PREMIERE PARTIE J'entrai dans le monde a\ dix-sept ans, et avec tous les avantages qui peuvent y faire remarquer. Mon pe\re m'avait laisse/ un grand nom, dont il avait lui-me$me augmente/ l'e/clat; et j'attendais de ma me\re des biens conside/rables. Reste/e veuve dans un a$ge ou\ il n'e/tait pils d'engagements qu'elle ne pu$t former, belle, jeune et riche, sa tendresse pour moi ne lui fit envisager d'autre plaisir que celui de m'e/lever, et de me tenir lieu de tout ce que j'avais perdu en perdant mon pe\re. Ce projet, je crois, serait entre/ dans l'esprit de peu de femmes, et beaucoup moins encore l'auraient ponctuel- lement exe/cute/. Mais, Madame de Meilcour, qui, a\ ce que l'on m'a dit, n'avait point e/te/ coquette dans sa jeu- nesse, et que je n'ai pas vue galante sur son retour, y trouva moins de difficulte/s que toute autre personne de son rang n'aurait fait. Chose assez rare ! on me donna une e/ducation mo- deste: j'e/tais naturellement porte/ a\ m'estimer ce que je valais: et il est ordinaire, lorsque l'on pense ainsi, de s'estimer plus qu'on ne vaut. Si ma me\re ne parvint pas a\ m'o$ter l'orgueil, elle m'obligea du moins a\ le contrain- dre: par la suite, je n'en ai pas e/te/ moins fat; mais, sans les pre/cautions qu'elle prit contre moi, je l'aurais e/te/ plus to$t, et sans ressource. L'ide/e du plaisir fut, a\ mon entre/e dans le monde, la seule qui m'occupa. La paix, qui re/gnait alors, me laissait dan~ un loisir dangereux s. Le peu d'occupation, que se font commune/ment les gens de mon rang et de mon a$ge, le faux air, la liberte/, l'exemple, tout m'entrai$nait vers les 70 plaisirs : j'avais les passions impe/tueuses, ou, pour parler plus juste, j'avais l'imagination ardente, et facile a\ se laisser frapper. Au milieu du tumulte et de l'e/clat qui m'environnaient sans cesse, je sentis que tout manquait a\ mon co|eur: je de/sirais une fe/licite/ dont je n'avais pas une ide/e bien distincte; je fus quelque temps sans comprendre la sorte de volupte/ qui m'e/tait ne/cessaire. Je voulais m'e/tourdir en vain sur l'ennui inte/rieur dont je me sentais accable/ ; le commerce des femmes pouvait seul le dissiper. Sans connai$tre encore toute la violence du penchant qui me portait vers elles, je les cherchais avec soin : je ne pus les voir longtemps, et ignorer qu'elles seules pouvaient me faire ce bonheur, ces douces erreurs de l'a$me, qu'aucun amusement ne m'offrait; et l'a$ge augmentant cette dispo- sition a\ la tendresse, et me rendant leurs agre/ments plus sensibles, je ne songeai plus qu'a\ me faire une passion, telle qu'elle pu$t e$tre. La chose n'e/tait pas sans difficulte/ : je n'e/tais attache/ a\ aucun objet, et il n'y en avait pas un qui ne me frappa$t: je craignais de choisir, et je n'e/tais pas me$me bien libre de le faire. Les sentiments, que l'une m'inspirait, e/taient de/truits le moment d'apre\s par ceux qu'une autre faisait nai$tre. On s'attache souvent moins a\ la femme qui touche le plus, qu'a\ celle qu'on croit le plus facilement toucher; j'e/tais dans ce cas autant que personne : je voulais aimer, mais je n'aimais point: celle de qui j'attendais le moins de rigueurs, e/tait la seule dont je me crusse ve/ritablement e/pris ; mais, comme il m'arrivait quelquefois d'e$tre, dans un me$me jour, favorablement regarde/ de plus d'une, je me trouvais le soir dans un embarras extre$me, lorsque je voulais choisir: ce choix e/tait-il de/termine/, comment l'annoncer a\ l'objet qui m'avait fixe/? J'avais si peu d'expe/rience des femmes, qu'une de/- claration d'amour me semblait une offense pour celle a\ qui elle s'adressait. Je craignais d'ailleurs qu'on ne m'e/couta$t pas, et je regardais l'affront d'e$tre rebute/, comme un des plus cruels qu'un homme pu$t recevoir. A ces conside/rations se joignait une timidite/ que rien ne 71 pouvait vaincre, et qui, quand on aurait voulu m'aider, ne m'aurait laisse/ profiter d'aucune occasion, quelque mar- que/e qu'elle eu$t e/te/ : j'aurais sans doute pousse/, en pareil cas, mon respect au point ou\ il devient un outrage pour les femmes, et un ridicule pour nous. Il est aise/ de juger, par ce de/tail, que je n'avais pas pris d'elles une ide/e bien juste : de la fac#on dont alors elles pensaient, il y avait plus a\ craindre aupre\s d'elles a\ ne leur pas dire qu'on les aimait, qu'a\ leur montrer toute l'impression qu'elles croient devoir faire; et l'amour, jadis si respectueux, si since\re, si de/licat, e/tait devenu si te/me/raire et si aise/, qu'il ne pouvait parai$tre redoutable qu'a\ quelqu'un aussi peu instruit que moi. Ce qu'alors les deux sexes nommaient Amour, e/tait une sorte de commerce, ou\ l'on s'engageait, souvent me$me sans gou$t, ou\ la commodite/ e/tait toujours pre/fe/re/e a\ la sympathie, l'inte/re$t au plaisir, et le vice au senti- ment. On disait trois fois a\ une femme, qu'elle e/taitjolie; car il n'en fallait pas plus: de\s la premie\re, assure/ment elle vous croyait, vous remerciait a\ la seconde, et assez com- mune/ment vous en re/compensait a\ la troisie\me. Il arrivait me$me quelquefois, qu'un homme n'avait pas besoin de parler, et ce qui, dans un sie\cle aussi sage que le no$tre, surprendra peut-e$tre plus, souvent on n'attendait pas qu'il re/pondi$t. Un homme, pour plaire, n' avait pas besoin d'e$tre amoureux: dans des cas presse/s on le dispensait me$me d'e$tre aimable. La premie\re vue de/cidait une affaire : mais, en me$me temps, il e/tait rare que le lendemain la vi$t subsister; encore, en se quittant avec cette promptitude, ne pre/ve- nait-on