Je re/gnais. La cre\me montait dans mon ventre et sur ma langue comme la cellulite produit les bour- relets sur les hanches, sur les cuisses, sur les fesses d'une femme et j'e/tais des gru- meaux. Je re/gnais sur le caille/, sur l'oeuf qui se versait, bru^lant, dans ma force. --- L'enfance et la jeunesse sont voraces, ai-je demande/ a\ la me/ditation. Mais apre\s, que reste-t-il de ce foyer ? Le renonce- ment ? La satie/te/ ? La poe/sie ? Un coquelicot me caresse de sa lumie\re 33 soyeuse ou\ la rose/e, semblable a\ une cou- ronne dans une chevelure, fait des feux. --- L'imagination ne tarit pas. Re/pands- toi grain a\ grain, ne t'arre^te pas. L'enfance subsiste a\ l'e/tat de taches colo- re/es ou de re/miniscences qui surnagent. La re^veuse buvait la lumie\re de la cas- cade du ventre. Je m'ouvrais je me lique/- fiais. Elle se re/veillait agite/e, trouble/e. Elle avait la migraine. Une pre/sence, la nuit, se confondait avec elle. La jeune femme se consumait, flamme farouche. Mais raidi, il la gagnait, elle faiblissait, elle attendait, elle pressentait cet e/clair, le retour de ce qui n'arrive pas a\ mourir... Elle re^vait de le revoir. Elle marchait ; elle entendait le bruit des vagues comme si c'e/tait le bruit des nuages et elle voyait les nuages avancer vers elle comme une mare/e gazeuse, ae/rienne, comme la houle d'un oce/an ce/leste et au loin les promeneurs, se profilant sur le vent, prendre des teintes sous-marines dans cet orage, dans cette re^verie nuageuse ou\ affluait l'horizon qui purifiait la jeune femme et lui donnait envie de franchir les dunes et de traverser la route et de conti- 34 nuer de marcher dans l'inte/rieur des terres blondes ou^ les gentianettes, sous les feuilles, soupiraient, ou\ l'air serrait les fruits sur les branches, dans ces souffles chauds qui ha^tent la feuillaison et qui piquent les jambes comme des orties, ou\ il faisait lourd, ou\ les abricots aux plis de pulpe duveteuse, aux poils follets suppu- raient, ou\ les gouttes-me\res tombaient, ou\ la matie\re bouffante plissait et ou\ le sol se reve^tait de fronces et de faux plis si cre/meux, si enfle/s, que la jeune femme, dans ce miel des sensations, avanc#ait a\ en perdre la respiration comme une amou- reuse bourgeonne, commence a\ s'exhaler sous la pluie, sous la pa^te qui la pe/ne\tre et qui l'ensemence dans le resserrement de l'e/treinte ou\ l'homme, tout a\ coup, la trans- perce, se verse, tre\s ardent, en elle. La marcheuse ne se rappelait plus bien les e/ve/nements, les personnages, la colline dont elle n'apercevait que le versant expose/ au feu inte/rieur, que l'envers, que cette intimite/. Et de cette luminosite/ des vis- ce\res, la jeune femme gardait un flot mat, un e/clatement ou\ s'e/taient accumule/s les ruissellements, les tremblements, les ge/mis- sements, les regrets qui ensoleillaient le toucher quand, essouffle/e, elle fro^lait elle- me^me le poids de ses ovaires en relief et 35 de ses reins mal comprime/s, quand ses jambes durcissaient comme des seins engorge/s et quand l'amour, comme un foe- tus qu'elle ne pouvait pas expulser, virait au poison, quand les quantite/s conside/- rables de vie entre/es en elle e/taient obstrue/es par leur propre de/composition comme une mauvaise circulation sanguine donne des varices, quand la promeneuse se fatiguait, ne pouvant pas se de/charger, quand la pression continuait de monter en faisant sortir de la poitrine la respiration haletante et quand, par le regard, la femme se cramponnait au soleil qui anime les jours et que, fille de la terre, elle s'excitait au contact de cette lumie\re comme en lui ajoutant des brindilles on ranime un feu, comme en la mettant nue, l'homme chauffe la femme. Les flamme\ches naissaient de la sensibilite/ incendie/e par l'atmosphe\re. La femme e/tait des charbons bru^lants. Elle flamboyait avec la vive clarte/ de sa robe solaire qui la frottait comme des doigts nerveux et qui la pinc#ait a\ la taille comme une piqu^re, comme la gicle/e du sang. Et elle se sentait e/coeurante, abattue, pre^te, sous cette robe de flammes, a\ de/border, pre^te a\ jaillir, a\ abreuver de caresses le corps de l'autre et elle collait a\ la chair de la saison qui enflamme sans la diminuer la 36 solitude des voyageuses du re^ve qui tra- versent les pays vallonne/s, les monts au fromage, les re/gions fe/minines e/perdues, les re/gions d`e/nergie, sans rencontrer per- sonne. Les bulles, au soleil, s`irisent, fleurissent encore comme une prairie et inondent de salive les paupie\res qui sentent ce feu pro- duit par le de/sir. Galaxie aure/olant l`amour. Les yeux finissent par ne retenir de la vie qu'un scintillement inaccessible au baiser, a\ la parole, a\ l'e/treinte. La jeune femme suivait le sentier de la colline parfume/e par les marais, par le vent. Sa peau fre/missait aux endroits ou\ l'effleurait l'odeur. Et ses narines se me^- laient a\ la brise et a\ l'herbe. Elle songe qu'elle a connu un seul ali- ment : la vie, ce soleil pa^teux, torrentiel comme les pluies d'orage qui cre\vent les nuages. Tas de cha^taignes, de noyaux de fruits que sa patience amoncelle quoti diennement dans les bols, dans les coupes aligne/es sur les e/tage\res de la chambre d'images, dans les oseraies de la corbeille d'osier ou\ nichent l'instinct aux ailes d'or et de lumie\re, les mouvements plumeux, 37 ce qui fut si bon et si douillet a\ recevoir, ces coeurs-oreillers, ces coeurs-e/dredons au pouls de plumetis, ce de/sordre pe^le-me^le de volants de salive allumant le feu de la cuisson sous les fanfreluches des voiles quand commence la digestion, au plus pro- fond du neuve d'huile, dans les meules et les mottes ma^che/es, dans la hutte de la sieste, au milieu des pelures et des tiges savoure/es que le liquide de l'estomac impre\gne, au chaud, sur le matelas satine/ du berceau du commencement. Et elle mange trop. La circulation est ge^ne/e. Les varices apparaissent avec la grossesse, avec la cel- lulite, avec les vergetures de la maturite/ de la femme qui inscrivent le travail destruc- teur du temps. La femme, dans cette chambre, dans ce lit, ne sent plus que le poids de son sang immobile, que l'e/coule- ment empe^che/, que la difficulte/ d'e^tre debout, de se porter, que la faiblesse de ses jambes... Elle grossit. La vie avait d'abord e/te/ libre de circu- ler, de se nourrir et de croi^tre, les gestes, de prote/ger, de sauver, de de/penser la sen- sualite/ sans calculer. La source du monde paraissait ine/puisable : Enfance. Enfance qui ne devrait jamais s'arre^ter. Enfance 38 qui devrait poursuivre son ascension de la lumie\re et de la chair jusqu'aux sommets de l'imaginaire et de la joie. Les bleus clairs et les bleus sombres tra- vaillaient l'eau de mer, en faisaient une lumie\re liquide, dans le creux de la main ou\ le soleil se de/salte/rait en buvant la chair des seins. Les ombres des cheveux de la jeune femme remuaient sur sa peau. Et le geste qu'elle faisait pour se sentir nourrie par la clarte/ e/tait si lent, si doux... La mer incluse dans l'e/paisseur de la lumie\re se concentrait dans le nerf du globe terrestre comme des fibres sont concentre/es dans la re/tine de l'oeil. Regard marin, flot d'e/cume saline, masse d'eau se brisant contre le rayonnement du jour. Les cercles, au lieu de se re/tre/cir et d'e/trangler, s'e/largissaient, toujours plus vastes, plus ae/riens, comme les e/le/ments d'un message s'ordonnant peu a\ peu pour initier la femme a\ cette lumie\re amoureuse, a\ ce foyer du feu de l'e/nergie, a\ ce commencement qui miroitait sur les vagues dans les reflets du rayon de soleil. A mare/e haute, la mer de/monte/e ouvrait des passages e/meraude ou\ le regard s'en- gouffrait. Le clapotis du sang murmurait des affluents chauds. Elle e/coutait l'affole- ment qui s'emparait d'elle, les tourbillons. En haut des dunes les nuages se de/cou- 39 paient sur les remous. La jeune femme se sentait fortifie/e par les injections de lumie\re, par le bleu nuageux, orageux, sablonneux de ces kilome\tres de plage. Et elle se fondait dans le vent qui, entrant par pousse/es frai^ches dans ses oreilles, dans ses cheveux, l'ae/rait. Stella re^ve de le revoir... Il l'embrasse. Le baiser est long, tre\s long, comme si la jeunesse ne finissait jamais. Comme si Stella e/tait toujours une adolescente. L'homme est trapu muscle/. Il vivait de viande, se servait de myr- tilles pour teindre sa barbe et sa chevelure charge/es d'he/lium comme les racines ou\ l'eau se/journe. C'e/tait l'Homme-Grain, le roi des champs dans ces zones de/friche/es, me/morise/es, ou\ il recevait la farine super- fine dans des e/cuelles de cuir, ou\ il man- geait le pain de fouge\re, ou\ je lui apportais de l'huile d'oiseau dans un seau en peau de veau pour le masser, ou\ je lui apportais de la cre\me dans la vaisselle de fromagerie, ou\ je savais qu'il mettait du sperme dans les mulots-fe/es, dans les belettes-fe/es, dans les lapins-fe/es, dans les ouvrie\res et les 40 ouvriers de la Vie comme les arbres four- nissent aux ateliers les re/sines, les gommes, les laques, les latex pour le travail et ou\ je m'ouvrais, ou\ j'espe/rais partager le sort de ces femelles et de ces ma^les et m'abriter dans cette illusion ancestrale, dans cet ali- ment et gou^ter au grand juge qui engendre et connai^tre la saveur du soleil filtre/e par les lianes de l'imagination, par le lierre, par les champs de lin en fleur et par les vergers ou\ j'espe/rais le/cher de la cendre de bois sur la joue rude du mai^tre du lyrisme qui faisait monter la se\ve dans les arbres et e/tait aime/ parce qu'il soignait bien, qu'il dirigeait bien et qu'une femme se sentait un vase a\ sperme de\s qu'il la touchait, de\s qu'il la couchait sur la paillasse et de\s qu'il surveillait les mouvements que font les le\vres fe/minines pendant que les cuisses du couple s'abi^ment dans la destine/e de l'espe\ce, dans cette animalite/ au rythme gluant, terrestre et tie\de, dans le rayonne- ment du lever du pe/nis dont la peau re/sis- tante, e/lastique comme du cuir, irrite la femme jusqu'a\ lui donner cette teinte brique que la succion ache\ve de rougir. Et j'aimais le soleil, la boule de feu, le grand texte. En fore^t du passe/, aux frontie\res de la me/moire ou\ peu d'e^tres survivent, il e/tait 41 l'Ancien, le sauvage, le chevalier, l'amant, le premier, le patrimoine, l'Eternel, le de/gorgeoir par ou\ le liquide du ciel tom- bait dans la bouche ; il e/tait l'athle\te qui moulait a\ la main les fesses et les seins et qui mangeait les de/bris de foin demeu- re/s sur la femme de/shabille/e, c'e/tait lui que rendaient amoureux le gonflement du beurre, les humeurs fermentant dans les mamelles qu'il te/tait. C'e/tait lui qui pois- sait comme si de la colle e/tait me/lange/e a\ son sperme, c'e/tait lui l'ivresse accumule/e dans chaque pli de mon ventre, lui, la che- velure e/missive, la croissance de la bril- lance qui pilait le fre/missement de la chair et de la peau comme du sel, c'e/taient ses baisers qui ramollissaient la graisse de la poitrine, les poches de gras au point de faire pourrir. C'e/tait lui le ma^le grand donneur de mondes, lui, le jet poisseux, be/re/ditaire, lui qui inventait, qui pressait l'ute/rus jusqu'a\ faire hurler car il remplis- sait comme une e/toile e/jecte de la matie\re dans l'espace. C'e/tait lui dont la presse/e coulait sans pre/caution, lui qui remuait, dans cette doucette du vagin, dans cette pure/e de mucus, en s'appuyant aux le\vres et a\ la langue de la femme en train de rece- voir la lumie\re liquide qui e/corchait comme le soleil est l'e/toile la plus proche... 42 0 violence de la nature ! violence mucila- gineuse, cutane/e d'un e/rotisme qui s'atta- chait au printemps et a\ l'e/te/ ou\ la femme e/tait fe/conde/e par l'homme comme le sel est le travail du vent et du soleil, comme les solstices e/tincellent, nous exaltent tan- dis que le poe\te regarde varier les jours, les nuits, o^ mythes et he/ros ! Je m'endors seule. Il n'existe plus celui qui m'embrassait dans les nuits chaudes et odorantes. Il ne brille plus. Il n'allume plus le feu avec les nerfs d'une femme excite/e par la danse, par le contact d'un danseur b ru^lant. Du balcon, je voyais la lune rayonner comme de l'or. Je la sentais traverser mon ventre, me crisper. Je te voyais danser encore, me choquer contre ton sang, contre les sons haletants du passage de la femme a\ l'homme au cours de la pousse/e qui, per- c#ant la membrane, unit les sexes dans l'incendie de la peau, apre\s avoir troue/ l'hymen, quand la terre, entie\rement couverte du sang de la virginite/, est d'un rose d'astre, dans cette ville interstitielle, case/euse, dans le dore/ veine/ d'un parc de brocatelle violette ou\ le rouge incarnat de 43 la gradation sensorielle, les capillaires, les arte\res et les veines, sous la jupe, sous le jupon, nous font parvenir au sommet de la congestion d'ou\ on entend les e/toiles striduler comme des grillons, dans la nuit sexuelle, dans la de/chirure de la de/flora- tion, ou\ nous dansons, joue contre joue, enlace/s dans ce sang qui continue de battre a\ mes tempes et a\ mes oreilles... Elle revoyait l'horizon, les nuages, elle amenait a\ la lumie\re les forces poe/tiques cache/es, elle re^vait, elle re/gnait sur l'e/mul- sion homoge\ne des souvenirs qui l'entou- raient de leur film bleua^tre ou\ ses yeux plongeaient, nageaient entre des particules de bleu, se dispersaient dans la poudre de brouillard, dans le liquide nuptial et elle reprenait contact avec la saveur initiale, avec la gele/e consistante, avec la chair a\ pa^te, avec les masses fermes et ge/latineuses de ses seins fige/s dans le chaud qui la pal- pait encore. Et ses sensations de fiance/e revenaient, se convertissaient en repre/sen- tations changeantes. Et tu la tenais encore. Tu l'e/pousais. Il n'y avait plus qu'un e^tre, plus qu'une fusion, que la lumie\re de la chair, que 44 l'e/cume de la mer, que ce feu invisible ; et tu te fragmentes en e/le/ments d'une me/- moire qui de/rive dans la houle de la pas- sion ou\, aujourd'hui, en suffoquant, je m'impre\gne de ce qui me bru^le... Et je m'enracine dans ta chair torride. Elle essayait d'analyser : ; C'est ce qui devient si dense... >> Mais il n'y avait plus qu'une saison, que cet e/te/ au tissu cellulaire la^che qui laissait facilement sortir l'acidite/ Mais la jeune femme, comme un sol pier- reux, emmagasinait la chaleur. Ejection de sable hyperdense, la plage battait les e/ma- nations que de/gageait encore la peau. --- Quand arriverai-je ? Quand ne me restera-t-il plus de souffle ? La jeune femme s'approchait du gouffre ou\ s'entrechoquent les de/ceptions, les de/sil- lusions ; elle s'approchait de la morbidite/ qui nous abandonne a\ une foule ou\ plus jamais la vie ne retourne a\ l'origine de son coeur et ou\ chacun, chacune s'amenuise jus- qu'a\ disparai^tre, englouti... Le bombardement des rayons l'hypnoti- sait. Elle longeait le flot, le de/bit d'e/nergies dont le bruit s'engouffrait dans l'e/clat de la lumie\re, dans le miroitement des souvenirs 45 qui lui fouettaient le regard comme ses che- veux lui fouettaient le visage tandis qu'aug- mentait la luminosite/ de ces re/miniscences et que l'expansion du passe/ compensait l'augmentation de la nostalgie et que la pro- menade l'entrai^nait au sein du climat liquide et que, sous cette pression, la jeune femme recommenc#ait a\ se dilater, a\ repous- ser les limites, a\ se disperser dans l'atmo- sphe\re dont les particules la bombardaient, lui permettaient de vaincre son de/sordre inte/rieur et de revenir au soleil, au flux du jour, de chercher a\ remonter a\ la surface... Et elle avanc#ait sur la plage aveuglante en suffoquant, en se retenant. Et le nombre des porteurs et des por- teuses d'amour diminue a\ mesure que se rapprochent l'exigence, la soif. Ebouriffe/e, la bouche en feu, elle s'e/tait jete/e sur les re/sidus qui partaient en gomme, elle mordait dans la saveur molle comme si elle essayait de s'enduire de terre, comme si elle se roulait dans des plumes de poulet : --- Que mangerai-je ? --- Que boirai-je ? --- Trempe-toi, barbouille-toi. Re/pondait la cre/mie\re jauna^tre. Elle s'e/tait laisse/ asperger, badigeonner 46 par cette folie, par le monde fermier, fari- neux, par la sexualite/, par la salive sensuelle qui lui mouillait les tresses, les oreilles, le front, elle avait savoure/ la gicle/e de bouil- lie. Le festin l'appelait, l'invitait a\ gou^ter encore le soleil et, e/perdue, elle se de/vorait, elle tendait les bras vers le ciel d'ou\ l'in- forme la de/visageait et lui apprenait la progression des appe/tits. Elle allait du rose au blanc cre\me pour de/couvrir en certains endroits les rides ; elle conservait un peu de chair fane/e, un peu de soie ivoirine, en souvenir de ce de/but, de cette enfance ou\ une femme, par sa blondeur, par ses cheveux boucle/s, avait personnifie/ la lumie\re et ou\ les lignes de cette belle tendresse ne s'e/loignaient pas encore des lignes du corps et ou\ on pouvait encore re/clamer et ou\ l'enfant identifiait le gou^t du lait humain en ma^chant cette mie du conte de fe/es, en de/gustant ces bouche/es pour les passer dans le sang capillaire, dans le sang veineux, pour les combiner a\ l'he/moglobine ; et l'enfance de la femme franchissait le mauvais temps, traversait par diffusion les couches char- nues, apportait l'oxyge\ne au magma qu'elle animait de toute la force qui s'obstinait a\ tenter de se libe/rer de l'archai%que support ombilical pour avancer vers l'exte/rieur, 47 vers les autres, vers la vie du monde, pour atteindre la ge/ne/ralisation, pour se me^ler a\ l'humanite/, pour permettre a\ cette enflure de la frustration de faire corps avec le souffle et de se fixer dans le langage comme un instinct cre/meux auquel la socie/te/ ne re/sisterait plus. Et la jeune femme, affa- me/e, les doigts crispe/s sur la nourriture, n'e/tait plus qu'un corps bru^le/ par le besoin de vivre, par le moutonnement dore/ des pa^tisseries charnelles. Elle revint sur le front de mer. Une mouette planant lanc#a une coque aux pieds de la femme qui se pencha pour ramasser le coquillage qu'elle porta maladivement a\ ses le\vres. Elle reprit sa marche sur les gre\ves en enfonc#ant les jambes dans le vent, dans la vase. Les vagues frappaient le rivage comme des masses de peur. La mar- cheuse avait du sable dans les yeux. --- Me voici a\ la frontie\re. Je finirai par rencontrer quelqu'un mais je ne saurai plus parler. Elle marchait en titubant. --- Me voici tout au bout, a\ la limite. Et comme si c'e/tait la matie\re de sa propre vie qui se de/sinte/grait, elle sentait le sens des mots se dissoudre dans la salive de sa bouche muette, inhibe/e. --- Je n'ai jamais pu lui dire que je l'ai- 48 mais... Je n'osais pas articuler, je ne pou- vais pas prononcer... La co^te se perdait dans la lumie\re. Ici la terre cessait de se battre contre l'eau, contre l'immersion. Ici, e/clatait la puissance de l'e/le/ment liquide. Ici on pouvait entre- voir la me^le/e de la naissance et de la fin du monde. Mais tous les organes du corps sont des suc#oirs, des ventilations, des tubes, des surfaces, des trous, des besoins, des mouvements, des parois, des capacite/s gra^ce auxquels on peut se maintenir en e/quilibre, on peut presser, aspirer la vie, laisser la chaleur entrer, on peut consom- mer les produits de la lumie\re du soleil avec gourmandise, avec gratitude. Echeve- le/e, ae/rienne, la voyageuse se ha^tait, se for- c#ait a\ ne pas ce/der. --- Je durerai. Je durerai. Se re/pe/tait-elle avec volonte/ en fixant des yeux le ciel. Une lame s'e/leva. La jeune femme, inquie\te de se trouver tout au bord, se ha^ta de rentrer. Toute la nuit, chez elle, elle entendit la force des vagues, elle enten- dit le vent souffler. Elle pensait aux trombes d'eau, a\ la noyade. Elle se serrait dans la couette. Et de nouveau, elle cla- quait des dents. --- Il y a un risque... 49 Les sentiments sont encore des enfants. L'amour ressemble encore a\ cette de/pen- dance du nourrisson. L'amour, me^me tard, demeure prisonnier d'une me\re ou d'un pe\re mythiques. L'amour a besoin de gran- dir, de s'affranchir de l'aveuglement et de la rage. Mais cette frustration de/mesure/e nous abrutit, nous obse\de, nous isole et nous oblige a\ errer toujours plus de/sespe/- re/ment, plus loin, plus haineusement, dans cet obscurcissement de nos pousse/es, de nos pense/es et de notre e/nergie ou\ se ren- contrent, barbares, maudites et me^le/es, la vie et la mort sans que rien nous e/claire assez pour nous permettre de discerner ce qu'il faudrait faire pour ne plus souffrir. Le lendemain, elle s'e/veilla, couverte de sueur, sous l'e/dredon de plumes de mouettes. Le volume de chaleur et de dou- ceur semblait avoir gonfle/ dans la nuit. La jeune femme transpirait, e/touffait. Elle ouvrit les rideaux. Elle regarda par la fene^tre. La mer montait. Et un bateau, au loin, se de/tachait sur les nuages. La jeune femme se servit son petit de/jeuner au lit. Elle beurra deux biscottes et remplit de lait sa tasse dont elle observa longuement 50 le contenu mousseux avant de boire et de se re/conforter et d'oublier cette cruaute/ de sa solitude. Elle aime ces vacances estompe/es par le brouillard lumineux qu'elle tisse a\ force d'e/voquer ce qu'elle n'a pas pu empe^cher de finir et de disparai^tre. Elle chiffonne ces lambeaux de racines presque ante/rieurs a\ la me/moire. Je me promenais dans le brou de lumie\re, dans le chemin de brume. Je fla^nais. J'e/tais un tampon de chair et de graisse plie/es et replie/es sur elles-me^mes. Je me fripais, je me tordais, je ressentais une douleur dans les reins en marchant, en contemplant le ciel, la mer, l'absolu. Les mutations liquidiennes prenaient naissance dans une excavation creuse/e au fond du temps, dans une retraite ou\ je buvais la re/surrection, ou\ je me cramponnais au ressassement. La femme est si triste qu'elle se voile avec ces hardes de houle, dans l'enfoncement, dans l'espace inte/rieur scelle/, sur le continent de l'intimite/ sombre ou\ personne ne va jamais, ou\ le passage encadre/ de hantises conduit a\ ces tourbil- lons, a\ ces re/gions du milieu du brouillard, a\ ces symboles, a\ l'a^me ; et je m'asseyais, la\, face aux myste\res de cette fertilite/ communique/e a\ la terre, a\ la cave par les esprits de l'eau dans l'obscur habitat que 51 J'imaginais en rampant entre des murailles parie/tales dans le flot d'anxie/te/ contenu par l'abdomen. Et de Brucourt a\ Beuvron-en-Auge, de Pe/rier-en-Auge a\ Rumesnil et a\ Cambremer, les feuilles rougissaient dans les haras. Les pommes fermentaient dans les tonneaux des chambres et ne donnaient encore a\ boire qu'une vase douce, trop sucre/e. Les pommeraies aux arbres alourdis par les fruits luisaient dans la mousse mine/rale et grasse. Il faisait bon. Les fume/es des feux d'herbe, les cre/pitements, les goutte- lettes lumineuses du rayonnement de l'atmosphe\re, les filandres, le de/po^t des sucs e/taient entreme^le/s dans les odeurs du jardin, dans un tartre de miel, de bauge, de cire, de pla^tre, de paille et de confiture, chargeaient le jour qui tapissait les mu- queuses, la langue. La campagne collait a\ la bouche et les terres fermie\res e/paissis- saient la lumie\re laboure/e comme la bave sort de la le\vre de chair. 52 Il l'avait d'abord le/che/e, humecte/e, avant de lui parler. Le sable et la mer disparaissaient dans la me^me brume que celle qui, au cre/pus- cule, couvrait, semblable a\ de la neige, les marais de la Dive, les prieure/s isole/s/ Les silhouettes erraient, sublunaires, submer- sibles, dans le malaise qui ouatait les parois du corps, la saison tandis que la me/tallisation latente de cette douceur rouil- lait les reflets du ciel dans l'indistinct, dans l'horizon, dans les nuages, dans l'approxi- mation, dans le gazeux mais les mains manquaient de doigts pour presser une angoisse venue se noyer dans l'illimite/ et venue se confondre avec cette pre/existence, cet infini que rien ne peut civiliser... Un voile brouillait cette ge/ographie qui tombait du soleil et qui rappelait la blon- deur du ble/ du Bessin, l'autre co^te/ de Caen, la plaine ou\ Bayeux e/rigeait son clocher gothique, ses demeures de pierre, au-des- sus des champs de ce/re/ales. La marcheuse, he/sitante, s'aventurait dans les sentiers 53 boueux qui, entre la plaine de Caen et le pays d'Auge, le long des champs gagne/s sur la mer, conduisent a\ ces immensite/s plates, a\ cette brume, a\ ces bulles de la boue, aux terres et aux canaux. Le froid pe/ne/trait dans les voies respi- ratoires, dans les bronches, finissait par emporter les souvenirs, la salivation, l'e/vo- cation pulve/rulente de l'e/poque ou\ les mou- lins transformaient la lumie\re en farine d'or, en jour, et ou\ toute la peau, toute la chair se poudraient de halos, dans la lumi nosite/ de l'excitation. Fange fruitie\re et poisseuse de l'e/poque de la ponte des coquillages, de l'e/poque des pholades et des jeunes coques, de l'e/poque des buccins. La douceur calcaire e/manant du ciel rase le sable et les ombres. L'air poivre la bouche frugivore. Il brumasse. La jeune femme patauge. La nacre e/crase/e et les vapeurs de la lumie\re, sous la mar- cheuse, constituent une mouture, un mor- tier comestible, une activite/ alimentaire, la chaux saline, la pa^te de la peau que les pas savourent dans cette arrie\re-saison de la salive ou\ un corbeau croasse, ou\ le soleil colore de rose, de mauve, de violet la plage comme des arbres et comme une vigne vierge, ou\ il fait nuit to^t, ou\ le sable sec et le sable mouille/ s'unissent aux teintes des 54 le\vres, dans l'espace circonscrit par les ma^- choires, par les gencives, par les dents, par cette e/trange mastication, par l'obscurcis- sement qui ce\de au cheminement du filet de lumie\re albumineuse qui coule, qui mousse, qui ourle d'e/cume filante comme du blanc d'oeuf cru le monde marin. Elle nageait ; elle n'avait plus pied. Brasse qui ne parvenait pas a\ de/layer les grands mouvements des ailes noira^tres obstine/ment solides de l'obstacle. Le bruit du claquement des dents rompait, seul, la surface. Elle attendait quelqu'un. Elle mar- chait comme si aucune tentative ne devait plus la mener nulle part. La lune e/clairait le me/lange de sable et de sel, la rive impossi- ble, et tout pesait, et l'eau plus noire que jamais se refermait sur le grelottement, sur la nage. La forme humaine e/tait se/pare/e de la jeune femme par les lames de fond, par la lagune. Alternance soude/e par l'obscu- rite/, par les traverse/es encha^sse/es dans ce creusement, dans ce qui meurtrit, dissocia- tion entrai^nant la noye/e au fond de la mer ou\ elle se de/battait contre le poids qui ne laissait plus passer les lueurs de la lune et des e/toiles, l'entrecroisement des jours et des nuits, le littoral du soleil. Les lueurs de ce de/gou^t m'envahissaient par de/verse- ment, par submersion, par infiltration, me 55 faisaient une robe aqueuse dont les e/cou- lements me fronc#aient. Et l'envie de fuir ruisselait a\ la surface de ma chair et les rigoles, le de/bit poissaient le fond de la mer. Et l'effort que je devais fournir pour m'humaniser me poussait a\ pe/ne/trer dans cette profondeur ou\ la peau cherche a\ sen- tir, veut jouer et ou\ tout le corps entend encore avec l'instinct, avec la peau. Mais je voulais remonter a\ l'air libre, au jour, a\ la vie. Je m'asphyxiais. J'e/tais sortie par la porte ouvrant sur la mer. Les nuages avanc#aient. Je pensais a\ la solidification de la glace qui, en se dilatant, provoque l'e/clatement de la roche de la montagne. Je continuais cette escalade de mes re^veries. Je parvenais a\ une respira- tion plus pure, plus libre. Une femme se retient de palper, de toucher... Et la caresse se pulve/rise en poudre de sensibilite/ dans l'atmosphe\re. Et je pensais que la fe/minite/ flotte comme ces nuages que je re^vais de rejoindre. Je pensais que la peau finit par e^tre ravine/e par la tristesse, dans ces ran- donne/es ivres dont le sang trace les routes, les rues, les plages. --- Ou\ e/tais-tu ? Ou\ e/tais-tu ? 56 j'attendais, oui, folle, je continuais d'at- tendre... Je ne sortais de cette pie\ce que pour m'aider a\ supporter l'obscur ronge- ment des bases, l'obscur sacrifice. On ne peut pas renoncer aux pulsations de notre propre sang dans les veines, on ne peut pas renoncer a\ l'acharnement des battements du coeur de notre propre corps tant que nos membres connaissent encore le mou- vement et la chaleur qui nous obligent a\ aimer me^me si on hait, me^me si on souffre. Les chrysanthe\mes, dans ma chambre, se fanaient dans leur vase. J'e/coutais les vagues de la tempe^te, je les entendais forer le vagin de la mer, le gouffre de la naissance du monde, j'entendais l'e/cume m'e/roder, je travaillais a\ m'ouvrir, j'entendais le liquide de la vie de/chiqueter et trouer ce conti- nent d'obstruction qui ne savait plus re/sis- ter au de/bordement, le flot fendait, disso- ciait, comme l'hypnose, avant de me don- ner asile, avant de m'entrai^ner loin du rivage pour me porter dans ses courants re/troactifs, dans cette de/tection ou\ se reconstituaient, a\ l'e/tat liquide, les parties de mon corps de/forme/es par la me/moire et je me rappelais ce qui continuait de m'exci- 57 ter, je me rappelais les lointains, la ge/o- logie musculaire, salivaire d'un long baiser, le relief de l'e/mersion des souvenirs de/ga- ge/s du silence de ces mers et de ces oce/ans d'une chambre, i^le du plaisir perdu ou\ j'explorais mes regrets, ou\ j'avais tellement envie de sentir encore les bras, le corps, la bouche, le sexe, le feu qui, par la reme/- moration, assurent a\ la bru^lure cette dure/e infernale ou\ se sont stocke/s trop d'e/mer- veillements, ou\ l'he/misphe\re gauche du cer- veau, trop sensitif, ne supporte pas de savoir qu'aucune re/ponse n'est encore ne/e de ce besoin d'amour. Elle marche dans la brume sombre. Vers quoi se ha^te-t-elle ? Elle interroge l'avenir, la crainte qui l'oppressent, qui l'obligent a\ continuellement se de/fendre comme si le crime e/tait proche, comme si elle e/tait de/si- gne/e, comme si elle ce/dait de plus en plus a\ cette attirance. Le passage devient inquie/- tant. Elle aura beau courir. Elle est seule. Elle se met a\ marcher plus vite. Il lui semble que me^me le ciel noir la poursuit, qu'il dissimule quelqu'un. La jeune femme commence a\ voir avec les nerfs de la peur. Est-ce possible ? Le de/sir peut-il nous 58 entrai^ner dans ces re/gions te/ne/breuses, e/trange\res ? Et peut-on aller si loin, si loin dans l'imaginaire qu'on s'approche du lieu de notre propre disparition et qu'on devient peu a\ peu complice de cette sourde tonalite/ affective qui s'insinue dans notre corps pour nous de/composer, pour nous harceler, pour nous obliger a\ sacrifier ce qui, sinon, bru^lerait plus fort que le feu du soleil, que le jour le plus torride, que les re/gions les plus arides de l'e/treinte ? Et il faut tuer... Tuer le de/sir, tuer ce que la sensualite/ a d'insatiable. Oh ! sont-elles ine/vitables, ces ombres, ces limites qui aboutissent au renoncement et a\ cette ven- geance de nos sens ou\, seule, la mort, comme revanche, peut rivaliser en inten- site/ avec notre besoin de trop sentir, de trop aimer ? Le soir, la jeune femme, e/lectrise/e, pro- duisait de la lumie\re. Elle e/tait encore si nerveuse, si crispe/e que sa peau, frisson- nant dans l'obscurite/, devenait lumines- cente. La femme continuait de marcher dans un vague remords, dans le de/chirement et elle se sentait grossir les couches infe/- 59 rieures sillonne/es de voies de sang, grossir le fond de ce tourment, au cours de l'inhu- maine compensation pendant les vertiges de ce parcours inte/rieur... Rues de l'eau, les fene^tres allume/es se refle\tent sur le canal de la nuit. Aure/ole chaude. Ce gaz boursoufle, de/figure, meur- trit. Et ces braises de souffrance sont le prix de ce qu'a d'absolu, d'intransigeant le besoin de trouver... O cendres ! Incubation d'une saveur ma^- che/e avec les flammes. Les jours sont trop courts. J'aime la lune dont la clarte/, floue comme si le feu et l'eau e/taient encore indistincts, me transperce. Je vois les me/sanges charbonnie\res mangeuses de gras, le ciel. Je vois presque clignoter l'air. Je me hausse jusqu'a\ la centaine d'oi- seaux, jusqu'aux bandes migratrices, jus- qu'au passage des hirondelles et des images qui volent entre les arbres et les nuages. Et assise, je vois le clignement de la circula- tion de l'inaccessible, l'errance de la terre dans les veines de la nuit ou\ nos chime\res 60 sont unies a\ nos existences que tourmen- tent l'insatisfaction et le re^ve... Elle n'avait pas bouge/. Elle cousait devant la fene^tre par ou\ entraient la lumie\re de la chair, le jour visce/ral. Et dans son coeur se heurtaient des orages. Le feu de sa peau ne se calmait pas. Ses le\vres cherchaient la tornade d'une autre bouche, d'un autre brasier. Le de/sir arrive a\ mon- ter si haut dans la passion qu'il n'a plus de visage, qu'il n'a plus de nom et que l'a^me n'est plus qu'une plaie rouge qui s'ouvre a\ la haine, a\ la putre/faction qui montrent l'inte/rieur du ventre et de la gorge qu'aucun autre souffle que celui du vide n'embrase... Je me jetterai en bouillonnant dans le de/re\glement, dans les intempe/ries et je ne chercherai que ma perdition en allant plus loin, toujours plus loin... Mais la\ ou\ je me retiens, la vie s'espace, je dois traverser les mornes e/tendues, l'anxie/te/, le silence ou\ sont contenus la confusion, l'empe^chement, et je ne peux 61 plus exte/rioriser cette surcharge d'ins- tincts. Les femmes se taisent mais de me^me que des cyclones naissent les pluies de/vas- tatrices, de me^me les peines engendrent des suicides et pre/cipitent la tendresse dans la boue, dans la tourbe d'une passi- vite/ que ne soule\vent plus aucun e/lan, aucun espoir d'atteindre l'horizon... On se re/signe. Les pays de mare/cages, les