pas toujours le de/gou$t. Pour rendre la socie/te/ plus douce, on e/tait convenu d'en retrancher les fac#ons : on ne la trouva pas encore assez aise/e; on en supprima les biense/ancess. Si nous en croyons d'anciens Me/moires s, les femmes e/taient autrefois plus flatte/es d'inspirer le respect que le de/sir; et peut-e$tre y gagnaient-elles. A la ve/rite/, on leur parlait amour moins promptement; mais, celui qu'elles LES E/GAREMENTS DU CO|EUR ET DE L'ESPRIT faisaient nai$tre, n'en e/tait que plus satisfaisant, et que plus durable. Alors, elles s'imaginaient qu'elles ne devaient jamais se rendre; et en effet elles re/sistaient. Celles de mon temps pensaient d'abord qu'il n'e/tait pas possible qu 'elles se de/fendissent; et succombaient par ce pre/juge/, dans l'instant me$me qu'on les attaquait. Il ne faut cependant pas infe/rer, de ce que je viens de dire, qu'elles offrissent toutes la me$me facilite/. J'en ai vu qui, apre$s quinze jours de soins rendus, e/taient encore inde/cises, et dont le mois tout entier n'achevait pas la de/faite. Je conviens que ce sont des exemples rares, et qui semblent ne devoir pas tirer a\ conse/quence pour le reste; me$me, si je ne me trompe, les femmes se/ve\res a\ ce point-la\, passaient pour e$tre un peu prudes. Les mo|eurs ont depuis ce temps-la\ si prodigieusement change/, que je ne serais pas surpris qu'on traita$t de fable aujourd'hui ce que je viens de dire sur cet article. Nous croyons difficilement, que des vices et des vertus qui ne sont plus sous nos yeux, aient jamais existe/ : il est cepen- dant re/el que je n'exage\re pas. Loin que je susse la fac#on dont l'amour se menait dans le monde, je croyais, malgre/ ce que je voyais tous les jours, qu'il fallait un me/rite supe/rieur pour plaire aux femmes; et, quelque bonne opinion que j'eusse en secret de moi-me$me, je ne me trouvais jamais digne d'en e$tre aime/ : je suis me$me certain, que quand je les aurais mieux connues, je n'en aurais pas e/te/ moins timide. Les lec#ons et les exemples sont peu de chose pour un jeune homme; et ce n'est jamais qu'a\ ses de/pens qu'il s'instruit. Quel parti me restait-il donc a\ prendre? Il n'e/tait pas question de consulter Madame de Meilcour sur mes in- certitudes, et, parmi les jeunes gens que je voyais, il n'y en avait pas un qui eu$t plus d'expe/rience que moi, ou qui du moins eu$t acquis celle qui aurait pu me servir. Je fus six mois s dans cet embarras, et j'y serais sans doute reste/ plus longtemps, si une des Dames, qui m'avait le plus vivement frappe/, n'eu$t bien voulu se charger de mon e/ducation. La Marquise de Lursay (c'e/tait son nom) me voyait 73 presque tous les jours, ou chez elle, ou chez ma me/re, avec qui elle e/tait extre$mement lie/e. Elle me connaissait depuis longtemps. Le soin qu'elle prenait de me dire des choses obligeantes sur mon esprit et sur ma figure, sa familiarite/ avec moi, et l'habitude de la voir, m'avaient donne/ beaucoup d'amitie/ pour elle, et une sorte d'aisance ou\ je ne me trouvais avec personne de son sexe. De ce premier sentiment, ne/ d'un assez long commerce, j'en vins insensiblement a\ souhaiter de lui plaire; et comme elle e/tait de toutes les femmes celle que je voyais le plus, elle fut aussi celle qui me toucha le plus continu$ment. Ce n'e/tait pas que je crusse trouver plus de facilite/ a\ e$tre aime/ d'elle que d'une autre. Loin de me flatter d'une si douce ide/e, le peu d'espoir d'y re/ussir m'avait fait sou- vent porter mes veux ailleurs; mais, apre\s deux jours d'infide/lite/, je revenais a\ elle, plus tendre et plus timide que jamais. Malgre/ mon attention a\ lui cacher ce qu'elle m'inspi- ralt, elle m'avait pe/ne/tre/ : mon respect pour elle, et qui semblait s'accroi$tre de jour en jour; mon embarras en lui parlant, embarras diffe/rent de celui qu'elle m'avait vu dans mon enfance ; des regards me$me plus marque/s que je ne le croyais; mon soin toujours pressant de lui plaire; mes fre/quentes visites ; et plus que tout, peut-e$tre, l'envie qu'elle avait elle-me$me de m'engager, lui firent penser que je l'aimais en secret; mais, dans la situation ou\ elle etait alors, il ne lui convenait pas de brusquer mon co|eur, et de s'engager sans pre/caution dans une affaire qui pouvait e$tre e/quivoque. Coquette jadis, me$me un peu galante, une aventure d'e/clat, et qui avait temi sa re/putation, l'avait de/gou$te/e des plaisirs bruyants du grand monde. Aussi sensible, mais plus prudente, elle avait compris enfin, que les femmes se perdent moins par leurs faiblesses, que par le peu de me/nagement qu'elles ont pour elles-me$mes; et que, pour e$tre ignore/s, les transports d'un amant n'en sont ni moins re/els, ni moins doux. Malgre/ l'air prude qu'elle avait pris, on s'obstinait toujours a\ la soupc#onner; et j'e/tais peut-e$tre le seul a\ qui elle en eu$t impose/. Venu dans le monde longtemps apre\s les discours qu'elle avait 74 fait tenir au public, il n'e/tait pas surprenant qu'il n'en eu$t rien passe/ jusqu'a\ moi. Je doute me$me, quand on aurait alors voulu me donner mauvaise opinion d'elle, qu'il eu$t e/te/ possible de me la faire prendre: elle savait combien j'e/tais e/loigne/ de la croire capable d'une faiblesse, et s'en croyait oblige/e a\ plus de circonspection, et a\ ne ce/der, s'il le fallait, qu'avec toute la de/cence que je devais attendre d'elle. Sa figure et son a$ge l'aidaient encore dans ce projet. Elle e/tait belle, mais d'une beaute/ majestueuse, qui me$me, sans le se/rieux qu'elle affectait, pouvait aise/ment se faire respecter. Mise sans coquetterie, elle ne ne/gli- geait pas l'ornement. En disant qu'elle ne cherchait pas a\ plaire, elle se mettait toujours en e/tat de toucher; et re/parait avec soin ce que pre\s de quarante ans, qu'elle avait, lui avaient enleve/ d'agre/ments : elle en avait me$me peu perdu ; et si l'on en excepte cette frai$cheur qui dispa- rai$t avec la premie$re jeunesse, et que souvent les femmes fle/trissent avant le temps en voulant la rendre plus briI- lante, Madame de Lursay n'avait rien a\ regretter. Elle e/tait grande et bien faite; et, dans sa nonchalance affec- te/e, peu de femmes avaient autant de gra\ces qu'elle. Sa physionomie et ses yeux e/taient se/ve\res force/ment s; et lorsqu'elle ne songeait pas a\ s'observer on y voyait briIler l'enjouement et la tendresse. Elle avait l'esprit vif, mais sans e/tourderie, prudent, me$me dissimule/. Elle parlait bien, et parlait aise/ment; avec beaucoup de finesse dans les pense/es, elle n'e/tait pas pre/cieuse. Elle avait e/tudie/ avec soin son sexe et le no$tre, et connaissait tous les ressorts qui les font agir s. Patiente dans ses vengeances comme dans ses plaisirs, elle savait les attendre du temps, lorsque le moment ne les lui fournissait pas. Au reste, quoique prude, elle e/tait douce dans la socie/te/. Son syste\me n'e/tait point, qu'on ne du$t pas avoir des faiblesses, mais que le sentiment seul pouvait les rendre pardonnables; sorte de discours re- battu, que tiennent sans cesse les trois quarts des femmes, et qui ne rend que plus me/prisables celles qui le de/sho- norent par leur conduite. Dans quelques conversations que nous avions eues 75 ensemble sur l'amour, elle s'e/tait instruite de mon carac- te\re, et des raisons qui pouvaient me faire redouter l'aveu d'une passion que j'aurais conc#ue. Elle crut qu'il lui e/tait important, pour m'acque/rir, et me$me me fixer, de me dissimuler le plus longtemps qu'il lui serait possible son amour pour moi; que, plus j'e/tais accoutume/ a\ la respec- ter, plus je serais frappe/ d'une de/marche pre/cipite/e de sa part. Elle savait d'ailleurs, qu'avec quelque ardeur que les hommes poursuivent la victoire, ils aiment toujours a\ l'acheter; et que les femmes, qui croient ne pouvoir se rendre assez promptement, se repentent souvent de s'e$tre trop to$t laisse/ vaincre. J'ignorais, entre beaucoup d'autres choses, que le sen- timent ne fu$t dans le monde qu'un sujet de conversation; et j'entendais les femmes en parler avec un air si vrai, elles en faisaient des distinctions si de/licates, me/prisaient avec tant de hauteur celles qui s'en e/cartaient, que je ne pouvais m'imaginer, qu'en le connaissant si bien, elles en fissent si peu d'usage. Madame de Lursay surtout, qui, a\ force de ta$cher d'oublier ses fatales aventures, croyait en avoir de/truit partout le souvenir, en avouant qu'a\ vue de pays elle se croyait capable d'aimer, faisait de son co|eur une conque$te si difficile, voulait tant de qualite/s dans l'objet qui pour- rait la rendre sensible, parlait d'une fac#on d'aimer si singulie\re, que je fre/missais toutes les fois qu'il me reve- nait dans l'ide/e de m'attacher a\ elle. Cette Dame si de/licate, contente cependant de la fac#on dont je pensais sur son compte, jugea qu'il e/tait temps de me donner de l'espe/rance, et de me faire penser, mais par les agaceries les plus de/centes, que j'e/tais le mortel for- tune/ que son co|eur avait choisi. Des propos obligeants, que jusqu'alors elle m'avait tenus, elle passa a\ des dis- cours plus particuliers, et plus marque/s. Elle me regardait tendrement, et m'exhortait, lorsque nous e/tions seuls, a\ me contraindre moins avec elle. Par cette conduite, elle avait re/ussi a\ me donner beaucoup d'amour, et en avait tant pris elle-me$me, qu'alors sans doute elle aurait voulu m'avoir inspire/ moins de respect. Sa situation e/tait devenue par ses soins aussi embarras- 76 sante que la mienne. Il s'agissait de me mettre au-dessus de la de/fiance qu'elle m'avait donne/e de moi-me$me, et de la trop bonne opinion qu'elle m'avait fait prendre d'elle; deux choses extre$mement difficiles, et qu'il fallait me/na- ger avec toute la finesse possible. Elle ne voyait point d'apparence que j'osasse lui de/clarer que je l'aimais; et loin qu'elle du$t prendre sur elle de se de/couvrir, elle e/tait force/e de parai$tre recevoir avec se/ve/rite/ l'aveu que je lui ferais, si encore elle e/tait assez heureuse pour m'amener jusque-la\. Avec un homme expe/rimente/, un mot dont le sens me$me peut se de/toumer, un regard, un geste, moins encore, le met au fait, s'il veut e$tre aime/ ; et, suppose/ qu'il se soit arrange/ diffe/remment de ce qu'on souhaite- rait, on n'a hasarde/ que des choses si e/quivoques, et de si peu de conse/quence, qu'elles se de/savouent sur- le-champ. Loin que j'offrisse tant de commodite/ a\ Madame de Lursay, elle avait e/prouve/ plus d'une fois, que ma stupi- dite/ semblait augmenter par tout ce qu'elle faisait pour me dessiller les yeux; et elle ne croyait pas pouvoir m'en dire plus sans courir risque de m'effrayer, et me$me de me perdre. Nous soupirions tous deux en secret; et, quolque d'accord, nous n'en e/tions pas plus heureux. Il y avait au moins deux mois que nous e/tions dans ce ridicule e/tat, lorsque Madame de Lursay, impatiente/e de son tour- ment, et de la ve/ne/ration profonde que j'avais pour elle, re/solut de se de/livrer de l'un, en me gue/rissant de l'autre. Une conversation s adroitement manie/e ame\ne sou- vent les choses qu'on a le plus de peine a\ dire; le de/sordre qui y re\gne, aide a\ s'expliquer; en parlant, on change d'objet, et tant de fois, qu'a\ la fin celui qui occupe, s'y trouve naturellement place/. Dans le monde surtout, on se plai$t a\ parler d'amour, parce que ce sujet, de/ja\ inte/ressant de lui-me$me, se trouve souvent lie/ avec la me/disance, et qu'il en fait presque toujours le fond. J'e/tais sur les matie\res de sentiment d'une extre$me avidite/; et, soit pour m'instruire, soit pour avoir le plaisir de parler de la situation de mon co|eur, je ne me trouvais gue\re en compagnie, que je ne fisse tomber le discours 77 sur l'amour, et sur ses effets: cette disposition e/tait fa- vorable a\ Madame de Lursay, et elle re/solut enfin de s'en servir. Un jour qu'il y avait beaucoup de monde chez Mada- me de Meilcour, et qu'elle et moi avions refuse/ de jouer, nous nous trouva$mes assis l'un aupre\s de l'autre : cette espe\ce de te$te-a\-te$te me fit frissonner, quoique souvent je le souhaitasse. Lorsque j'e/tais e/loigne/ d'elle, je ne voyais plus d'obstacles qui s'opposassent au dessein que je for- mais de lui de/clarer ma passion; et je n'e/tais jamais a\ porte/e de le faire, que je ne tremblasse de l'ide/e que j'en avais eue. Quoique je ne fusse pas seul avec elle, je n'en fus pas plus rassure/: l'endroit du salon que nous occu- pions e/tait de/sert, tout le monde e/tait occupe/, point de tiers par conse/quent a\ porte/e de me secourir. Ces cruelles conside/rations acheve\rent de me jeter du trouble dans l'esprit. Je fus un quart d'heure aupre\s de Madame de Lursay, sans lui rien dire: elle imitait ma taciturnite/ et, quelque de/sir qu'elle eu$t de me parler, elle ne savait comment rompre le silence. Cependant une come/die qu'on jouait alors, et avec succe\s, lui en fournit l'occasion. Elle me demanda si je l'avais vue : je lui re/pondis que oui. L'intrigue, dit-elle, ne m'en parai$t pas neuve; mais, j'en aime assez les de/tails : elle est noblement e/crite, et les sentiments y sont bien de/veloppe/s. N'en pensez-vous pas comme moi? Je ne me pique pas d'e$tre connaisseur, re/pondis-je; en ge/- ne/ral, elle m'a plu; mais, j'aurais peine a\ bien parler de ses beaute/s et de ses de/fauts. Sans avoir du the/a$tre une connaissance parfaite, on peut, reprit-elle, de/cider sur certaines parties; le sentiment, par exemple, en est une sur laquelle on ne se trompe point; ce n'est pas l'esprit qui le juge, c'est le co|eur, et les choses inte/ressantes remuent e/galement les gens borne\s, et ceux qui ont le plus de lumie\res. J'ai trouve/ dans cette pie\ce des endroits touche/s avec art: il y a surtout une de/claration d'amour qui, a\ mon sens, est extre$mement de/licate ; et c'est un des morceaux que j'en estime le plus. Il m'a frappe/ comme vous, re/pondis-je; et j'en sais d'autant plus de gre/ a\ l'auteur, que je crois cette situation difficile a\ bien ma- 78 nier. Ce ne serait pas par la\ que je l'estimerais, reprit- elle : dire qu'on aime est une chose qu'on fait tous les jours, et fort aise/ment; et si cette situation a de quoi plaire, c'est moins par son propre fonds, que par la fac#on neuve dont elle est traite/e. Je ne serai pas entie\rement de votre avis, Madame, re/pondis-je; et je ne crois pas qu'il soit facile de dire qu'on aime. Je suis persuade/e, dit-elle, que cet aveu cou$te a\ une femme : mille raisons, que l'amour ne peut absolument de/truire, doivent le lui rendre pe/nible; car, vous n'imaginez pas sans doute, qu'un homme risque quelque chose a\ le faire. Pardonnez-moi, Madame, lui dis-je : c'e/tait pre/cise/ment ce que je pensais. Je ne trouve rien de plus humiliant pour un homme, que de dire qu'il aime. C'est dommage, assure/ment, reprit- elle, que cette ide/e soit ridicule; par sa nouveaute/, peut- e$tre elle ferait fortune. Quoi ! il est humiliant pour un homme de dire qu'il aime ! Oui, sans doute, dis-je, quand il n'est pas su$r d'e$tre aime/. Et comment, reprit-elle, voulez-vous qu'il sache s'il est aime/ ? L'aveu qu'il fait de sa tendresse, peut seul autoriser une femme a\ y re/pondre. Pensez-vous, dans quelque de/sordre qu'elle senti$t son co|eur, qu'il lui convi$nt de parler la premie\re, de s'exposer par cette de/marehe a\ se rendre moins che\re a\ vos yeux, et a\ e$tre l'objet d'un refus ? Bien peu de femmes, re/pon- dis-je, auraient a\ craindre ce que vous dites. Toutes, reprit-elle, auraient a\ le craindre, si elles se mettaient dans le cas de vous devancer s ; et vous cesseriez de sentir du gou$t pour celle qui vous en aurait inspire/ le plus, dans l'instant qu'elle vous offrirait une conque$te aise/e. Cela n'est pas raisonnable, dis-je; et l'on doit, a\ ce qu'il me semble, plus de reconnaissance a\ quelqu'un qui vous e/pargne des tourments. . . Sans doute, interrompit-elle ; mais, vous pensez mal pour votre inte/re$t, et pour le no$tre. Vous-me$me, qui vous re/criez actuellement contre l'in- justice des hommes, vous agiriez comme eux si une femme pre/venait vos soupirs. Ah ! que je lui en serais oblige/, m'e/criai-je, et que le plaisir d'e$tre pre/venu augmenterait mon amour! Pour que ce plaisir soit vif pour vous, il faut, dit-elle, que vous vous soyez fait une terrible ide/e d'une de/claration d'amour. Mais, qu'y 79 voyez-vous donc de si effrayant ? la crainte de n'e$tre point e/coute/ ? Cela ne peut pas arriver; la honte d'e$tre force/ de dire qu'on aime ? Elle n'est pas raisonnable. Eh ! comptez-vous pour rien, Madame, repris-Je, l'embarras de le dire, surtout pour moi qui sens que je le dirais mal ? Les de/clarations les plus