contre/es hypersensitives de nos incertitudes et de nos e/checs me^le/s a\ nos mictions, a\ nos sup- purations, a\ nos e/panchements, nous enli- sent, nous vieillissent, nous poussent a\ haleter a\ la recherche de l'air. Il n'y a plus en nous que la passion, que cette force qui parfois nous fait e/tinceler. Et la vieille fille, la sainte, la bloque/e, dans le croisement de ses veines et de ses arte\res, s'essoufflait, s'e/coulait. La dilata- tion diminuant finissait par pe/ne/trer dans la maison d'angoisse, par envahir les cou- loirs souterrains plus e/troits et d'un rouge plus vif que les veines battantes du corps. Il n'y avait plus de place. Le grand mou- choir chiffonne/ sur la bouche e/touffait les pleurs. Etait-elle en train d'aller encore plus loin que la douleur ? Entrait-elle dans l'apathie ou\ tout a disparu, ou\ aucun orga- nisme vivant n'a plus la possibilite/ de re/sis- ter et de demeurer un re/ceptacle de la 62 lumie\re ? Je voudrais tant me re/veiller ! Je voudrais tant que les rayons viennent de l'espace, que le soleil m'e/claire encore, que midi me transmette encore des impulsions nerveuses, que la terre soit encore ces pota- gers de feuilles d'oseille, ces villages aux chambres et au salon rancis dans le gros sel, dans la pure/e coulante des jours. Je voudrais voir l'e/clat des reflets du soleil effacer la nuit sur les vitres. Je voudrais sentir se coller la respiration de mon amou- reux, le sac de vie, contre ma langue teinte par le fruit chaud, je voudrais e^tre e/claire/e par l'inte/rieur du ze/nith comme les eaux d'une rivie\re sont pe/ne/tre/es par le ciel, comme les nuages brillent dans l'oeil et y de/posent une pellicule d'irisation, une bue/e dore/e, comme on admire passionne/ment un visage, comme les humeurs ombrantes environnent les collines de la pupille de l'oeil tandis que, du coeur, e/mane la clarte/ convulsive du tremblement des doigts et des bras s'avanc#ant vers le rayonnement de cette flamme ou\ flambent les visions expulse/es de la conscience, le besoin de progresser, de s'e/chapper et d'atteindre, au-dela\ de la peur, un peu de de/tente et de joie... Elle entendait se de/chai^ner, mugir la furie, les bourrasques du paysage de la 63 de/mence. Elle hai%ssait, hai%ssait, hai%ssait cette diminution des fonctions organiques qui l'e/lanc#aient soudain dans des spasmes congestifs comme une tendinite, sous l'ais- selle, comme un rhumatisme, comme une inflammation des ovaires, au centre de l'exacerbation de l'inaction et du gaspillage des forces de la vie, dans la sinistre union du corps et de la souffrance. Tandis que l'homme, dans ce combat du souvenir et de l'oubli, quittait la femme sans cesser de la tenir, de la presser, de lui faire mal, d'e^tre des sympto^mes et de sti- muler cette illusion, cette lumie\re des heures radieuses embellies par la nostalgie. Oui, ce que la jeune femme sentait, ce n'e/tait que de l'amour, que de l'amour, que trop d'amour, que cette de/pendance, que ce manque infini, que cet inache\vement comme les traine/es d'une e/motion ou\ les ressemblances se confondent, se superpo- sent jusqu'a\ former la silhouette d'une per- sistance qui e/treint et use cruellement le ventre, le coeur et rend l'assouvissement impossible. Et pour se tranquilliser, elle soupirait mais elle sursautait dans la nuit au craquement de l'armoire ou de la biblio- the\que comme a\ l'intrusion d'un inconnu dans sa chambre. Elle se reprochait son excitation, elle se contorsionnait dans des 64 tics, dans des frayeurs ou\ la fie\vre se glis- sait pour, dans cette continence d'une femme, faire resurgir, bribe par bribe, les e/le/ments de ses obsessions. Elle ne voulait plus distinguer du passe/ le pre/sent et, attentive aux perceptions qui lui permet- taient de localiser les e/mergences confuses, elle e/coutait les rafales qui secouaient l'abri, elle tressaillait, elle re^vait a\ la nuit de la conscience, a\ l'amne/sie qui l'aiderait a\ recommencer a\ manger et a\ dormir, a\ survivre car elle ne pouvait plus continuer d'aimer ainsi dans la folie... Elle ne pou- vait plus continuer de toucher, de lis- ser le vide, elle ne pouvait plus conti- nuer de s'accrocher par les le\vres, par les mains a\ l'impalpable qu'elle embrassait. Elle e/tait bouche/e par les mouvements de ces figures imaginaires qui de/posent l'indi- cible saveur du plaisir de l'amour sur les yeux, sur la langue, sur la peau, sur nos orifices be/ants en nous communiquant un de/sir inextinguible ; et je descendais jus- qu'au lien ou\, seules, vibrent les terminai- sons nerveuses de la chair et de la douleur. Et la bru^lante se gorgeait du feu patho- ge\ne de la soif d'aimer. Le vent du nord traversait la plaine dans les circuits de la me/moire. L'influx nerveux se propageait dans les neurones. Elle san- 65 glotait. Les frontie\res entre l'espace du sommeil et l'espace de la veille s'effac#aient. Elle se blottissait dans ces lacunes et dans le re^ve. Il n'y avait plus rien. Cette province avait e/te/ autrefois le sie\ge d'une substance bleu-noir comme le cortex est le sie\ge de la durabilite/ du souvenir. Elle se souvenait que l'aube avait e/te/ l'oxyge\ne qui apporte a\ la me/moire le sucre, les acides ; elle se souvenait qu'un soir, elle s'e/tait attarde/e a\ regarder le glauque tache/ par des algues, par la vase, par ces ombres et qu'elle avait eu envie de tomber, de se dissoudre. Et comme le feu souterrain, dans les sources, jaillit des fractures du sol, on ne sait plus si on aime ou si on de/teste ce qui se contracte, en nous, cet appel obscur, violent... Ou\ e/tait-elle ? Qu'e/tait-elle venue faire ? Qu'essayait-elle de fuir ? La jeune femme e/coutant le murmure des disparitions suc- cessives continuait d'avancer vers l'hori- zon, vers l'absolu, vers les signes, vers le de/sir de ressusciter qui n'a pas cesse/ de tourmenter, de de/chirer, de de/cevoir l'hu- manite/. 66 Une mouette crie. Je pose mon cha^le sur mes e/paules. J'ouvre la fene^tre pour res- pirer la progression de l'odeur du brouil- lard vers mon visage. Je me sens balaye/e par l'au-dela\ comme si je captais l'e/nergie lumineuse du mal. Et, sous l'effet du froid humide, je songe, en refermant brusque- ment la fene^tre, a\ une visite nocturne de la mort passant me re/ve/ler son pouvoir de pe/ne/trer ainsi dans les os comme la pluie dans la terre... Et je continue, dans la chambre e/teinte, d'errer, lueur solaire d'un me/dium qui clignote comme de myste/rieux signaux d'alarme tandis que la chair, en retrait dans sa propre chaleur, dans le re/servoir des hormones et dans l'obscurite/, se macule d'une lumie\re gluante. Il est minuit. Je n'arrive pas a\ dormir. Le vent souffle trop fort. Je choisis un livre de contes de fe/es dans la bibliothe\que. C'est le livre de la sept-en-gueule, du caque- graisse, de la carabasse, de la chauffe- panse, de la brasse-oeufs dont la bouche est un tonneau de salive qui donne a\ boire le vin sale/ et tie\de d'un baiser. Et dans la lumie\re de la lecture moussent un lait 67 e/paissi un mont a\ fromage remue/s peu a\ peu par mes yeux ; et je me souviens d'un appe/tit de soleil, je me souviens du de/sir de sentir gonfler les flocons de pa^te bouil- lante, je me souviens du de/sir de sentir monter la saveur e/cumante dans la poi- trine et en lisant je me re/conforte en man- geant ce qu'il reste de farineux dans les produits de la langue, dans le halo parle/, e/crit, dans ces gou^ters, dans ces de/jeuners de mots ou\ la gorge se re/chauffe. Le vent et la pluie, vers deux heures du matin, redoublent. Je m'arre^te de lire. Je mets des chaussettes et un deuxie\me cha^le pour me recroqueviller dans l'e/paisseur de ces laines douces comme les cheveux follets d'un be/be/ ou comme une houppe a\ poudrer et je m'assois, silencieuse, devant les bu^ches de la chemine/e. Je regarde le futur venir. Le feu bru^le dans mes joues, dans mes mains. Je suis seule. J'attends, j'attends tout. J'attends la rencontre, le passage de la crainte a\ la confiance, j'attends l'inven- tion, le travail, l'inde/pendance, j'attends d'e^tre de/salte/re/e par une source commune a\ l'homme et a\ la femme. J'attends de boire la coupe de l'e/panouissement, j'attends de tracer les chemins de te/nacite/, de patience et de maturite/, dans la lande de l'affecti- vite/ pour ne plus e^tre contrainte par le 68 passe/, par mon enfance, par mon adoles- cence a\ re/gresser et pour m'affranchir de la tyrannie de la me/moire et de ce besoin obsessionnel d'ide/aliser et de ce besoin de nier le temps, les changements, les deuils, l'acheminement vers la fin d'une existence dont il faut pourtant accepter de connai^tre les cycles de mort et de renaissance, et de franchir les e/tapes pour que la richesse en e/nergie de vivre ne soit pas inhibe/e, et qu'on ne soit pas re/duit a\ la frustration, a\ l'impuissance, et je me morfonds dans ma chambre comme se morfondent les hommes, les femmes rele/gue/s dans une me/lancolie, dans une torpeur qui annihi- lent la vitalite/ des mouvements du monde. 2 C'est l'hiver. La femme est rentre/e- La fene^tre de sa chambre donne sur le ciel, sur les nuages Me/moire ; me/moire... Les le/gendes m'ali- mentent, versent en moi plus de gras chaud que l'estomac d'un nourrisson ne contient de lait. Je vois le rayon de soleil percer la pluie dans le jardinet de la me/moire et faire briller le coffre-ance^tre, je vois la nourrice mi-humaine, mi-animale se fric- tionner sa mamelle enfle/e avec du saindoux pour se soulager pendant que son soutien- gorge se\che sur le couvercle de la poterie dans cette cabane sombre comme l'inte/- rieur d'un chaudron ou d'un ute/rus. C'est comme si ma me/moire souvent m'appli- quait un cataplasme de terre et de paille, comme si le souvenir m'emmitouflait dans le grain, dans un manteau de bocage, dans cette Normandie seme/e en ble/, en avoine, en orge ou dans l'onctuosite/ d'un morceau de lard ro^ti au feu. Me/moire berge\re des pre/s, des marais, maternite/ de nos origines 71 ne/olithiques dont le lointain he/ritage peut nous e^tre encore transmis par notre corps se/dentaire, sensitif, imaginatif, par une lucarne, par ces promenades dans les tradi- tions, dans la ve/tuste/, dans ces visites des proverbes agricoles, des ai%eux de la parole, dans ces visites des mots qui demeurent comme : Avoinerie, Mai Feuille/, le Mouil- lon, les Poigne/es de Chanvre Cru, un Douce- Noire, une Batte a\ Beurre, la Blanc-Gele/e, un Prince du Nord Enveloppe/ dans une Peau de Cerf, dans ces visites des lieux imprime/s dans les glossaires de la re^verie. Mots qu'on a envie de collectionner, de conserver entre les le\vres, sur la langue, dans la salive comme on aime posse/der une chaise en che^ne paille/e de ble/, une caque- teuse a\ dossier haut, comme, adulte, on re^ve souvent de posse/der mate/riellement son enfance, le temps et de l'arre^ter, comme on a envie de se pelotonner dans l'espace verbal entre Lin et Lingerie, entre Tresser et Tisser et de partir pour ces lieux du temps, pour l'e/poque des cueilleuses de plantes, comme on aime habiter une chau- mie\re, les vieux quartiers, la place de l'Etape-au-Vin, la rue Rougernaille, comme si, au-dela\ du langage, on percevait les cultures, les techniques ancestrales, l'e/cho des antiques communaute/s rurales, comme 72 si des villages, des objets et les traductions des patois ou de l'ancien franc#ais nous re/ve/laient les produits des quenouille/es magiques file/es dans les hameaux des reli- gions disparues et des fore^ts bru^le/es, comme s'ils nous re/ve/laient l'aube histo- rique, le berceau de notre langue, de notre pense/e et de notre imaginaire qu'on assi- mile a\ la fe/licite/ d'un be/be/ nourri au sein. Et entre ces ruines, on s'attarde dans ce qui nous rejette dans un sentiment, dans une pe/nombre ou\ ce qu'on cherche a\ retrouver, ou\ notre archai%que recherche d'une pre/sence tute/laire nous asservit et nous e/loigne toujours plus de l'avenir et de la maturite/ comme si, dans les couches les plus profondes de notre sensibilite/, le corps refusait le vieillissement du monde, comme si le corps refusait de s'adapter a\ la ne/cessite/ du renouvellement du monde, comme si les mille/naires ne pouvaient pas se se/parer des premie\res croyances comme un enfant qui ne veut pas grandir, comme un adulte en crise, dans ces e/vocations sen- timentales ou\ errent nos ide/es, nos impres- sions d'inse/curite/, ou\ le temps paralyse, pervertit, trompe plus qu'il n'initie et ou\ le temps donne a\ l'amour le ton re/trograde de nos fantasmes dont le langage ne cesse pas d'enfermer l'homme, la femme, la 73 sexualite/ dans les ro^les re/pressifs et fige/s ou\ chacun attend trop de l'autre. Je somnole. Une luminosite/ intermittente comme les clignotements du souvenir e/claire les jours d'hiver. Les douleurs en allant et venant projettent des sites dis- sous, des rayons dilue/s, des clarte/s peu- ple/es de pointillements e/tincelants sur les nuages. Je ne sais pas ce que je parviens a\ saisir, a\ retenir. Ces lumie\res sont fugi- tives. Il me semble que c'e/tait en Bretagne, tout au fond de l'enfance, que c'e/tait au bout du scintillement, que la terre e/tait blanche, que cet abri de feuillage, que ces haies ont existe/, qu'ils m'ont enveloppe/e pre\s de Saint-Lunaire et que c'est leur clarte/ qui persiste dans le soleil mental comme on voit luire la trace de la langue sur la peau le/che/e et se communiquer la vie, comme chaque anne/e, de\s le mois de mars, l'ombre et le caracte\re s'e/claircissent au contact de l'air tie\de et embaume/ qui entre par les fene^tres ouvertes quand le corps, comme une tige pre^te a\ fleurir, dresse la te^te et pointe, s'impatiente, aigu, palpitant, printanier, vibrant, presque affole/, comme chaque e/motion nous rap- 74 pelle peut-e^tre quelque chose de plus fort, de plus lumineux, de plus vif qui, un ins- tant, soustrait notre pense/e a\ cette nuit sinistre et a\ l'engourdissement. Mais cette ne/cessite/ d'affronter, seule, l'espace affectif de/sert pour en sortir, pour parvenir a\ l'union, a\ l'autre, a\ quelqu'un, au vrai et a\ renaitre plus su^re, plus sage, plus forte, plus comple\te, plus e/quilibre/e, plus humaine, c'est ce qui donne envie d'e/clater en sanglots comme cette petite fille qu'on ne re/ussit pas a\ ne plus e^tre. Plages reme/more/es, oce/an clos, espace obsessionnel de la noyade, grandes mare/es de l'e/quinoxe psychologique ou\ l'attraction de la mort e/gale celle de la vie ; il suffirait que cette main, que cette bouche revien- nent se poser sur moi. La nuit s'e/tend, recouvre le jour. Le jour dure seulement quelques heures qu'aucun geste ne sait, ne peut retenir. La femme a beau chercher a\ s'allonger plus pre\s du ciel, plus pre\s de ces mouvements, plus pre\s de ces de/placements de l'atmosphe\re, 75 plus pre\s du vent, elle a beau sortir res- pirer l'odeur froide ; elle a beau exposer ses genoux, son visage a\ l'hiver et surveil- ler la ne/bulosite/, que garde-t-elle ? Combien de temps y aura-t-il encore des arbres, des villages, des prairies, des cam- pagnes ? Biento^t les trois milliards et demi de Terriens ne pourront plus contro^ler les puissances destructrices que les Etats inventent. Les hommes du troisie\me mille/- naire auront-ils des sentiments ? On entre dans l'a^ge de l'angoisse ; quelque chose finit... Et la crise, l'irre/versible commen- cent. Les ombres arme/es sont projete/es sur les nuages par les douleurs. Les ombres arme/es entrent de/ja\ avec l'angoisse dans les atomes des cellules et endommagent de/ja\ les organes. Pressentir le vide... La jeune femme sent des pulsions lui e/cor- cher, lui enflammer les intestins. Elle devine la de/che/ance des Terriens et de la lutte a^pre des e/nergies, le sens du perver- tissement de la vie, le cataclysme du cer- veau, elle sent venir la progressive obscu- rite/ glaciale d'une e\re ou\ le soleil n'e/clai- rera plus la terre... 76 Est-ce qu'on a assez donne/ ? L'ute/rus s'est-il assez dilate/ pour que puisse des- cendre et passer l'illimite/ de la vie ? Est-ce que la volonte/ de nai^tre, les pousse/es du corps en train de mettre au monde ont crie/ assez fort ? Est-ce que l'accouchement n'est pas toujours limite/ a\ l'expulsion des vagis- sements de ce qui, sur la terre, est aussi- to^t interdit, asservi, me/prise/ malgre/ l'abri maternel ? Et la vie monte-t-elle assez haut dans la voix humaine, dans le langage, pour propager la passion de vivre et pour conver- tir tous les instincts de mort, toutes les insatisfactions et nous communiquer les moyens de notre libe/ration et nous aider a\ accepter cette de/pendance gluante, rauque ou\ nous enfonce l'amour ? <> Oh ! que l'autre entende ! qu'il s'approche et qu'il comprenne ! Oh ! que la re/ponse soit accorde/e a\ cet appel e/puise/ d'avoir e/te/ exprime/ en vain a\ travers les biographies, les langues, les civilisations, les sagesses, les morales, les religions, les ide/aux, toutes les phases de l'histoire du monde ! Mais notre langage reste ace/re/, une arme tendue 77 vers le but de l'autodestruction, vers les de/flagrations, vers les se/ismes... J'ai peur. Les nuages avancent, avancent, lents, derrie\re les arbres, m'entrainent. La course de l'air s'assombrit, efface le ciel. Le temps tourne. Je suis couche/e. Les nuages lointains de/filent, longue mobilite/ gazeuse des images brumeuses que suivent la re^ve- rie, le regard et la fatigue. Le jour s'e/loigne. Je re^ve que ces trombes d'infini m'empor- tent comme les tourbillons du vent aspi- rent la mer, tandis que, fixant des yeux la masse ae/rienne je sens des colonnes de chaleur tournoyer dans mes jambes, dans mes cuisses, tandis que ma chair s'hu- mecte, s'agite comme si je marchais dans l'incandescence des frottements de l'imagi- naire, dans cette errance ou\ tout ce qu'il y a de moite et d'excitable dans le corps humain monte jusqu'a\ la bouche, cherche a\ se dissoudre dans le sang du sexe et re/clame encore l'apaisement que nous refu- sent l'affaiblissement et la de/cre/pitude, tan- dis que me rongent cette e/volution de l'extinction ge/ne/ralise/e, cet obscurcisse- ment des sentiments qui menace la survie, tandis que des nuages porteurs de pluie, de gre^le, d'orage et d'obscurantisme, devant les fene^tres des inte/rieurs, de/rivent re/fle/- chissant les lueurs de nos forces e/touffe/es. 78 Le couvre-pied bourre/ de coton est trop lourd et glisse et je dois tirer son e/paisseur vers moi, le remonter pour me sentir niche/e dans la protection car la nuit dans cette pie\ce mal chauffe/e donne naissance a\ un accroissement de l'angoisse et il me faut me re/chauffer, m'arre^ter de trembler, essayer de trouver le sommeil... Elle aimait ces persistances sensorielles, ces interfe/rences imaginatives qui surgis- sent du passe/ ; elle se retenait e/veille/e pour conserver le plus longtemps possible le trait lumineux ou\ revenaient les excitants. Elle n'enregistrait plus de nouveaux sou- venirs... Elle se confinait dans ce passe/ e/ruptif, dans ces e/vocations ou\ e/tait compense/e sa solitude par la suractivite/ de sa me/moire, par des voyages inte/rieurs qui lui rappelaient le plaisir. Elle enjolivait. Envahie par ses e/tats d'a^me, elle reconnais- sait son enfance, ses sensations ; elle se de/lectait. Elle suivait toutes les pistes visuelles, olfactives que lui indiquait le silence. Elle passait sur les bruye\res des 79 bois et des landes ; elle parcourait des garennes ; elle revenait sous la forme d'une re^verie dans ces territoires de ses ori- gines... Elle lisait le mot : <>sur une page du dictionnaire. Les troue/es de clair dans le ciel s'e/tei- gnent. Les nuages s'amoncellent et se concentrent autour de l'oeil qui, avec de plus en plus de difficulte/, perce la nuit. Quatorze heures trente. Il pleut. Moments liquides. Elle n'a pas envie de remuer, de s'arracher a\ sa passivite/ et d'aller se briser contre le monde solide... Les effets apai- sants de la chambre d'autrefois continuent d'agir, surnagent comme une reviviscence cache/e, comme ce myste\re d'un autre bain ou\ l'eau e/tait visce/rale, sonore, enrichie par les ondes de la voix femelle et par les changements de la lumie\re qui traver- saient des parois de chair. Peut-on s'en sou- venir ? Peut-on, de rapprochement en rap- prochement, parvenir parfois a\ cette tem- pe/rature de la source ? a\ cette vision amou- reusement biologique et atteindre le fond de la douceur et re/gresser jusqu'aux fron- tie\res du commencement ? aller aux limites au-dela\ desquelles notre existence e/tait des cellules isole/es dans le sang d'un homme et dans le sang d'une femme ? Peut-on 80 retourner presque jusque-la\ ? Y a-t-il sous la me/moire une autre me/moire ? A mesure que la jeune femme sent ses souvenirs se dissoudre, elle est re/ge/ne/re/e par une force humide qui chuchote, qui l'enlace, qui la nourrit, qui la rame\ne a\ une expansivite/ a\ des incitations et porte/e par le flot de visages et de poitrines fondus dans les images nuageuses, elle reprend vie, elle s'abandonne a\ ces retrouvailles, a\ une se/curite/, a\ une irresponsabilite/ ou\ son corps de femme n'est plus se/pare/ de son corps d'enfant, dans la permanence de ce besoin de fusion. Un peignoir rose the/ accroche/ a\ l'em- brasse du rideau de cretonne, au-dessus d'une coiffeuse en sycomore, doublait de tulle le jour ; la fillette entrait sur la pointe des pieds pour regarder dormir dans les dentelles sans la re/veiller, sa me\re, une femme dont la peau semblait affine/e par les rayons de l'atmosphe\re. L'enfant s'asseyait devant la fene^tre dans la clarte/ voile/e de drape/s dont elle chiffonnait les plis nei- geux. Et en contemplant l'horizon, elle devinait la courbure de la terre, elle sou- riait au rayonnement corporel de sa me\re, 81 au soleil, a\ la plage, a\ l'e/cume des vagues, aux particules des mole/cules de la vie ma- ternelle qui pe/ne/traient le ciel et l'eau. L'enfant e/tait encore e/loigne/e de cette angoisse ou\ on a me^me envie de le/cher, de boire le sang coulant du nez d'un e^tre vivant qu'on che/rit, qu'on che/rit au point de s'affoler au moindre de ses sympto^mes, au plus petit accident, au point de caresser le saignement avec notre bouche appuye/e sur la peau du visage ensanglante/, en sachant qu'on ne pourra pas aller plus loin, plus loin dans cette union, dans la palpi- tation de la chair, quand notre peur de la mort se change en cette a^prete/ de la vie, en cette sollicitude traque/e, en cette pitie/ quand est venu notre tour non plus d'e^tre prote/ge/ mais de prote/ger, quand on est par- venu a\ l'a^ge adulte et qu'a\ la gra^ce a suc- ce/de/ le de/sarroi et qu'aux nuits ou\ on dormait, les nuits ou\ on veille, ou\ l'anxie/te/ nous empe^che de dormir, nous de/chire, lucidite/ ou\ aimer fait si peur. Ta blondeur s'est e/parpille/e, pailleuse, dans l'e/clairage du recoin ou\ je pense a\ toi, ou\ forme/ de brins de paille et de foin rayonne l'air de cette nuit d'hiver filtre/ par des masses de volants, de plisse/s, de galons et de doublures garnies de fronces au fond du jauni. 82 Je frissonnais de bien-e^tre, les fibres, les gros bourrelets, les gonflements du capi- tonne/ me reposaient, ton linge gardait sa transparence, je m'asseyais l'apre\s-midi sur tes genoux et tu brillais dans cette chambre comme des ailes raye/es d'or et je me blot- tissais dans tes pulsations, dans ton cor- sage fin comme la toile enveloppant un fromage frais et je lissais les rayons du soleil sur tes cheveux et je circulais dans les veines et dans les capillaires du relief des broderies de l'organdi charnel, dans les grands mouchoirs plie/s double, dans la che- mise en droit fil, dans des dentelles teinte/es par de/coction de tilleul, dans l'envers de l'e/toffe et tu sentais bon, j'e/touffais. Tu chantais une berceuse pour m'endormir. Et dans cette petite pie\ce ou\ tu me faisais faire ma sieste, ou\ tu fre/missais, je perce- vais ton coeur sous les battements de ta peau brillante de reflets. Je fro^lais l'e/paule nue jusqu'a\ serrer les dents pour retenir ce que ce fro^lement de/re/glait en moi. Souvenirs, e/paves rejete/s par des vagues douces... Il y avait eu des solstices de feu, des arbres au tronc peint en rouge. Il y avait eu des charrettes attele/es de moutons. Il y avait eu des pirogues. On dormait sous les e/tage\res charge/es de sacs de lin remplis de 83 noisettes, de cha^taignes et de glands, sous les poutres, sous les mottes de terre cou- vrant le toit en rondins, sous la vaisselle en osier et en crin de chevaux. Et on filait la laine, on triait les provisions, on entre- lac#ait les tiges pour faire des tissus et on se/chait les navets, les ce/leris dans la petite maison familiale, fileuse, linge\re, mare/ca- geuse, en branchage, en torchis et en herbe. On filait les a^ges de la nuit, les premiers a^ges, au carrefour e/claire/ et chauffe/ par les rayons et par les particules du ciel, a\ la zone des lisie\res des fore^ts, dans la lande cosmique des frontie\res de la vie souter- raine et renaissante qu'e/changeaient ma peau et la tienne, a\ l'Ouest, au tre/fonds de notre a^me, au tre/fonds de la vie sur la terre qu'aujourd'hui perpe/tue, e/voque cet enso- leillement de l'imaginaire pre/historique ou\ la lune et le soleil parlent, ou\ l'e^tre humain et l'animal ne font encore qu'un seul corps tandis que la voyageuse des vieux chemins re^ve, cherche encore l'eau gue/risseuse, tan- dis qu'elle cherche a\ ma^cher les racines de la parole, tandis que, malgre/ la poussie\re de la mort, elle aspire a\ s'e/panouir, a\ vivre, a\ fuir comme si on pouvait encore changer l'avenir et le sens que suivent l'Histoire, l'existence. Lieux d'imagination et de langage lie/s 84 aux souvenirs comme le bras gauche est lie/ au coeur... Pense/es cre/atrices de petites chambres de joie... La jeune femme se plonge dans ces e/le/- ments de le/gendes ou\ le soleil, l'eau s'as- semblent et dessinent de physiologiques vaisseaux sanguins, les nerfs, un cerveau. La re^veuse se rappelait la passante qui l'avait accoste/e la veille pour lui deman- der : --- Que peut-on faire ? Que peut-on faire ? Et elle se rappelait un inconnu qui, un soir, s'e/tait approche/ de la chaise ou\, sur la terrasse du casino, elle e/tait assise face a\ la mer : --- Il fait beau. Le ciel est bleu, n'est-ce pas ? avait-il murmure/ avec exaltation. Il est bleu et il restera bleu, il faut le croire, il faut croire de tout son coeur que le ciel restera aussi bleu, aussi bleu ; croyez de tout votre coeur que c#a va continuer comme je le crois de tout mon coeur... Il s'e/tait e/loigne/ avant d'entendre la re/ponse de la jeune femme. 85 Mais depuis le de/but de l'automne, elle n'est plus dans cette chambre dont la fene^tre s'ouvrait sur la mer. Elle est ren- tre/e. Elle se terre dans son appartement pathologique, entre les bocaux, entre les tisanes, entre les porcelaines, entre les armoires. Elle attend. Elle porte une robe de chambre e/cossaise fourre/e de laine. Elle continue de trembler. La sonnerie du te/le/- phone retentit. Une pluie visqueuse tour- billonne comme une tourmente de neige dans le halo du lampadaire de la rue bru- meuse. Et la femme e/coute. Elle entend le vent hurler, les stores battre contre les vitres. Elle racle le beurre au fond d'un pot. Elle croit que ce gras rance qu'elle avale la gue/rit. Il fait froid. Il fait nuit. Le te/le/phone continue de sonner. Elle a froid me^me a\ l'inte/rieur de la gorge et envie de manger des chiffons de mohair et d'angora pour se re/chauffer. Elle ne peut pas parler. Les trombes d'eau en tombant sur le trot- toir fument. Le vent secoue la porte. La femme guette, haletante. Sa gorge se contracte. Le te/le/phone se tait. Le pire, ce n'est pas de savoir qu'on finira par mou- rir, c'est de ne pas savoir comment et quand on mourra... 86 La peur l'e/trangle. Lutter, lutter, lutter ainsi de/sespe/re/ment contre l'irre/ductible, contre l'irre/versible, contre son coeur qui bat trop vite et qui la serre ! Lutter contre les te/ne\bres de nos couches les plus ambi- valentes qui nous attaquent comme la ma- ladie chemine, invisible, dans le corps prostre/, frustre/ ! Et elle essaye d'oublier, elle essaye de s'empe^cher de penser. Elle essaye de s'enfoncer plus profonde/ment dans la somnolence et de se rela^cher, elle essaye de respirer, de se dissoudre dans sa fatigue. La mort et le vide, comment les boucher ? Que mettre a\ leur place ? Comment me remplir ? Il n'y a plus rien, plus rien. Je ne peux qu'e/laborer des images et des images et des images et superposer, entasser, car ce qui compte, c'est d'essayer de combler ce qu'il y a de be/ant, d'innerve/, de fou. La jeune femme, essouffle/e, se recroqueville sous le couvre- pied jusqu'a\ ce que la chaleur de/gage/e par son corps tie/disse l'inte/rieur du lit et recre/e l'abri et lui permette de se contenir. L'homme ne l'a pas appele/e. Il ne lui a pas e/crit. Ils ne se sont pas revus depuis cette soire/e. Il vient peut-e^tre de lui tele/- phoner. Elle re^ve, elle soupire... Elle re^ve 87 de de/parts, elle re^ve de risques. Elle s'excite. Elle reconnai^t cette submersion qui l'enivre, elle s'appre^te a\ faire corps avec la perte de la joie, a\ faire corps avec ces regrets, elle re^ve de voyage, elle re^ve d`avoir le courage de se supprimer... Elle re^ve d'une sombre effusion dont l'inten- site/ de/passerait la vie... Elle s'e/gare, elle s'e/gare, elle est malade... Mais la lumie\re demeure tout au fond de l'obscur comme si on ne pouvait jamais se/parer totalement la nuit de la lumie\re, comme une trace d'union, comme le reflet de cet e/clairage qui a primitivement ensoleille/ le sang de la vie dans le corps et qui a fait transpa- raitre un accord entre l'existence et le jour. Oui, quelque chose re/apparai^t toujours, revient toujours de nos explosions de de/tresse et du fond de l'amour enferme/ en nous et rayonne, rayonne, re/fracte/ par notre me/moire, par le fonctionnement organique comme le soleil re/fle/chi par les nuages. Et assombri, aigri par les anne/es, on conserve pourtant de l'enfance la capa- cite/ d'e/mettre des rayons bienfaisants. Oui, une femme s'e/claire a\ cette lueur de sa chair et longtemps en elle se propage le re^ve de se concentrer et d'e^tre enlace/e dans la luminescence amoureuse et tard encore les e/motions rougeoient, couvent 88 sous la grisaille des de/ceptions pourvu qu'a\ travers ses neurones, la femme perc#oive le feu et qu'elle sente la sensation e/voluer, bru^ler sous la peau, l'oxyge/ner, pourvu que les neurones sensoriels re/cepteurs continuent de capter et de transformer en de/sir le soleil de la chair. Et a\ mesure que la me/moire remonte le temps, le souvenir et les pense/es s'engorgent, le coeur s'acce/- le\re. Elle e/teignit la veilleuse. Elle fut plonge/e dans le milieu noir. Elle ferma les yeux mais les paupie\res ne sont pas les rideaux qu'on tire dans une chambre pour se pro- te/ger de la clarte/ du dehors. Le cerveau est une chambre de nerfs et d'obsessions. Elle ferma les yeux pour ne plus voir. Oh ! ne plus savoir ! On ne peut pas dormir quand tout ce sang des autres, toutes ces douleurs des autres, tous leurs ra^les, toutes leurs plaintes, tous leurs sanglots, leurs hurlements, leur malchance, leurs crises, leur destin giclent dans notre corps et quand l'exte/rieur e/claire tragiquement notre inte/rieur, quand nous ne pouvons arriver qu'a\ des de/chets d'amour et que nous ne pouvons connai^tre que la traver- se/e du monde poignant de la souffrance, que la ste/rilite/ de la compassion. Mais des e/tincelles bleua^tres s'allumaient, elle enten- 89 dait le cre/pitement de ses longs cheveux d'enfant. Elle cherche a\ se retenir de vomir. Elle re^ve d'entourer de ses bras quelqu'un et de tirer a\ elle les traine/es lumineuses lais- se/es par le passage du ciel dans le regard et de s'abandonner au sommeil et d'ap- puyer sa te^te paresseusement contre la poitrine de la nuit, contre le lait des images et de s'abriter dans les e/toiles sans nom, elle re^ve de retourner a\ ces nuages, aux napperons en ble/, a\ la mousseline bro- de/e avec de la paille, a\ la chambre floue ou\ l'odeur des pommes, le tanin de l'au- tomne en travaillant le torchis des murs brunissaient la lumie\re de l'apre\s-midi, le nid de cle/matites et d'e/glantiers, les concombres, les choux, les tamis, les e/dre- dons en balle d'avoine, les coffres a\ avoine, le fenil, le ta^teux-de-poule, la Pauvre- Jeanne, la grasse-poule, la toutouille, le Jean-Fesse, le ma^che-crou^te, les jattes, le moulin, les haies des pre/s peuple/es d'oi- seaux, les taillis, la recette du ragou^t de cre\me de courges e/crite sur une carte pos- tale par sa me\re. Les yeux de la jeune femme, dans la chambre, papillottent, se ferment malgre/ elle et elle s'endort dans le fourmillement de ses e/motions mais c'est l'aube. 90 Elle s'accoudait a\ la fene^tre. Elle aspirait les courants d'air. Elle songeait. Elle regar- dait le ciel moutonneux. Elle avait telle- ment prie/ cette immensite/ de l'aider. Elle suivait des yeux ces chemins ou\ on ne ren- contre personne. Elle se rappelait le vent qui soulevait de hautes vagues, elle se per- dait dans une contemplation qui lui brouil- lait la vue et qui l'empe^chait de distinguer ce qu'elle re/clamait au souvenir. Et elle ne pouvait plus remuer, elle ne pouvait plus se lever, elle ne pouvait plus marcher, elle ne pouvait plus sortir, elle ne pouvait plus se de/fendre, elle ne pouvait plus se tendre vers l'impossible, car aimer, car continuer a\ aimer dans l'inutile, dans la de/sinte/gra- tion, continuer de chercher des bribes de soulagement e/puisent et elle pensait, oui, devenir folle, folle... --- Viens, disait-elle pourtant a\ voix basse. Viens, disait-elle encore. Viens ! Se/dation de la lassitude. Lueurs fugaces du syste\me nerveux, masse fe/minine de moelle et de ventricules qui tressaille. Je pe/ne\tre a\ l'inte/rieur de l'e/clat de cette pas- sion ; je regarde l'ondoiement du feu ; je 91 suis