e/le/gantes ne sont pas toujours, re/pondit-elle, les mieux rec#ues. On s'amuse de l'esprit d'un amant, mais ce n'est pas lui qui persuade : son trouble, la difficulte/ qu'il trouve a\ s'exprimer, le de/sordre de ses discours; voila\ ce qui le rend a\ craindre. Mais, Madame, lui demandai-je, cette preuve, qui en effet me parai$t incontestable, persuade-t-elle toujours ? Non, re/- pondit-elle : ce de/sordre dont je vous parlais, vient quel- quefois de ce qu'un homme est plus stupide qu'amou- reux; et pour lors on ne lui en tient pas compte: d'ail- leurs, les hommes sont assez artificieux, pour feindre du trouble et de la passion, pendant qu'ils sont a\ peine anime/s par le de/sir; et souvent on ne les en croit pas. Il peut arriver aussi, que celui a\ qui vous inspirez de l'amour, n'est point celui pour qui vous en voudriez prendre, et tout ce qu'il vous dit, ne vous touche pas. Vous voyez donc, Madame, lui re/pondis-je, que je n'ai pas tort d'imaginer que ce refus est cruel: et je ne sais si je ne pre/fe/rerais point mon incertitude a\ une explication qui m'apprendrait qu'on ne me trouve pas aimable. Vous e$tes le seul qui trouviez cela si incommode, reprit-elle; et, pour vous-me$me, vous ne raisonnez pas juste, il est plus avantageux, me$me plus raisonnable, de parler, que de s'obstiner a\ se taire. Vous risquez de perdre, par le silence le plaisir de vous savoir aime/; et si l'on ne peut vous re/pondre comme vous le voudriez, vous vous gue/- rissez d'une passion inutile qui ne fera jamais que votre malheur. Mais, ajouta-t-elle, je remarque que depuis longtemps vous me parlez sur ce sujet: et, si je ne me trompe, une de/claration ne vous parai$t embarrassante, que parce que vous en avez une a\ faire. Madame de Lursay, en faisant cette obligeante re/- flexion, me regarda fixement, et d'un air si anime/, qu'il acheva de me de/contenancer. Votre silence et votre embarras, continua-t-elle, m'ap- 80 prennent que j'ai devine/ juste; mais, je ne pre/tends me servir du secret que je vous ai surpris, que pour vous tirer d'erreur, et vous e$tre utile, si je le puis. Je veux d'abord que vous me disiez quel est votre choix; jeune et sans expe/rience, comme vous e$tes, peut-e$tre l'avez-vous fait trop le/ge\rement. S'il n'est pas digne de vous, je vous plains, mais ce n'est pas encore assez: mes conseils peuvent vous aider a\ de/truire une passion, ou pour mieux dire, une fantaisie, qui, selon ce que je vois, n'a point encore e/te\ nourrie par l'espe/rance, et dont par conse/quent je vous montrerais le ridicule plus aise/ment. Si, au contraire, votre choix est tel que l'honneur ni la raison ne puissent en murmurer, loin d'arracher de votre co|eur l'objet que vous y avez place/, je pourrai vous apprendre a\ lui plaire, et moi-me$me vous avertir de vos progre\s. Cette proposition de Madame de Lursay me surprit: quoique ses fac#ons n'eussent rien de se/ve\re, que me$me ses yeux me parlassent le langage le plus doux, je ne me sentis pas la force de lui re/pondre. Mes regards erraient sur elle sans oser s'y fixer: je craignais qu'elle ne s'aper- c#u$t de mon trouble; et je ne rompis le silence que par un soupir que je ta$chai vainement de lui de/rober. Mais, que vous e$tes jeune! me dit-elle avec un air de bonte/ : je ne puis plus douter que vous n'aimiez; votre silence ajoute encore a\ votre tourment. Que savez-vous ? Peut-e$tre e$tes-vous plus aime/ que vous n'aimez vous- me$me : ne serait-ce donc rien pour vous, que le plaisir de vous l'entendre dire? En un mot, Meilcour, je le veux; mon amitie/ pour vous m'oblige de prendre ce ton, dites- moi qui vous aimez. Ah ! Madame, re/pondis-je en trem- blant, je serais biento$t puni de vous l'avoir dit. Dans la situation pre/sente, ce discours n'e/tait point e/quivoque ; aussi Madame de Lursay l'entendit-elle : mais ce n'e/tait pas encore assez; et elle feignit de ne m'avoir pas compris. Que pre/tendez-vous dire ? reprit-elle en radoucissant sa voix : vous seriez biento$t puni de l'avoir dit? Croyez- vous que je fusse indiscre\te? Non, re/pliquai-je, ce ne serait pas ce que je craindrais; mais, Madame, si c'e/tait une personne telle que vous que j'aimasse, a\ quoi me 81 servirait-il de le lui dire? A rien peut-e$tre, re/pondit-elle en rougissant. Je n'ai donc pas de tort, repris-je, de m'opinia$trer au silence. Peut-e$tre aussi re/ussiriez-vous : une personne de mon caracte\re peut, continua-t-elle, de- venir sensible, et me$me plus qu'une autre. Non, vous ne m'aimeriez pas, m'e/criai-je. Nous nous e/loignons, dit- elle, et je ne vois pas pourquoi il est question de moi dans tout ceci. Vous e/ ludez ce que je demande avec plus d'adresse que je ne vous en croyais; mais, pour suivre ce propos, puisque enfin il est jete/, que vous importerait que je ne vous aimasse pas? On ne doit souhaiter d'inspirer de l'amour qu'a\ quelqu'un pour qui l'on en a pris: et je ne vous soupc#onne point du tout d'e$tre avec moi dans ce cas-la\; du moins, je ne le voudrais pas. Je voudrais bien aussi, Madame, re/pondis-je, que cela ne fu$t pas; et je sens, a\ la peur e/trange que vous en avez, combien vous me rendriez malheureux. Non, reprit-elle, ce n'est pas que j'en aie peur; craindre de vous voir amoureux, serait avouer a\ demi que vous pourriez me rendre sensible : l'amant que l'on redoute le plus, est toujours celui que l'on est le plus pre\s d'aimer; et je serais bien fa$che/e que vous me crussiez si craintive avec vous. Ce n'est pas non plus ce dont je me flatte, re/pondis-je : mais enfin, si je vous