enduite de miel par la langueur ou\ le prince chatoie dans la pe/nombre dore/e, dans la pa^leur de ses doigts, dans l'inti- mite/ de l'accord des nerfs e/metteurs et re/cepteurs, dans cette blancheur de ses mains. Je suis enduite de miel par les cloi- sons, par les meubles, par les voiles, par l'or du chalet qui re/pand la clarte/ du prin- temps. L'ombre rutile derrie\re le rayon de soleil comme la transpiration tandis que j'avance, sans bruit, vers le jeune homme si beau, vers cette e/vaporation de ma chair, vers ce renouveau, vers la repre/sentation de ce moment de notre vie ide/ale ou\ les vapeurs de nos re^veries flottent, nous cares- sent, augmentent les dimensions de notre cage thoracique et estompent la cons- cience. Elle referme la fene^tre, elle s'obstine. Les gros nuages bas bouchent la vue. La jeune femme regarde le ciel. Elle inter- pre\te les formes nuageuses ; elle respire difficilement. Cheminement de la de/sola- tion, re/sidu fixant la poussie\re, les heures brillent dans son coeur comme l'eau des rapides et elle suffoque tandis qu'elle froisse, qu'elle de/plie son passe/ comme si elle tenait la matie\re de ces perceptions si rares que la me/moire les conserve confu- se/ment dans le corps solitaire qui n'en 92 connai^t plus que les me/tamorphoses illi- mite/es, harasse/es... La jeune femme s'engageait dans le pas- sage souterrain a\ demi e/claire/ par des sou- venirs d'amour, sans re/ussir a\ voir quel- qu'un, a\ reconnai^tre quelqu'un et a\ e^tre su^re de pouvoir aimer en dehors de cette chaleur secre\te de ses entrailles dont l'atmosphe\re l'e/corchait, lui de/crivait des mondes torrentiels, des condensations mys- te/rieuses et discontinues, des jets de liquide, des borborygmes, des bulles, des envies de de/border, d'exulter, d'e^tre amou- reuse... Que se rappelait-elle ? Quelle toi- lette enchante/e ou\ l'eau rose et l'eau d'ange lavaient l'horizon, le front d'une fe/e, le gonflement d'un coussin en plumes d'oi- seaux de mer ? Pourquoi les contours de l'amour e/tait-ils impre/cis ? Pourquoi les fene^tres e/tait-elles toujours ouvertes sur les jardins arrie\re de l'imaginaire ? Que se rappelait-elle de cette chambre ? Ou\ le lit e/tait-il place/ ? Pourquoi le flux de destruc- tion re/cidivait-il ? Pourquoi les contradic- tions, les nuages s'e/taient-ils mis a\ e/cumer comme les vagues de l'agitation de la mer cause/e par le vent de la nuit brisent leur furie sur le rivage, comme le regard, toute notre vie, peut voyager, s'e/garer dans l'obsession des profondeurs de l'humide, 93 dans ces e/tats influence/s par nos hormones et par nos nerfs, dans ces signes indis- tincts ou\ ne se devine plus le sens d'aucune image, ou\ on cherche a\ aimer, ou\ on croit atteindre le fond de la soif, ou\ la se/cheresse de la bouche nous e/lance comme si on per- dait connaissance tandis qu'on ma^che sa propre chair, tandis qu'on mord cette saveur a^cre, fade pour essayer d'en faire sortir un peu de haine et me^me un peu de sang ? --- Je t'aime... Je t'aime... Contenu de la vie e/motive ou\ les cellules sont incorpore/es dans l'absolu qui sub- vient aux besoins de la peau et de la res- piration, a\ notre soif de solidarite/, de liai- son, d'inte/gration sans que l'amour soit jamais rassasie/, sans que nous soient per- mis une halte, un moment d'oubli, sans que jamais le de/sir renonce, se desserre. J'e/tais de/sempare/e. Quel nom me permet- trait de revenir en arrie\re et de recommen- cer ? Quelle carte de visite sur laquelle seraient grave/s quelle adresse, quel nume/ro de te/le/phone ? Quel bout de papier sur lequel serait dessine/ quel plan ? Quelle photographie ? Quelles lettres ? J'avais 94 tout de/chire/. J'aurais voulu partir, prendre le premier avion, le train, voyager de nuit et arriver la\-bas et chercher... Chercher ma jeunesse et retrouver ce nom, cette adresse et le retrouver, retrouver son corps, ses cheveux, son tabac, aspirer la drogue e/pi- ce/e par le sang de la virginite/, par le sperme, par le plaisir du souvenir. Me/- moire ! Dans quel sens aller ? Ce chemin va vers toi. Je risque de me perdre mais sans toi, je souffre. L'homme en emmenant la femme dans la souverainete/ des reins, dans la souverainete/ des seins, dans la sou- verainete/ des cuisses, en l'ouvrant, en la dilatant, en la lubrifiant, re/sorbe les de/mons, les se/cre/tions femelles qui, en l'absence de l'homme, piquent une femme comme du sel dans une blessure. Mes seins, dans ses mains, ressemblaient a\ des gly- cines de chair, dans la frai^cheur, dans l'ombre e/claire/e par ses yeux et je me fai- sais plus satine/e contre sa sueur, contre son abdomen. Et les volubilis, les capu- cines grimpaient sur les piliers de la per- gola dans la brume de chaleur qui voilait les iris, les amaryllis, les oeillets, les tube/- reuses, les narcisses, la lavande, les cycla- mens, le muguet fondus dans des cascades de lumie\re ; et le soleil huileux glissait dans les fentes chaudes de mon corps qui, de 95 la jeunesse a\ la vieillesse, de/sormais, ache\- verait de se de/composer, confine/ dans la soumission et dans la peur, tandis que le comprimait et le minait encore la pression latente, collante, de sa vitalite/. La jeune femme appelle cet homme, elle appelle un souffle d'air, elle appelle la base onduleuse, les amoncellements, le bleua^tre des nuages, elle appelle les couches plus claires du voisinage du soleil, elle appelle les mouvements ascensionnels de la chair, elle appelle les poussie\res de quartz sus- pendues dans les fume/es de l'espace, elle appelle la ne/bulosite/ comme si elle criait : Je t'aime >> au ciel, a\ l'intensite/. Oui, elle l'appellerait, elle lui dirait : --- Viens. Viens, il est tard, je me suis assise devant la fene^tre, j'ai vu a\ l'horizon scintiller la ville. L'arbre se profilait sur le cre/puscule et j'ai pense/ que ce n'e/tait pas un soir ou\ je pouvais rester seule. Mais elle reste a\ la surface du de/sir ; la contre/e est ste/rile, presque abstraite, elle y ro^de sans pouvoir entrer nulle part. Le parcours se tend, recouvre le ciel et la terre d'une nappe baveuse, mouvante, uniforme tandis que la matie\re re/siste aux coups que partout frappe la femme pour trouver une issue, un centre, pour e^tre filtre/e par la surface, pour traverser cette cloison de 96 silence et d'impalpable, cette barrie\re, pour atteindre l'autre co^te/ du monde, pour pro- duire un fond d'e/clairement, pour de/cou- vrir la vie mais l'impe/ne/trable se referme et enlise a\ mesure que la main, les pieds s'enfoncent, voyage re/pe/titif de nos priva- tions. Longueur d'un trajet de l'atrophie des organes des sens, les e/le/ments de l'ima- ginaire et de la me/moire tentent de compenser l'angoisse. La terre finit-elle ici ? Suis-je en train de quitter les vivants ? Tout, autour de moi, est inhabite/. Le vent mugit, pousse les nuages d'images, les repousse dans les parties noires d'une plage. J'entends a\ peine cette grisaille, ce rocailleux, ces de/combres. Le paysage devient ces lacunes, ces fragments de per- ception que la reme/moration e/choue a\ ras- sembler. Le de/sir reste be/ant, ne se cica- trise plus. Assise a\ sa fene^tre, la femme, haletante, regardait la lande de poussie\re. Elle s'unis- sait a\ une lumie\re qu'elle sentait se coller a\ elle comme du sang chaud, comme des organes, et elle s'arre^tait pour se refre/ner puis elle reprenait son re^ve, elle se mor- fondait, la chambre s'enfonc#ait de plus en plus profonde/ment dans le sol, devenait un de/barras, une pie\ce sans jour, une pie\ce secre\te ou\ personne n'allait jamais, une 97 pie\ce inhabitable que la tristesse pourris- sait mais le feu du corps m'aidait a\ me his- ser, le feu du corps participait a\ l'effort et aux mouvements que je faisais pour m'enfuir, pour parvenir au ze/nith, au but, au lieu ou\ la joie re/chaufferait ma circula- tion et rendrait plus fluide mon sang. Qui e/tais-je ? Qui ? Et de lui a\ moi, qui y avait-il de tellement indicible, d'inconnaissable ? Ou\i commenc#ait-il ? A partir de quelle extre/mite/ de ma souffrance ? Quelle e/tait cette envie, toujours, de m'enflammer dans des jours de/livre/s tandis que je perdais pied, que j'e/tais de/ja\ au fond, tout au fond et que je ne savais pas remonter et qu'il n'y avait plus d'air, plus personne. Et dans cette solitude, on a beau re^ver a\ la lumie\re et au jour, aux sources de l'ceil et revoir notre passe/, le regard ne brille plus dans le visage et ce n'est plus avec les yeux du corps qu'on voit mais avec une souffrance que ces paysages du souvenir excitent au lieu de calmer, au lieu d'adoucir et la jeune femme, en tentant d'aller plus haut, bien plus haut, vers l'extre^me, retombait, redes- cendait toujours plus bas, plus bas dans la fatigue, dans sa chair, dans ses muscles que creusait, que blessait cette tension. 98 --- Il n'est pas venu... Elle guettait... Elle e/tait pre^te a\ se pre/- cipiter vers le te/le/phone Elle avait des spasmes. Elle enroula un cha^le autour d'elle et elle s'accroupit car debout elle se tordait de douleur, ses frissonnements lui mordaient les intestins. Le te/le/phone sonna. La lune n'e/tait pas visible. Aucune e/toile, dans la nuit obscure, ne brillait. Mais quand on a e/te/ trop exigeant, quand on ne cherchait que l'amour, que la pas- sion, on ne peut plus rien recevoir des autres qu'on a chasse/s de l'intransigeance de notre soif. Attente de/serte, convulsive, ou\ on se consume... Il y a des soirs ou\ le ciel saigne, ou\ les nuages projettent des ombres rouge feu, ou\ la crampe est encore cette de/chirure. La jeune femme, en e/cou- tant la sonnerie du te/le/phone, sursaute. Le jet de lumie\re l'irrite, jaillit, ardent, insou- tenable. La femme tient sa poitrine pour essayer de se calmer et de ralentir son coeur... Mais l'e/motion est trop forte : --- Je dois me contenir... Je dois me contenir... Sa retenue l'inonde d'une urine bouil- lante comme si on lui arrachait les ovaires, la vessie. Et la jeune femme est souleve/e, emporte/e vers des re/gions surchauffe/es, 99 vers la condensation, vers la surfusion. Nuages de fie\vre dans ce ciel du sang ou\ est enferme/ son ventre. Elle se crispe, pre^te a\ e^tre perce/e, a\ e^tre transperce/e, de/chique- te/e par le de/bit que ses veines, que ses nerfs ne peuvent plus porter, par cette force des liquides en exce\s dont le ruisselle- ment nostalgique l'exacerbe, la submerge... --- Visce/rale... La passion est toujours visce/rale... C'est su^rement lui. Elle laisse le te/le/- phone sonner. Elle ne de/croche pas le re/cepteur. Voici venir la fin de la nuit. J'ouvre la fene^tre. J'aspire l'aube, l'a^me. Le vent e/tire en longueur des fibres de grisaille. L'hori- zon est mauve fonce/. Les nuages s'ordon- nent au-dessus des arbres en longues files d'humidite/. Et des vapeurs, sort un donjon aussi noir que la fore^t qui borde la terre le long de cette frontie\re brumeuse et boise/e qui se/pare du re^ve le re/el. Je m'assois face aux trai^ne/es du jour et je le\ve les yeux vers l'e/paississement graduel des nuages. Que se forme-t-il, la\-bas, si haut, sinon des gout- telettes d'eau, les tempe^tes aux fortes charges e/lectriques, les composantes de 100 vent, les chevelures des come\tes, les varia- tions de l'e/clairement, les voiles de glace, les royaumes de la bruine et de la pluie, les bouffe/es d'imaginaire, les cha^teaux de la troposphe\re et de la stratosphe\re, les contours flous et de/chiquete/s, les remous gris trac#ant les re/apparitions ? Je m'e/veille, je m'e/lance, je vais en avant, vers l'inconnu, vers l'inde/cis, vers l'approximatif, vers ces ondes, vers la seule irruption de cette vague aspiration a\ e/clater, a\ partir pour tout ce mauve, pour tout ce brouillard. Je me recouche. Je laisse la fene^tre ouverte. L'amour, a\ la lueur de la veilleuse encore allume/e, renai^t d'un monde de sou- venirs. La jeune femme exsude les re/miniscences par sa peau qui garde la forme que lui ont imprime/e les doigts. Elle soupire : ; J'ai envie... >> Et par des tractions tre\s douces, elle e/tend elle-me^me sa chair jusqu'a\ l'ap- pliquer contre sa re^verie comme si elle se laissait encore frotter par les e/treintes qu'elle se rappelle : visage de l'homme aime/... Visage de l'homme aime/... Les ge/meaux sont dans le halo de la brume. Je te confonds avec quel autre visage ? Sou- 101 cieuse, elle s'e/gare dans la mer de nuages. Elle sent la douleur raviver l'e/nergie et la chaleur dans ses muscles, elle sent la dou- leur passer dans son sang comme un coup de vent bru^lant. --- Mon amour, mon amour... Ce/nesthe/sie, pression sur le cceur, sur le ventre, relief de la maladie. Elle voit la ligne de passion borner cette souffrance. Elle sait qu'au-dela\ de l'oppression, il y a un homme d'amour, un visage de flammes, il y a cette ardeur du plaisir dans les nerfs. --- J'exulte, j 'exulte... Elle est baigne/e par la sauvagerie qui lui frappe la gorge et la poitrine et qui la mouille et par l'espoir violent qui monte, monte en elle et, des intestins, arrive presque a\ la jouissance et a\ appuyer trop fort pour ne pas la rejeter dans la pros- tration, dans ces hautes vagues fe/minines de stupeur ou\ le corps replonge dans son silence, dans sa nuit, dans son vide quand, de cette tension qui le relie a\ l'imaginaire, rien d'assez vivant ne nai^t pour forcer nos re/pulsions et estomper nos contrastes, nous soulager et permettre a\ l'e/phe/me\re et a\ la dure/e de s'interpe/ne/trer, a\ l'anxie/te/ de diminuer, quand nos attachements se combattent comme des forces contraires ou\ nos vies s'annulent, s'e/loignant les unes 102 des autres au lieu de se rejoindre et de nous revigorer. Ame en peine, temps nua- geux, tempe^te de femme comparable a\ des cascades de sueur, aux ressacs de la mer de/monte/e, a\ la fureur franchissant les bar- rie\res morales et perforant la stagnation comme l'estomac ulce/reux saigne... Comment fixer ces pays, ce vague a\ l'a^me sur la tendresse, sur la douceur de la chair ? Oh ! t'embrasser !... Comment e/loi- gner l'absence qui, dans la transmission de la musique, dans la transmission de l'art et du langage, nous comprime la poitrine ? Comment ne pas se me/fier de ces nerfs lumineux qui, du cerveau au ventre et a\ tout le corps, propagent la confusion ?. Qui es-tu ? Qui es-tu ? Femme ? Homme ? Esprit ? Je courais sous la pluie battante, je man- quais de souffle. Les gouttes tombaient dans ma bouche. Cette fadeur que mon visage, mes cheveux, ma peau buvaient, me don- nait envie de vomir mais je ne m'arre^tais pas de courir sur le trottoir huileux, je sentais mes seins ballotter dans le gaz car- bonique tandis que, sans pre^ter attention a\ mes nause/es, je me de/pe^chais comme si je 103 devais aller a\ la rencontre de l'exte/rieur et des gros nuages qui se pre/cipitaient, tre\s bas, vers le fond, au confluent des se/cre/- tions de l'espace mort ou\ l'air, malgre/ mes mouvements pour inspirer et expirer, n'at- teignait plus mes poumons, mon corps blo- que/. Oh ! Je la connaissais cette maison de l'angoisse : elle e/tait toujours aussi petite. La phase de contraction, c'e/tait la chambre sombre, la chambre tre\s sombre, et la phase de rela^chement c'e/tait la chambre ensoleille/e, la chambre de joie mais je vivais le plus souvent dans les deux premie\res petites pie\ces ; je ne pe/ne/trais que rarement dans la dernie\re ; et, retire/e dans le sombre, dans une immobilite/ inte/- rieure, dans le coeur tragique, je ne me las- sais pas de regarder le ciel, je suivais des yeux l'e/le/vation des nuages, je cherchais a\ voir les vapeurs des eaux suspendues deve- nir des brouillards, former les nuages qui m'entrai^naient loin de mes inhibitions et qui me menaient vers cette imagerie de la lumie\re, je m'e/vadais, je m'e/clairais a\ ce soleil de l'imagination, a\ cette e/toile du soir. Mon angoisse s'e/vaporQit comme les mers passent a\ l'e/tat de vapeur dans l'air et alimentent les pluies cuisantes, les cou- rants de l'atmosphe\re, les vents et, en devi- nant ce visage, en en sentant les le\vres se 104 poser, chaudes, sur ma langue, je trem- blais, mes regrets ne se distinguaient plus de la sexualite/, je regardais la bouche sen- suelle, les me\ches noires de l'homme nai^tre de cette flamme du feu de mon corps. --- J'aurais du^ re/pondre... Les coteaux embroussaille/s bleuissaient, se me^laient aux teintes herbeuses de l'eau. Je flottais au bord d'une partie d'un lac dans des perceptions qui se transformaient en souvenirs, en monde amphibie, en cre/- puscule. J'aurais voulu rassembler ma pas- sion comme si la vie pouvait dominer la mort. J'aurais voulu t'embrasser, avoir ta chaleur dans mes le\vres, dans la tempe/ra- ture de ma bouche et tenir la masse vivante de ton souffle dans mes mains. Tu serais venu dans le sang des capillaires pulmo- naires et, a\ force de te presser, a\ force de te respirer, je t'aurais concentre/ dans la moelle de mes nerfs mais cette pression de l'amour, on ne peut jamais la connai^tre, lui donner un visage, un nom, elle demeure retenue, enfouie au plus sombre de l'obscurcissement des impressions ou\ , par l'effet de l'inoubliable, elle se condense en fre/missements dans la peau. Et je regar- 105 dais le ciel, les nuages, l'au-dela\, le bleu gazeux, ae/rien qui conduisait, en l'avivant, le jour dans mes yeux. Je m'e/tais couche/e. Les intestins me faisaient mal. Je restais a\ la surface ; je me soumettais a\ l'e/volution du souvenir, aux de/viations du de/sir, a\ la de/te/rioration de ma sante/, je se/journais dans l'e/closion, dans l'imminence ou\ le jour ne circulait que par plaques doulou- reuses, ou\ le jour, en passant a\ travers mes veines, en illuminant le sang dans la masse de l'angoisse, dans la matie\re che/tive, mala- dive, circulait par ma peau, et je pe/ne/- trais dans la contemplation, dans cette substance de l'histoire de l'eau et de l'his- toire du feu qui, en haute nuit interne, s'e/labore dans les eaux de fond, dans la profondeur, dans le de/bordement des vagues, dans la grande fracture des re^ves, dans le grand e/touffement, dans les hauts- fonds des entrailles, dans le clapotis et dans les tourbillons de la monte/e des de/gou^ts, dans les grappes d'opaque et de pla^treux, dans la matie\re trouble, digestive, dans le brassage des nause/es modele/es et colore/es par une souffrance insupportable, dans le glissement de ces courants bleus du ciel qui continuent ainsi leur mouve- ment vers les multiples ramifications du regard... 106 Il faisait nuit. Le vent hurlait dans les couches les plus arrie/re/es de l'humanite/ ou\ les dragons, les magies, les esprits, les e/clipses, la lune trai^naient. Qu'y avait-il au bout du chemin de la me/moire ? Quel autre cheminement ? Comment me de/tacher de ces superstitions ? Je regardais. Je regardais. Je voudrais que quelqu'un m'aide a\ por- ter l'enfer, l'arrachement quand je me couche le soir dans ma chambre, dans la pa^te ambre/e aux volets ferme/s ou bien a\ l'aube quand je vois par la fene^tre se lever le soleil rouge dans les nuages. Je ne sais pas ou\, mais je les ai touche/es autrefois ces lueurs dont je retrouve la poussie\re comme si elle e/tait devenue la luminosite/ qui re\gne a\ l'inte/rieur de la me/moire impressionne/e par ce retour fane/ des tons ou\ je recom- mence a\ me blottir en m'assoupissant, esseule/e, dans l'obscurite/. Je me tenais debout sous les nuages bas. Je sentais les vagues, les trombes d'eau se re/percuter dans mon dos, dans mes reins. Je sentais le grondement rouler dans ma colonne verte/brale, dans le vent de mer, s'amplifier sous ma peau, sous mes che- 107 veux, m'e/branler le ventre, la te^te comme si c'e/tait encore l'e/te/, comme si j'e/tais encore au bord de la mer. Perspective bleute/e. Les globules rayon- ne/s par les nuages avancent au-dessus des feux de la mer vers l'e/claircie. Le bruit monte du fond de l'absence. Plage visionnaire : les nuages recouvrent les nuages. C'est le changement de mare/e. L'horizon passe du sombre au noir. Les nuages ondulent dans les vapeurs. La cre^te de la vague brille comme les vitres d'une fene^tre au soleil au-dessus de l'e/cume aux e/tincelles glauques. Les ombres prises dans la moire du diamant liquide des vitres ruis- sellent, e/clabous sent, s'e/le\vent et redescen- dent, vertes. La femme, la paysagiste du de/sir, s'assoit, respire le large. Les e/mana- tions des souvenirs miroitent. Les reflets de l'arrie\re-pays, les rayons de la campagne, les coups de vent venus de l'arrie\re-plan des appe/tits e/talent l'herbe dans l'embrun qui s'e/tire en filaments de verdure dans les remous iode/s. Le continent de feu et de sel poudroie sur la fene^tre. J'e/tais fatigue/e d'e^tre toujours cette nomade du re^ve, j'e/tais fatigue/e de chercher des signes qui 108 n'e/clairent que les lointains de l'a^me, que l'horizon inte/rieur, que la maladie. Je regar- dais. Je transperc#ais l'ensoleillement. Je reconnaissais chaque chemin, chaque alle/e, chaque sentier, chaque cours d'eau, chaque haie, chaque abreuvoir, chaque lavoir de ce voyage dans le ciel et dans le soleil refle/- te/s par la mer de souvenirs. J'arrivais a\ des frontie\res ou\ la nostalgie se jette dans le de/sespoir... Lumie\re calcaire, albine, la plage de la me/moire et de l'hiver moussait a\ travers la noirceur. Les scintillements, les bacte/ries et les algues de l'e/cume e/taient glissants d'oliva^tre comme un coquillage recouvert d'une cuticule brune. Et je continuais de lisser l'insaisissable, la disparition. Mes doigts glissaient comme, de/courage/ par l'in- compre/hension, par l'insensibilite/ qui nous entourent, on soupire, comme on se tient a\ l'e/cart au lieu de lutter, comme les vagues de de/sir et d'imagination se fracassent contre la re/alite/ dans les mouvements irre/- pressibles de l'inse/curite/ et de la souf- france, comme on est faible, fragile, comme on est vaincu si vite par l'isolement quand le besoin de tendresse, quand l'amour de la chaleur de la vie sont trop forts pour e^tre jamais compense/s par aucune substitution, par aucun raisonnement, par aucun souv- 109 nir, quand la femme, tout le long de la journe/e monotone, fre/mit et re^ve a\ cette plage toujours plus grande, toujours plus e/vente/e qui la berce, qui la leurre... Elle prend quatre comprime/s par jour. Elle a le ventre en feu. Elle s'irrite du manque d'air, du manque de jour, du manque d'espace. Son mari lui dit qu'il ne lui paiera pas un nouveau voyage, que ses dernie\res vacances au bord de la mer n'ont pas ame/liore/ son e/tat de sante/ et qu'elle est rentre/e plus fatigue/e, plus de/prime/e et qu'elle continue de tousser et de ne pas savoir se me/nager, que, si elle ne se soigne pas, il la surveillera, qu'elle doit se forcer a\ travailler, qu'elle est malade parce qu'elle s'ennuie, qu'il ne suffit pas de re^ver pour re/soudre les proble\mes, qu'elle agit comme une enfant, comme une irresponsable, qu'elle est une ne/vrose/e et que lui, il est responsable d'elle et qu'il ne la laissera pas se de/truire. Elle crie qu'elle veut se de/truire, qu'elle veut mourir, que sa vie est insoluble. Elle re/clame de l'argent, elle lui dit que, s'il ne lui fait pas un che\que pour qu'elle puisse repartir, elle se suici- dera tout de suite, ici, devant lui et elle 110 esquisse un geste. L'homme s'approche d'elle et la tient par les poignets. Elle fait semblant de s'e/vanouir. Elle tombe. Elle ge/mit. Elle appelle. Elle appelle. Elle attend de couler, de sortir de ses veines, de vider son corps de cette vie qui n'est qu'une interminable peur... --- Je veux en finir, sanglote-t-elle. Je veux en finir... Il essaye de la relever. Elle est trop lourde. Il lui met un coussin sous la te^te et il s'e/loigne. Elle regarde l'obscurite/ ou\ continuent de tourner des pastilles de lumie\re, les paillettes du cri, les paillettes de cette plage aveuglante. Elle a froid. Elle entend la porte d'entre/e claquer. Elle voya- geait, elle visitait des pays de re/bellion, elle voyait des nuages en e/bullition, elle s'avanc#ait vers des tornades, vers des pluies de souvenirs. Elle e/voquait des silhouettes, des boursouflures, des poitrines et des commencements. Elle rencontrait des fleu- ves d'air, des concentrations de charges e/lectriques, elle s'e/lectrisait, elle regardait par la fene^tre, elle me/ditait, elle revivait la germination des semences dans les liquides tie\des ou\ il fait doux, ou\ baignent les cel- lules du corps humain. Elle regarde les nuages. Elle re/fle/chit. Elle voit les nuages sombres recouvrir les 111 nuages clairs, elle voit se former de puis- sants courants ae/riens de destruction, elle sent de brusques sautes de vent. Elle navigue sur le flot sombre. Elle re^ve qu'elle coule a\ pic, qu'elle va plus loin, encore plus loin, tout au fond du naufrage, tout au fond de l'absence de pense/es, tout au fond de l'inconscience et, dissimule/e par la soli- tude, elle savoure les gorge/es bouillantes, les te/ne\bres qu'elle boit en secret et elle pre/voit que la souffrance rendra criminel cet homme... Elle sait qu'elle est garrotte/e par cet homme, par l'e/chec, par la fatalite/. Elle voit l'obscurcissement, l'ignorance. Et, frissonnante de fie\vre, la femme a soif de passion cette nuit ou\ elle sent l'illimite/, les immensite/s avancer vers les e/toiles dans les re/gions de l'impossible, dans sa rage ou\ l'homme qu'elle aime se confond avec l'inconnu, avec la tentation de le hai%r, avec les lueurs sauvages de l'a^me et de la peur, avec, aussi, cette douceur du souvenir et elle mange le feu. Elle sent que la rota- tion du fluide chyleux l'emporte, elle se sent balaye/e par la vitesse d'un vent de tempe^te, d'un vent tre\s fort, elle se sent de/forme/e par les mare/es congestives inte/- rieures, par cette spiritualite/ sanguino- lente, par les ingestions excessives et elle est renfle/e, contracte/e, replisse/e par les 112 pressions de ses intestins, par la masse ramollie du sang qui bat dans le feu de son ventre ou\ elle voit la lumie\re de la terre e/clairer la lune, ou\ elle voit la terre traverser les trai^ne/es forme/es par les orbites des me/te/ores, ou\ elle se prome\ne sur la lune d'ou\ elle regarde la terre, ou\ elle voit la lumie\re diffuse/e par l'air, ou\ elle voit la lumie\re renvoye/e par les nuages, ou\ elle voit les mine/raux se volatiser, ou\ elle voit les rayons se disperser, ou\ elle voit des particules rouge sang consteller la brume, ou\ elle re^ve en regardant la ne/bu- losite/ de la nuit, ou^, sous les astres, elle s'endort dans ses visce\res malades. Qu'en faire de cet infini s'il tue ce qui est vivant ? Si la vie, si la jouissance ne peuvent pas le contenir ? Que faire de l'amour si je ne peux pas te donner tout l'amour ? Que faire de l'amour si je ne peux pas te demander tout l'amour ? Que faire de cette soif d'e/ternite/ ? Que faire de tout cet amour qui n'acceptera jamais de se mode/rer ? Que faire de tout cet amour qui n'a pas de refuge ? Que faire d'un amour enracine/ dans le coeur, dans les verte\bres, dans le sternum, dans les car- tilages, dans les contractions, dans les liga- ments mortels de celui qu'on aime, dans notre pre/carite/ biologique ? Comment limi- 113 ter notre de/mesure ? Comment l'adapter a\ la tendresse ? Comment arre^ter la de/rive ? Comment canaliser les eaux de l'affectivite/ pour qu'elles nous portent au lieu de nous noyer ? Est-ce son mari qui revient ? Elle croit entendre la porte d'entre/e s'ouvrir. Les nuages grandissent dans la nuit cyclonale ou\ mes pense/es me pressent l'es- tomac, le foie, les intestins, ou\ mes pense/es montent en spirale comme des tourbillons annonciateurs de sympto^mes. Et il y a la\ ou\ c'est le plus infernal, ce frottement continu qui me met a\ vif comme si la destruction n'avait jamais assez de/truit, comme si, dans mes organes exte/nue/s, il restait encore du repos, de la douceur et de la sante/ a\ de/chirer, a\ supprimer, comme si, a\ ce niveau de la descente dans les trombes, dans la poussie\re de la mort, dans les oura- gans de la ve/rite/, les orages de la souffrance ne nous rela^chaient pas tant qu'on n'est pas un cadavre, tant que n'a pas e/te/ provoque/ l'accident, tant que notre insatisfaction n'a 114 pas atteint le fond, comme si l'angoisse ne nous pre/parait jamais assez profonde/ment au choc. Et il n'y a pas d'autre monde. Elle sursauta. Le te/le/phone sonnait. Elle atten- dit. Elle ne voulait pas perdre trop vite ces plages de lumie\re que l'espoir, au plus petit changement dans la monotonie de notre existence, aussito^t imagine, dans ces bouffe/es d'optimisme apporte/es, pour quel- ques secondes, par une sonnerie de te/le/- phone et par notre impatience de recevoir une nouvelle, une promesse qui nous res- susciteraient. Elle se leva, elle alla a\ l'appa- reil : --- Allo^ ... Elle se mit a\ grelotter. Elle n'avait pas la force de re/pondre. Elle l'entendait crier : --- Mais pourquoi ?... Mais pourquoi ?... Mais que faut-il faire de plus ? Je ne peux pas plus.. Je ne peux pas plus... Tu me demandes trop. Je te donne ma vie... Il faisait sombre me^me dans la partie de la pie\ce ou\ une lampe e/tait allume/e. Elle serra les le\vres. Elle se taisait. Elle regar- dait le mur. Elle e/tait envahie par quelque chose d'e/tranger a\ la pitie/, a\ toute e/motion. Elle se sentait de/faillir. C'e/tait encore ce vide... Ce me^me vide... Ce vide inhumain 115 en elle... Cette incapacite/ de vivre tandis que la dispersion de l'amour persistait a\ s'accomplir lentement en elle, a\ la de/sa- gre/ger pendant ces longues plages de re^ve- ries comme si la jeune femme pre/fe/rait se terrer dans les recoins de sa nature ner- veuse, craintive et se dissoudre ainsi dans les eaux introverties ou\ le de/sir, de/laissant le pre/sent, hantait des re/miniscences... << Il fait trop sombre >>, pensa-t-elle. Elle demanda : --- Est-ce que tu rentreras cette nuit ? Les nuages cachaient la lune. Elle se cou- cha, tout habille/e, dans les vagues, dans l'e/cume, dans un de/ferlement, dans une pa^leur e/pileptiques ou\ elle se pelotonna, trempe/e de sueur ; et elle guettait. Elle e/tait pe/ne/tre/e par du bleu presque violet ou\ elle retrouvait l'eau. Elle voyait luire des reflets bleu mat. Elle percevait le rayonne- ment de la couleur sombre. Elle haletait. Elle voyait la mer e/mettre des radiations qui l'avertissaient d'un danger... Elle lut- tait. Elle ferma les yeux. Elle transpirait quelque chose de gluant. Elle e/tait a\ bout. Elle redoutait ces rechutes qui la laissaient sans forces... --- Tout est trop sombre... ici... tout est trop noir... Se re/pe/tait-elle en grelottant, en claquant 116 des dents sans parvenir a\ se de/gager des ombres ou\ l'air se rare/fiait... Les re^ves ou les crises parlaient et moi, a\ mon re/veil, je cherchais a\ organiser leur incohe/rence, je cherchais a\ prolonger la rumeur venue du silence de mon corps clos... Et je cherchais a\ de/chiffrer, a\ comprendre ce que mon corps, au-dela\ du langage, me re/ve/lait. J'e/coutais la voix ani- male de la nuit. Je cherchais, a\ la lumie\re du jour et de la re/flexion, a\ de/velopper ces informations nocturnes, a\ continuer de voyager par cette mer de nuit. Je cherchais a\ prendre conscience de lois obscures, inconnues qui, si je les e/lucidais, m'aide- raient a\ me de/livrer ou peut-e^tre a\ travail- ler a\ une de/livrance moins individuelle, plus ge/ne/rale et m'apprendraient a\ e^tre attentive a\ la liberte/ et m'e/claireraient cette confusion ou\, parce que le corps, se taisant, demeure abandonne/ a\ ses pousse/es les plus de/sordonne/es que la civilisation me/prise, cache, on se ronge sans progres- ser, sans voir les issues, sans re/ussir a\ e/la- borer des solutions qui assumeraient, qui respecteraient nos besoins vitaux et qui nous assainiraient... 117 Elle dormirait seule encore cette nuit. Se diluer... Se purifier... Elle revoyait ses voyages passe/s mais elle ne pouvait pas s'e/lancer vers ces paysages qui avaient e/te/ cristallise/s par sa me/moire et e/taient deve- nus les paysages de l'inconscient, les pay- sages de l'incontinence, les paysages du sommeil, les paysages obse/de/s par la frus- tration, par le de/sir d'e/vasion, les paysages paroxystiques qui, la nuit, se me^laient a\ elle et lui repre/sentaient son drame et la de/paysaient, la rassasiaient, dans des ascen- sions symboliques, imagie\res, colore/es ou\ s'animait son besoin de partir, ou\ s'effac#ait sa me/lancolie, ou\ les envies qu'a\ l'e/tat de veille elle chassait de ses pense/es proce/- daient par images pour lui montrer les vues admirables de l'inaccessible, pour lui signifier la jouissance de re/gresser, de rajeunir et de re/ge/ne/rer et cette ne/cessite/ de traverser les espaces du plaisir hors duquel la vie s'e/tiole, on est de/moralise/ et pour apporter a\ cette femme endormie, a\ son corps use/, immobilise/ et malade, le secours du re^ve, la saveur de l'imaginaire. Son corps e/tait trop gras aux cuisses et aux fesses. 