aimais, que feriez-vous donc ? Je ne crois pas, reprit-elle, que sur une supposition vous ayez attendu une re/ponse positive. Oserais-je donc, Madame, vous dire que je ne suppose rien? A cette de/claration si pre/cise de l'e/tat de mon co|eur, Madame de Lursay soupira, rougit, tourna languissam- ment les yeux sur moi, les y fixa quelque temps, les baissa sur son e/ventail, et se tut. Pendant ce silence mon co|eur, e/tait agite/ de mille mouvements. L'effort que j'avais fait sur moi, m'avait presque accable/, et la crainte de ne pas recevoir une reponse favorable m'empe$chait de la presser. Cependant j'avais parle/, et je ne voulais pas en perdre le fruit. N'avez-vous plus rien a/ me conseiller, Madame? lui dis-je a\ demi mort de peur; ne me direz-vous pas ce que je dois attendre de mon choix? Serez-vous assez cruelle, apre\s toutes les bonte/s que vous m'avez marque/es, pour 82 me refuser votre secours dans la chose la plus importante de ma vie? Si vous ne me demandez qu'un conseil, repartit-elle, je puis vous le donner; mais, si ce que vous venez de me dire est vrai, peut-e$tre ne vous satisfera-t-il pas. Doutez- vous, repris-je, de ma since/rite/ ? Pour vous-me$me, re/- pondit-elIe, je le voudrais ; plus vos sentiments seront vrais, plus ils vous rendront malheureux. Car enfin, Meilcour, vous devez sentir que je ne puis pas y re/pon- dre. Vous e$tes jeune; et ce qui, pour beaucoup d'autres femmes, ne serait en vous qu'une qualite/ de plus, sera pour moi une raison perpe/tuelle, quand vous m'inspire- riez le gou$t le plus vif, de n'y ce/der jamais. Ou vous ne m'aimeriez pas assez, ou vous m'aimeriez trop; l'un et l'autre seraient e/galement funestes pour moi . Dans la premie\re de ces situations, j'aurais a\ essuyer vos bizarreries, vos caprices, vos hauteurs, vos infide/li- te/s, tous les tourments enfin qu'un amour malheureux trai$ne a\ sa suite ; et dans l'autre, je vous verrais vous livrer trop a\ votre ardeur, et sans me/nagement, sans conduite, me perdre par votre amour me$me. Une passion est toujours un malheur pour une femme : mais pour moi, ce serait un ridicule, et je ne me consolerais jamais de me l'e$tre attire/. Pensez-vous, Madame, re/pondis-je, que je ne prisse pas tous les soins... Je vous entends, interrom- pit-elle. Je sais que vous allez me promettre toute la circonspection possible: je suis me$me certaine que vous vous en croyez capable; mais, moins vous e$tes accou- tume/ a\ aimer, moins vous aimeriez d'une fac#on convena- ble : jamais vous ne sauriez contraindre ni vos yeux, ni vos discours; ou par votre contrainte me$me, trop avant pousse/e, et jamais me/nage/e avec art, vous feriez connai$- tre tout ce que vous voudriez cacher. Ainsi, Meilcour, ce que je vous conseille, c'est de ne plus penser a\ moi. Je sens avec douleur que vous allez me hai%r: mais, je me flatte que ce ne sera pas longtemps, et qu'un jour vous me saurez gre/ de ma franchise. Ne voulez-vous pas rester mon ami ? ajouta-t-elle, en me tendant la main. Ah ! Madame, lui dis-je, vous me de/sespe/rez : jamais on n'a aime/ avec plus d'ardeur, il n'est rien que je ne fisse pour 83 vous plaire, point d'e/preuves auxquelles je ne me sou- misse. Vous ne pre/voyez tant de malheurs, que parce que vous ne m'aimez pas. Mais non, dit-elle, n'allez pas croire cela; je vous dirai plus, car vous me trouverez toujours since\re : vous moins jeune, ou moi moins rai- sonnable, je sens que je vous aimerais beaucoup; mais je dis beaucoup : au reste, ne m'en demandez pas davan- tage. Dans l'e/tat tranquille ou\ je suis, je ne sais ce qu'est mon co|eur; le temps seul peut en de/cider, et peut-e$tre, apre\s tout, qu'il ne de/cidera rien. Madame de Lursay, apre\s ces paroles, me quitta brusquement; et se rappro- chant de la compagnie, m'o$ta l'espe/rance de continuer l'entretien. J'avais si peu d'usage du monde, que je crus l'avoir fa$che/e ve/ritablement. Je ne savais pas qu'une femme suit rarement une conversation amoureuse avec quelqu'un qu'elle veut engager; et que celle, qui a le plus d'envie de se rendre, montre du moins dans le premier entretien, quelque sorte de vertu. On ne pouvait pas re/sister plus mollement qu'elle venait de faire ; cepen- dant, je crus que je ne la vaincrais jamais : je me repentis de lui avoir parle/, je lui voulus mal de m'y avoir engage/, je la hai%s quelques instants. Je formai me$me le projet de ne lui plus parler de mon amour, et d'agir avec elle si froidement, qu'elle ne pu$t plus me soupc#onner d'en avoir. Pendant que je me faisais ces de/sagre/ables ide/es, Ma- dame de Lursay se fe/licitait d'avoir assez pris sur elle pour me dissimuler combien elle e/tait contente s: une joie douce e/clatait dans ses yeux; tout, a\ quelqu'un plus instruit que moi, lui aurait appris combien il e/tait aime/; mais, tous les regards tendres qu'elle m'adressait, ses sourires, me paraissaient de nouvelles insultes, et me confirmaient de plus en plus dans ma dernie\re re/solution. J'e/tais toujours reste/ a\ la me$me place : elle revint m'y chercher, et m'excita a\ parler sur diffe/rents sujets. L'air sombre avec lequel je lui re/pondais, et le soin que je prenais d'e/viter ses yeux, furent pour elle une assurance de plus que je ne l'avais pas trompe/e; mais, quelque chose qu'elle en pu$t croire, elle voulait e/tablir son em- pire, et tourmenter mon co|eur, avant de le rendre heureux. 