118 Ses souvenirs liquides e/taient gorge/s d'amertume, bouffissures dont les contrac- tions expulsaient du grumeleux et du noir. Orifices par lesquels sortaient le de/po^t vis- queux, le glaireux, la salive engluant l'agi- tation involontaire des le\vres. Certaines femmes n'arrivent pas a\ se de/gager des bru^lures et des arrachements. Les mots qu'elles disent, poisseux, sale/s, collent au musculaire, au muqueux, a\ l'hormonal. Sensitivite/ d'imaginatives auxquelles il n'est permis de vivre que ces mutations inflammatoires quand leur corps continue de se cramponner a\ ce qui est absent. La parole est alors une e/jection de mucus, un tissu sanglant, spongieux, nutritif. Quelque chose d'encore attache/ au sein et au ventre. A quelle impuissance peut e^tre condam- ne/e cette jeune femme aux grosses le\vres, une femme encore trop proche de ses ins- tincts pour ne pas de/border de l'e/troitesse sociale ou\ les contraintes lui ordonnent d'e/couler sa vie ? Comment surmonter la de/solation qui, tre\s to^t, arre^te la sensua- lite/ et comment de/barrasser de l'absolu et du mythe inhumain, surhumain ou\ ils crou- pissent, ou\ ils se contredisent, le de/sir, notre dynamisme, notre passion ? A la pal- pation qui avait augmente/ encore le volume de ses le\vres elle avait tendu sa bouche, 119 matie\re vivante ou\ circulait trop de sang. Elle avait offert le plus satine/ d'elle-me^me, elle avait donne/ a\ toucher, a\ le/cher ses muscles adoucis par la graisse et par la peau, elle avait donne/ sa langue, elle avait donne/ le modele/ de sa poitrine et de ses hanches, elle avait donne/ a\ presser l'enve- loppe de membranes et de fibres de son corps, elle avait soupire/ de bien-e^tre... Tu te parcours... Tu maigris... Tu ne pourras plus voyager. Ton voyage est blo- que/. Tu t'es durcie comme si ta chair s'e/tait ossifie/e... Tu t'es ferme/e... Tu n'es plus que de l'os comme un squelette. Le hasard ne peut plus passer par ta peau. Et tu repousses l'exte/rieur... Tu te cloi^tres. Tu te morfonds. Tu serres les le\vres. Tu t'es desse/che/e. L'eau de l'amour s'est e/va- pore/e. Les pentes abruptes de tes souve- nirs de voyage sont devenues une barrie\re infranchissable dont tu de/couvres les rivie\res a\ sec, les gorges creuse/es jusqu'au sang,le monde he/risse/ de pics,les escarpe- ments plongeant dans une mer tarie, dans la blancheur du bassin d'e/vaporation ou\ le sel scintille au soleil avec cet e/clat psy- chique supe/rieur a\ celui du diamant. Insa- 120 tisfaction de tes organes sensoriels prise dans une gangue de quartz, atomes de translucidite/, joyaux, lueurs solides appa- rues pendant la fracturation de ces mor- ceaux de passe/ dont les irisations, les feux, l'aigue-marine, les grenats continuent de chatoyer a\ l'inte/rieur de tes regrets avec ces reflets de nuit, dans tes nerfs, dans les fissures de ton coeur, paysage stalactiforme, prismatique, cristaux fluorescents prove- nant des mines encaisse/es dans les versants des lieux morts et de ton corps pe/trife/ Tu as beau garder l'esprit limpide, tu as beau longer ces rives des mers disparues, ces de/po^ts de sensations, ces masses cas- santes, ces traces vitreuses, ces agre/gats d'excursions, tu as beau pe/ne/trer dans des gorges resserre/es entre de hautes parois d'e/meraude, tu as beau t'enchanter de re^ve- ries ou\ tu revois flamboyer des gemmes de joie, tu te laisses mourir... Tu appelles. Tu cries. Les collines, les montagnes mises a\ nu par le souvenir affleurent tandis que l'air, dans la chambre, manque. Et il y a tou- jours cette solitude, la lande mentale ou\ dominent les teintes mauves, les hurle- ments, l'amoncellement, les ellipses. La jeune femme suit toutes les ombres que l'anxie/te/ met sur son passage. Elle cherche 121 quelqu'un qu'elle ne trouvera pas. Elle court a\ perdre haleine dans les ajoncs et dans les aube/pines en s'e/gratignant. Elle court dans sa me/moire. Elle court dans la grande absence. Elle court par la pluie bat- tante. Elle court dans les grumeaux de farine, dans la monte/e de la cre\me, dans le suc mare/cageux des bruye\res presse/es par la pluie, elle court sur des couches de farine et d'oignons couvrant un lit de pommes de terre coupe/es en tranches, elle court dans la boue, sur des chemins ce/re/- braux enduits d'une mousse collante, elle court dans le linge entasse/ par sa me\re, elle court dans le nuage d'enfance, elle court dans la bouche du vent, elle court dans le de/sordre de ses de/sirs, la\ ou\ le pre/sent, le passe/ et le futur sont confondus, la\ ou\ personne ne peut plus nous accompagner, la\ ou\ commence l'ide/a- lisation, la\ ou\ ne remuent plus que l'alte/- ration des choses, que les fantasmes nous poussant en avant, nous poussant a\ pour- suivre notre que^te affame/e, assoiffe/e, la\ ou\ ce qu'on cherche n'existe qu'a\ l'e/tat de flot- tements fantomatiques, mystiques, imma- te/riels, la\ ou\ nos analyses s'obstinent a\ se/cre/ter nos illusions, la\ ou\ on ne peut plus rejoindre personne de vivant... la\ ou\ chaque rencontre nous trompe... 122 La jeune femme se leva. Il faisait jour. Elle e/tait humide. Sa me/moire e/tait concre\te, tissulaire, sa me/moire se de/po- sait sous la peau comme la graisse. Et l'adulte de/pendant de son enfance et de son adolescence perdues se tourne souvent vers le merveilleux et re^ve au lieu de s'ef- forcer de transformer ce qui, dans la re/a- lite/, l'attriste et le pousse a\ chercher a\ fuir comme si, n'e/tant pas encore assez proches de nous, assez humaines, la culture, la mo- rale, la socie/te/ ne nous donnaient pas les moyens d'atteindre la maturite/ et comme s'il fallait descendre toujours plus bas vers soi-me^me, vers des secrets qui vagabondent dans le coeur, dans les veines, dans des visions de plus en plus impre/cises, de plus en plus inexactes, a\ mesure que l'instabilite/ empire. Mais l'imaginaire se/duit, fascine, sauve une femme qui, affaiblie, n'a plus que son imagination pour survivre et pour continuer d'habiter les re/gions du de/sir et de l'amour quand la sante/ ce\de au doute et a\ l'e/touffement et que la re^verie devient alors ces friches dont la vue nous repose le regard et nous calme pendant ces pro- menades, ces vacances de l'a^me ou\ nos 123 pense/es sont vivifie/es par des images d'e/va- sion, ou\ des re/surgences nous envahissent confuse/ment et nous libe\rent de nos res- ponsabilite/s et de notre conscience dans une sorte de bref retour a\ un e/lan de vivre me^me sauvage... Et Stella ouvrit la fene^tre. Elle respira l'air de l'aube, l'odeur qui mon- tait des pelouses. Et, attentive, elle sentait ses narines palpiter, se dilater pour mieux permettre au jour d'entrer dans sa poi- trine. ; Ma vie commence... >>, songeait- elle... La fin de la journe/e fut sombre. Le vent d'est avait repris, sifflait. Son mari n'e/tait pas rentre/. Il faisait froid. Le ciel e/tait couvert. La femme accoude/e a\ la fene^tre entendait, frissonnante de volupte/, les rafales de son sang profond et rapide couler. A quel souvenir perdu, nos gestes, nos bouleversements nous me\nent-ils ? A quelle trage/die ancienne qui semble toujours sur le point de resurgir ? Comment aborder ces re/gions ou\ l'ima- ginaire se distingue mal de la me/moire et ou\ le souvenir et l'oubli sont encheve^tre/s ? Le vent inte/riorise/ soulevait de hautes vagues nerveuses et grondait. Elle souf- 124 frait. Son corps e/tait secoue/. Les courants de de/charge, apre\s s'e^tre libe/re/s de la pudeur qui les empe^chait de s'exprimer, charriaient des remords avec des remous de gouffre car, apre\s quelques apparitions de la volonte/ de progresser, le de/file/ des carences et des enfers se remet a\ tout obscurcir et la tempe^te, a\ nouveau, re\gne sur nous. Elle en avait assez d'attendre, d'attendre, d'attendre. Elle se fatiguait. Les arbres rabougris tournoyaient, semblaient avoir e/te/ de/racine/s par la force du souffle du vent, par la force de souffrir. Elle avait envie de partir. Elle avait envie de mar- cher dans les suintements des sources intermittentes, dans les mottes, dans la mollesse visqueuse du chemin de/trempe/ par la pluie, dans les germes, dans la pul- lulation bacte/rienne, elle avait envie de s'unir a\ l'abdomen boueux, aux cavite/s de la de/composition comme si elle voulait observer l'infe/rieur, le sol, le contraire, l'interde/pendance organique et amorale de la vie et de la mort, le destin, le po^le de destruction, les fonds... Elle n'osait pas. Il faisait nuit. La flamme luisait dans l'impulsion. La jeune femme sursauta. Elle entrouvrit la porte d'entre/e en he/sitant. ; Se de/fendre... se re/pe/tait-elle 125 convulsivement. Ne rien demander... >> Tout e/tait obscur mais elle avait un oeil interne pour voir en elle tourbillonner cette frayeur intracellulaire, cette frayeur extra- cellulaire, ces tiraillements. Elle continuait de s'agripper a\ la lumie\re du plasma, a\ son sang, a\ ses visce\res abime/s par la souf- france qu'elle essayait d'e/liminer par tous ces liquides qu'on perd par les organes en expirant l'air, en bru^lant, en transpirant, en urinant, en vomissant, en saignant, en criant, en se de/shydratant, en se de/battant dans la salive, dans le corps qui tendent a\ nous asphyxier comme si on s'y noyait... Elle sortit. << Je veux tout. >> Le ciel e/tait nuageux. Elle voyait des transparences battre comme des ailes de papillon autour des nuages, au-dessus de la vapeur. La brume papillonnait. Stella, en marchant dans l'herbe, essayait d'aspirer plus de vent, plus d'air. Elle se tuerait et apre\s on dirait d'elle : Cette femme e/tait une exalte/e. Une exal- te/e. >> --- << Je suis trop vivante, songeait- 126 elle, je suis encore trop vivante. Je suis bien trop vivante. Je ne suis pas assez e/teinte. >> Si on poursuit le voyage jusqu'a\ l'absolu, la souffrance creuse jusqu'a\ l'os... On ne sait plus parler, on s'engouffre dans des paroles ou\ le sang fabrique des ruis- seaux de salive qui coulent de la bouche en formant ces bouillons de de/sir... On ne peut plus se cacher dans des malaises. L'humidification lubrifie le regard, on perd sa retenue naturelle, on de/vore des yeux l'invisible, on ce\de aux fourmillements, aux picotements qui apportent le sang d'amour a\ la peau. Le corps communique sa chaleur a\ la nuit, a\ la douleur ; c'est alors que la femme peut devenir si intense qu'elle inquie\te et que personne ne se sent plus le courage de lui re/pondre et que son cri ressemble a\ une substance organique, a\ des mots, a\ des phrases liquides qui baignent la femme comme si le langage retournait a\ la trompe, a\ l'ovaire, a\ l'ute/rus pour se me/langer avec la progeste/rone, avec l'amnios, avec les pulsations, avec les inner- vations de la vie, comme si une langue, une e/criture, des lois, une e/thique plus char- nels, plus inte/rieurs cherchaient a\ nai^tre, comme si le social allait accueillir cette expression muqueuse du ventre de la femelle, cet obscur e/nonce/ de la ve/rite/ 127 humaine ou\ rien de ce dont le corps a besoin pour se nourrir, pour s'e/panouir, n'est ignore/, rabaisse/, exclu... Elle e/tait rentre/e. Elle s'e/tait recouche/e. Il n'e/tait toujours pas la\. Elle entendait l'eau ou\ cuisaient les pommes de terre bouillir sur la cuisinie\re. Elle entendait le tic-tac du re/veil. Elle entendait la pluie. Elle sentait tous les solides de la chambre se lique/fier, glisser les uns sur les autres, fondre a\ la tempe/rature de son corps qui e/tait la source bru^lante de ce de/cor, de ce mobilier, de ces murs. Elle sentait la cha- leur de son de/sir dissocier progressivement toutes les structures de son existence pri- sonnie\re et elle se sentait traverser les murs, le plafond, le toit, la porte, tout ce qui l'emprisonnait, tout ce qui la se/parait du vent, de l'air, de la lumie\re, de la res- piration. Elle sentait l'e/nergie de la vie rayonner et recevoir de la terre, du soleil et des nuages quelque chose d'intense/ment nourricier, une re/ponse diffuse et elle sen- tait le paysage de l'amour l'irradier, elle e/tait agite/e par ce voyage de ses sens, par la liberte/ de sa re^verie, par les fouge\res, par l'humus, par la bouse, par la crou^te 128 de la pa^te de la conscience, par la bouillie d'e/pluchures, de feuilles et de trognons, par les pense/es mate/rielles, sensorielles qui l'enveloppaient tendrement comme l'intel- ligence d'une me\re. Et elle ne se re/signait pas a\ limiter, a\ diviser, a\ diffe/rencier, a\ briser l'infini de l'amour. Songeuse, elle caressa le gonflement des fibres de l'e/pais- seur du papier de la petite page de son re/pertoire te/le/phonique puis la couverture de son lit en laine frise/e, son oreiller de plumes, elle entendait la sauvagerie conti- nuer de gronder dans son coeur, de l'inon- der, elle manquait d'oxyge\ne, elle suffo- quait. Elle avait besoin de parler, de par- ler a\ quelqu'un de cet amour impossible, elle avait besoin de pleurer devant quel- qu'un, besoin d'e^tre plainte, d'e^tre conso- le/e, elle avait besoin de dire ce qu'a d'in- commensurable la force d'aimer, elle avait besoin de dire la monte/e de la force de/bor- dante, elle avait besoin de dire que le feu de toutes les plane\tes, de tous les amas galactiques, de tout l'univers ne suffrait pas a\ se/cher ce jaillissement inte/rieur qui la posse/dait, qui l'e/tranglait... Elle sortit de son lit pour aller te/le/phoner. --- Il y a longtemps... Je ne pouvais plus rester, c#a devenait tellement mauve, cette lumie\re... 129 Elle re^vait. Elle parlait, parlait, se racon- tait, sauce sale/e, noire d'elle-me^me confie/e a\ la solitude, a\ une voix lointaine qu'elle entendait a\ peine dans l'obscurite/ ou\ elle s'e/tait recroqueville/e : --- Je l'ai revu... je me penchais a\ la fene^tre... Je le voyais passer dans le brouil- lard. Il passait a\ califourchon sur un balai de sorcie\re... Elle demanderait a\ la parole : ; Ou\ est ce royaume de ma me\re et de mon pe\re ?... Je me suis e/gare/e. Je ne retrouve plus le chemin. >> Mais ses paroles, mais ce qu'elle s'entendait dire a\ voix haute a\ l'amie a\ qui elle te/le/phonait n'e/tait en rien relie/ au sens profond de ce besoin de parler... --- Je te croyais au bord de la mer. S'e/criait la voix indiffe/rente. --- Je n'y suis plus. --- Ton mari est pre\s de toi ? --- Je suis seule. Il est parti avant-hier soir. --- Tu as trouve/ du travail ? --- Je n'en cherche pas. --- Tu vas bien ? Je vais me coucher. Excuse-moi. Il est tard. --- Oui, tre\s bien, et toi ? Au revoir. Lenteur du supplice... Bru^ler lentement, lentement, se consumer en silence, en secret... 130 "Mon amour. >> Cette peau si fine... Elle e/clata en sanglots, e/corche/e par ce qui se de/clenchait, se propageait en elle. Elle voyait le visage de l'e/ternite/. Elle voyait ce que, seule, l'acuite/ de l'amour rend visible. Elle voyait ce qu'a d'invivable et d'inhu- main la passion. Elle arrivait au terme du voyage, a\ la connaissance de l'amour et elle devait dissiper cette ple/nitude dans l'an- goisse. --- Venge-toi ! Son mari e/tait derrie\re elle. Elle se retourna. --- Tu es la\ ? C'est toi? Elle aperc#ut les prunelles brillantes... Elle pensa : << Il va mourir... >> Elle chercha a\ ta^tons l'interrupteur. --- N'allume pas ! dit-il. N'allume pas ! Elle frissonna. << Il va me tuer. >> Elle se contracta. Il ne bougeait pas. --- A qui parlais-tu ? Les ondes passe\rent. Elle chuchota : --- Je ne sais pas... Je vais repartir... Elle sentait qu'il la de/visageait avec une expression mauvaise, presque sensuelle. Elle avait allume/ le lampadaire. 131 --- Si je refuse ? Elle e/tait si fre^le sous son regard. Elle souffla : --- Va-t'en ! Il ricana. --- Entre nous, il n'y a que la folie... Elle insista. --- Je n'en peux plus. Je vais partir. Il re/pe/ta : --- Et si je refuse ? Elle tressaillit. Il se tenait dans l'ombre. Elle sentait ses yeux noirs la percer, la pos- se/der comme s'il e/tait en train de l'hypno- tiser. --- Je veux retourner a\ la mer, sur cette plage, suppliait-elle. J'ai besoin d'y retour- ner... J'ai besoin d'aller la\-bas, sans toi, sans toi, sans personne... --- Tu n'as besoin de rien ! Oh ! Elle avait tellement besoin de lui... Besoin d'e^tre enlace/e, besoin d'e^tre aide/e./. Il s'approcha d'elle. --- Tu es comme un animal qui flaire le danger. Il souriait en voulant l'attirer contre lui. --- Je te de/teste. Ton haleine, ton odeur de gencives et de sang... Murmura-t-elle en essayant de repousser les bras plus forts que les siens. Il lui dit 132 en enfonc#ant son regard e/tincelant et pro- fond dans ses yeux : --- Tu m'aimes trop. Je sais que tu m'aimes trop... que tu ne peux pas te de/ta- cher de moi... Il la regardait sans la voir. Il exhalait cette nuit obscure qui la plongeait dans l'angoisse. La jeune femme e/tait sur le point de perdre connaissance ou d'obe/ir a\ l'aveuglement d'une force qui n'e/tait peut-e^tre que ce qu'elle avait de plus noir en elle, que les se/cre/tions de ce qu'elle ima- ginait parfois en e/coutant, en observant, dans cette pie\ce ou\ elle chavirait, ou\ elle e/piait... Ils veille\rent jusqu'au jour. Elle respirait mal. Elle e/tait parcourue par des mouve- ments saccade/s qu'elle s'efforc#ait, en se raidissant de toutes ses forces, d'arre^ter. --- Tu trembles, lui demanda son mari. Qu'est-ce que tu as ? --- C'est mon ventre, je souffre... Quelque chose me bru^le, me de/chire a\ l'inte/rieur. Elle sentait la durete/ se dissoudre dans le sang, dans la lymphe, dans le chyle ou\ la vie baigne. Elle se sentait alimente/e par une attente turgescente, acide. Elle sentait le liquide de toutes ses nuits solitaires s'accumuler dans sa chair, monter a\ la hau- teur de ses yeux par ou\ la salure des larmes 133 passait de l'inte/rieur a\ l'exte/rieur quand, distendue par la souffrance, elle s'efforc#ait d'exprimer alors cet e/clatement sourd et quand le gonflement de sa solitude se re/solvait en ces gouttes e/paisses et ame\res, en ces pleurs... Elle e/clata de rire : --- Pourquoi es-tu revenu ? cria-t-elle. Pourquoi ? L'e/te/ est revenu. Stella est traverse/e Par le sexe des nuits ou\ la ville, dans le de/sert du corps, bru^le << Pas un souffle d'air ! >> Il fait chaud. C'est l'e/te/. C'est l'atmosphe\re oppressante de l'e/te/ en ville, de l'e/te/ dont la poussie\re, dont l'humidite/ ge^nent. On s'enroue, on se gratte. C'est l'e/te/ comme une sorte de per- foration. C'est l'e/te/ dans l'appartement dont toutes les fene^tres sont ouvertes. La nuit nous pousse vers les trottoirs, vers les rues, vers les avenues, vers les cine/mas, vers les musiques, vers le luxe, vers l'errance et on attend, dans la sueur qui trempe nos ve^tements chiffonne/s, dans l'at- taque qui nous e/rafle, on attend dans l'en- vie de retourner au bord de la mer, on attend dans le soupir qu'on ne continue pas, on attend, dans la respiration entre- coupe/e par l'e/motion. C'est l'e/te/ dans la peau, dans la chair, dans le dos, dans les 135 reins. On ne sent plus que cette pression du corps, que le balancement des hanches prises par cette chaleur ou\, de/soeuvre/, on s'abandonne. C'est la sueur de la ville, c'est le sexe de la ville ou\ on fla^ne. Voyage maso- chiste d'une femme que la nuit d'e/te/ jette dans la volupte/. C'est l'irruption de la nuit d'e/te/, c'est la nuit interne qui nous de/sor- ganise. C'est de nouveau l'e/te/, cet e/te/ incontro^lable, cette sourde impatience des cavite/s, c'est cet e/te/ humoral. C'est juin. C'est ce que la jeune femme bloque a\ tra- vers les mots de franc#ais et d'ame/ricain qu'elle e/change avec un New-Yorkais qu'elle rencontre dans un restaurant. C'est l'e/te/ e/touffant comme la piste de danse d'une boi^te de nuit. C'est l'e/te/. C'est cette peur du de/sir, c'est cette agitation assoif- fe/e, c'est cet e/tat de/pressif, c'est cette soif de fuir. C'est ce sourire sans nom, sans pre/nom, ce regard luisant dont la femme ne saura jamais rien, qu'elle ne retrouvera jamais parce qu'elle se le\ve subitement pour le chasser, parce qu'elle paye tre\s vite l'addition, parce qu'elle sort du restaurant en chancelant, parce qu'elle e/prouve de nouveau cette morsure, cet aiguillon. C'est cet e/te/ ou\ il faut s'arracher soi-me^me les muqueuses, la peau, le sang pour ne pas ce/der a\ ce cri de feu que nous lancent sou- 136 dain nos douleurs abdominales, nos se/cre/- tions, nos nause/es, nos crampes. Les vieillards venus chercher de la frai^- cheur dans le parc s'asseyaient a\ l'ombre sur les bancs, sous le feuillage. Les jeunes gens jouaient au ballon, torse nu, sur les pelouses e/claire/es par le soleil gris. Et des enfants en maillot de bain passaient, joyeux, et se baignaient dans la terre, dans le gravillon. Quel malaise, alors, la reprenait ? " Tant pis, tant pis >>, s'e/tait-elle dit apre\s s'e^tre maquille/e dans la fournaise de la chambre sombre... Et elle e/tait sortie, he/sitante, et avait repris en direction du noyau de la ville cette marche qu'elle avait commence/e sur la plage au bord de la Manche, a\ la pe/riphe/rie de la densite/ du de/sir. Mais mar- cher dans cette ville, dans ce fourmille- ment pervers, dans cet anonymat, c'e/tait comme si on ne pouvait plus s'empe^cher d'atteindre le coeur de l'excitation ou\ se concentre la chaleur qui ne demande plus qu'a\ gicler du corps en e/treintes brusques, en actes impulsifs, en coups de passion. Et sur la ville, quels sentiments la jeune femme transfe/rait-elle ? Quelle ville 137 irre/elle, inavouable, de/lirante naissait de cette lourdeur des ruissellements que la femme croyait pouvoir venir cacher dans cette vie urbaine, poussie/reuse, dans cette chaleur orageuse, dans ces quartiers trop construits, dans ces quartiers aux stations de taxis, aux trottoirs, aux quais, aux le/sions tache/s par les nuages obscurcissant le soleil, par le resserrement de la popula- tion, par le pie/tinement ? Une bande d'enfants nus, dans une impasse, jouait, dans une cour sans lumie\re tandis que l'eau noire comme le sang noir de l'asphyxie coulait dans le caniveau. Plus loin, la frai^cheur e/tait rayonne/e par un mur couvert de lierre dans une rue silen- cieuse. La jeune femme avanc#ait. Myste/- rieux apprentissage, myste/rieuse impulsi- vite/ secoue/s par la ville infectieuse, vicieuse, toxique, traumatique, par le monde hyper- se/cre/teur, ou\, de/munis, les gens de/ambu- laient entre les monuments, les grilles des squares, les camions, les fontaines, dans ce de/veloppement de routes et de tunnels, dans cette angoisse massive... 138 Quelque chose lui disait : " Puisque tu ne peux rien retrouver... >> Et elle ne ren- contrait que cette grisaille qui la pe/ne/- trait : la Seine, Notre-Dame, les pave/s, les ponts, les immeubles de l'i^le Saint-Louis, ce destin morose, ce brouillard de la bana- lite/ de sa solitude ou\ les pierres, les pas- sants se fondaient dans cet empe^chement auquel se heurtait le besoin de la femme de voir, d'entendre, de toucher, de sentir, de parler, de changer. La transformation dont elle re^vait ne pourrait jamais qu'e^tre inte/rieure, elle ne serait jamais exte/rieure car dehors les lois, les re\gles de la socie/te/ sont assez re/pressives pour maintenir le coma social, l'isolement, pour se/parer les individus, pour ne pas permettre aux bat- tements, aux palpitations de la chaleur humaine de circuler librement et de rap- procher et de rassembler tous ces besoins solitaires re/duits a\ l'inte/riorisation, a\ la somatisation, re/duits a\ se croiser dans les rues d'une ville, a\ s'apercevoir et a\ s'ignorer... Un soir, elle crut voir passer le jeune Ame/ricain. Il lui avait dit : << Vous ressem- 139 blez aux clairs-obscurs de Le/onard de Vinci... >> Depuis combien de jours, depuis combien de nuits marchait-elle, n'e/tait-elle pas rentre/e chez elle, dormait-elle a\ l'ho^- tel ? Elle e/tait fatigue/e. Elle s'assit, essouf- fle/e, sur un banc, sous un marronnier. Elle avait mal aux pieds, mal aux genoux, mal aux mollets. Etait-ce le cinquie\me soir ? Le septie\me ou seulement le troisie\me soir qu'elle arpentait le quartier, qu'elle lon- geait la Seine ? Le ciel, au-dessus du quai des Orfe\vres, e/tait plus clair. Elle reprit ins- tinctivement les rues qui conduisaient au restaurant ve/ge/tarien ou\ l'Ame/ricain aux longs yeux, lumineux comme un message du corps envoye/ a\ la conscience, lui avait parle/, ou\ tout l'imaginaire aurait pu prendre corps. C'e/tait l'heure du commen- cement des se/ances dans les cine/mas. Il y avait un cine/ma pre\s du restaurant. Elle eut envie d'entrer dans la petite salle obscure, d'aller voyager deux heures dans les images car elle manquait d'images, les images mouraient dans sa te^te, les images se de/faisaient. --- Vous avez l'air triste... Une voix d'homme lui fro^la les e/paules, la nuque, les cheveux. Elle sursauta et, trouble/e, elle prit la rue Gi^t-le-coeur, revint a\ la rue Saint-Andre/-des-Arts, elle se sen- 140 tait nue. Elle suivit le boulevard Saint-Ger- main jusqu'au carrefour de l'Ode/on. Elle de/passa la pharmacie. Elle pensait mar- cher jusqu'au Luxembourg et aller peut- e^tre di^ner dans un restaurant chinois mais a\ la vue des colonnes du the/a^tre de l'Ode/on, elle rebroussa chemin. Elle avait faim, envie de pleurer, envie de manger n'im- porte quoi, quelque chose qui la calmerait, quelque chose qui servirait de pansement a\ son estomac, a\ ses intestins malades. Elle se sentait de/laisse/e. Elle marcha au hasard. Sa faim ne se calmait pas. Vingt- trois heures dix. Minuit et demi. Absorp- tion de ces nuits par le corps dont les cel- lules reposaient dans une gele/e noire. Longues nuits ou\ ses cellules e/laboraient l'excitation qu'elle de/versait dans son sang/ Longues nuits des suppurations de l'e/te/, longues nuits de/compose/es par le de/sir, longue nuit me/langeant l'accueil avec le rejet. Longue nuit du syste\me nerveux agresse/. Longue nuit ou\ cette femme se sentait parfois arriver a\ la limite de ses possibilite/s. Longue nuit ou\ elle ressem- blait a\ l'asthmatique qui force sa respira- tion pour essayer de prendre un maximum d'air malgre/ sa bouche et ses fosses nasales obstrue/es, ou\ elle marchait, marchait, mar- chait, ivre, vers l'effondrement, vers le 141 de/couragement comme on lutte. Et la femme en train de se perdre ne se raccro- chait qu`a\ l`e^tre inexistant que poursui- vaient, de rue en rue, de nuit en nuit, ses re^ves, ses obsessions. Elle pensait a\ cet ami de son mari qui lui avait te/le/phone/ un soir: <> Elle se rappelait des nuits ou\ tout lui semi- blait permis et ou\ elle acceptait d`accompa- gner des inconnus qui l`accostaient et ou\ elle n`e/tait pas encore cette proie han- te/e par l`ambigui%te/ de cette chaleur du souvenir. Il n`y eut plus de transitions. Les divi- sions se ralentirent. Les rues se confon- dirent dans la masse amorphe. Les tenta- tives de/sordonne/es cesse\rent. Les formes en s`estompant dans la nuit donnaient ces chambres de lumie\re ou\ la femme s`orga- nisait suivant ces pulsions qui lui mon- traient des nappes de soleil. La chair s`en- fonc#ait dans l`animalite/, tendait a\ dispa- rai^tre dans l`e/rotisation. Et la femme enve- loppe/e par une passivite/ progressive rejoi- gnit la rue de Savoie. Elle he/la un taxi. Elle s`assit, grelottante, me/contente, fie/vreuse : --J`habite a\ quarante kilome\tres d`ici. 142 Ramenez-moi chez moi. Tre\s vite. C'est par l'autoroute de l'Ouest. Elle avait e/te/ se/duite par quelque chose de flou. Elle avait ha^te de s'e/chapper de ces nuits ou\ le de/sir ne se diffe/rencie pas de la culpabilite/. Elle avait ha^te de quitter ces rues physiologiques, ces perceptions aigue%s, ces voies impre/visibles, cette de/lin- quance, cette ville, ces re/gions ou\ on finit par apprendre a\ accepter la de/gradation et a\ aller toujours plus bas, la\ ou\ la jouissance ne de/pend plus de l'estime ni de la ten- dresse, dans ce feu des nuits qui, si on ne se retenait pas, si on n'avait pas peur du corps, peur de certains gestes, nous re/ve/- leraient que le de/sir, c'est aussi cette fureur des tissus organiques, des filaments, des fibrilles, des ma^choires, des globules ou\ la salive cherche les pores de la peau, ou\ la viscosite/ cherche les dents, ou\ les gencives cherchent les poils, les hormones, le sang, la mort, le masochisme, le sadisme, la peur, nuits ou\ les corps ne se laissent plus se/pa- rer par le langage et ou\ ils bru^lent dans la substance de leurs instincts sans merci. Ebauches des rencontres cruelles, brutales. Elle devinait ces nuits d'e/te/ ou\ le corps remis en fusion comme les roches du commencement de la vie donne a\ la libe/- ration ces lueurs de crime et de folie, cette 143 noirceur, ve/sicules se/minales de la nuit, noires nuits inhospitalie\res, he/pithe/liales, pre/morales, pre/verbales, pre/humaines hors desquelles on s'ide/alise, hors desquelles une femme se trai^ne dans cette sensation de soif douloureuse... --- Qu'est-ce qui structure le social ? << Comment vous appelez-vous ? >> lui avait demande/ l'Ame/ricain. Elle avait dit : Stella. Stella Lanval. >> Et elle avait ajoute/ tre\s vite : ; Lanval n'est pas mon nom, c'est le nom de mon mari. Je m'appelle Stella Maule. Ma me\re s'appelait... >> Solitude, solitude. Rien de cette nuit n'e/tait rejete/ a\ l'exte/rieur par des excre/- tions, par des paroles, par des aveux. Aucun gonflement ne passait a\ l'exte/rieur pour disparai^tre. Les de/chets de son affectivite/ ne de/ge/ne/reraient pas, ne s'effaceraient pas. Il n'y avait pas de dislocation, il n'y avait pas de dispersion, il n'y avait pas de diffu- sion... Tout restait intime, secret... Nuit si lourde, si lourde... Le pe/nis prend une forme plus longue par le frottement. Les gouttes d'humeur me^le/es de feu coulaient. Elle sentait qu'elle 144 s'approchait toujours plus pre\s, plus pre\s de ce qu'elle allait toucher avec les mains. Elle e/tait aide/e par ces pousse/es qui lui causaient cette douleur et qui faisaient sor- tir de l'homme cette partie du liquide en train de s'e/paissir et de devenir gluante. Elle se souvenait : il lui soulevait les le\vres avec ses le\vres ; et entre les le\vres entrou- vertes, en s'aidant de la langue, il introdui- sait son haleine, sa salive et il poussait la jeune fille en la tenant par le visage et il pe/ne/trait dans sa nuit et elle manquait d'air sous la violence de cette bouche et il lui tirait les seins en appuyant sur sa poi- trine pendant que sa main de/collait les autres le\vres, que les bords des autres le\vres recouvraient les doigts dans l'union fortement serre/e. Et elle se souvenait qu'elle s'e/tait de/battue, qu'elle avait essaye/ de le supplier et de le repousser et ce souvenir la contusionnait, la blessait, la de/chirait... Physiologie de la volupte/ les le\vres restaient be/antes. Aucune sou- dure, jamais, ne sera assure/e par des sutures et par la gue/rison dans cette e/lasticite/ de la chair qui enferme une femme dans la plaie rouge dont la ligne d'incision se dessine dans la sensibilite/ et dans l'attirance. Tissu du corps de l'amour, nuit plasmatique, chambre du caillot qu'ali- 145 mentaient des pense/es de mort de/rive/es de la sexualite/, d'un viol et de la me/- moire. Elle s'e/tait humecte/e pendant qu'il commenc#ait de jaillir en elle avec cette abondance et d'une manie\re presque conti- nue tout en l'embrassant, tout en la ma^- chant, tout en la palpant, tout en la forc#ant a\ garder ses mains sur lui et il se re/pan- dait dans son ventre et sur ses cuisses et s'e/coulait sur son nombril, sur ses seins. Traverser les ve^tements pour arriver au contact de la membrane et du consente- ment et, sous la robe, sous le jupon, percer, violer. Etre un homme qui, couche/ sur une femme, aime avec cette furie qui me/prise, qui trahit l'amour. Et ainsi mis en contact avec le muscle palpitant, le refus se rompt. La jeune fille, vierge, s'ouvre et sa re/sis- tance fond a\ cette chaleur des se/cre/tions de l'autre et ainsi, toute re/pulsion dispa- rai^t quand la jeune fille est traverse/e, frot- te/e et que ses parois s'accolent a\ la peau et que la salivation augmente et que la jeune fille cesse de donner des signes de peur et qu'elle fait des mouvements de mas- tication pour avaler l'e/coulement e/pais et poisseux tandis que les gouttes se suivent avec rapidite/ et que la matie\re toujours plus concentre/e et plus furieuse avance dans les orifices be/ants qui la pompent... 146 --- Fais attention ! Lui avait dit son mari. Elle e/tait la victime de l'action nocive de ces vapeurs noires du souvenir. Elle avait du mal a\ respirer. Elle e/tait en train de mourir. Sa mort serait due a\ la nuit car en elle ne circulaient plus que le tourment, que le sang asphyxique impropre a\ assurer la vie. C'e/tait comme si l'atmosphe\re de son de/sir renfermait quelque chose d'aussi toxique que cette ville. La femme rentrait encore plus de/prime/e. Elle se sentait condamne/e a\ pe/rir par suffocation, par strangulation. C'e/tait seulement quand elle avait navi- gue/ sur les reflets des e/clairs, sur le clapo- tis de cette liquidite/ verdie par l'orage et troue/e par le feu de la foudre qu'elle avait admire/ la ville qui, vue du fleuve, parais- sait solide, rassurante. Mais loin de Paris, la femme, la psychologique, e/prouvait du de/gou^t en se souvenant de ces moments de la nuit qu'elle avait perdus au milieu de la Seine, dans l'i^le de la Cite/. 147 Oh ! Pourquoi la peau est-elle si trans- parente, si fine, bleute/e par les veines de sang ? Pourquoi la cellulite spongieuse est-elle attendrissante ? Pourquoi les bour- relets de ce satin dermique semblent-ils si beaux ? Pourquoi n'existe-t-il rien de plus doux, de plus e/mouvant a\ toucher que la peau, que la chair, que le duvet de la peau, que la nudite/ de l'e^tre qu'on aime ? Et pourquoi, toute notre vie, ne pourrons-nous plus nous affranchir de l'obsession de cette sensation ? Pourquoi un rapprochement e/tait-il impossible ? La femme re^vait au sud pe\re. Elle voyait la blondeur ondule/e de la me\re dans le soleil du pe\re. Elle voyait les plages de me\ches blondes s'enrouler autour des bras du pe\re... Elle voyait les provinces du Midi foncer progressivement la clarte/ du teint de sa me\re. Elle voyait la musculature rocheuse de la ville du pe\re se contracter, s'e/riger en famille, en foyer ou\ la me\re, la Nordique, se blottissait contre le pe\re. Elle voyait l'union de l'humide a\ l'aride. Et ces visions traditionnelles re/confortaient la femme. Elle voyait le sang fruitier. Elle 148 voyait le soleil mu^rir le pe\re. Elle voyait la chambre moisie, l'e/treinte amoureuse, le lieu de la conception ou\ ses parents s'e/taient reproduits. Elle voyait le suc du tempe/rament me/ridional couler, scintiller dans ce paysage e/motionnel dont elle reconnaissait la terre plus rouge, la re/ver- be/ration, cette luminosite/ instinctuelle incestueuse qui rendait presque pre/sente, presque diffuse la muqueuse ute/rine exte/- riorise/e par de confus de/clenchements de signes, par les vues de l'inte/rieur, par les vues de cette contrainte qu'elle ressentait au creux de l'estomac comme si elle e/tait a\ jeun. Et l'amour parvenait alors a\ voir le teint, les silhouettes du contact perdu ou\ on ne voyage qu'a\ travers des souve- nirs sans se re/signer a\ renoncer a\ parcou- rir les cheveux, les bras, les joues, le front, les le\vres des re/miniscences, tout cet e/cla- tement de la me/moire. Elle lui avait dit : " Mon pe\re et ma me\re s'aimaient... >> Le soleil du dehors ne la se/parait plus de l'e/ternite/ qui e/mane du passe/. Elle s'e/tait assise dans l'espace de la me/ditation et de l'inte/riorite/ ou\ elle e/tait attentive a\ cette clarte/ qui faisait ciller. Elle se sentait harcele/e par quelque chose qu'elle ne pou- vait plus interrompre comme si elle avait peur de s'arre^ter, peur d'entrer dans l'in/ - 149 terruption du souffle, dans la rupture et il lui fallait toujours de/boucher dans la vie du monde, dans la conviction qu'il n'y a pas d'autre monde que celui que hante notre amour de/chire/ Elle s'e/tait promene/e dans les rues nutri- tionnelles, dans les mouvements de sa bouche, dans ses ma^chonnements, dans les rougeurs de son intestin, elle avait porte/ a\ sa salive les rayons du soleil de l'e/te/, elle avait avale/ le jus d'une grillade, elle avait savoure/ sa faim qui lui donnait mal au ventre, qui lui e/rodait le co^lon et elle e/tait alle/e dans la pe/nombre se/cre/toire, dans l'aggravation de sa maladie en ne poursui- vant plus que le plaisir, en suivant son de/sir qu'exacerbaient d'intimes pousse/es d'agressivite/. Fie\vre, he/morragie de feu, colite, soif... Souvent, dormir, avec ces organes en e/tat de souffrance, au lieu de la reposer, l'e/pui- sait. Et plusieurs fois dans la nuit, elle se re/veillait en sursaut. Elle e/tait toute mouil- le/e, toute souille/e de ces mucosite/s que le re^ve de ses fonctions organiques de/range/es se/cre/tait pendant le sommeil et elle trem- blait de froid. Elle e/prouvait un besoin 150 aigu de vider son corps qui n'avait plus la capacite/ de contenir tant d'angoisse. C'e/tait comme si, a\ l'inte/rieur de la nuit physio- logique, l'e/paississement des parois de son ute/rus, de son vagin re/tre/cissait ces poches visce/rales ou\ ne pouvait plus stagner la concentration liquide du de/sir... Elle avait trouve/ dans le flamboiement vermillon un de/paysement, un soulagement passagers. Et pendant le trajet nuageux du retour, elle est apaise/e par la purete/ baignant la banlieue dont elle regarde les immeubles, les villas de/filer par la vitre du re^ve. Elle revient par les routes d'un sommeil plus de/tendu ou\ se silhouettent des arbres. Mais, rentre/e chez elle, elle se re/veille dans cette tension brumeuse, dans le de/sordre mucilagineux, gommeux, dans cet empla^tre, dans cette difficulte/ d'avaler, dans cette baisse de sa re/sistance nerveuse, dans la boule pharynge/e qui l'empe^chent de respirer et de boire. Elle est haletante. L'essoufflement tourne au spasme. Elle existait pourtant su^rement cette ge/ne/rosite/ qu'elle n'avait jamais entendue, a\ aucune e/tape du langage. C'e/taient ces paroles affectueuses, sensorielles qui nous accueil- 151 leraient et nous innocenteraient... Car l'im- puissance de l'individu est-elle responsable de la souffrance qui nous rend quotidien- nement inhumains, aveugles, de/prave/s ? N'est-ce pas aux structures sacrificielles de la socie/te/, n'est-ce pas a\ l'e/chec universel des lois de paix, de tole/rance et d'amour qu'il faudrait demander d'expier ? N'est-il pas temps d'adapter le monde a\ notre poi- trine, a\ nos poumons, a\ notre imagination, a\ nos perceptions, a\ notre cre/ativite/, a\ nos attachements, a\ notre soif ? N'est-il pas temps de faire un monde ou\ nous pour- rons prouver que nous avons la force d'e^tre bons et la force de nous communiquer le rayonnement heureux qui peut avoir une action directe sur la totalite/ des innom- brables cellules de la vie ? Puisqu'une main peut e^tre si gentille et agir comme un tonique si elle est libre de respirer par la peau, si elle est libre de toucher, libre de caresser, libre de re/chauffer, si elle est ren- force/e par le veloute/ chaud de la peau qu'elle touche, qu'elle caresse, qu'elle re/chauffe, qu'elle aspire, dans cette sensi- bilite/ thermique de l'engorgement des sen- timents qui augmente la tendresse ? 152 Tristement, la jeune femme s'e/tait remise au lit, s'e/tait couche/e dans l'inflammation, dans l'irritation de son corps atteint par les e/coulements pathologiques ou\, inca- pable de supporter plus longtemps la re/ten- tion de la demande de bonheur, la sante/ finit par sombrer. La jeune femme, vers midi, sortit de son lit sali par les se/di- ments muqueux, par les liquides qui de/- posaient au fond du creux du matelas et, s'asseyant dans le re/tre/cissement, elle vit un matin vitaminique ou\, goulu^ment, elle mar- chait au soleil, elle se sentait purifie/e, raf- fermie, nettoye/e par les feux de la lumie\re qui, par l'ouverture pratique/e dans l'opa- cite/, dans l'obscurite/, instruisaient la femme qui prenait conscience d'un myste/- rieux recul des limites de ses perceptions et qui percevait les formes presque humai- nes qui nous envoient parfois des rayons de cette certitude lumineuse par lesquels nos nerfs, subitement, sont e/branle/s, sont mis en vibration tandis que le ciel du jour nous frappe dans les yeux et qu'on cherche a\ voir, a\ voir, e/perdument, l'invisible, la source d'amour... 153 Que sait-on sur l'origine du de/sir ? Elle regardait les e/tincelles e/nigmatiques des yeux. Et plus elle s'affaiblissait, plus elle e/tait e/branle/e, plus la lueur qui passait dans les yeux de son mari cre/pitait. Et la femme, sous cette expression, e/prouvait le sentiment d'une piqu^re vive aux points les plus sensibles de sa nature traverse/e, frus- tre/e par ce regard dominateur et elle sen- tait une commotion dans ses bras, dans ses e/paules, dans son dos comme si la foudre tombait sur elle. Il lui semblait que jamais les distances ne seraient assez grandes entre elle et lui et, qu'a\ mesure qu'elle s'e/loignait de lui, la piqu^re diminuait, que son coeur se des- serrait et qu'elle retrouvait la force de re/sister aux suggestions troubles et il lui semblait qu'elle avait peur de ce qu'elle devinait comme elle avait peur des e/clairs et du tonnerre, au cours des orages qui, souvent l'e/te/, s'abattaient, la nuit, sur le lieu isole/ ou\ la femme flottait sur la phos- phorescence, sur les eaux te/ne/breuses de ces yeux qui ne l'emmenaient nulle part et qui brillaient a\ l'inte/rieur du regard de l'homme et il semblait a\ la femme marie/e que, si elle cherchait a\ partir et a\ quitter 154 le plus souvent possible l'appartement, c'e/tait pour e/viter de distinguer ce zigzag, ce sillon de lumie\re qui, parfois, e/tincelait dans les prunelles ou\, quand son mari oubliait de se surveiller, la haine ne se dis- simulait plus. Les hommes, les femmes se tiansmettent une angoisse dont l'origine reste inconnue. L'e/lectricite/ de la nuit ora- geuse circulait dans la jeune femme qui cherchait a\ ne pas avoir a\ soutenir cet oeil e/lectrise/. << Oh ! Prie pour moi ! Prie pour moi ! >> s'e/tait-elle e/crie/e une fois. << Tu n'auras pas de sursis... >>, lui avait-il re/pon- du. Elle e/tait mine/e par l'excre/tion, par le marasme lancinant comme si elle souffrait de la vessie. Et elle s'humiliait. Elle se sen- tait urineuse. Les crises s'accompagnaient d'une se/cre/tion abondante qui, semblable a\ des flocons glaireux, bourbeux, lubri- fiaient sa bouche, sa gorge pendant que la jeune femme obligeait son corps a\ parler cette langue violente de la maladie. Elle avait me^me crie/ en pleurant pendant qu'il la scrutait : << Oh ! je fais pipi... Je fais pipi dans ma robe, je... >> Mais elle avait beau s'e/vertuer a\ redevenir un tout petit be/be/ de quelques semaines ou de quelques mois et a\ exhiber sa souffrance pour l'attendrir, son mari restait inflexible et n'e/veillait pas, ne ranimait pas en elle l'ins- 155 tinct de conservation, l'instinct de vie qui apporte aux naufrage/s le soutien sans lequel ils ne savent plus lutter pour sortir du malheur et de leur nuit hallucinante. N'avons-nous pas besoin de quelque chose de vivant, de maternel, que, seul, l'autre peut nous donner et qui, de\s que nous sommes prive/s de ce pe/tillement, de cette effusion, s'e/teint en nous et nous laisse appauvris, malades et peut faire d'une femme, une vagabonde, une nostalgique, une e/trange\re qui de/rive et qui se met a\ la recherche de l'e^tre mythique dont le visage, le sourire, la chevelure re/fle/chissent une douceur presque surnaturelle mieux que l'or ne re/fle/chit la lumie\re ? Elle se forc#a a\ regarder son mari dans les yeux /. --- Je me trai^ne... Ge/mit-elle. --- Tu ne t'es pas amuse/e pendant toutes tes nuits de de/bauche ? Qu'est-ce que tu as fait pendant tout ce temps ? Tu n'as pas fait de mauvaises rencontres ? --- J'ai marche/... Marche/... Quand je marche, j'ai moins mal... Elle se tordait les mains... Elle frisson- nait dans le flou, dans l'inde/termine/, dans le brouillard psychique qui l'envahissaient 156 de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps et qui estompaient ce regard qui la fouillait et elle n'entendait plus dis- tinctement. Elle somnolait. Elle vacillait. Elle reprenait un taxi. Elle reprenait le train, elle repartait pour le lointain. Et a\ un certain degre/ du malaise, existe-t-il re/el- lement une frontie\re, une se/paration qui oppose la vie a\ la mort ? Notre comporte- ment ne glisse-t-il pas vers l'indiffe/rence, vers des hallucinations d'amour, vers cette ingue/rissable fatigue qui ne surexcite plus que les e/vocations du passe/ et qui ne laisse plus la jeunesse subsister qu'a\ l'e/tat de re/sidus re/pe/titifs, qu'a\ l'e/tat de compen- sations imaginatives, qu'a\ l'e/tat de ressas- sement reme/more/s par le cerveau, par l'hy- pothalamus, dans les migraines, dans les nause/es ? --- Je suis toujours dans le noir, tou- jours dans le noir, toujours dans le de/sordre, disait-elle. Je ne sais pas si je t'aime, si je te hais... Je ne sais me^me pas toujours si tu es un homme ou si tu es une femme... Je ne sais plus... Je ne sais plus... Il me semble que ce qui importe, c'est ailleurs, c'est bien plus profond... bien plus profond dans l'e^tre et qu'a\ ce niveau, tout est commun. Nous sommes tous une partie de la me^me vie... Un rayon du me^me 157 rayonnement... C'est pourquoi c#a ne peut pas s'enfermer, c#a ne peut pas se retenir, c#a ne peut pas se de/finir, c#a ne peut pas se nommer, c#a ne peut, peut-e^tre, pas se vivre... C#a ne nous appartient pas... C#a ne se posse\de pas... C#a se cherche, c'est tout, c#a se cherche... C#a se cherche... Il la regardait. Le marais, les prairies e/taient enveloppe/s par la vapeur d'eau. Les nuages exhale/s par la transpiration des feuilles, par l'humi- dite/ du soir, se condensaient au-dessus des bois. La cre\me de terre se prenait couche par couche avec une cuille\re a\ soupe dans la chaleur de la pie\ce chauffe/e par le souvenir. L'obscurite/ englue cet amour. L'obscurite/ attise cette soif de rajeunir, de renai^tre. Il la regardait. Tu iras toujours plus e/corche/e, tu seras toujours plus a\ vif. << Tu me confonds avec autre chose, disait souvent le cauchemar. Tu me confonds avec autre chose... >> --- Je te confonds avec moi, avec tout ce dont j'ai besoin, avec tout ce qui me manque. >> Parfois, elle se pressait contre ces flammes. --- Je veux aller a\ l'inte/rieur de toi, mur- murait-elle, je veux que tu me portes 158 comme si tu avais un ventre de femme, comme si tu avais une matrice... Et elle recherchait une cavite/ imaginaire dans l'abdomen tendu, muscle/ de l'homme ou elle pourrait se blottir en position embryonnaire quand, si fatigue/e, si e/prou- ve/e, elle perdait courage... Amour-peur, ma peur, tes yeux noirs, tes yeux noirs. Ta bienveillance avait noirci, elle e/tait devenue noire d'avoir absorbe/ tout mon e/clat, toute ma force que tes yeux ne renvoyaient plus au-dehors, qu'ils ne me rendaient plus... Elle le regardait. Ma lente suffocation, le re/tre/cissement de mes voies respiratoires me ge^naient. Elle e/coutait, elle e/coutait. Il s'e/tait en- dormi. Elle e/coutait le chuchotement phy- siologique, re/gulier. Elle e/coutait le chucho- tement de l'air veloute/ par l'inte/rieur mu- queux ou\ sont enveloppe/s le cerveau, les nerfs, les poumons, le coeur, le sang, les prairies, le marais humains. La nuit e/tait venue. Cet homme refusait de comprendre qu'elle e/touffait. Elle se demandait pour- quoi elle revenait toujours a\ la maison, par 159 quoi elle e/tait enchai^ne/e, pourquoi, apre\s chaque fugue, elle rentrait, pourquoi elle aimait revoir les nuages, la luminosite/, par ces petites fene^tres, dans ces pie\ces. Elle repart. Elle s e/vade La blonde dentelle de l'horizon tremble comme la finesse d'un visage de jeune fille a\ la peau de/licate, sur le chemin du vieux pressoir, dans le balancement des tiges et dans le soleil couchant re/verbe/re/ par l'herbe. Les ombres fourre/es de brume moussent dans les rayons de la lumie\re, dans les pre/s, dans la densite/ verdoyante, normande. Mais vers quel fanto^me est-ce que je cours ? Vers le soleil de quelle lumie\re ? Qu'est-ce qui scintille a\ tel point que je ne vois presque plus rien, a\ tel point que je ne vois presque plus les arbres pou- droyer ? Pourquoi le paysage m'e/tourdit-il comme un vertige de virages, de descentes et de monte/es ? Pourquoi ai-je besoin d'al- ler de plus en plus loin, de plus en plus vite, vers le Haut-Pays ? Pourquoi suis-je en train de perdre ce qui me restait ? 161 Qu'est-ce qui est en train de me rattraper ? Par quoi suis-je prise ? Je n'ai plus le temps d'appre/cier, je n'ai plus le temps d'admirer. Je me de/pe^che. Je me de/pe^che sans, pourtant, connai^tre mon but car je veux e/viter de savoir que ma course finira et qu'arrivera un moment ou\ je ne pourrai plus continuer, ou\ je ne pourrai plus voir, ou\ je ne pourrai plus savoir. Je ne veux pas ralentir. Je ne veux pas penser. Je ne veux pas e^tre consciente. Je veux avancer, avancer, m'e/garer, m'e/vanouir... Je veux cesser de souffrir. Elle sentait de nouveau le sable sous son dos, sous ses reins, sous ses cuisses et elle sentait la mer et le ciel, sous ses paupie\res. C'e/tait toujours la me^me chose quand elle s'allongeait sur cette plage et qu'elle fer- mait les yeux et qu'elle retrouvait ce de/pas- sement, cette de/livrance, quand l'amour essaye de parler sur cette plane\te de vora- cite/ et de visce\res, quand la jeune femme placentaire donnait le jour a\ cette plage de l'esprit. Le site dominait de son versant abrupt le souffle tourmente/. Elle e/tait arrive/e au sommet de la monte/e. Elle s'e/tait appro- 162 che/e du bord. Elle avait le vertige. Elle sen- tait le vent du soir s'engouffrer dans sa jupe de coton bleu. Elle se sentait attire/e par le vide. Elle marchait au bord de l'es- carpement. Elle e/coutait le tournoiement du vent. Elle entendait les arbres balaye/s par les sifflements e/tranges craquer. Elle s'e/garait du regard dans les bleute/s, dans les mauves, dans les collines de l'horizon, dans les ondulations des lointains de la valle/e et dans les centaines de millions d'anne/es de la roche et elle sentait ses pieds se retenir au granit tandis qu'en imagina- tion, elle se penchait, elle se penchait jus- qu'a\ perdre l'e/quilibre et a\ tomber dans le vide. Elle ne supportait plus d'e^tre immo- bile. Tanto^t elle descendait des chemins encaisse/s dans les sillons gre/seux, dans les rides rocheuses de ce paysage accidente/, tanto^t elle escaladait des raidillons, elle pre- nait le chemin des Hauts-Vents, elle mon- tait par le sentier en corniche, par le cor- don ombilical, pour de/couvrir un horizon plus large et des gorges de/sole/es et aus- teres et des me/andres de brouillard, tanto^t elle suivait les landes e/trangle/es des cre^tes, dans les odeurs de l'air et dans la brous- saille e/pineuse d'ou\ elle apercevait le pro- montoire escarpe/ des de/sirs ivres et des tourbillons et les e/boulis du chaos auquel 163 elle se sentait toujours obsessionnellement oblige/e de revenir... Elle avait de nouveau quitte/ son mari. Le sang, dans ses jambes nues expose/es au soleil, formait des caillots et circulait mal. Elle avait entendu l'orage tonner. Elle avait vu le chemin de la Houlette. Elle ne savait pas ou\ aller, elle ne se re/signait pas a\ choi- sir. Elle voulait tout sentir a\ la fois. Elle voulait aller a\ la me/moire des sensations. Elle voulait y aller a\ pied, elle voulait y aller a\ travers champs. Elle voulait faire tout le chemin de l'effort, tout le chemin de la volonte/, tout le chemin d'une civili- sation, tout le chemin des conflits mais ses jambes se fatiguaient. La jeune femme ne pouvait pas aller assez loin. Et de plus en plus avide et pre^te a\ prendre de plus en plus de risques, elle parcourait son impul- sivite/. Elle se familiarisait avec le de/rapage des voitures, avec le crissement des pneus, avec les voitures qui prennent trop vite les virages, avec les virages dangereux, avec les plaques de goudron fondu par la cha- leur, avec les trai^ne/es noires re/apparaissant sous le gravier de la chausse/e use/e par le 164 freinage ; et, de/termine/e, elle continuait d'avancer, il fallait forcer quelque chose mais forcer quoi ? De/fier mais que de/fiait- elle ? Le goudron luisait la\ ou\ on ne voyait presque plus le gravier et il fallait faire une perce/e, faire une troue/e dans la re/sis- tance, dans l'obstacle et, instable, la tou- riste avait loue/ tre\s cher une voiture avec chauffeur et elle se faisait conduire n'im- porte ou\ et elle avait des caprices. Elle vou- lait voir, voir, et elle voyait, au de/triment de sa respiration, au de/triment de son odo- rat, au de/triment de sa peau, au de/triment de sa sante/, et, enferme/e dans la voiture, elle se concentrait dans ses yeux, dans sa vue d'e/gare/e, dans sa tentative de revoir. Et elle lisait les cartes routie\res, elle cal- culait les kilome/trages, elle donnait l'ordre au chauffeur de se perdre et, aiguillonne/e par le de/sir, elle demandait d'e^tre conduite toujours ailleurs, toujours plus loin, et de rouler au hasard, comme si, secre\tement, elle demandait d'aller nulle part, elle demandait de suivre des routes qui n'abou- tiraient pas, des ide/es qui n'auraient pas de re/sultat, comme si, de/sespe/re/ment lucide, elle cherchait seulement a\ de/cou- vrir a\ l'infini la solitude, toute cette soli- tude que, toute une existence, on parcourt dans la souffrance, sans, pourtant, jamais 165 oser s'en avouer l'e/tendue. Et elle se complaisait dans le ressassement, dans la me/moire comme dans un retard affectif et elle se rendait a\ des belve/de\res, a\ des e/glises romanes, a\ des cha^teaux, a\ des mu- se/es ou\ l'imaginaire, tumultueux, orphelin et sauvage, ne cessait plus de venir e/bau- cher des voyages de l'a^me et de l'inquie/- tude. Et la route passait par Heurtevent, par des landes, par des pre/s, par des champs, par des a\-pics, par la fore^t des Andaines, par le deuil, par les bois de la Grande Bruye\re et de la Petite Bruye\re, par le hameau de Loup-Pendu et de l'Etre- au-Gras, par des oratoires taille/s dans le roc, par des falaises ; la route passait par une scierie, par une raboterie, par une me- nuiserie, par des cimetie\res, par des cha- pelles, par des menhirs, par des haras, par des bourgs, par des ajoncs, par des gene^ts, par Touffre/ville, par Troarn. Le chauffeur e/vitait Caen. Et aux affluents torrentueux, aux vallonnements, aux crispations, aux parois des falaises rocheuses ou\ culminait le tempe/rament passionne/ de la jeune femme succe/daient la plaine, puis le marais. 166 La jeune femme rentrait. Elle n'avait plus assez d'argent pour garder la voiture et le chauffeur. Et sur la route du retour, alors que le chauffeur conduisait vite pour e^tre revenu a\ son garage avant la nuit, la jeune femme ba^illait, luttait contre le cha- grin, contre le sommeil et s'ennuyait, s'as- soupissait, culpabilise/e, de/posse/de/e par ce paysage inte/rieur qu'elle avait cru pouvoir projeter sur la campagne en confondant son angoisse et ses vertiges avec des ran- donne/es en taxi mais, quoi qu'elle fi^t, quoi qu'elle de/pensa^t, quoi qu'elle essaya^t pour se de/tendre, la jeune femme restait blo- que/e, toujours plus fille de ce qui l'e/cra- sait, toujours prisonnie\re... Le pays des mines de fer et des eaux ferrugineuses, le pays des sources miracu- leuses n'e/tait pas la bonne voie. Elle en avait suivi les chemins sans rencontrer l'ali- ment, sans retrouver la vie. Elle avait regarde/ la chair, la viande de la lumie\re sans oser y engager ses dents et ses le\vres. D'ou\ venait-elle ? Venait-elle de l'e/coeure- ment ? Elle e/tait partie de la nuit canni- bale et de la nause/e et elle avait progresse/ dans le gouffre et ell avait franchi trop de de/file/s, trop d`affluents, trop de passages difficiles... Elle sentait qu`elle courait un danger a\ trop chercher a\ re/ussir un retour... 167 Elle sentait qu'elle cherchait mal, que ce n'e/tait pas dans cette direction qu'elle devait aller, qu'on ne revenait pas de la\-bas et qu'elle ne pourrait plus rien retrouver car elle n'e/tait plus une enfant. Elle sentait, dans ce paysage qui deve- nait de plus en plus pe/rilleux, qu'elle s'aventurait dans cette me/moire sans issue dont, si on ce\de a\ sa beaute/ e/trange, on ne re/chappe pas. Le relief qu'elle parcourait en ta^tonnant s'e/tait progressivement e/claire/ aux lueurs de l'esprit, a\ l'aube d'une connaissance ou\ la jeune femme de/cou- vrait que plus jamais ce qu'elle avait caresse/ de si doux et de si humain comme la pelote tre\s dure d'un sein bourre/ de lait tie\de ne reviendrait l'abriter, la consoler... --- J'irai de l'avant..., se dit-elle en e/cla- tant en sanglots. J'irai de l'avant. Personne ne vit plus dans cette re/gion de mes sou- venirs. Personne, me^me pas moi... Elle e/tait lasse, si jeune, d'e^tre l'ermite de ces immenses landes de l'imaginaire ou\ on n'entendait aucune rumeur, aucun rire, aucune gaiete/. Elle e/tait lasse de ne pou- voir rien partager avec personne. Elle e/tait lasse de cette retraite situe/e dans des mare/- cages et dans un silence ou\ les rigoles et les canaux des instincts ne portent plus le de/bit moite des passions et ou\ on enle\ve les 168 forces en exce\s pour ne pas stimuler la sexualite/ et ou\ on se draine pour se disci- pliner, pour se calmer, pour acque/rir la sagesse. Et la jeune femme se de/battait dans son mariage, dans sa rage... Elle e/tait lasse de ce de/sert charnel, lasse de se retrouver au plus profond d'elle-me^me, lasse de se taire, elle e/tait lasse de ces ter- ritoires de l'introspection et lasse de se retenir. Elle e/tait lasse de ce terrain mou- vemente/ et interne. Elle avait besoin de remonter a\ des sentiments plus superfi- ciels et de revoir la lumie\re du mois de juillet, elle avait besoin de remonter a\ la surface car au fond des remous de la me/- lancolie, de l'intransigeance et du re^ve, on suffoque, car a\ force de refuser tout ce qui ne remplace pas une me\re, a\ force de refuser tout ce qui ne nous re/pond pas inti- mement, on s'isole, rien ne peut plus nous consoler, nous distraire, nous rejoindre et nous communiquer cette simplicite/ des rythmes entrai^nants d'une ronde ou d'une chanson se/culaire chante/e ou danse/e par des groupes d'hommes et de femmes solaires ou lunaires, sur la terre. Le brouil- lard recouvrait, a\ mi-co^te, le flanc de la colline du temps, sous l'agglome/ration des soleils et des plane\tes tandis que la lumie\re franchissait l'espace e/toile/, le ciel nuageux, 169 que le soleil e/clairait les re/gions bore/ales, qu'au lieu de s'e/lever au-dessus de ses contradictions, la jeune femme, engloutie dans le cycle de l'univers de la purete/, s'as- phyxiait... Le de/sir est agrandi, contrarie/, agite/ par une famine affective et par la tyrannie d'une souffrance qui enfoncent leurs racines dans le refus de la mort. Et ce refus colle au sang, a\ la peau et aux nerfs. Et nous sommes excessifs comme si notre corps n'e/tait que les conse/quences mo- dernes, que le subconscient de cette trage/- die obscure que chaque plainte, chaque besoin, chaque souvenir, en nous, ravivent. Elle e/tait passionne/ment e/prise de lui mais cet e^tre qu'elle n'avait jamais reconnu dans aucun homme, dans aucune femme, dans aucun habitant de la terre, cet e^tre qu'elle n'avait jamais cesse/ d'aimer, cet e^tre n'existait encore que dans l'abstrait, que dans ce langage de la tendresse, que dans cette sensibilite/ plus maternelle qu'agressive qu'il appartient peut-e^tre aux 170 femmes de mettre au monde et de trans- mettre de me^me que, femelles fe/conde/es par des ma^les, elles transmettent, me\res, cette valeur : la vie, dans le travail qui, des visce\res et des hormones de l'e/tape bio- logique, s'e/le\ve psychologiquement, mora- lement, a\ la patience, au courage, a\ l'intui- tion, a\ l'endurance, a\ l'abne/gation, travail organique destine/ a\ se spiritualiser, a\ s'in- tellectualiser, travail qui, s'il s'approfon- dissait librement dans la conscience des femmes, mettrait fin aux guerres et s'e/le\- verait assez haut pour produire une nou- velle culture, une civilisation de l'amour, une civilisation de la connaissance et du respect de la vie si les femmes, symboli- sant leur corps nourricier, l'enrichissaient, dans la de/marche de leur pense/e, dans une recherche ne/cessaire aux e^tres humains pour que cesse ce qui nous divise, ce qui nous oppose, ce qui nous rejette dans notre aveuglement, dans notre haine. Mais on dirait que les mots, me^me dans la bouche des femmes, viennent du corps de l'homme et qu'ils ne viennent pas encore du corps de la femme... On dirait que l'homosexua- lite/ des hommes refuse d'entendre le corps de la femme parler, refuse de comprendre les femmes et que le dialogue n'a pas encore commence/. Pourtant les femmes, en 171 s'exprimant, permettraient a\ la parole des hommes de se renouveler si cette expres- sion de la femme, l'homme l'accueillait. Si la femme, se libe/rant d'une obscure rivalite/, ne cherchait pas a\ imiter l'homme. Si tout ce que le Savoir et le Pouvoir igno- rent, interdisent, pouvait se mettre a\ par- ler, a\ vibrer... Elle avait dit au revoir au chauffeur de la voiture qu'elle avait loue/e et elle avait de nouveau limite/ ses journe/es a\ des pro- menades re^veuses sur la plage. Elle se sen- tait en ce mois de juillet plus seule qu'elle ne l'avait jamais e/te/... Elle avait l'habi- tude du vent. Le grand air n'ame/liorait plus sa respiration. Elle souffrait de la me^me ge^ne respiratoire qu'en ville ; et ses voyages dans l'humide ou\, des vagues, elle montait aux nuages, ne la surprenaient plus, ne la de/paysaient plus, lui rappelaient a\ peine une sensation confuse ; c'e/tait comme si elle n'arrivait pas a\ se de/gager, a\ reprendre sa respiration ; elle s'enfon- c#ait, elle s'enfonc#ait, en serrant les dents, en se mordillant les poings et les le\vres, dans une jouissance masochiste. Elle s'en- lisait dans le de/sir de/trempe/ par le sang 172 de l'inconscient qui se remettait toujours a\ saigner. Elle s'enfonc#ait dans le suinte- ment qui la lubrifiait, elle s'enfonc#ait dans la congestion de ses organes irrigue/s par l'afflux de la sensualite/ comme si elle pre/- parait son vagin a\ la pe/ne/tration tandis que le sang continuait de la picoter, de la chatouiller, tandis que ses fibres contrac- te/es sous ses ve^tements dressaient ses mamelons et gonflaient son clitoris dans de sombres rituels de fe/erie et de mortifi- cation ou\, excite/e, elle sentait sa poitrine grossir, s'engorger sans autre horizon que celui d'un tout-puissant dieu de la souffrance. La plage s'e/tendait, dore/e. Les reflets, au soleil, s'e/paississaient. Les vagues d'or ruis- selaient, miroitaient dans le frissonnement de la lumie\re. Les particules des rayons chauffaient les yeux de la jeune femme qui aimait voir les paillettes du ciel se vaporiser au-dessus de l'eau. Les mouve- ments de vibration que tu regardes, luj disait l'enfance, me\nent a\ une maison cons- truite sur la mer... Tu l'apercevrais si tu dormais la nuit ici et tu la sentirais bien- to^t glisser sur ta peau. Elle est douce 173 comme du sponge/ rose drage/e, comme des morceaux de dentelle, de velours et de satin de chemise ou de jupon. Elle passe a\ travers la chair en e/clairant les veines, elle circule par plaques cre/meuses dans le feu de la salive qu'on avale quand la gorge nous de/mange, quand la lumie\re est me/lan- ge/e avec la saveur, quand la translucidite/ fond a\ la chaleur de la langue, quand on sent le jour chatoyer dans la bouche, quand on voudrait embrasser, quand on se souvient qu'autrefois on habitait dans son baiser, dans l'e/mission de son murmure, dans l'enlacement intestinal, cardiaque, qu'on e/tait un foetus love/ dans l'ute/rus d'une femme./. Le pe/ril, dans le voyage mental de la me/moire, c'est qu'on y parcourt le temps a\ rebours, c'est la tentation de ne se fixer pour but que le retour en arrie\re, c'est de refuser d'e^tre adulte, c'est de ne chercher qu'une me\re surprotectrice, que le passe/, c'est de s'arre^ter aux e/tapes les plus recu- le/es pluto^t que de comprendre que cette e/tape originelle de la fusion et de la jouis- sance, que cette e/tape a\ laquelle nous conduit le souvenir ne doit pas rester pri/- 174 mitive, e/le/mentaire, qu'elle doit se me/ta- morphoser en phases, en langage, au cours de la croissance de notre corps et de notre esprit, au cours du de/veloppement de la conscience. La jeune femme se leva, se dirigea vers le petit escalier qui montait a\ la digue et qui montait au jour et qui montait a\ l'e/cla- tement de l'espace et qui montait a\ une sorte de transcendance de l'amour et de la souffrance... Mysticisme de l'imaginaire qui nous entrai^ne sur des flancs crevasse/s au-dela\ de tous les degre/s du de/sir, la\ ou\ il faut aller toujours plus loin, plus loin parce que, plus on ira loin, plus on arrivera pre\s, tout pre\s, parce que, quand on aura tout gravi, quand on aura tout endure/, quand on aura re/siste/, quand on n'aura pas ce/de/, on trouvera, on gue/rira et qu'y aura-t-il apre\s ? Qu'y aura-t-il apre\s, quand le feu nous aura porte/ si haut, si haut qu'on croira entrer dans le soleil en regardant seulement les yeux, le sourire ? Quand l'obscurite/ me fixe de ces yeux de l'inten- site/ d'un myste\re qui me bru^le depuis l'amour ? Quand des nuages flottant dans la fore^t, dans la montagne, sur le versant 175 des souvenirs, atte/nuent toutes les formes et que je ne peux plus reconnai^tre le visage qui me sourit ?... Aller la\ ou\ la bouche, ou\ les mains s'apai- sent, ou\ la langue n'a plus besoin de le/cher, de gou^ter, la\ ou\ le sang n'a plus besoin de boire le sang, la\ ou\ le corps n'a plus besoin de manger la vie, la\ ou\ le frottement ne chauffe plus la peau, aller la\ ou\ la salive n'a plus besoin de triturer, la\ ou\ le nou- veau-ne/ n'a plus besoin de te/ter, aller la\ ou\ les mains n'ont plus envie de prendre, de posse/der, la\ ou\ la vue n'a plus envie d'incorporer, aller la\ ou\ le de/sir ne nous domine plus, aller la\ ou\ un brouillard e/pais comme l'oubli amortit les chocs, la\ ou\ on n'est plus soumis a\ l'angoisse, la\ ou\ rien ne peut plus troubler le mouvement de cette ascension. Aller au maximum de l'effort. Aller au sommet de ses forces, aller la\ ou\ en parcourant la lande, on entend le souffle du coeur du monde et de ce qui nous de/passe... Aller la\ ou^ on pourra se surpasser, la\ ou\ tout ce qui est de/chire/ et arrache/ ne nous retiendra plus. Aller dans le lieu qui n'a plus de nom, plus d'image, plus de sexe, aller la\ ou\ il faut 176 abstraire, la\ ou\ les paroles chaudes per- dent l'apparence sexuelle de la femelle mammife\re, perdent l'apparence biolo- gique de la me\re pour trouver une force universelle qui nous apporte le secours du langage de la bonte/ et nous e/le\ve a\ la hau- teur de ce qui peut gonfler d'une lumie\re nourricie\re l'expression, la poitrine de chaque e^tre humain pourvu qu'il aime, pourvu qu'il aspire a\ aimer, pourvu qu'il ne se de/courage pas... Elle pleurait. Alors, elle interroge plus loin et elle se risque jusqu'a\ aller sans protection et elle interroge la solitude, l'absence et elle inter- roge les reflets de la mort en tentant de trouver pourtant une re/ponse a\ ce qu'ont de si violent, toujours, cette demande d'amour, cette que^te, ce besoin d'aimer et d'e^tre aime/... Aller la\ ou\ on aime l'autre plus que soi et ou\ notre propre souffrance ne nous arre^te plus... Aller la\ ou\ l'amour est plus fort que notre propre souffrance... La\ ou\ , 177 entre notre souffrance et la souffrance de l'autre, c'est la souffrance de l'autre qu'on choisit de soulager... Voyage de l'ide/alisme. Route de haute montagne. Exil ne/ de l'in - tensite/ de la se/paration. Intelligence d'une errance he/risse/e de pics, troue/e de cirques, barrie\re infranchissable plongeant dans la nuit qui re\gne sur les bords des fosses, sur les fonds tapisse/s de sensibilite/ et sur la tendresse dont personne n'arrive a\ effa- cer ces traces qui restent si vibrantes, si angoissantes, si supe/rieures, si resserrge/s entre la dure/e et l'e/ternite/ comme des e/toiles luisant dans notre nuit, comme un paillete/ de l'inconscient, comme une attente ne nous hissant peut-e^tre que vers l'inconnaissable et que vers l'incommu- nicabilite/. Comment savoir ? Comment savoir ? Comment tenir bon ? Comment nous fier a\ ce qui ne cesse de nous tourmenter, de nous harceler, de nous stimuler ? Comment ne pas e^tre inde/- cis ? Comment e^tre su^r qu'il faut perse/- ve/rer dans cette tenace force qui nous isole dans la frustration, dans le noir et qui n'exige avidement de l'autre comme de nous-me^mes que ce que nous n'avons pas, que ce qui nous manque ? 