84 Toute la soire/e se passa de sa part avec les me$mes attentions pour moi: elle semblait avoir oublie/ ce que je lui avais dit; et cet air de/tache/ qu'elle affectait, me plongeait encore dans un plus violent chagrin. En me quittant, elle me railla sur ma tristesse; et, quoiqu'elle le fi$t sans aigreur, je m'offensai se/rieusement. Le commencement de cette aventure plaisait autant a\ Madame de Lursay, qu'il me causait de peine. En s'atta- chant a\ un homme de mon a$ge, elle de/cidaits le sien: mais, ce n'e/tait rien pour elle, sans doute, qu'un ridicule de plus; et ce ne lui e/tait pas peu de chose qu'un amant qui surtout n'avait encore appartenu a\ personne. Elle n'e/tait pas vieille encore, mais elle sentait qu'elle allait vieillir; et pour des femmes dans cette situation il n'est point de conque$tes a\ me/priser. Eh! Quoi de plus flatteur pour elles que la tendresse d'un jeune homme, dont les transports leur rendent leurs premiers plaisirs, et justifient l'estime qu'elles font en- core de leurs charmes? qui croit que la personne qui rec#oit ses vo|eux, e/tait en effet la seule qui pu$t ne les pas me/priser, qui ajoute la reconnaissance a\ la passion, trem- ble au moindre caprice, et ne voit pas les de/fauts les plus choquants de la figure et du caracte\re, soit parce qu'il est prive/ de la ressource de la comparaison, soit parce que son amour-propre perdrait a\ moins estimer sa conque$te. Avec un homme de/ja\ forme/, une femme, telle qu'elle s puisse e$tre, a toujours moins de ressources : il a plus de de/sirs que de passion, plus de coquetterie que de senti- ment, plus de finesse que de naturel, trop d'expe/rience pour e$tre cre/dule, trop d'occasions de dissipation et d'in- constance pour e$tre uniquement et vivement attache/ : il fait, en un mot, l'amour avec plus de de/cence, mais il aime moinss. Quelques de/fauts que Madame de Lursay trouva$t dans la fac#on d'aimer d'un jeune homme, il s'en fallait beau- coup qu'elle fu$t aussi effraye/e qu'elle me l'avait dit. Quand en effet les inconve/nients, qu'elle craignait, au- raient e/te/ re/els, elle ne m'en aurait pas moins aime/, et si j'avais eu assez d'adresse pour lui faire craindre mon changement, il n'est pas douteux que son respect excessif 85 pour les biense/ances n'eu$t ce/de/ a\ la crainte qu'elle aurait eue de me perdre. Ce n'est pas, du moins j'ai eu lieu de le croire, qu'elle voulu$t retarder longtemps l'aveu de sa faiblesse ; huit jours pour cet article seulement suffisaient a\ sa vertu, d'autant plus qu'elle e/tait persuade/e que mon peu d'ex- pe/rience ne me laisserait profiter de ses bonte/s que quand elle le jugerait a\ propos. L'amour qu'elle avait pour moi l'engageait a\ ce mane\ge; elle voulait, s'il e/tait possible, que ma tendresse pour elle ne fu$t pas une affaire de peu de jours, et moins aime/, j'aurais trouve/ moins de re/sis- tance. Son co|eur e/tait alors tendre et de/licat: selon ce que dans la suite j'en ai appris, il ne l'avait pas toujours e/te/; et, sans e$tre prise pour moi d'une ardeur bien since\re, il ne me parai$trait pas surprenant qu'elle eu$t change/ de syste\me. Une femme, quand elle est jeune, est plus sensible au plaisir d'inspirer des passions, qu'a\ celui d'en prendre : ce qu'elle appelle tendresse, n'est le plus souvent qu'un gou$t vif, qui la de/termine plus promptement que l'amour me$me, l'amuse pendant quelque temps, et s'e/teint sans qu'elle le sente, ou le regrette: le me/rite de s'attacher un amant, pour toujours, ne vaut pas a\ ses yeux celui d'en enchai$ner plusieurs. Pluto$t suspendue que fixe/e, toujours livre/e au caprice, elle songe moins a\ l'objet qui la pos- se\de, qu'a\ celui qu'elle voudrait qui la posse/da$t; elle attend toujours le plaisir, et n'en jouit jamais : elle se donne un amant, moins parce qu'elle le trouve aimable, que pour prouver qu'elle l'est; souvent elle ne connai$t pas mieux celui qu'elle quitte, que celui qui lui succe\de ; peut-e$tre si elle avait pu le garder plus longtemps, l'au- rait-elle aime/; mais est-ce sa faute si elle est infide\le ? Une jolie femme de/pend bien moins d'elle-me$me, que des circonstances; et par malheur il s'en trouve tant, de si peu pre/vues, de si pressantes, qu'il n'y a point a\ s'e/tonner si, apre\s plusieurs aventures, elle n'a connu ni l'amour, ni son co|eur. Est-elle parvenue a\ cet a$ge ou\ ses charmes commen- cent a\ de/croi$tre, ou\ les hommes indiffe/rents pour elle lui annoncent par leur froideur que biento$t ils ne la verront 86 qu'avec de/gou$t, elle songe a\ pre/venir la solitude qui l'attend. Su$re autrefois qu'en changeant d'amants, elle ne changeait que de plaisirs; trop heureuse alors de conser- ver le seul qu'elle posse\de; ce que lui a cou$te/ sa conque$te la lui rend pre/cieuse. Constante par la perte qu'elle ferait a\ ne l'e$tre pas, son co|eur peu a\ peu s'accoutume au sentiment. Force/e par la biense/ance d'e/viter tout ce qui aidait a\ la dissiper, et a\ la corrompre, elle a besoin, pour ne pas tomber dans la langueur de se livrer tout entie\re a\ l'amour, qui, n'e/tant dans sa vie passe/e qu'une occupa- tion momentane/e et confondue avec mille autres, devient alors son unique ressource : elle s'y attache avec fureur; et ce qu'on croit la dernie\re fantaisie d'une femme, est bien souvent sa premie\re passion. Telles e/taient les dispositions de Madame de Lursay, lorsqu'elle forma le dessein de m'attacher a\ elle. Depuis son veuvage et sa re/forme, le public, qui, pour n'e$tre pas toujours bien instruit n'en parle pas moins, lui avait donne/ des amants que peut-e$tre elle n'avait pas eus : ma conque$te flattait son orgueil et il lui parut raisonnable, puisque sa sagesse ne la sauvait de