178 Et il faut parvenir a\ cette purgation et il faut progresser, progresser, passer par le langage purificatoire, s'e/lever, arriver a\ fournir cet effort mental pour re/ussir a\ donner la vie a\ ce qu'il y a de meilleur dans l'humain et pour se libe/rer de l'anarchie de ces grandes rumeurs inte/rieures qui, si on ne les unifie pas, nous fragmentent, nous de/sagre\gent... Le temps e/tait orageux. La jeune femme pensa a\ ce fond, a\ cet extre^me fond de la fusion, a\ ces lagunes, a\ l'afflux de l'e/mo- tion. Elle pensa au jet affectif, sale/, de la matie\re de la vie que, me\re, la femme pen- che/e sur elle lui donnait a\ boire en de/fer- lant... La jeune femme, sur la plage, pensait a\ l'amour. Mais on dirait que plus les gens tentent de s'aimer, plus ils se font de mal, plus ils se de/testent, plus ils se me/prisent ; on dirait que plus deux existences cherchent a\ se fondre l'une dans l'autre, plus elles s'e/loignent l'une de l'autre, plus elles retombent dans le de/pit, plus elles se rejet- tent ; on dirait que notre ha^te d'aimer nous pre/cipite dans la ranco/eur, dans la re/pul sion et nous empe^che d'arriver a\ l'e/tat qui 179 permettrait a\ l'amour de nai^tre ; on dirait que la gra^ce ne nous touche plus mais, qu'adulte, nous errons comme des maudits, comme des enrage/s que le manque d'amour fait sombrer dans une espe\ce de folie ou\ nous nous acharnons a\ de/truire, a\ hai%r, a\ repousser tout ce qui nous vient de ce que l'amour n'a pas encore transfigure/ comme si les humains e/taient condamne/s a\ ne pas se connai^tre, a ne pas se compren- dre, a\ ne pas se pardonner... Et a\ quoi bon inviter l'autre a\ entrer si ce n'est qu'une souffrance qui entre dans une autre souffrance et qui vient gros- sir la souffrance ? A quoi bon lui parler ? Comment sortir de la souffrance, comment sortir de cet aveuglement de la souffrance ou\ l'amour n'est plus que ce qui saigne, que ce qui vibre, que ce qui pleure, que ce qui tremble, que ce qui brise, que ce qui accuse, que la gicle/e de l'amertume, que des bouffe/es d'agressivite/ ? Il n'y aura donc jamais de plage psychologique ou\ ces- serait la ne/cessite/ de se re/primer, ou\ on pourrait s'approcher du bord de l'illimite/ ? Il n'y aura que ces plages qu'on n'invente pas, que le sable, que les dunes, que la lande, que l'e/te/ ou\, a\ bout de fatigue, on regarde le miroitement des vagues pour s'unir au vide, pour se re/duire a\ la langue 180 gazeuse de l'air et du soleil ou\, exile/, on cherche l'oubli tandis que continue de nous fouailler, de nous bouleverser, la solitude ? L'orage avait e/clate/ comme si les toits des maisons s'effondraient, comme s'ils e/taient de/fonce/s par des projectiles de flammes et de fracas. Elle pensait a\ lui. La lande, dans la chambre, se fracturait. L'e/lectricite/ de la passion et de la me/moire descendait dans la nuit ou\ le feu de l'air et de la terre sentait bon, ou\ le grand astre fendu laissait e/chapper les plaintes des couches profondes dont les trai^ne/es embra- se/es se profilaient sur l'invisible comme des bolides lance/s dans les ondes de l'atmo- sphe\re... Et je n'avais plus la force de me lever et, abattue, je ge/missais doucement dans mon lit, dans cette cuisante re^verie qui n'e/tait qu'abi^me, que de/bris, que masse fangeuse, noira^tre, que suintement des pro- fondeurs, qu'a^me, qu'enfoncement dans le de/gou^t, qu'irritation de ma peau ; il fallait re/sister a\ ce de/sir enferme/ qui, souterrain, pourrit, dans la culpabilite/ qui ne permet plus au corps d'une femme de se nourrir... Elle se disait qu'elle demandait trop, beaucoup trop... 181 Le soleil couchant palpitait a\ l'horizon au-dessus de l'or de la mer. Mais marcher me fatiguait, me tenir debout me fatiguait. De/sirer m'e/tait interdit car, dans la soli- tude, au bout du jour, il n'y a rien, au bout de la nuit, il n'y a rien, au bout de l'effort, au bout du devoir, il n'y a rien. Le corps flambe, solitaire, et les flammes que jette le sexe nous e/clairent a\ peine. Elle e/tait assise dans le fauteuil, devant la fene^tre de la cuisine ouverte sur les jar- dins potagers des villas et sur l'e/glise. L'orage avait cesse/. La me/moire, parfois, la met sur des e/paisseurs de tricot, l'installe dans les couches de tendresse, dans les couvertures de vie a\ plusieurs couches, dans la toile, dans la laine, dans le feutre, dans le confort de l'enfance, la\ ou\ l'enfant se trouvait au milieu et la me\re, a\ l'exte/rieur du sac pro- tecteur, la\ ou\ la me\re faufilait elle-me^me tous les ourlets, la\ ou\ la chambre e/tait une glycine de mauve et de violet argente/ par 182 le fil de soie du tissage. Elle se souvient des coutures qui fixaient les carre/s de tricot et de velours superpose/s. Elle se souvient d'une enfance dorlote/e dont les tissus bleu- te/s brillent dans ce soir ou\ elle pense qu'elle doit poursuivre le voyage, qu'elle ne doit pas se suffre des lieux du confort, ou\ elle pense que son instabilite/ est salva- trice, ou\ elle pense qu'il ne faut s'arre^ter ni a\ l'enfance ni au mariage ni au de/sir ni me^me a\ l'amour, ou\ elle pense que la nos- talgie est une impasse, ou\ elle pense que la ve/rite/ est dans la perse/ve/rance de ce besoin d'avancer, ou\ elle pense que sa nostalgie n'est qu'une ultime he/sitation avant de franchir ce que nos souvenirs nous empe^- chent de perdre, ou\ elle pense qu'il faut se pre/parer, ou\ elle pense qu'il faut se de/pouil- ler, ou\ elle pense qu'il faut accepter, ou\ elle pense qu'il n'y a pas de retour, et ou\ elle avance, elle avance, malgre/ sa lassi- tude. ... Et lentement, lentement, progressive- ment, la vie tourne sur elle-me^me et nous re/ve\le ainsi son envers, le destin, cette face de la mort a\ laquelle on doit s'habituer tan- dis qu'on apprend peu a\ peu a\ e/chapper a\ la me/moire, tandis qu'on voit moins dis- tinctement le visage de notre me\re, le visage de notre premie\re vie, tandis que la 183 lumie\re du commencement se tamise, de/cline. Elle baissa le store. La jeune femme recherchant des endroits chauds se sentait presse/e contre quelque chose, contre le volume impre/cis d'un rem- plissage moite, contre une sorte de muscle qui se formait sur le frottement ; et elle sentait ce qui l'enflammait sourdre en elle comme une source d'eau tie\de et elle souf- frait dans ce suc du souvenir qui coulait, qui suppurait, qui la maculait de gouttes collantes dans cette obsession du plaisir dont elle aurait tellement voulu sentir bais- ser le flot, dans cet e/tat qui contredisait physiquement l'avance de sa pense/e et elle se rappelait ce que dit un homme a\ une femme : ; Tu es a\ moi... Tu ne pourras plus te passer de moi... >> Elle se de/battait. Elle se sentait contenue par la chaleur de son propre ventie, de ses propres seins proches de l'e/ruption qui lui re/clamaient ce qu'elle leur refusait, ce qui n'e/tait pas encore l'amour... Elle sentait le de/sir, l'accumula- tion de ses forces e/roder, creuser ses muqueuses, elle sentait ses organes se dila- ter, elle sentait ce torrent, ce ruissellement la raviner, elle se sentait perdre tout empire 184 sur elle-me^me, elle sentait ses parois se tendre, se de/chirer et son excitation passer du normal a\ l`anormal, a\ la congestion comme si, au-dela\ de cette retenue des pousse/es de la passion, il n`y avait soudain plus rien, comme si elle e/tait arrive/e au bout du monde. Et elle pensa qu`il lui fau- drait se tuer pour ne plus souffrir ainsi- Aventurie\re, exploratrice de l`intimite/, elle e/tait arrive/e peut-e^tre a\ la pointe, a\ l`extre^me pointe d`ou\ elle n`avait plus devant elle que des plages de/coupe/es dans des e/boulis, que des landes de/sole/es, qu`une plate-forme battue par l`angoisse d`ou\ elle pouvait voir le liquide fouetter le chaos avec fureur, bouillonner, s`engouffrer en tourbillons dans l`enfer de l`amour et jail- lir, rouler des expressions informes dans le cerveau des malades blanchies d`e/cume ou\ s`engloutit ce tournoiement psychosoma- tique de nos appe/tits, de nos inflamma- tions, de nos ta^tonnements et de nos visions... 185 Elle ouvrit le robinet d'eau chaude. La chaleur, dans la nuit, coula sur ses mains et calma la douleur. J'e/tais e/clabousse/e par les gouttes d'e/cume. Le me/lange de l'air et de l'eau moutonnait. Le ressac me laissait, a\ travers les vagues qui montaient vers la co^te, voir des algues arrache/es dont la translucidite/ me renvoyait une lumie\re brune. Une jeune fille diaphane riait en jouant au ballon, dans le soleil re/fle/chi par les diamants du sable. Son corps de sportive, comme une feuille d'or, laissait passer la re/fraction et je me rappelais d'autres e/te/s, je voyais le rayonnement se communiquer a\ mes sou- venirs et se propager dans cette re^verie amoureuse qui me donnait l'image floue de l'infini comme l'eau ensoleille/e refle\te le ciel et je ne me lassais pas d'observer les rayons bleute/s, les mouvements de ma me/moire brasse/e par les vagues aux cre^tes verda^tres, e/cumeuses, scintillantes... Je m'asseyais toujours devant le grand ho^tel ; et du de/but de l'apre\s-midi au coucher du soleil, j'attendais ainsi avec patience la fin de la journe/e. Par moments, j'e/tais reprise. Il tonnait. J'entendais reve- 186 nir le fracas. J'e/coutais l'explosion des chocs, les e/clats de ce qui traumatise. J'avais des rechutes. Les lueurs pro- duites par l'e/lectricite/ de mon corps e/clate/ m'aveuglaient de nouveau et je voyais bril- ler ces phosphorescences de la haine et de l'horreur dans les eaux closes qui, e/tran- ge\ res, hostiles, me fixaient brutalement de ces yeux inte/rieurs. Et je retrouvais ma sensibilite/ d'enfant, mon envie de mourir, mon envie de supplier. J'entendais, par moments, la guerre re/pe/ter sa secousse dans ma chair terrorise/e ou\ resurgissaient des de/combres l'arrachement, le de/chire- ment. Le soleil, dans les feux chatoyants de l'or de l'eau, laissait tomber de grosses gouttes de verre en fusion dans la mer qui, en se recouvrant de prismes, de miroirs, se solidifiait, devenait du cristal modele/ et mordore/ dans la masse des vagues. Les bulles du soir voilaient le soleil qui, a\ l'ho- rizon, rougissait. Et plus tard, la grisaille pulve/rise/e quittait la surface de l'infini, troublait l'air et se transformait en oce/an de brouillard. L'embrun emporte/ par le vent dans les hauteurs de l'atmosphe\re for- 187 mait des nuages rayonnants, montueux, des halos et cette pluie brumeuse qui, au-des- sus du sable et de la mer, refroidissait alors la re^verie, la coloration affective des images des vagues de souvenirs. Quelque chose d'anglais semblait donner de la vapeur. La jeune femme, parce qu'il faisait trop humide sur la plage, rentra. Elle retrouva chez elle les rideaux en den- telle qui e/toilaient la lumie\re du soir. Elle s'assit dans le coin de la fene^tre. Les filaments du soleil s'accrochaient a\ ses cils. Elle se trouvait au fond du miroi- tement turquoise de la mer. La lumie\re argentait le mica du sable. Le flot, vert par transparence, paraissait accablant, psycho- logique, par les reflets d'enfance qui remuaient sous le clapotis, sous les pe/pites de l'eau comme des algues tandis qu'e/per- dument la jeune femme, face a\ la mort, se penchait au bord, tout au bord du temps et qu'elle s'efforc#ait de revoir la lande, la plage, le paysage qu'enfant elle avait vus. La porte protectrice e/tait verrouille/e. Le 188 vent tordait les arbres. La nuit e/tait froide comme si c'e/tait l'hiver. La femme, recro- queville/e dans son cha^le, entendait des bruits confus venir de la campagne ou\ les haies sombres abritaient les cultures et les champs du bocage, et se me^ler a\ l'air marin, a\ la rudesse de la Manche et au climat fortifiant, irritant que les me/decins de/conseillent aux grands nerveux. Elle veil- lait, n'osait pas dormir. Le vent, a\ mare/e haute, soufflait plus fort. On se sent poursuivi. On se sent me^me agrippe/. Mais par quoi ? Par quoi ? Par quelle force ? Par quel mouvement irre/- versible de notre volonte/ ? Par quelle ten- dance est-on saisi a\ la gorge comme si quelque chose, a\ l'inte/rieur de nous, nous e/tranglait lentement, sadiquement ? Le cou- pable n'est-il pas l'amour lui-me^me, cette purete/, cete intole/rance de l'amour dont le but est de se de/barrasser de tout ce que l'e^tre humain conserve de contradictoire ? Mas nos turbulences, nos intransigeances, 189 nos tornades, nos remords nous galva- nisent. La jeune femme frissonna. La tem- pe^te la rendait encore plus impression- nable. Elle voyait les e/tincelles e/lectriques des commotions emmagasine/es dans sa me/moire. Le courant allait de ses mains a\ son ventre. Elle s'agitait. Elle e/tait assail- lie par des paroles qu'elle aurait voulu oublier. Elle sentait des visages passer au travers de ses nerfs et la contracter. Elle s'interrogeait. Elle retournait en arrie\re. Elle se re/pe/tait des de/tails. Les silhouettes continuaient de surgir des lacunes. Qui e/tait-ce ? Qui e/tait-ce ? Les monstres a\ te^te de serpent sortaient respirer l'air. La jeune femme entendait les vagues et le vent fouetter la digue. L'aube entrouvrait aux rafales et au brouillard les couleurs d'hui^tres. Le lever du soleil ressemblait a\ une i^le de feu. La jeune femme l'attendait. Mais que faire de toute cette force ? Que faire de la chaleur de toutes ces flammes qui battent et qui tordent les entrailles et qui grossissent la lumie\re de l'aube dans l'exaspe/ration de la peau, dans l'oce/an de sang, dans le brasier, dans les intestins, dans la bouche ou\ le corps allume/ appelle, e/cume, quand cette force qu'on appelle n'a plus de nom, n'a plus de sexe et qu'on a la gorge noue/e par l'angoisse comme si on 190 n'avait jamais assez d'ardeur pour rattra- per la mort et pour tenter de l'effacer, comme si, pendant toute l'existence, il fal- lait perdre son e/nergie a\ lutter contre cette douleur qui foudroie, comme si vivre ne pouvait jamais consoler, comme si cette foudre cherchait toujours a\ aller plus loin, plus loin, rejoindre une fusion interdite et tragique ou\ se de/naturent ce but, ce de/sir d'une femme qui aime avec cette terreur de ne jamais arriver a\ de/penser assez de passion, assez de souffrance pour e/tancher la soif et la vitalite/ qui la transpercent de cette pluie d'images en feu. Le vent tout le long du jour siffla. Fris- sonnante, elle s'e/tait accoude/e a\ la fene^tre. Elle regardait les diaprures. Elle se remit au lit. La pe/nombre luisait. L'assoiffe/e eut envie de se re/chauffer en buvant. Elle se releva. Elle posa une tasse et une soucoupe sur un plateau et versa l'eau bouillante sur les feuilles de the/ fume/ e/miette/es dans la tasse en porcelaine et laissa infuser. Elle but et trouva excellent le the/ qui e/tait devenu rouge. Elle aimait l'ouragan. Elle aimait enten- dre les tourbillons d'or et d'argent secouer les portes, les stores et secouer son corps qui, passage\rement, ce/dait a\ ces vagues rouges de sensualite/... Elle avait presque 191 envie de murmurer un nom, presque un nom, n'importe quel nom, n'importe quel homme, presque lui, comme si elle e/tait pre\s de lui, comme si elle e/tait presque lui, comme s'il e/tait presque en elle, comme si une unite/ naissait en elle, comme si cette femme amoureuse, opinia^tre et sombre n'e/tait plus qu'un afflux, dans l'enivrante et fie\re gestation de sa liberte/ ou\, a\ ce point de l'e/volution de l'instinct, nous poussons la symbiose avec l'autre jusqu'a\ ne plus e^tre oblige/s de le rencontrer pour assurer nos besoins en e/nergie charnelle et pour acce/der au paroxysme, a\ l'explosion. Elle regardait l'eau ruisseler sur les vitres, sur le brouillard. Et nous ne sommes chacun, chacune, qu'une partie de ce qui, sans le corps de l'autre, sans son amour, sans sa singula- rite/, sera toujours incomplet et blesse/. Elle continuait d'e^tre re^veuse, dans son secret, et d'he/siter entre cet homme et celui qui parfois n'e/tait peut-e^tre qu'elle-me^me, que la douce pression de forces me/connues et inassouvies, que le spectre de la person- nalite/ d'une femme qui se de/te/riorait. Et, prise de courbature fe/brile, elle allait et venait dans l'inhibition, dans la moiteur se/reuse, tendineuse ou\ cette tension de ses muscles, re/sistant aux analge/siques, agres- 192 sait son corps, sa sante/, dans l'inactivite/ qui la cloi^trait dans l'atonie, dans un e/tat de malaise, dans des douleurs articulaires diffuses ou\ elle s'ane/miait, ou\ elle e/voluait vers la crise, vers le besoin de se confier a\ n'importe qui pourvu qu'elle pu^t s'e/pan- cher, s'exprimer... Et le rayon noir qu'elle fixait des yeux l'e/clairait. Et dans son re^ve, elle marchait pendant quatre, cinq kilome\tres, dans la ville mi- balne/aire, mi-lacustre, dans la partie flot- tante de la luminescence d'un kale/idos- cope, sous les rotondes du ciel, sous la vase, sous les toits de la lune et du casino, sous l'architecture des noms disparus qui, la nuit, en haut, resurgissaient par palaces, par pans d'immate/riel entre les e/toiles, les fene^tres et les murs que longeait la jeune femme en levant les yeux pendant ses pro- menades constitue/es de morceaux de lumie\re aquatique que les rues assem- blaient en formant des vitres pendant les phases terrestres de la phosphorescence et de la surface re/fle/chissante de la mer habi- te/es par les myste/rieuses re/miniscences de la promeneuse qui se rappelait avoir vu toutes ces ondulations, toutes ces colora- tions. Et la vagabonde des nuages, des vagues et des visions inspirait par ses narines fre/missantes. 193 Et assise devant la fene^tre et se/pare/e de Paris par la plaine d'Evreux, par la plaine de Lisieux, par la plaine de Caen, elle e/cri-- vait une lettre a\ son mari pour lui dire qu'elle se sentait en danger, qu'elle avait ha^te de le revoir et pour lui confier qu'elle est ame\re l'existence de l'errante qui trai^ne son imperfection, son fardeau de senti- ments, sa soif d'absolu, sans jamais pou- voir s'en de/charger, sans jamais atteindre le repos, sans cesser de devoir aller plus loin, toujours plus loin, dans la violence d'un de/sir qui n'initie qu'aux re^ves, qu'au flottement argente/ et dore/ des images, dans cette poursuite de/sespe/re/e d'un ide/al. Elle e/crivait a\ son mari qu'elle est pe/nible par- fois a\ parcourir la disproportion d'une vie humaine et de l'imaginaire, quand il ne subsiste plus nulle part de repe\re, dans notre que^te en de/composition, dans notre re/volte, sur cette terre de mutilations, dans cette recherche d'un salut dans lequel notre e/poque trop avance/e dans la conscience de la culpabilite/ de l'humanite/ ne croit plus... Mais la jeune femme e/tait marque/e par des souvenirs d'enfance qui, me^me en voie de de/sinte/gration, la sauvegardaient. Comment concilier l'amour avec l'absence 194 d'innocence ? >> Certains e/le/ments pe/ne/- traient dans son inflammation, dans sa plaie et s'accroissaient au niveau de la me/- moire comme s'ils pre/paraient la re/ge/ne/- ration de la femme ampute/e, e/puise/e, comme si quelque chose d'ante/rieur allait revenir, comme si le monde allait s'e/largir, se vivifier, comme si la femme allait trou- ver son sauveur malgre/ les efforts qu'elle faisait pour se durcir, pour se de/rober a\ l'homme, comme si, pourtant, par l'inter- me/diaire de la filtration mentale des pul- sions, l'oce/an des origines allait circuler librement dans la plasticite/ du langage et e/tablir une liaison entre les pense/es et le corps et unifier, apaiser les contraires dans cette femme en lui permettant de s'adoucir, de cesser de hai%r. Elle eut brusquement envie de manger toute cette encre pa^teuse de la lettre qu'elle e/tait en train d'e/crire, elle eut envie de reje- ter l'e/criture et de lui pre/fe/rer les fourmil- lements de son furieux, de son soudain besoin de sentir la pression de son e/lan s'exercer du dedans au dehors et de son corps au corps de l'homme, sans, entre toi et moi, aucun mot, aucune phrase, rien qui 195 nous se/pare, qui trahisse la chaleur de ce contact que je te re/clame. Et parfois, au seul souvenir de cette chaleur, une extase brutale inondait la femme bru^lante, l'e/mo- tive qui geignait comme un animal : --- Viens ! Oh ! Viens ! Oh ! Reviens ! Et l'adulte, pour parvenir a\ la tendresse, doit apprendre a\ se retenir de fonctionner avec une intempe/rance qui ne se/lectionne pas, qui n'analyse pas, et la jeune femme, a\ cette ide/e, revenait a\ l'immobilite/, a\ la contemplation qui lui apprenait a\ contro^ler le feu de son sang, dans la gene\se, dans la lente formation de l'intelligence de l'amour qui ne s'acquiert pas sans abne/gation, sans te/nacite/, et elle se sentait de/prime/e. On e/pouse un homme et on se couche, la nuit, a\ co^te/ de lui, dans le lit, et, en fermant les yeux, en repoussant les visions de la fin et du destin, on murmure, on parle, sans cacher sa fragilite/, sa de/cre/pitude, et on s'e/panche... Mais elle e/tait toujours repartie, elle s'e/tait toujours e/loigne/e, elle cherchait a\ fuir, a\ se prote/ger, elle cherchait a\ e/chap- per a\ la crainte du pire, a\ neutraliser l'adversite/ comme si elle voulait esquiver cette souffrance, cette angoisse, l'amour, comme si elle voulait reculer les limites du corps, comme si on pouvait e/viter l'inse/- 196 curite/ et la solitude, comme si on pouvait e/viter de n'e^tre qu'un individu de/pendant, re/ceptif, e/phe/me\re. Et, attentive au moin- dre signe qui lui permettrait de de/celer la mate/rialisation des esprits de la mort, elle e/coutait les sources d'eau bourbeuse, le jaillissement de l'e/ternite/ et tremblait, influenc#able, pre^te a\ se transformer en orage, en gre^le, en e/pais nuage d'excitation, a\ tout ravager.... --- L'amour ne suffit jamais, on e/touffe... De me^me que la parole ne satisfait pas a\ tous les besoins de la pense/e, de me^me qu'on crie, qu'on sanglote, dans la rage de se faire comprendre, de me^me que les meurtriers tuent, de me^me que les artistes tentent de cre/er, de me^me que la folie nous de/robe a\ la re/alite/ et a\ la conscience, quand parler ne suffit plus, quand vivre ne suffit plus, quand aimer ne suffit plus, de me^me que, sur le chemin du vieillissement et de l'amertume, on a envie, parfois, d'e^tre e/par- pille/ dans l'espace par le coup de vent qui emporte la poussie\re et de n'e^tre plus per- sonne, plus rien... Et e/chevele/e, elle contem- plait le noir, le gris du paysage, les carac- te\res e/crits a\ l'encre sur le papier a\ lettres et elle se sentait incapable de rompre l'en- gourdissement qui la saisissait, elle avait passe/ insensiblement de juillet a\ aou^t, 197 d'aou^t a\ septembre et a\ ces pluies, a\ ces e/tourdissements. L'averse continuait de tambouriner sur les vitres. Il n'y avait plus qu'a\ attendre, qu'a\ se re/signer. Il n'y avait plus qu'a\ se laisser envahir par le refroi- dissement, qu'a\ laisser le mal agir, qu'a\ laisser la mer monter, monter, qu'a\ laisser la mer recouvrir le sable, qu'a\ laisser la mer arriver au cou, au menton, qu'a\ lais- ser la mer entrer dans la bouche, dans les narines, dans les poumons, qu'a\ laisser la mer descendre vers le co^lon, vers l'anus, il n'y avait plus qu'a\ boire, qu'a\ dige/rer les flots, qu'a\ les expulser par la selle, par la miction, qu'a\ ne plus chercher a\ fuir, qu'a\ ne pas bouger, qu'a\ se laisser vaincre par les liquides de la sexualite/, il n'y avait plus qu'a\ laisser le deuil glisser comme un lubri-- fiant huileux, qu'a\ le laisser la noyer, la posse/der sur cette plage de nervosite/ et de malabsorption, sur cette plage ou\ elle res- tait inconsolable, sur cette plage ou\ elle se/cre/tait l'humeur glaireuse et instable dans la zone inde/finissable du trajet vis- queux sur lequel elle e/tait en train de tom- ber malade, dans cette vie re/duite a\ l'insa- tisfaction, et il y avait ces regrets inexpli- que/s et ces le/sions qui, sous forme de plages de de/bris, paraissaient toucher d'autres territoires, d'autres troubles, d'au- 198 tres alte/rations et il n'y avait, dans ce cer- veau, que la dilatation d'une souffrance ou\ la me/moire, inflammatoire, baignait dans l'insatiable, dans les eaux de la mer, dans l'irruption de cet automne aux grandes mare/es, et il y avait ces feuillets couverts d'une e/criture ronde, ces plages partielles ou\ la jeune femme gonfle/e de lumie\re ne cherchait qu'a\ respirer, qu'a\ vivre. Mais jamais, la menace qui finirait par la de/truire n'e/tait aussi aigue% que dans cet isolement ou\, lucide, la malade ne pouvait plus se dissimuler la gravite/ de son mal. Les plages, sur la co^te des tempe^tes d'e/touffement, sont ces souvenirs qui ne peuvent plus se de/tacher de la me/moire. Il y a ainsi encore des re/gions reste/es vierges et inaccessibles chez une femme qui ne s'efforce pas de sublimer son angoisse par l'a^prete/ de son caracte\re, par l'effort, par la cre/ation. Elle eut envie d'e/crire encore : " J'ai besoin de toi,je suis perdue sans toi. >> Mais elle se retint ; l'homme, abondant et lai- 199 teux, dans les nuits d'amour, se substitue a\ la nostalgie et continue de donner a\ la femme ce que la me\re, dans l'obscurite/ des de/buts de la conscience, commence a\ don- ner, ce qu'elle introduit dans la bouche, dans les sens du nourrisson. Mais personne ne nous donne jamais ce que nous ne pou- vons que travailler a\ nous cre/er nous- me^mes : la force de subir l'ine/vitable soli- tude, la force de subir les obstacles les de/- ceptions, les privations, le vieillissement et de les dominer, la force d'affronter l'ambi- valence, la souffrance, la mort, sans y ce/der mais sans nous les camoufler, le courage, cette capacite/ de tenir bon en nous achemi- nant vers le but, vers la volonte/, vers l'effi- cacite/, vers l'e/laboration de l'oeuvre, vers l'humanisation de l'avenir. Or cette nour- riture-la\, ce perfectionnement de la nour- riture e/le/mentaire, cet affinement ce/re/- bral, cette progression, cette transforma- tion, cette intellectualisation, cet approfon- dissement du langage charnel, or ce champ de l'inte/grite/ d'une sensibilite/ humaine, peut-e^tre que, seul, le voyage qui, a\ tra- vers le temps, nous conduit de l'appren- tissage a\ la connaissance, nous les donne en nous e/loignant de plus en plus d'une enfance serre/e, mouille/e, frotte/e, le/che/e par la chaleur femelle d'une e/poque a\ 200 jamais enchante/e, a\ jamais disparue, mais a\ jamais imagine/e, tandis que tout tend a\ de/truire, que tout tend, en nous, a\ agresser, a\ minimiser, a\ pervertir, a\ ide/aliser, a\ fantasmer cette me\re de la ten- dresse, ces souvenirs, ces pre/mices mater- nels de l'amour, et a\ empe^cher ces racines de se de/velopper dans notre coeur et a\ les empe^cher de donner le jour a\ l'e/thique d'une recherche, a\ une libe/ration sociale qui, plus fide\le a\ nos origines affectives, a\ notre inte/riorite/, aboutirait a\ un renou- veau, a\ un monde moins hostile, moins divise/, plus proche du che/rissement de la vie. Et clignant les yeux, elle s'entrouvrait, elle s'ouvrait a\ ce sourire, a\ ce souvenir, a\ la douceur du jour d'ou\, maintenant qu'elle l'e/voquait, e/manait comme une lumie\re, comme l'esprit, et en elle, quelque chose s'ordonnait. Et en elle, quelque chose, dans cette lente ide/ation, ro^dait autour d'un art, autour d'une sagesse. Et en elle quelque chose s'orientait vers une ne/cessite/, tendait a\ cheminer du direct a\ l'indirect, a\ se symboliser, a\ s'affranchir de la douleur et a\ mieux discerner la direction du langage qui va du corps au mot et du mot au monde comme si la jeune femme sentait son corps pre^t a\ s'abstraire et a\ devenir syntaxique, 201 lexical, pour se faire mieux percevoir, mieux accepter, au cours de ces longues re^veries ou\ criait l'oce/an de vie qui, sinon, nous engloutit dans le trop-plein du de/sir et de la souffrance. Et la jeune femme exte/nue/e cherchait a\ reprendre son souffle, a\ e/merger du tre/fonds, a\ se transfu- ser dans une langue encore inconnue qu'elle avait de plus en plus envie de par- ler, d'apprendre a\ parler pour traduire la vie, pour transsubstantier la parole en poe/- tique du corps et du sang. Et sur un autre feuillet de son bloc de papier a\ lettres, elle griffonnait des bribes de poe/sie qu'elle ne savait pas a\ qui adresser, elle dessinait des visages de femme qu'elle couronnait, puis des visages d'homme, puis elle raturait, elle chiffonnait, elle pensait a\ son pe\re, a\ son mari, elle de/chirait ses esquisses et e/crivait des pages ou^ sa hargne explosait, puis elle cherchait des mots contenant des odeurs de terre et de plantes, des mots respira- toires, les mots d'un retour a\ ce lieu du visage qu'elle se sentait, en dessinant, en e/crivant, chercher confuse/ment a\ retrouver comme on invente ; et elle finit par e/crire a\ son mari qu'elle de/testait son absence, qu'elle avait ha^te de le revoir, qu'elle s'en- nuyait, comme si elle e/tait introduite par ses mots, par son e/criture, par ses 202 phrases, peu a\ peu, dans ce lieu plus lumi- neux ou\ le visage, ou\ la transparence des couches de la peau exhale/s par l'a^me se mettent a\ rayonner, dans cette approche radieuse ou\ la tendresse aspire a\ la re/sur- rection. Elle termina le long texte, le soir, et le signa. Il ne pleuvait plus. La tempe^te soufflait toujours. La jeune femme descen- dit pour poster sa lettre et marcher dans le sable. La co^te qui, de la plage, a\ l'est, par beau temps, e/tait visible jusqu'au Havre dont on apercevait alors les torche\res, e/tait, ce soir-la\, efface/e par le brouillard. La jeune femme humait le vent du large ; elle se promenait sur l'extre/mite/ maritime de son isolement en imaginant que le rivage e/tait fin, satine/ comme ces le\vres trace/es par ses pas et a\ l'inte/rieur desquelles, continuant la me/ditation commence/e, l'apre\s-midi, dans l'e/criture et dans le dessin, elle se de/plac#ait en fermant les yeux, en s'enfonc#ant voluptueusement, en se sentant rajeunir, se ranimer, comme si elle e/tait sur le point d'arriver au plus affectueux, au plus caressant, au plus me/lodieux, a\ ce chuchotement de la source d'amour qui inspire a\ l'e^tre ce que la voix humaine module de plus vrai... Elle jetterait les phrases hors de leurs limites et les pre/cipiteraient contre l'eau, 203 contre la terre et contre le ciel ; elle par- viendrait a\ juxtaposer des adjectifs d'igni- tion a\ ces noms qui s'e/claireraient, elle parviendrait a\ de/gager les the\mes, la valeur qui la guideraient, elle parviendrait a\ ana- lyser ce mugissement des vagues ou\ elle entendait les borborygmes des cris englou- tis chercher a\ remonter a\ la surface et cher- cher a\ substituer aux plaintes primitives de la somatisation le message de lumie\re et elle aborderait progressivement cette fonc- tion linguistique, poe/tique et me/taphysique de la chair, de la peau. Et l'animalite/ se calmerait, se rasse/re/- nerait gra^ce a\ l'accueil tendrement chu- chote/ par l'intelligence, par le souvenir. Et la jeune femme se blessait. Elle e/tait pleine de pulsations. Les veines, les arte\res, les muscles de son corps l'attaquaient. Toutes ses cavite/s e/taient poisse/es par cette masse qui s'e/panchait. C'e/tait comme si elle e/tait embourbe/e dans sa lymphe, dans son sang et comme si elle ressemblait a\ un exce/dent, a\ une exsudation sanguino- lente, a\ une prolife/ration, a\ un e/tat de lique/faction. C'e/tait quelque chose qui refu- sait d'e^tre romance/. C'e/tait trop. C'e/tait 204 encore indescriptible, encore innommable. C'e/tait ce qui re/sistait encore aux mots, aux appellations, a\ l'e/criture. La jeune femme avait besoin d'e^tre ae/re/e, nettoye/e, purifie/e, de sortir de ces nuages pathoge\nes et de cette excitation ou\ elle suffoquait. Elle avait besoin d'e^tre re/pare/e, d'e^tre reconsti- tue/e, elle avait besoin de se de/barrasser de ses tissus de/ge/ne/re/s et morts, besoin de ne pas rester cette victime e/corche/e, fibreuse, elle avait besoin de plasma, de se cicatri- ser, d'e^tre ressoude/e. Elle avait besoin de combler cette perte dont elle sentait se for- mer les cellules, les caillots, la coagulation, les bourgeonnements, comme si tout son corps, toute son a^me n'e/taient qu'une bles- sure, que le fruit gluant et rouge vif d'une he/morragie. Elle avait besoin de commu- niquer avec son propre corps non plus par la douleur, non plus par un contact phy- sique, mais par un contact verbal au cours duquel, cognitif, le langage viendrait aider la mort a\ sortir de la nuit de bronches, de capillaires, de fibres, d'intestins. Et la mort cesserait d'enflammer, d'irriter, d'aggraver ainsi le fond de la blessure ; et le langage donnerait l'alerte et pousserait la femme a\ re/fle/chir, a\ prendre conscience, a\ se de/fendre... 205 A quoi bon e/piloguer sur le bien et sur le mal ? A quoi bon fuir dans le fantasme ? A quoi bon e/crire nos re^ves ? La souf- france suffit... C'est le corps, c'est sa langue d'asthme, de vagissements, de prote/ines, de microbes, d'esprit, d'acide, de filaments et d'e/motions qui nous rappelle ce que commande la vie : " Ne tue pas ; ne me de/truis pas ! >> C'est cette langue qui prend contact avec la ve/rite/ ; ce sont nos corpus- cules de la sensibilite/, c'est notre texture musculaire, graisseuse, nerveuse, osseuse et ce/re/brale qui transmet ce commande- ment au langage, ce sont ce lexique, cette grammaire sous-jacents, cellulaires qui sont la base de la connaissance et qui doi- vent structurer nos actes et nous montrer ou\, au-dela\ de l'indiffe/renciation originelle, finit la loi et ou\ commence le crime, ou\ est la limite qui se/pare la haine, de l'amour, la justice, de l'injustice, la sensibilite/, de l'insensibilite/. Car s'il n'est pas rattache/ a\ ce qui, en nous, circule avec le sang, le lan- gage attirera-t-il jamais assez notre atten- tion sur la vie et mettra-t-il a\ la lumie\re tout ce qui, agresse/, s'est re/fugie/ dans le chaos de notre nuit, dans notre passion, dans le refoulement, dans l'angoisse ou\ on tremble ? 206 La matie\re de la nuit e/volue vers l'intelli- gible. J'arrive a\ de/signer ce qui m'opprime. Et ce mouvement abstrait me fait peu a\ peu oublier le de/nuement et le froid. Le travail de l'esprit forme le visage que je fixe des yeux et qui est ce lieu que toute ma vie j'aurai a\ parfaire, a\ parachever, je sais que je t'aime et que tu m'aimes. Mais je ne sais pas qui tu es. Je sais que le feu de l'amour peut rendre immortel. Je sais que le sang du de/sir imite la nature du soleil quand le plus dense de la tension du besoin ne trouve pas de re/ponse dans la satisfaction et qu'a\ la lumie\re du voca- bulaire affectif, l'e/lan devient conceptuel, passe du corps a\ l'esprit, se communique a\ l'homme, se libe\re de la se/paration des sexes pour que les hommes et les femmes, sur la plane\te, puissent e/galement mettre au monde, e/galement nourrir, e/lever, pre/- server ce qui doit croi^tre. Je sais que l'an- goisse peut e^tre change/e en efforts et e^tre utilise/e par la langue. Je sais que l'a^me qui a soif se putre/fie si elle ne boit pas. Je sais qu'en nous, le traumatisme continue a\ par- ler, a\ former les signes du de/sarroi de la civilisation et que l'amour peut s'e/noncer 207 au niveau le plus profond de notre sensi- bilite/ si nous refusons de nous fixer dans les le\vres, dans le sexe, dans la salive et dans les mains de la surface et que nous allions plus loin et que nous nous avan- cions au coeur du feu et que nous attei- gnions le foyer de la combustion ou\ le sen- timent qui nous tient ne meurt plus, ou\ l'espace intime peut s'e/tendre jusqu'aux abords de l'avenir et e^tre mis en commun et continuer de s'agrandir jusqu'a\ e^tre uni- versel, jusqu'a\ ce que plus rien de ce qui menace la vie ne puisse plus nous e^tre e/tranger, jusqu'a\ ce que nous de/couvrions que les mots, que la langue, au-dela\ de notre solitude, nous unissent a\ toute l'hu- manite/, jusqu'a\ ce que nous arrivions au centre de notre force, la\ ou\ commencent la collectivite/, la solidarite/, la fraternite/, la\ ou\ la socie/te/ commence a\ changer, pourvu que la parole d'amour ne soit pas arre^- te/e, repousse/e, pendant ce fide\le chemine- ment de son expansion, pendant ce mur- mure de la dure/e humaine. Et la jeune femme marchait. Elle tra- versait sa naissance. Elle entendait les cuisses ge/mir. Elle sentait la bru^lure, elle localisait le souvenir, elle soupirait : Quand tu n'es pas en moi, je suis be/ante, be/ante... >> Elle ma^chait, elle avalait ces 208 re/sidus d'un bien perdu, elle pleurait et ces soirs de grand vent, elle entendait les femmes de mer pousser des hurlements, elle marchait dans le paysage temporel ou\ elle aimait sentir ses pieds nus creuser la pe/rennite/ des mate/riaux du stockage des souvenirs, ou\ elle aimait s'enfoncer dans le sol de la re^verie, dans la vapeur de la tourmente, dans les ombres inte/rieures, dans la reconstitution du passe/, dans ce sable du temps ou\, re^veuse, elle longeait des dunes, une lande, et ou\, cerne/e par le bruit des vagues, elle avanc#ait, attire/e par ces ge/missements de la me/moire ou\ bouil- lonne, ou\ s'enfle la violence des courants de la jeunesse des organes ; et elle se rap- pelait le timbre de la voix qui, pendant l'amour, impre\gne comme un enduit pro- tecteur, elle se rappelait les mots qui, dans la saveur de la bouche, sont se/cre/te/s comme du mucus par le langage lique/fie/ par la tempe/rature, elle se rappelait le bruit des papilles s'e/coulant dans son oreille, sous le baiser, et elle re/entendait la salive la remplir, elle re/entendait le le\chement copieux, l'humidite/ du terrain suintant de sources, elle re/entendait les le\vres s'appliquer sur les siennes, elle respirait l'autre par le nez, par la bouche et retrouvait la gustation, le plaisir, comme 209 si elle n'e/tait pas solitaire, comme si elle ne sentait pas, dans son ventre, s'aggluti- ner ses intestins dont le plissement, le/se/, muqueux, depuis cette e/poque re/volue, s'e/paississait douloureusement dans l'in- flammation, dans cette nostalgie ou\, d'an- ne/e en anne/e, l'ulce/ration, l'abce\s travail- laient. << Ou\ es-tu ? Ou\ es-tu ? Qui es-tu ? >> Lecture de l'amour reste/ hypothe/tique, inaptitude de l'amour a\ donner la ge/ne/- rosite/, inaptitude de tous ces de/rive/s de la tendresse a\ prendre un sens social lorsque l'e^tre fuit dans des phrases qui se de/charnent, dans ce qui se de/fait, dans cette traverse/e lucide, morbide, du deuil, dans cette de/formation d'un ressassement que ne content plus, que ne chantent plus que l'engloutissement, que la disparition ou\ il semble que, quoi qu'on tente d'e/crire, quoi qu'on tente de dire, quoi que les signes de la langue tentent d'exprimer, on peut seulement faire le portrait de l'invi- sible comme si ces tentatives pour appro- cher de la de/livrance au moyen des mots, au moyen de la syntaxe, au moyen de la communication, ne re/ussissaient jamais qu'a\ repre/senter l'incompatibilite/ de la re/alite/ et du de/sir quand, malgre/ le vieillis- sement, on reste relie/ a\ l'absolu par le cor- 210 don ombilical de l'imaginaire, quand on reste accroche/ au souvenir flou des parois archai%ques de l'origine du besoin d'affec- tion comme si, adulte, on e/tait encore un be/be/ et comme si on balbutiait, on vagis- sait pour, en vain, appeler au secours. Et la femme se sentit oblige/e d'e/crire ou de te/le/phoner mais a\ qui ? A qui te/le/pho- ner ? Demander ce secours indistinct ? Elle aurait tant de mal a\ articuler ce qui ne se formule pas encore, ce qui ne sait pas encore comment se traduire puisqu'il n'est pas probable qu'on rencontre un e^tre capable d'e/couter, de comprendre et de re/pondre ? Evasion : La jeune femme re/fle/chissait. Elle e/tait couche/e. La chambre e/tait e/teinte. La grande rue de la nuit passait sous un pont ; la grande rue de la nuit passait devant des formes, devant des contours, devant les parcs que l'affame/e imaginait. La grande rue de la nuit passait devant la formation d'une valle/e imaginaire d'ou\ on apercevait des rochers dont la beaute/ conduisait a\ l'intersection des chemins de vapeur, de lune et de brouillard et a\ l'en- tre/e du royaume de la sensibilite/. Le store 211 de bois n'e/tait pas baisse/. La grande rue de la nuit e/tait domine/e par des de/bris qui masquaient la clarte/ d'un e/tang, elle e/tait domine/e par des collines, par un pla- teau a\ la terre et a\ l'herbe noires, puis, cache/e par les nuages, elle serpentait comme le sang dans les veines, entre les rives tanto^t nues, tanto^t boise/es. Et, par le le/gendaire, par le fe/erique, par un hameau de magie, par un pont qui franchissait l'im- puissance, elle pe/ne/trait dans l'inacces- sible. Et la jeune femme pe/ne/trait dans cette re/gion des visionnaires, des orphelins et des pauvres, dans les hectares peuple/s d'e/tourneaux, d'e/cureuils, de chevreuils, de faisans, de cerfs, de perdrix, de poules d'eau, sous le ciel argileux, dans les reflets membraneux des eaux stagnantes, dans le placenta de fouge\res violettes, dans les marnes, dans les feuilles mortes, dans les brindilles comme si la fore^t, assez e/paisse pour re/sister au vent et a\ la pluie, compo- sait un e/dredon sauvage de fourrure, de plumes et de duvet sous lequel l'imagina- tion, dans la petite chambre ce/re/brale, dans le souvenir de la Sologne, dans la petite chambre de l'incarce/ration, aimait se blottir, se remplir d'air chaud et sentir cette forestie\re cretonne d'e/corce, ce tissu poreux dont les fibres et les mailles serre/es 212 conduisaient mieux la chaleur que le ve^te- ment le plus chaud ou que le plumage des oiseaux. Et pendant ces me/tamorphoses du de/sir, la mer e/tait remplace/e par la terre, et l'horizon, par le ze/nith. Et la fille de la souffrance se transformait en fille de la confiance et ce qui e/tait inhabitable deve- nait habitable et le langage acclimate/ en prison prospe/rait dans cette liberte/ nou- velle et se dirigeait, par le re^ve, vers l'inte/- rieur des lueurs de l'air, vers les aliments de la respiration et de la vue et se dirigeait vers ce centre, vers ce ventre de l'a^me ou\ se change en trai^ne/es lumineuses le vide. Mais les re^ves semblent incohe/rents, la dormeuse conservait l'image de ces ruis- seaux qui alimentent la frustration et les abreuvoirs des be^tes du masochisme et du sadisme. Le vent battait la digue. La jeune femme se re/veilla en sursaut. Le pre/cipice tourbillonnait. Qu'avait-elle e/crit ? Elle confondait ses pense/es avec le bruissement des vagues. Les cris des mouettes s'en- flaient comme s'ils e/taient l'oce/an. C'e/tait l'aube. Le soleil e/tait encore au-dessous de l'horizon. L'atmosphe\re diffusait le rayon- nement liquide et frais de la bue/e. Que fallait-il dire ? Qu'y avait-il de vrai dans ces mots qui avaient sombre/ ? Qu'y avait-il de vrai dans cette passion plonge/e dans 213 l'ombre que la jeune femme n'avait jamais su exprimer que par la rancune et la haine ? Pourquoi, au lieu de lui e/crire des lettres, ne te/le/phonait-elle pas a\ son mari et ne lui disait-elle pas : << J'arrive. Je n'en peux plus. Attends-moi a\ la gare. Nous irons di^ner au restaurant. Je veux manger. Je veux t'entendre. Je veux toucher, pe/trir, t'aimer >> ? Mais tant que l'oeuvre de destruc- tion ne serait pas acheve/e, cette femme n'essayerait pas de vivre, de renai^tre, elle continuerait de s'e/lancer vers ce que la me/moire conserve de plus abrupt et de plus de/nude/, vers l'effusion invente/e, vers les lieux dangereux ou\ se complai^t la scin- tillation de la re^verie qui tremblote comme la lumie\re d'une e/toile ; et comme si la jeune femme n'aspirait qu'a\ se noyer dans les eaux troubles et nocturnes de l'auto- destruction, elle irait tout au bord du pre/- cipice et elle se laisserait secouer par la monte/e de l'exce\s, par la peur d'aimer, par son incapacite/ d'aimer autre chose que les figures fantasmatiques qui surgissent de la mort, de l'absence, de la mysticite/ et de l'enfermement et stimulent notre chagrin jusqu'a\ rendre presque voluptueuse une fe/rocite/ qu'on ne peut plus contro^ler, la douleur. 214 Ferait-il beau ? La femme trempe/e de sueur par le sommeil et presque effare/e regardait le soleil substituer le jour a\ la nuit. Sommes-nous adapte/s a\ la culmina- tion de la lumie\re et au rythme cosmique ou\ alternent le lever et le coucher des astres montant dans le ciel et descendant vers l'horizon pour entrer dans l'invisible ? Et, malgre/ nos te/ne\bres, suivons-nous le mouvement ascendant de la vie ? Est-ce que le commencement peut jamais succe/- der a\ la fin dans le corps d'une femme, dans ce me^me corps que le temps use, de/chire, endeuille, ride ? Est-ce qu'apre\s avoir parcouru le refroidissement, la voya- geuse serait ramene/e a\ son point de de/part, a\ l'e/clairement, au re/chauffement, a\ ce qui ferait e/clater en elle une fusion aussi impossible a\ imaginer que l'infini et qui, par sa force semblable aux forces d'attrac- tion de/terminant la re/volution et la rota- tion de la terre autour de la rotation du soleil, me/langerait la pre/carite/ de l'exis- tence avec la permanence de l'amour, la disparition avec l'apparition ? Mais l'appel reste sans re/ponse. Le de/sir continue a\ cou- ler, a\ saigner me^me quand l'homme et la femme s'embrassent et s'e/treignent, me^me 215 quand leurs membres se me^lent car cette nuit est celle de tout ce qui ne cesse pas d'exacerber la barbarie et de nous arra- cher a\ la me\re de la tendresse, a\ ce qui a sa source dans notre vie, dans notre corps, dans une lutte du langage et de la voix pour libe/rer les e/manations, les pulsations qui peuvent nous rendre tendres et compre/hen- sifs, qui peuvent permettre aux yeux humains de contempler le visage abstrait, spirituel qu'e/laborerait la passion si nous arrivions au oeur de la conscience, si les mains, les joues, les le\vres, le menton, les bras, les cils, la peau, le front, la chevelure de la profondeur de l'amour pouvaient recommencer a\ prote/ger, a\ agir, s'ils pou- vaient progresser vers un principe uni- versel. Que faudrait-il e/crire au lieu de cette lettre ? Quel contenu faudrait-il enlever des mots pour donner aux mots le moyen d'accueillir sans exclure et pour donner le message de l'espoir a\ toutes, a\ tous, a\ tout ? Jusqu'ou\ faudrait-il pousser la bien- veillance pour de/passer ce qu'il y a de meurtrier, toujours, dans nos couches les plus obscurcies ? Jusqu'ou\ la couleur et la lumie\re peuvent-elles entrer, nous per- mettre de voir ? Jusqu'ou\, psychique, la vue peut-elle introduire l'ordre de la mise/- 216 ricorde ? Jusqu'ou\ le langage peut-il reculer les limites de la vue et aider les yeux a\ voir dans la nuit et a\ distinguer l'humain de l'inhumain ? A quoi bon cette lettre d'amour ? Se demandait la femme qui e/cri- vait un poe\me. Est-ce qu'e/crire n'est pas qu'une tentative instinctive pour ignorer la re/alite/ de la souffrance ? Est-ce qu'il ne demeure pas quelque chose d'impe/ne/- trable, malgre/ leur soif d'amour, entre l'homme et la femme, entre la me\re et la fille, entre le fils et la me\re comme entre deux femmes ? Et est-il jamais clair le sen- timent qui nous unit a\ l'autre quand les mots de l'ide/alisation, cessant de produire leur fausse lumie\re, ne viennent plus inter- rompre ce silence tourmente/ de doute, d'an- goisse, de de/sir et de haine ou\ le corps souffre ? Deux semaines s'e/coule\rent. Il ne parut plus probable a\ la jeune femme que son mari viendrait la rejoindre. Elle commen- c#ait a\ craindre d'avoir e/crit dans la lettre le contraire de ce qu'elle avait cru y mettre. Le temps e/tait mauvais. Il pleuvait presque tous les jours. La jeune femme ne sortait plus. 217 --- Quel de/luge ! Quel de/luge ! On approchait des mare/es d'e/quinoxe- De violents orages s'e/levaient la nuit avec un vent si fort que la mer se jetait hors de la limite de la digue et qu'elle inondait la terrasse du casino dont les chaises et les tables blanches e/taient renverse/es par les vagues. Une barque de pe^cheurs avait coule/ au large et lorsqu'en s'e/veillant pen- dant ces nuits de cataclysme, pendant ces pluies torrentielles, la jeune femme enten- dait siffler la sire\ne des pompiers, elle pen- sait a\ des re/cifs en feu, a\ des corps bru^le/s, aux guerres qui, dans le monde, font rage comme si le lait des nourrices taries s'e/tait change/ en tempe^tes de flammes, en averses de sang. Elle restait toute la journe/e au coin de la fene^tre. Elle regardait l'automne ame- ner l'hiver et la mort ; et quand la nuit tombait, elle allumait la lampe et cousait en essayant de ne pas entendre les mugis- sements lugubres, cette parole de l'eau ou\ la parole humaine immerge/e se de/sinte/- grait, descendait dans l'abi^me qui met fin a\ tout souvenir, a\ toute pense/e... Noyade mentale d'une victime qui n'avait plus la force de lutter contre ce monde de l'indif- fe/rencie/, contre ce monde de la dissolu- tion, contre ce monde de la suppression de 218 toute forme, contre ce monde suicidaire ne/ d'une sorte d'e/tat de stupeur et ne/ de l'inse/curite/. Le matin, la femme guettait l'arrive/e du facteur et descendait, anxieuse, dans le hall de l'immeuble pour voir s'il y avait quelque chose dans sa boite aux lettres mais elle ne recevait rien, aucune enveloppe timbre/e ne lui apportait un signe d'affection, un signe de pre/sence, une aide. Elle ne trouvait rien qui pu^t lui servir de boue/e de sauvetage ou qui pu^t lui per- mettre de se cramponner pour ne pas dis- parai^tre dans le bouillonnement de la ma- trice glauque. Et apre\s avoir e/te/ allaite/s, berce/s, nourris, soigne/s par une me\re, nous ne trouvons souvent qu'en nous-me^mes les moyens de notre survie, car l'amour, dans cet abandon social, semble, tout de suite apre\s les phases les plus primitives, les plus animales de l'existence, se de/compo- ser, se de/pouiller de sa chair. Et imagina- tive, elle re^vait a\ l'automne qu'il y avait vingt-huit ans elle voyait a\ travers le feuil- lage d'un che^ne brode/ sur le store de la porte-fene^tre de sa chambre d'enfant, elle re^vait au voile filtrant le ciel verda^tre ou\ des nymphes nuageuses flottaient, a\ contre- jour, au-dessus des mares, des champs et des coteaux de l'Ile-de-France, dans les loin- tains. Et la femme e/tudiait l'horizon, aspi- 219 rait les immenses perspectives, les bouf- fe/es. La plage, a\ la tombe/e de la nuit, s'ennua- geait, paraissait e/claire/e par l'e/cume, par la vase comme si le ciel sortait de l'eau. L'observatrice se trai^na jusqu'a\ la ve/randa pour apercevoir les derniers rayons, les derniers reflets du jour par ou\ devait pas- ser la reviviscence pour entrer dans son regard, car un peu plus tard, a\ la nuit sombre, la femme ne verrait plus ce qui e/voquait la douceur, elle ne chercherait plus qu'a\ revenir a\ l'inanime/, qu'a\ s'effa- cer dans l'extinction des sens pour pouvoir s'endormir, pour, pendant quelques heures de sommeil, se reposer de la longue e/preuve, de la longue descente dans l'abysse entreprise pour lutter contre le temps, pour se dissoudre et pour tenter de se sauver du desse\chement, pour ten- ter de re/ge/ne/rer en plongeant dans sa sen- sibilite/ blesse/e, dans son drame, dans la substance dont, en vieillissant, la femme s'e/tait peu a\ peu vide/e comme une mou- rante se vide de son sang en ra^lant. Et, fatigue/e, elle ne voyait voltiger que des taches, que des ombres sur les flots noirs. Ses yeux clignaient. Il e/tait tard. Elle s'e/loigna des vitres. Elle se de/shabilla, se de/chaussa, mit sa chemise de nuit, puis, en 220 ba^illant, alla e/teindre les lampes et se cou- cha. Ce bruit des vagues l'empe^chait de dormir. Il y avait d'autres hommes, d'au- tres femmes, il y avait des enfants, il y avait des peuples, il y avait l'espe\ce humaine, il y avait le monde, il y avait l'avenir, il y avait le danger. Elle commu- niquait avec l'instinct ou\ le langage a son origine. Elle communiquait avec ce qui, inte/gre/ dans l'e/motivite/ comme les souve- nirs sont inte/gre/s dans le cortex, nous rappelle la ne/cessite/ d'e/changer de la ten- dresse et de la compre/hension et nous donne l'espoir que la parole, dans un dialogue affectueux, arrivera a\ dissiper l'obscurite/ de nos contradictions et a\ renouveler la vie dans notre coeur. Avait-elle e/crit : ; Le langage, au lieu de se/parer, de re/primer, d'agresser et de de/truire, peut apporter aux e^tres ce qu'une me\re tendre et soucieuse de le prote/ger peut apporter a\ son petit >> ? Il faut laisser la sensibilite/, cette sorte de voyance de la peur, nourrir les mots... Elle veilla jusqu'a\ l'aube. Cette intermi- nable lande de silence n'avait plus rien d'humain dans la chambre de/sertique comme, dehors, les cris de/forme/s par le vent. Et au centre de l'asce\se, au milieu de la nuit, la femme sentait le vide ra^per 221 les parois du souffle et du brouillard. Elle retrouvait des houles, des remous. Il n'y avait personne pre\s d'elle. Il n'y avait que la hauteur de ces vagues... Elle allait se noyer. Et pourtant, elle essayait de se rac- crocher a\ cette mer de nuit qui la porte- rait peut-e^tre jusqu'a\ une lueur ou\ s'e/clai- reraient le bien, le mal, dans l'unite/ brute de la confusion que, peut-e^tre, l'a^me, en s'arrachant a\ la haine, de/chirerait. Et alors cette femme toucherait la rive de l'e/luci- dation et, abordant l'e/tape de la maturite/, elle saurait, au-dela\ de l'enfance, de la frus- tration et de la nostalgie, aimer et elle pourrait vivre. Et, de me^me que, gra^ce au sourire d'un enfant, on peut retrouver la force d'e^tre responsable et le courage de lutter contre ce qui nous de/grade, de me^me, gra^ce a\ cette lumie\re des le\vres de l'enfant qu'on voit s'illuminer, sourire, le don de cre/er peut s'e/tendre de l'intime au collec- tif et a\ l'amour de travailler a\ introduire la tendresse dans la durete/ du monde. Il suffit, pensait-elle en voyant en esprit le visage, le corps, d'aimer plus fort qu'on ne hait puisque la se/paration, l'arrache- ment sont ine/vitables, puisque, plus on aime, plus la rancoeur se/vit, moins on peut e/viter de s'enfoncer dans l'angoisse comme dans l'argile, au fond d'un mare/cage. Plus 222 on aime, plus on est insatisfait car plus on demande et plus l'ine/luctable menace de la mort durant l'existence, hante la chas- tete/, la spe/culation, l'embrouillement, les broussailles, la fureur de cette gestation morale ou\ un ide/al de de/sinte/ressement s'oppose aux re^ves d'intempe/rance, aux convoitises et ou\ le corps ne se distingue pas encore de la sexualite/ et de la recher- che du plaisir, et ou\ ne s'entrevoit pas encore la ne/cessite/ des efforts qu'il faut fournir pour, de la passivite/, passer a\ l'ac- tivite/ et participer a\ secourir et a\ re/soudre. Mais acce/der a\ la conscience e/quivaut a\ se de/vorer soi-me^me et a\ pe/ne/trer dans un enfer de re/tention et de de/vouement ou\ on en vient a\ aspirer a\ se trancher ses propres le\vres, son propre ventre, ses propres yeux, a\ aspirer a\ s'e/corcher soi-me^me pour se venger de cette excitabilite/ douloureuse et pour aller jusqu'au bout du sacrifice qu'exige des hommes et des femmes non pas l'amour de soi mais l'amour de l'autre. Et la jeune femme, par ces nuits d'excita- tion et d'abstinence, e/touffait dans ces vagues de haine. Et elle avait mal a\ la bouche, mal a\ la gorge, elle se faisait si mal qu'elle n'e/tait plus su^re de vouloir conserver ce lien instinctuel contigu a\ la re/alite/, a\ la since/rite/ et a\ ce qui meurtrit. Et 223 elle entendait l'eau baisser, elle entendait le ressac, la pluie et la vitesse du vent et elle e/coutait comme si sa passion s'e/levait a\ cette tempe^te. Et, isole/e au dernier e/tage de l'immeuble comme sur une butte au ter- rain tourbeux, elle attendait, elle sentait quelque chose s'approcher de la co^te. Et cette solitude qui se rapprochait faisait peur a\ l'amoureuse consciente de l'angoisse qu'il lui faudrait traverser pour parcourir l'amour que ne limitent ni l'espace ni le temps, comme si cette nue/e de tourments e/tait le prix de cet infini re/ve/le/ par le rayonnement de la chair entourant le sou- rire quand cet e^tre qui sourit est ce qu'on aime tellement, ce qu'on aime plus que tout, ce qu'on ne veut pas perdre me^me quand, de ce sourire, on voit seulement luire la trace laisse/e par le souvenir ou\ vacille la vision, ou\ vacille la raison. Et elle dirait a\ son mari qu'elle avait surtout vu l'inte/- rieur, qu'elle s'e/tait surtout promene/e dans la profondeur, sous le miroitement, qu'elle avait surtout explore/ l'abstraction, qu'elle avait surtout erre/ sur une plage men- tale ou\ elle avait essaye/ d'analyser cette appre/hension qui l'avait pousse/e a\ partir, a\ s'isoler pour pouvoir se recueillir. Et elle avouerait a\ son mari qu'elle comprenait qu'il souffrait, qu'elle comprenait, qu'au- 224 tant qu'elle, il avait besoin d'amour, il res- sentait ce besoin que connaissent toutes les espe\ces vivantes, ce besoin que les humains ne peuvent pas assouvir. Car, oui, lui dirait- elle, plus on aime, plus le de/sespoir redouble, plus la re/volte est grande, plus on est frustre/, plus on se/cre\te une agres- sivite/ qu'on dirige contre soi quand on aime trop l'autre pour oser la diriger contre lui ; oui, dirait-elle, j'e/tais venue ici pour essayer de sortir de la prison de la contrainte et de la peine, j'e/tais venue essayer... Oh ! Avec quoi es-tu me/lange/ quand je te touche, quand je te sens, quand tu me re/chauffes ? Avec quoi d'encore plus chaud, d'encore plus animal, avec quelle intensite/ impre/gnant me^me l'oubli ? Est-ce toi ? Et les rafales et la pluie continuaient de frapper des coups a\ la porte comme une main ; et la porte battait. " Tu me manques tellement ! Tu me manques tellement ! >> Mais ce n'e/tait pas son mari, c'e/tait la soli- tude qui entrait. C'e/tait cette solitude qui nous force a\ comprendre, c'e/tait cette soli- tude qui met a\ nu Dieu, la de/mesure, le de/lire du de/sir. C'e/tait cette solitude qui 225 nous conduit a\ la certitude que ce trou, que cette blessure, que cette de/solation nous ouvrant a\ l'autre, dans la chair vive, dans notre sensibilite/, ne se refermeront pas, ne se calmeront pas, sont l'origine de notre souffrance, de notre passion et que, si nous ne nous efforc#ons pas de le ratio- naliser, de le discipliner, ce gouffre de la vie risque de nous engloutir. Elle lui e/crivit : << Je voudrais te parler : Te parler. >> Le lendemain, elle se re/veilla l'apre\s- midi. Elle avait dormi toute la matine/e. C'e/tait la fin, semblait-il, de plusieurs semaines de tempe^te. Elle pensa a\ lui, qu'elle allait le trahir, qu'elle serait oblige/e de trahir l'amour pour ne pas souffrir autant et qu'il lui faudrait peut-e^tre en arriver a\ de/nier ce besoin qui lui ravageait la me/moire, les entrailles. C'e/tait le der- nier jour de l'automne. Elle sortit. Elle alla en car jusqu'a\ une petite ville de l'inte/rieur des terres. Quand elle descendit du car, ce n'e/tait pas encore le soir. Il faisait clair. La fore^t s'e/tendait derrie\re le manoir. La jeune femme se promena sur le coteau au pied duquel coulait le fleuve. Elle prit une 226 avenue d'arbres qui aboutissait au port et au quai borde/ de maisons blanches. Elle voyait en marchant le long des maisons blanches les proprie/te/s, les parcs de l'autre rive. Quelque chose, tandis qu'elle mar- chait, lui faisait mal au ventre. Elle ne savait pas ce que c'e/tait. Peut-e^tre sa solitude ? Peut-e^tre l'exce\s de veilles et de fatigue ? Quelque chose d'implacable l'obse/dait au point de lui de/clencher ces douleurs intestinales, ces troubles phy- siques du sentiment, cette sensation d'un manque, d'un vide que rien, que per- sonne ne comblerait. C'e/tait peut-e^tre la certitude que tout ce qu'elle ferait, tout ce qu'elle dirait pour tenter d'e/chapper a\ ce creusement de l'absence ne parviendrait pas a\ la gue/rir, a\ la rassurer, a\ la de/livrer. C'e/tait peut-e^tre cette sensation de s'e^tre trop approche/e de l'abi^me et d'entrer pro- gressivement dans la couleur sombre du corps, dans une cavite/ creuse/e dans le tissu psychique de l'angoisse, dans le tissu de cicatrice du choc, dans cette vision de la profondeur, dans cette vision be/ante qui, semblable a\ une plaie, demandait a\ e^tre nettoye/e, a\ e/voluer vers le retour de la sensibilite/, vers la re/ge/ne/ration nerveuse, a\ e^tre alimente/e par la vie, a\ e^tre re/pare/e. L'impre/vu . . . Bien loin d'e^tre indiffe/rent a\ l'absence de sa femme, il avait de/cide/ de partir la rejoindre apre\s avoir rec#u cette lettre trem- blante qu'elle lui avait envoye/e comme un cri de douleur. Mais de quoi avait- elle peur ? Et lui-me^me, pourquoi e/tait-il inquiet, impatient de sentir Stella vivante, vivante ?... Elle voyait au milieu du tourbillon des flots le monde de la de/che/ance ; et sous l'action continue de sa solitude, elle se lais- sait porter par les e/boulements liquides, par les e/cueils, par les prie\res disloque/s, elle ne re/sistait plus, elle entendait le vent et la mer e/clater dans sa poitrine bru^le/e par le sang, et, en nageant, elle fermait les yeux pour ne plus sentir la mort l'entourer. 229 Elle se tenait debout, sur le rivage, sous ces nuages qu'elle avait observe/s pendant des mois, pendant des anne/es et qu'elle n'allait peut-e^tre plus voir. Elle avait peur du ciel, peur de cette immense e/tendue de lumie\re, peur de ces falaises de brume qui flottaient. Elle imaginait une pente morale abrupte et, de ce sommet de la peur, elle de/couvrait le panorama du chaos qui nous oppresse, qui nous essouffle, qui nous serre la gorge, elle apercevait le continent bai- gne/ par des yeux humains, par de chaudes vagues de larmes ou\ des formes pleuraient, pleuraient en se brisant. Mais tu ne m'e/coutes pas. Mais je re^ve. Mais je suis vivante et tu ne viens pas, tu ne viens plus. Il n'y a personne... Elle marche. Je ne peux pas rester dans cette lumie\re noircie qui nous traverse de part en part le regard et nous de/forme. Elle suivait des yeux le de/ferlement, elle se sentait avancer vers un de/sert. Elle sanglotait. Et, grelottant, elle profitait de sa solitude pour faire encore ces promenades re^veuses dans le silence, a\ l'abri de la violence de la parole. Et elle se recroquevillait. Elle se sentait traque/e. Elle se souvenait d'un poe\me qu'elle avait e/crit 230 sur cette me^me plage quand elle e/tait une petite fille de dix ans et demi s : Questions <1Dis-moi pourquoi je pleure>1, <1 Dis-moi pourquoi je ris>1, <1 Dis-moi pourquoi je vis>1, <1 Dis-moi pourquoi je meurs>1. <1 Qu'est-ce qu'est l'infini ?>1 <1 Qu'est qu'est le ne/ant ?>1 <1 Qu'est-ce qu'est la vie ?>1 <10! Toi qui connais tout>1, <1 Explique-moi ce que j'ignore>1. <1 Dis-moi tout !>1 <1Pourquoi y a-t-il des e^tres>1, <1 Des vivants>1, <1Des morts ?>1 <1Pourquoi vivons-nous>1 <1Et mourons-nous ensuite ?>1 <1 Pourquoi y a-t-il des mai^tres>1, <1 Des mai^tres d'un pays ?>1 <1 Qu'est-ce qu'une plane\te ?>1 <1 Comment est-elle faite ?>1 <1Et s'il n'y avait pas de plane\te>1, <1 Pas d'espace>1, <1Pas de vide>1, <1Comment serait-ce ?>1 <1Oui, de re/ponses je suis avide>1. s. Poe\me de Jinane Chawafaf, dix ans et demi 231 <1Du monde, je suis curieuse.>1 <1De la vie, je suis heureuse.>1 <1Je n'en connais pas assez.>1 <1J'en apprendrai toujours.>1 <1Car jamais on ne s'est lasse/>1 <1De connai^tre quelque chose, chaque jour.>1 Une nuit ou\ des bourrasques glaciales annonc#aient le gel et ou\ elle tricotait pre\s de la lampe, elle sentit des bouffe/es lui gon- fler la poitrine ; elle sut que son appel, que la lettre qu'elle avait envoye/e a\ son mari ne s'adressaient pas seulement a\ lui, elle se sentit e/vacuer l'angoisse et la mort, elle sentit qu'elle allait agir et que rien ne pour- rait plus l'opposer a\ cette force qui mon- tait en elle vers le souffle, vers la vie, vers sa bouche pre^te a\ laisser sortir le rayon- nement inte/rieur qui e/clairerait la parole ; elle sentit le flot interne exercer une pres- sion sur son esprit, la stimuler, la rappro- cher des autres. Elle sentit qu'elle pourrait, qu'elle s'e/lancerait, qu'elle irait jusqu'a\ lui, jusqu'a\ eux, jusqu'a\ elles et qu'elle leur parlerait et qu'ils lui parleraient. Nous pou- vions encore nous aider. Il n'e/tait pas trop tard ; me^me si personne ne lui apportait plus jamais la tendresse, plus jamais la compre/hension, elle ne se cramponnerait pas a\ la souffrance, elle irait plus loin car 232 elle lutterait avec d'autres femmes, avec d'autres hommes. Le langage, a\ force d'e^tre alimente/ par notre me/moire affective, fini- rait par permettre a\ la sensibilite/ de s'in- filtier dans la pense/e et finirait par trans- mettre a\ la voix humaine ce qui assouvi- rait, ce qui apaiserait la chair, le regard affame/s. On ne se sacrifie jamais que pour les autres, que pour le doute, que pour l'e/lan que, dans d'autres vies, dans d'autres ge/ne/rations, dans des inconnus, prolongeront, on l'espe\re, on le veut, notre amour, notre passion de la vie. La force d'une femme est de chercher a\ progresser vers ce qu'a\ l'inte/rieur de son corps, la vie, me^le/e a\ la mort, lui prescrit de faire pour restreindre la souffrance. Oui, elle serait des atomes de cette e/thique qui mu^rirait dans les vicissitudes de la lutte et du tra- vail. Oui, il fallait agir, il ne fallait pas se re/signer a\ rabaisser la vie a\ cet e/touffement ou\ trop souvent une femme est amene/e par la tradition a\ croire que son bonheur, que son avenir de/pendent de la re/ponse amou- reuse qu'elle rec#oit, qu'elle attend d'un homme comme si, dans chacun, dans cha- cune de nous, ce n'e/tait pas le monde qui souffrait, qui nous faisait souffrir, qu'on faisait souffrir et qu'on subissait dans un de/se/quilibre ou\ la mort triomphe de la vie, 233 ou\ la haine et le de/sir triomphent de l'amour, ou\, que ce soit dans l'homme ou dans la femme, le masculin, socialement, triomphe du fe/minin, ou\ la cre/ation ne peut pas se libe/rer de la destruction et ou\ n'est pas encore ne/ ce qui cesserait de limiter le sens, la communication. Cinq jours encore et, s'il n'arrivait pas, elle repartirait, elle quitterait cette plage ou\ le vent commenc#ait a\ changer la tempe/- rature de la co^te, ou\, avec le refroidisse- ment, on entrait dans la pe/riode des longues nuits ou\, douloureusement, a\ tra- vers son corps, elle de/couvrait que la fin et l'origine, malgre/ la me/moire, ne se rejoi- gnent pas et qu'un retour au commence- ment est impossible et qu'il y a peut-e^tre quelque chose d'insoluble dans la souf- france et dans la haine de cette souffrance de me^me que sont insolubles notre e/loigne- ment de l'enfance et notre approche de la mort ; et la femme, dans sa respiration asthmatiforme, de/couvrait qu'on doit vivre peut-e^tre avec notre souffrance, qu'on doit vivre peut-e^tre avec notre haine et que notre amour doit e^tre assez puissant, assez grand pour supporter cette haine, cette 234 souffrance qui nous couvrent de sueur, acce/le\rent notre pouls, nous collent au tho- rax et pour les empe^cher de nous saper et pour que la since/rite/ de notre amour nous rende courageux, charitables tandis que dans ce passage moral, dans ce chemine- ment mental des instincts, elle se sentait e/voluer vers la conscience, vers ce qui bien- to^t la convierait peu a\ peu a\ e/largir son but affectif et a\ organiser, a\ transformer labo- rieusement le de/sordre, la crise de ses forces pour ne pas faiblir, pour ne pas pri- ver de vie, en elle, ce qui pourrait s'achar- ner a\ cre/er et pour que le corps, cette ma- trice du monde, se re/tablisse et qu'il monte au sommet de l'amour, au maximum de l'amour, qu'il s'e/le\ve a\ cette valeur, a\ cette ne/cessite/ que la haine et la souffrance n'al- te/reront plus car la force de l'amour, c'est de tole/rer, c'est d'e/clairer, c'est de re/chauf- fer, c'est de comprendre. Alors, quand nous serons de nouveau ensemble, chez nous, si tu ne me comprends pas mieux, se disait-elle, si tu n'exhales toujours pas ce qui me manque, je ne m'e/puiserai plus a\ te le reprocher, je ne m'e/puiserai plus a\ le chercher la\ ou\ tu n'existes pas encore, la\ ou\ tout est enferme/, ou\ il n'y a pas d'air, la\ ou\ il n'y a que l'obscurite/... Car ce que j'aurai choisi, ce sera d'e^tre forte, ce sera 235 de donner le jour a\ l'amour, ce sera d'e^tre une femme dont non seulement le corps mais l'esprit donnent la vie. Et peut-e^tre que mon de/sir, ce ne sera plus seulement vers l'autre, vers ta force d'homme qu'il ira mais la\ ou\ tu ne seras pas pre\s de moi, la\ ou tu ne seras pas en moi, la\ ou\ tu ne pourras pas travailler a\ ma place, endurer a\ ma place, lutter a\ ma place, re/fle/chir a\ ma place, apprendre a\ ma place, ce sera vers moi, ce sera vers ma force de femme que mon de/sir ira et que mon exigence se sublimera. Et je cesserai alors d'e^tre cette malade qui pleurait trop souvent, je cesse- rai d'e^tre cette malade que tu faisais pleu- rer et nous pourrons peut-e^tre vivre, n'est-ce pas ? Sortir de cette discordance et de ces interdictions ? Retrouver l'air qui ne gonfle qu'une poitrine soulage/e... Quel long parcours ai-je fait, se disait-elle en regardant derrie\re elle et en se croyant libe/re/e. Quelle agressivite/ ! Quelle agressi- vite/ ! se re/pe/tait-elle. On ne disjoint pas la douceur et l'agressivite/ C'e/tait l'hiver et des jours entiers il tom- bait une pluie fine. Le vent qui soufflait sans arre^t courbait les arbustes dans les jardins et de/chai^nait l'e/nergie des vagues qu'il faisait monter de plus en plus haut. La femme, apre\s le petit de/jeuner, avait 236 coutume de marcher jusqu'a\ une habita- tion en forme de donjon gothique. Elle aimait cette maison isole/e dont la fac#ade estompe/e par la bruine lui rappelait des sensations, re/veillait en elle des impulsions. Parfois le plaisir, comme une douleur fou- droyante, lui enflammait la gorge, les oreilles et lui labourait le ventre, lui ze/brait d'e/clairs la te^te, le sang. Elle murmurait presque un pre/nom. Et dans une crampe, elle voyait le spectre de cette pousse/e aure/oler quelque chose comme s'il restait dans son corps une zone encore vierge, encore inconnue mais il e/tait trop tard, trop tard et cette femme e/pouse/e par l'homme n'e/tait de/ja\ plus assez nai%ve pour s'agripper a\ des fantasmes, a\ une solution illusoire me^me si elle pouvait encore e^tre bouleverse/e par ces traces que, me^me de/sa- buse/e, une femme retrouve parfois dans ce pays de sa re^verie gra^ce auquel, malgre/ les de/sillusions et l'a^ge, elle conserve cette e/motivite/, cette enfance, cette jeunesse aussi fortes que les vagues que l'ouragan pre/cipite dans les anfractuosite/s des rochers sur les plages de la me/moire et du de/sir... 237 Et en ve/rite/, cet homme et cette femme e/taient proches l'un de l'autre. Elle savait qu'il viendrait et qu'elle-me^me, ayant suivi un long chemin transitoire de tumulte, d'invention, d'hostilite/, de remords, de sol- licitude, d'inquie/tude, elle arriverait enfin jusqu'a\ lui et qu'elle parviendrait enfin a\ voir, a\ discerner l'amour et non pas cette tache sombre, et non pas cet ane/antisse- ment, et non pas l'angoisse, et non pas ce qui, brouille/, de/forme/ par notre peur de la se/paration, dans notre repre/sentation des e^tres, produit ces hallucinations, les per- sonnages du roman de notre solitude qui construisent en nous des frontie\res de me/fiance que nos sentiments n'osent pas franchir. Me^me quand il la serrait contre lui, un intervalle de de/tresse isolait leurs bras, leurs jambes qui, me^me dans le plaisir, ne pouvaient pas se rejoindre. Il avait peur de la toucher, il e/vitait de l'embrasser. Et pourtant, absente, elle ne cessait pas de battre la\, en lui, tel un coeur dans le coeur. Et il avait perdu le sommeil. Quitter Stella, c'e/tait au-dessus de ses forces. Sentait-elle combien il tardait a\ cet homme de la 238 revoir, de l'enlacer ? L'aimait-elle autant qu'il l'aimait ? Devinait-elle la de/mesure, presque la de/mence, que peut atteindre l'amour qu'e/prouve un homme pour une femme ? Il accepterait de mourir pour elle si elle avait besoin d'un tel sacrifice. Il accepterait de s'avilir. Le devinait-elle ? Mais elle ne lui disait jamais rien de tendre. Mais la souffrance ne ressemble- t-elle pas aux dunes qui cachent la mer ? Qu'aperc#oit-on ? Est-ce que notre fragilite/ en accumulant les le/motions, ne cre/e pas d'un seul jet le trop-plein ? Et notre souf- france ne nous empe^che-t-elle pas de sentir l'autre souffrir, comme si, toujours, des blocs, des amas, dans la lande de bruye\res et de sauvagerie, dans le paysage de l'am- bivalence et de la passion, se de/tachaient du fond de l'e^tre et menac#aient toujours de tout ensevelir ?... Mais il la prote/geait me^me contre lui- meme, meme contre ce vertige, contre cet exce\s, contre ces bords avance/s, contre cette cre^te ste/rile de la falaise qui s'e/bou- lait. Il la prote/geait me^me contre son propre corps dont la base, sans cesse ron- ge/e par l'oce/an du sperme et du sang, le 239 faisait sans cesse souffrir... Il e/tait cet homme qui refusait d'entraver une femme. Obscure/ment, il refusait d'entraver la pro- gression difficile de celle qui s'avanc#ait vers ce qu'il ne pourrait pas lui donner autre- ment qu'en la laissant chercher, analyser, peiner, penser, seule, dans cette liberte/ inte/rieure sans laquelle rien ne peut e^tre cre/e/. Un re^ve... La submersion d'immenses . e/tendues de l'e^tre... C'est le sourire d'une lumie\re qui me baigne, au large, loin des co^tes, a\ l'endroit ou\ ont coule/ des bateaux... C'est ce qui pre/figure la femme que je serai. C'est ce qui va vers moi et s'ouvre comme si j'inte/riorisais quelque chose de tre\s doux. C'est cette e/tape imaginaire du de/veloppement psychique, c'est cette e/tape d'un voyage ou\, dans la gene\se d'une e/thique, on apprend a\ aimer, on apprend a\ donner, ou\ on apprend a\ re/pondre a\ l'autre, ou\ on apprend a\ re/parer tout ce que notre haine de/truit. C'est cette fonction calmante de la tendresse et je ne pourrai plus e^tre impitoyable, c'est ce qui est en train de devenir cette par- tie lumineuse de mes sentiments, c'est ce 240 que je t'apporterai, c'est ce mouvement qui s'e/veille en moi et qui me porte vers l'autre, vers les autres, vers toi... Mais de nouveau, elle souffre, elle est faible, elle passe devant des formes floues qui l'attirent. Ses sensations lui de/signent d'une fac#on tre\s vague ce qui appelle... Elle se retient. Elle re/siste. Et pourtant rien ne serait plus facile que de se de/contracter. L'e/clatement rele\verait peut-e^tre sa sensi- bilite/ abattue. On suit le chemin de l'e/le/- vation jusqu'au ravin, jusqu'au mysticisme, jusqu'au sympto^me. Les arbres rabougris n'e/taient plus qu'une me/taphore charge/e de souffrance dans la lande symbolique ou\, impossibles a\ atteindre, les concepts, se de/tachant sur les lignes, sur les contours de l'inte/riorite/ et de la subjectivite/, cha- toyaient au-dessus d'elle, au-dessus des broussailles, dans cette tension spirituelle que, trop douloureuses, me^me les pense/es ne pouvaient plus soutenir. Cette femme savait seulement parler une langue presque animale. Tous les monstres, tous les fan- to^mes, toutes les crises qui sont le fonde- ment de la nuit et de l'angoisse revenaient, ce n'e/tait plus le ciel que percevait sa 241 vision mais l'espace infini et inhumain de cette souffrance qui se mettait a\ pleurer en elle comme un enfant re/clame sa me\re... Et la femme avait besoin de crier, besoin de plonger dans cet oce/an de larmes pe/ne/- tre/es par le vent, dans cette perte, dans la saveur sale/e que l'atmosphe\re du rivage de/posait comme des cristaux de brume, comme des particules de vie sur ses le\vres arides ; et elle voyait ses torrents de soli- tude se me^ler au roulement des flots et for- mer ce trop-plein qui ne s'e/chappait que par des cris entrai^nant sa bouche, son corps et se pre/cipitant avec eux dans l'e/troite ouverture du spasme quand, a\ bout de forces, elle ce/dait a\ ses nerfs, quand elle sentait la poulpe du mucus gluant la velouter, quand, sans pouvoir dis- tinguer du souvenir le de/sir, elle sentait la gele/e de l'enveloppement glisser onctueuse- ment sur elle, la graisser, l'enfermer dans ces de/jections organiques d'un contact dont l'acuite/ poisseuse l'impre/gnait, la fai- sait presque jouir, quand elle n'e/tait plus certaine de ressentir l'envie de s'affranchir de cette de/pendance, quand elle subissait le contrecoup de son refus de dormir enla- ce/e et de respirer blottie tout contre la poitrine ; et quand, tels le sable et l'herbe des dunes rebrousse/s par la tempe^te, elle 242 allait dans un sens contraire a\ la direction de sa sensualite/. Et pensive, sur cette co^te inhabite/e, elle fre/quentait ces de/combres, ces de/bris d'un commencement dont, a\ ses doigts fins, osseux, scintillaient, bourgeois, les brillants, l'or de l'anneau de son ma- riage, le diamant, le rubis des deux bagues de fianc#ailles que lui avait le/gue/es sa me\re, ces bijoux de famille, ces vestiges que, dans l'affouillement de la plage, chauffait par- fois un rayon de soleil hivernal dorant le phare et les deux petites mains crispe/es agrippant encore les images, le temps, l'imaginaire ; et elle criait ; le mouvement des vagues, la mare/e montante, le surcroi^t, l'eau, le sang diluvien se renflaient, fai- saient irruption dans sa peau comme une lame de fond et pressaient des landes de cheveux et de chair sur ses yeux et stimu- laient l'afflux de re^ves et de souffrance, l'expression fragmentaire ou\ elle se diri- geait vers des lumie\res embrume/es et ou\, me/ditative, elle poursuivait cette lueur de vie dans le souvenir. Quelle heure e/tait-il ? Elle avait la bouche se\che. Elle longeait le gazon du champ de courses, les tribunes de l'hippo- drome se/pare/ de la plage par les dunes. Elle machait vers le casino dont les lustres allume/s dans la salle de bal, au-dessus de 243 la terrasse ensable/e par le vent, luisaient dans le brouillard. Le faisceau des ide/es projetait des feux qui, au loin, engen- draient des formes encore instables, encore he/sitantes. Et retrouverait-elle son che- min ? Ce qu'elle voyait en descendant dans l'obscurite/ de ses sentiments, comment le ferait-elle monter a\ la conscience ? Elle avanc#ait vers des allusions, vers cet hori- zon borne/, elle avanc#ait vers le lieu soli- taire, vers le re/servoir ou\, de nos conflits insolubles, peuvent nai^tre notre e/nergie, notre re/ge/ne/ration. Elle voyait son enfance surnager et des silhouettes flotter du co^te/ des falaises comme la re/sonance de la tendresse disparue, oublie/e. Et au bord du gouffre, elle se perdait dans la contem- plation du fond, et, suivant des yeux les reflets, un portrait, elle pensait que cet acheminement mouvemente/, tourmente/, vers l'autre, que ces vacillements, c'e/tait le destin : ; Je viens. >> Murmurait-elle, devinant qu'il y a autant de mort que de vie dans ce qui pousse une femme vers un homme, quelqu'un vers l'autre et que c'est au prix du renoncement que nous nous rencontrons. Elle portait une robe de laine et son cha^le. Elle se de/pe^chait. Elle s'e/nervait. Elle voulait rentrer car son mari allait 244 peut-e^tre lui te/le/phoner pour lui annoncer son arrive/e. L'e/motion que l'attente lui cau- sait la rajeunissait. Elle passa la main sur ses yeux pour essuyer ses larmes. Le pavil- lon d'hiver au donjon ne/o-gothique, le cre/- puscule, les mare/cages se re/sorbaient dans sa sensibilite/. " C'est idiot de pleurer, se dit-elle, je suis soudain presque heureuse, presque heureuse... comme une jeune fille... >> Elle regardait les nuages. Elle sen- tait quelque chose de vivant remuer encore en elle comme si, malgre/ sa de/cre/pitude, elle e/tait encore relie/e aux bribes de l'ori- gine ; et elle continuait, fide\le a\ ses pulsa- tions, de marcher vers son but comme si, peu a\ peu, elle se sentait naitre a\ une trans- formation de sa sombre passion, e/merger de ce se/rum de l'angoisse ou\ la permanence est de/sagre/ge/e, ou\ une peur obscure souffle. Soucieux, l'homme avait le pressenti- ment d'un malheur. Il tremblait dans le train de vingt et une heures vingt-sept qui le transportait vers elle. Le voyageur allait arriver trop tard. Le train ne roulait pas assez vite, pas assez vite. 245 Elle e/tait rentre/e chez elle vers vingt- deux heures. Elle guettait la sonnerie du te/le/phone. Son attente baissait et a\ bout de patience, elle sortit un peu avant minuit. Le brouillard e/tait si e/pais que, de la digue, on ne voyait pas la mer. A quoi se raccrocherait-elle ? Le froid l'avait sai- sie comme si elle e/tait de/ja\ entre/e a\ mi- corps dans l'eau, dans le de/clin de la terre, dans le cataclysme, dans le ne/ant, dans ce silence d'une absence qui obse/dait cette femme dont les oreilles sifflaient, bourdon- naient pour avoir de/sespe/re/ment attendu le son, la voix qui soulageraient... Et comme une femme de/prime/e, l'Occident et l'Orient chaviraient. Oh ! Cette femme haletante qui, au de/but de l'e\re des convulsions et du ra^le succe/dant a\ la pre/histoire, a\ la protohis- toire et a\ l'histoire, courait dans cette nuit de de/cembre, voulait se tromper, n'e^tre qu'une hypocondriaque qui noircissait la re/alite/. Mais comment les drames indivi- duels pourraient-ils se soustraire au drame universel ? Mais quand ce n'est plus un individu mais le monde qui se suicide, qu'estce qui pourrait venir a\ son secours ? A notre secours ? On croit attendre l'amour, on croit qu'on est e/duque/, sauve/ par 246 l'amour mais la haine de/borde, mais le de/bordement est militaire, politique, pla- ne/aire, menac#at. Et nos tentatives pour survivre sont mobilise/es par cette angoisse mondiale qui plane sur notre angoisse... Les journaux parlent de fuse/es nucle/ai- res, d'armement, de mise a\ feu, de Troi- sie\me Guerre mondiale... Elle s'empe^trait dans ses perceptions. Elle vivait sur les nerfs. Elle avait peur... Plus sa peur s'accroissait, plus l'activite/ plus la re/volte lui paraissaient limite/es impuissantes. Elle avait la gorge noue/e, elle avalait ses larmes qui l'aveuglaient, elle courait droit devant elle. L'abri ce/re/bral, par cette nuit muette, brutale, s'effondrait et, de/chire/, le coeur hurlait a\ la mort comme un chien. Non, elle ne voyait plus personne au bout du chemin inte/rieur comme si la tendresse avait e/te/ tue/e. Qui donc re/conforterait la femme ? Qui donc lui promettrait que les gens allaient se fondre dans la chaleur humaine ? Quel poe\te ? Quel ide/aliste qu'elle ne croirait plus, qu'elle n'aimerait me^me plus e/cou- ter ? Qu'est-ce qui, excepte/ l'e/goi%sme, lui e/viterait d'entendre toute l'ampleur de la rumeur de l'alarme et de s'y me^ler dans le chagrin, dans la dissonance et dans les palpitations ? Qu'est-ce qui empe^cherait 247 qu'elle fu^t abandonne/e a\ ces tourbillons du gouffre que l'humanite/ depuis l'origine creuse dans notre corps comme si, ne ces- sant pas de progresser, les hommes et les femmes ne travaillaient pourtant qu'a\ ha^ter la fin du monde, qu'a\ e/trangler leur sensibilite/, leur ge/ne/rosite/ ? Et effare/e, elle courait a\ perdre haleine et c'e/tait comme si la respiration de cette femme a\ sang rouge et chaud avait commence/ a\ s'interrompre... La mort de ses yeux, de ses mains, de sa parole, de son ventre, de sa volonte/, de ses poumons allait de/river de la mort de cette quie/- tude que ni la me/moire ni l'imagination n'avaient re/ussi a\ entretenir dans son corps frustre/, frileux... Oui, l'existence avait trop fait souffrir cette femme qui avait re^ve/ d'e^tre unie a\ un homme par l'amour comme notre coeur et notre cerveau sont unis par nos arte\res et par nos veines, mais dans cette victime, ce n'e/tait pas la vie, c'e/tait l'abandon, c'e/tait la solitude, c'e/tait l'e/tat de besoin qui, par les vais- seaux, allaient a\ la te^te en exacerbant le sentiment de la se/paration. Elle n'e/tait plus non plus a\ l'a^ge ou\, si l'amant parti revient, toutes nos sensations renaissent... La flamme fumeuse de la lune brillait dans un nuage au-dessus des hautes 248 falaises. Les arbres aux racines tordues, les arbrisseaux se de/coupaient sur la clarte/ vacillante, sur la brume effiloche/e, de/chi- quete/e qui, lentement, passait devant le halo, devant les ruines d'une lumie\re qui avait cesse/ d'e^tre habite/e par le souffle, par le corps... Et e/puise/e, l'excursionniste, cette femme cre/pusculaire, approchait d'une de/faillance dont elle s'e/tait de/ja\ mise a\ gra- vir graduellement la pente aux intuitions sombres, aux torrents sanguins, dans cette ascension visionnaire, dans cette lumie\re rocheuse que surplombaient, semblables a\ des montagnes, les mouvements nocturnes, les re^ves escarpe/s qui conduisaient a\ un enlacement, a\ des caresses immate/riels comme au fai^te d'un de/sir impossible a\ contenir... Aspect fantomatique de la chair frileusement emmitoufle/e dans les images de ses besoins et de ses manques, e/trangete/ vaporeuse ou\ la conscience, parvenant peut-e^tre a\ l'atte/nuation de la douleur, s'es- tompait dans ses divagations, ou\, nimbe/s par des explosions secre\tes, s'e/tageaient les sentiments vers des cimes adosse/es aux bru^lantes parois de l'infini qu'imagine la vie inassouvie mais au sommet de la falaise, brillerait peut-e^tre une autre lumie\re, une lumie\re humaine, il y aurait peut-e^tre le sylphe, la sylphide de la fore^t de nuages, 249 celle ou celui qui l'attendrait comme elle se sentait attendre l'indicible, l'impalpable, l'insaisissable, l'aventure, dans cette bruine qui, chaque nuit, se remettait a\ tomber, serre/e, froide, sur les tressaillements de cette femme ballotte/e par les remous de son vide et de sa peur ; et, chaque nuit, Stella refaisait la me^me promenade sur la digue comme un dormeur refait obsession- nellement le me^me re^ve, elle marchait tre\s vite puis, toujours, ralentissait sa marche devant le donjon ne/o-gothique du pavillon d'hiver comme si elle craignait de conti- nuer. Elle s'accoudait alors au parapet de la digue, elle e/coutait les bourrasques et songeait a\ partir de/finitivement, elle son- geait a\ une route immense comme une lande qui ne se terminerait jamais et qui emme\nerait la voyageuse bien plus loin que cette lande de cendres ou\ le passe/, ou\ les lointains rougeoyaient dans la voyance qui lanc#ait ces feux de la vie en train de s'e/teindre, bien plus loin que cette lande de cendres ou\ la femme amoureuse s'aper- cevait qu'on ne peut pas aimer dans l'absolu, qu'on ne peut arriver a\ aimer, a\ l'amour, a\ l'autre, a\ la tendresse qu'en re/primant de toutes nos forces nos bouf- fe/es de de/sir, les monte/es de nos monstres, le de/sordre chaotique de la passion qui, 250 grillage/e, nous e/corche, nous bru^le jusqu'a\ la consomption, jusqu'a\ re/duire a\ ces braises du souvenir le brasier de jeunesse, d'adoration et d'instincts. Et pluto^t que de mourir petit a\ petit, la femme, encore sourdement primitive et pousse/e a\ bout par les contraintes qui la faisaient mourir a\ petit feu, aurait pre/fe/re/ mourir subite- ment... Mais il venait au-devant d'elle. Etait-il la vie ? Etait-il la vie ? Il l'aimait mais e/tait-il la vie ? Etait-il la vie ? Il lui pardonnait mais e/tait-il la vie ? Etait-il la vie ? Il la prote/geait mais e/tait-il la vie ? Etait-il la vie ? Etait-il encore un homme vivant ? Cet amour, cette protection, ce pardon vivaient-ils encore ? Ou n'e/taient-ils que des rites fune\bres ou\ la mort s'unissait a\ la mort dans le corps de deux mourants qui, ensemble, ne traversaient que l'absence de soleil, que les dernie\res lueurs, que l'en- grenage, que le monde souterrain de l'an- goisse d'ou\ on n'entrevoit jamais ce qui nous libe/rerait ?... 251 Le train e/tait arrive/ a\ ze/ro heure vingt- sept. L'homme tre/bucha, suivit un chemin sinueux, montueux, les longs zigzags bifur- quaient, montaient, redescendaient : " Ils allaient se revoir, que se diraient-ils ? >> Marchant pieds nus, il butait parfois contre la viscosite/ d'une me/duse morte apporte/e sur la gre\ve par les courants de la haute mer, et, humant le sable mouille/, il scru- tait la range/e de maisons qui bordait la plage, il croisait les routes du vent et de l'air, il remontait vers le ciel, vers la lumie\re lunaire ; et lui aussi, il avait peur... Il acce/le/ra le pas. Ou\ allait-il ? La lune e/clairait les nuages comme des intentions encore myste/rieuses. Il se fatiguait. Il se retourna. Pendant combien de kilome\tres avait-il marche/? Le vent agitait un peuplier de/nude/. La digue battue par le sable, par la poussie\re, par les de/tritus, par l'eau, ne prote/geait plus rien. Quelque chose d'in- supportable a\ la conscience commenc#ait a\ siffler et l'homme marchait, marchait, re/solu a\ quoi ? La femme courait, pressentait l'issue. 252 Biento^t il toucherait, il caresserait le corps de cette femme. Il n'y aurait plus de frontie\re entre eux. Il aimait voir palpiter cette veine sur son cou, voir les brefs petits battements de ses narines qui s'ouvraient pour aspirer. Elle courait, e/chevele/e, essouffle/e, les yeux exorbite/s... Et a\ proximite/ des tempe^tes du sang, il re/pe/tait : " Non, non, je te le promets, rien ne t'arrivera, non, non, rien ne t'arrive... Calme-toi, ce n'est rien, n'aie pas peur, je ne te fais pas mal. De/tends-toi. >> Les mains de l'homme se crispaient sur le fre^le cou de brouillard... Il chassa le nuage. Non, il n'avait pas peur de lui vouloir du mal. Oui, tout se passerait comme si rien n'e/tait arrive/. Il la rassurerait comme s'il n'avait pas porte/ la main sur elle. Mais ou\ e/tait-elle ? La retrouverait-il ? Que voulait- elle ? Pourquoi lui avait-elle crie/ au te/le/- phone qu'il e/tait insensible ? Quelle ide/e qu'il refusait encore de connai^tre le pous- 253 sait a\ agir ? Il s e/tait re/veille/ to^t. Il s'e/tait lentement habille/. Il s'e/tait lave/ les cheveux et il s'e/tait longuement frotte/, il s'e/tait lon- guement rince/ le corps. Il avait cire/ ses chaussures. Il e/tait propre, il e/tait luisant, la savonnette l'avait parfume/, il marchait vers sa femme, il e/tait le bien-aime/ qui va a\ la rencontre de sa bien-aime/e. Il tremblait de fie\vre. Le vent redoubla. L'homme se surprit a\ se dresser contre les suggestions de l'ombre qui, malgre/ son effort de volonte/, l'entrai^naient, obnubilaient son esprit. Il y avait quelque chose de fascinant comme la nudite/ de cette femme dans cette cruaute/ qui, au milieu de la lande, repre- nait en lui avec cette force. Elle courait. Elle l'aimait. Elle courait, les yeux ferme/s et aucun reflet ne brillait plus sur les ajoncs, sur la bruye\re, sur l'e/tendue glauque a\ laquelle elle essayait de se fermer. Elle courait. Elle e/tait en danger. Et, sensibilise/e au flot, elle se bou- chait les oreilles avec ses poings pour ne pas entendre les paquets de mer s'abattre sur le sol, comme si c'e/tait le fracas qui, pe/riodiquement, assaillait sa me/moire, comme si c'e/tait les chasseurs bombar- 254 diers qui revenaient la^cher leurs bombes sur le pays, sur la vie. Il regardait mais il ne voyait rien. Sa vue se troublait. Ses autres ide/es s'embrouil- laient. Il ne se souvenait de rien d'autre. Il entrait dans une re/gion ou\ aucun rayon ne pe/ne/trait plus. Il s'e/tait replonge/ dans son ide/e fixe. Il n'e/coutait plus. Il e/tait comme un soldat qui n'entend plus ce qui crie, ce qui sanglote. Il he/sitait. Ses jambes fle/chissaient. Il avanc#a. Il avait seulement envie de percevoir le bruit que ferait la mort dans la chair, dans la peau, dans le larynx. Il courut. Il tourna. Il avait renonce/ a\ toute ide/e d'empe^cher le fracas de l'acte. Il se mettait a\ la merci de ce de/bordement de fureur et de nuit comme s'il s'inclinait devant la fatalite/ du mal. Il ne re/agissait plus. Je te cherche. Je te cherche. Je n'ai pas cesse/ de te chercher dans la recrudes- cence et me^me dans la mort. Et je reste vivant. Et je t'ai donne/ ma vie. J'ai e/te/ la guerre et l'amour. Je te cherche. Je te cherche. On ne peut plus vivre qu'en lut- tant parce que nous avons besoin de toute notre agressivite/ pour e/carter la menace. J'ai marche/ dans les rues de la ville, les rues ou\ grelotte la nuit. Et je te cherche. 255 J'ai parle/, j'ai parle/. J'ai ro^de/ autour du vide. J'ai parle/ toute la nuit. Le restaurant fermait. Les serveurs balayaient en ba^il- lant. Et j'ai paye/, je suis sorti mais aucun taxi ne m'emme\ne jamais assez loin. Et toutes ces lumie\res de l'autoroute se res- semblent. Et l'amour ressemble a\ l'amour. Rien ne change... Rien ne vient... J'ai beau dire : ; Oui, oui, oui. >> J'ai beau essayer, j'ai beau croire, j'ai beau inventer... Et cette chose meurt, si proche, si proche, toujours si proche et la proximite/ est cet obstacle qui la tue quand je suis pre\s, tout pre\s d'elle, tout pre\s du but et qu'il me faut de nouveau partir, aller rejoindre ces taches ou\ la vie scintille moins fort, ou\ le de/sir fait moins mal, moins peur... Sa pense/e se posa brie\vement sur le liquide inde/termine/, sur le flux encore e/loigne/, encore inconnu et il ne voyait pas encore de relation entre ce gouffre et son de/sir, et, hagard, il ten- tait pourtant une dernie\re fois de s'explo- rer. " J'e/tais oblige/ de te dissimuler mes arrie\re-pense/es ; je ne peux pas, je ne sais pas te re/pondre, te dire plus... >> Elle l'e/cou- tait. Elle se taisait. L'avait-elle reconnu ? Ils e/taient de nouveau ensemble. Couple de tourbillons venu des nerfs qui serraient e/troitement l'homme contre la femme dans cette noyade, dans cette culpabilite/ et dans 256 l'e/touffement ou\ la de/mesure de l'oce/an de de/sirs e/tranglait. Et Stella brillait, pleine d'e/toiles, dans l'anne/e qui se terminait et dans le ciel noir ou\ elle montait au-dessus de la progression de la pense/e qui aboutit toujours a\ la conscience de notre tragique, a\ la lucidite/. Il voulut avancer. Il fle/chis- sait. Il manquait de courage. Elle se de/ta- chait sur les vagues. Elle l'attendait. Elle marchait vers la mer. Le ciel e/tait e/toile/ Il la rattraperait. Elle ne pourrait plus lui e/chapper. Elle ne pourrait plus le souil- ler. Elle ne pourrait plus l'angoisser. Il l'appela. Elle regarda en arrie\re. Elle titu- bait. Il n'eut plus besoin de courir. Il e/tait pre\s d'elle. Il la tenait. Elle fut prise de stupeur. Elle souffrit au cou. Elle essaya de le supplier. Elle se de/battit. Sa carotide e/tait comprime/e. Elle avait besoin de res- pirer mais elle ne le pouvait pas. Ses pau- pie\res se contracte\rent. Son regard e/tait fixe, ses pupilles, dilate/es ; elle sentit une violente douleur dans les oreilles, dans la gorge et ses membres s'engourdissaient. Il serrait, serrait. Elle vit une flamme puis le feu pa^lit, sa vue se brouilla, ce fut l'obscu- rite/, elle fut secoue/ par des convulsions. Il la regardait. Elle ne sentait plus rien. Elle ne re/sistait plus. Elle ne le tourmenterait plus. Elle lui souriait. Un filet d'e/cume noi- 257 ra^tre s'e/coulait par les commissures de ses le\vres. Ses arte\res, sur ses tempes, sail- laient, gonfle/es. Il serra plus fort. Il recommenc#a de parler. Qu'avait-il fait ? Qu'avait-il fait ? Il ne sentait plus ce qu'il touchait. Il la^cha le corps. Elle s'affaissa. Elle n'e/tait plus qu'une masse de bave et de sang, que deux yeux vitreux comme ces me/duses mortes contre lesquelles il avait bute/ avant de la rejoindre et de l'e/trangler et il arre^ta son esprit sur cette sensation de de/gou^t. Il s'acharna encore, avec une cole\re rageuse, contre cette douceur, contre cette innocence du cou humain, contre cette femme, contre cet obstacle trop sen- sitif, trop pulpeux, trop affectueux, trop plaintif, cette souffrance qui, en lui, ne pourrait plus mourir. Il se crispa. He/be/te/, il ne pouvait plus de/tacher ses yeux des cheveux soyeux et boucle/s. Il regardait l'horreur de cette pense/e qui, avant son acte, l'effleurait quand, souvent, dans leur appartement, il voyait pourtant Stella passer de l'exaspe/ration a\ la sollici- tude et qu'il la regardait alors avec amitie/ et qu'en lui, confuse/ment, en me^me temps, se tenait alors, cependant, si pre\s de la tendresse, cette haine, cette haine, le dur masque d'un de/chirement que, maintenant, il ne pourrait plus se cacher... 258 Mais, e/tranger a\ lui, le monde exte/rieur se manifestait. Des vapeurs incompatibles avec la solitude et avec la mort illuminaient la plage. Le flux lumineux qu'avec la fin de la nuit envoyaient la lande rase, la lumie\re mentale des dormeurs en train de se re/veil- ler, se transformait en chaleur, e/clairait comme si le soleil rayonnait. Et cet homme prostre/, encore agenouille/ sur le sable, sur les coquillages, allait e^tre trouve/ par les hommes qui, biento^t, sortiraient de leur chambre et l'emme\neraient, l'interroge- raient, l'arre^teraient, le jugeraient, le condamneraient, l'isoleraient, le rejette- raient, comme si son drame n'e/tait pas le leur, comme si les intenses impressions lumineuses que produisent la beaute/, la passion, sur les yeux, n'e/blouissaient pas... Comme si l'amour n'e/tait pas une e/nigme, comme si le doute, dans nos sentiments, n'e/tait pas passionne/ment me^le/ a\ la certi- tude, comme si on ne refusait pas d'analy- ser ces lueurs noires de l'espace inte/rieur, comme si l'humanite/ ne restait pas inde/- chiffrable, fanatique, corrompue, belli- queuse, tourmente/e, pre/caire, comme si l'e^tre n'e/tait pas que des signaux de/ri- 259 soires, de/sespe/re/s... Les rayons semblables aux tourbillons creusant la surface de l'oce/an traversaient obliquement les cou- ches du regard, les falaises sensorielles, les contours de/chiquete/s, les re/cifs e/cu- meux, l'embrun, l'iris, la pupille, dans cette re/percussion de la mort ou\ ne bougeaient plus que les yeux larmoyants de l'homme enferme/ dans l'influx visuel, dans le de/sordre de sa vision de la plage matinale ou\ allaient arriver les premiers prome- neurs de ce week-end d'hiver et, anxieux, il surveillait l'horizon... Biento^t la fixite/ n'alterna plus avec les de/placements. Son attention se fatigua. Ses paupie\res cli- gne\rent et, comme dans une syncope atmosphe/rique, le jour, lentement, se leva sur les dunes. Stella, dans le vent charge/ de sable, se ranimait, renaissait comme si la haine n'avait pas la force d'effacer la tendresse, la jeunesse, comme un re^ve ou\ le destin s'adoucissait, s'e/claircissait... Et le meurtrier, comme s'il perdait connais- sance, cessa d'apercevoir le lever du soleil. L'a^me de la vie, les formations de la brume de l'imaginaire reparaissaient au-dessus de l'e/cume qu'elles re/fle/chissaient comme des miroirs ou\ clignotaient les irisations de la peau et de la chevelure... Cet e/tat de ge^ne et d'angoisse qui forme 260 une transition entre la vie et la mort, elle avait commence/ de le ressentir bien avant d'avoir fait entendre ces battements de pieds au moment des convulsions, au mo- ment ou\ ses poumons avaient e/te/ empe^che/s de fonctionner par la violence, au moment ou\ son ventricule et ses veines avaient perdu la force de pousser le sang vers les poumons. Cette respiration entrecoupe/e avait dure/ toute sa jeunesse ; sa mort avait e/te/ amene/e lentement, l'avait lentement assombrie. Son visage, sous le soleil du matin, e/tait bouffi, livide comme ses intes- tins, comme ses bronches. Ses organes e/taient distendus par la pe/ne/tration du sang noir. Ses poumons e/taient vide/s. L'air e/tait sorti de sa poitrine. Son coeur, quelques instants, avait surve/cu au ceveau et battu. Et le sang obscurci continuait, hors de la vacuite/ des poumons, de cir- culer, d'engorger, de tume/fier les le\vres, la langue, les vaisseaux que le sang rouge de la vie n'arrosait plus. Mais quelque chose persistait. Quelque chose d'aussi e/lastique, d'aussi frais que la chair d'un enfant, quelque chose de plus paillete/ que l'e/ternite/ qu'on invente, quelque chose de sonore comme la chair ou\ tre/pident le coeur et la respiration qu'on entend quand on embrasse la 261 grosse joue douce en pressant la nervo- site/ vibrante d'un enfant dans nos bras. Quelque chose d'intime continuait de communiquer la lumie\re et la chaleur de son feu... Et sans en connai^tre le nom, l'homme percevait la couleur, la lumie\re de cet objet flou qui e/tincelait comme l'oce/an et il regardait l'invisible qui dila- tait ces ze/brures, ces e/tincelles dont, aveu- gle/ par sa mise\re inte/rieure, il ne compre- nait ni le sens ni les mouvements anar- chiques et inadapte/s qui portaient son regard et qui lui faisaient tourner la te^te obsessionnellement vers cette forme silen- cieuse qui s'e/levait a\ la luminosite/ des vagues d'une vie illimite/e, et, regardant fixement cette jeune femme, il se persua- dait qu'elle respirait encore et que ces cheveux qui flottaient e/taient la lande d'or et de boucles ou\, a\ force d'en contempler l'e/clat, il retournerait a\ cet amour, a\ ce de/sir sauvages et a\ l'impossible... Juin 1978-janvier 1980. Table des matie\res 1. Une femme seule loue une chambre au bord de la mer ... ---- --- -- 7 2. C'est l'hiver. La femme est rentree. La fene^tre de sa chambre donne sur le ciel, sur les nuages . . . . . . . . . . 72 3. L'e/te/ est revenu. Stella est tra- verse/e par le sexe des nuits ou\ la ville, dans le de/sert du corps, bru^le. 135 4. Elle repart. Elle s'e/vade. . . . . . . . . 161 5. L'impre/vu... . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229 Acheve/ d'imprimer le 22 Avril 1980 sur les presse de l'Imprimerie He/rissey a\ E/vreux (Eure) pour le compte des E/ditions Stock, 14, rue de l'Ancienne-Come/die - Paris-6s <1Imprime/ en France>1 Nume/ro d'e/dition : 4141 Nume/ro d'impression : 25595 De/po^t le/gal : 2s trimestre 1980 54.04.2890.01 ISBN 2.234.01247.3 H/54-2890-9