rien, de se de/domma- ger par le plaisir de la mauvaise opinion qu'on avait d'elle. Tout ce que j'avais fait dans cette journe/e me fournis- sait des sujets de re/flexion pour ma nuit; je l'employai presque tout entie\re, tanto$t a\ re$ver aux moyens de rendre Madame de Lursay sensible, tanto$t a\ m'encourager a\ ne plus penser a\ elle: sans doute, elle se fit des ide/es plus gaies. Elle comptait me voir tendre, soumis, empresse/, chercher a\ vaincre sa rigueur, il e/tait naturel qu'elle s'y attendi$t; mais elle avait a\ faire a\ quelqu'un qui ne connaissait pas les usages. J'allai cependant chez elle le lendemain, mais tard, et a\ l'heure ou\ je savais qu'elle n'y serait pas, ou que j'y trouverais beaucoup de monde. Elle avait apparemment compte/ plus to$t sur ma pre/sence, et elle me rec#ut d'un air froid et pique/ : loin que j'en pe/ne/trasse la cause, je l'attri- buai a\ son indifference pour moi. J'avais change/ de couleur en la voyant; mais toujours re/solu a\ lui cacher l'e/tat de mon co|eur, je me remis assez 87 facilement, et pris un air moins embarrasse/ : j'eus me$me assez de pouvoir sur moi pour lui parler sans ce trouble qui agite pre\s de ce qu'on aime, mais, quelque froideur que je ta$chasse d'affecter, elle n'en fut pas longtemps la dupe; et, pour s'e/claircir, elle n'eut besoin que de me regarder fixement. Je ne pus supporter ses yeux; ce seul regard lui de/veloppa tout mon co|eurs. Elle me proposa de jouer, et pendant qu'on arrangeait les cartes : Vous e$tes, me dit-elle en souriant, un amant singulier, et si vous voulez que je juge de votre amour par vos empres- sements, vous ne pre/tendez pas sans doute que j'en prenne bonne opinion. L'unique de tous mes vo|eux, re- pris-je, serait que vous crussiez que je vous aime, et ce n'est pas vous en donner une mauvaise preuve, de m'of- frir a\ vos yeux le plus tard qu'il m'est possible. Cette politique est singulie\re, reprit-elle, et si quelquefois vous pe/chez un peu par le jugement, on peut dire que l'imagi- nation vous en de/dommage. Mais qu'avez-vous donc ? Pourquoi cet air froid dont vous m'accablez ? Savez-vous bien que votre taciturnite/ me fait peur? Mais, a\ propos, m'aimez-vous toujours bien ? Je crois que non. Ce pauvre Meilcour! N'allez pas au moins changer pour moi : vous me mettriez au de/sespoir. Je pense, a\ la mine que vous me faites, que vous n'en croyez rien : nous devrions cependant e$tre assez joliment ensemble. En est-ce assez, Madame, re/pondis-je ; et devriez-vous ajouter, a\ la fac#on dont vous recevez mes soins, des discours qui me tuent? Oui, reprit-elle, en me regardant le plus tendrement du monde, oui, Meilcour, vous avez raison de vous plain- dre : je ne vous traite pas bien; mais ce reste de fierte/ doit-il vous de/plaire ? Ne voyez-vous pas combien il m'en cou$te pour le prendre? Ah ! si je m'en croyais, combien ne vous dirais-je pas que je vous aime ! Que je suis fa$che/e de n'avoir pas su plus to$t que vous vouliez qu'on vous pre/vi$nt! Au hasard de tout ce qui aurait pu en arriver, vous ne m'auriez point parle/ le premier; vous n'auriez fait que me re/pondre. J'ai, depuis, senti toute l'adresse de Madame de Lur- say, et le plaisir que lui donnait mon ignorance : tous ces discours qu'elle n'aurait pu tenir a\ un autre, sans qu'ils 88 eussent tire/ pour elle a\ une extre$me conse/quence, ces aveux qu'elle faisait de ses vrais sentiments. loin de les comprendre, me jete\rent dans le plus cruel embarras. Je ne lui re/pondis rien : et su$r qu'elle me faisait la plus sanglante des railleries, je ne m'en de/terminai que plus a\ rompre d'aussi cruellies chaines. En ve/rite/, continua- t-elle, en voyant mon air sombre, si vous refusez plus longtemps de me croire, je ne vous re/ponds pas que je ne vous donne demain un rendez-vous: n'en seriez-vous pas bien embarrasse/ ? Au nom de vous-me$me, Madame, lui dis-je, e/pargnez-moi : l'e/tat ou\ vous me mettez est af- freux... Je ne vous dirai donc plus que je vous aime, interrompit-elle : vous me privez la\ cependant d'un grand plaisir. Je me tins trop heureux que le monde qui e/tait dans l'appartement, l'empe$cha$t de pousser plus loin cette conversation. Nous nous mi$mes au jeu. Pendant toute la partie, Madame de Lursay, plus sensi- ble qu'elle ne le croyait sans doute, emporte/e par son amour, m'en donna toutes les marques les plus fortes. Il semblait que sa prudence l'abandonna$t, qu'il n'y eu$t plus rien pour elle que le plaisir de m'aimer et de me le dire, et qu'elle pre/vi$t combien, pour m'attacher a\ elle, j'avais besoin d'e$tre rassure/: mais tout ce qu'elle faisait n'e/tait rien pour moi, et elle ne pouvait pas encore se re/soudre a\ m'avouer se/rieusement qu'elle re/pondait a\ mes de/sirs. Peu su$re me$me dans ses de/marches, c'e/tait un me/lange perpe/tuel de tendresse et de se/ve/rite/. Elle paraissait ne ce/der, que pour s'opinia$trer a\ combattre. Si elle croyait m'avoir dispose/ par ses discours a\ quelque sorte d'espe/- rance, attentive a\ me la faire perdre, elle reprenait sur- le-champ cet air qui m'avait fait trembler tant de fois, et m'o$tait par la\ jusqu'a\ la triste ressource de l'incertitude. Toute la soire/e se passa dans ce mane\ge, et comme son dernier caprice ne me fut pas favorable, je me retirai chez moi persuade/ que j'e/tais hai%, et pre/pare/ a\ me chercher un autre engagement. J'employai presque toute la nuit a\ repasser dans mon esprit les femmes auxquelles je pou- vais m'attacher : ce soin me fut inutile, et je trouvai, apre\s la plus exacte recherche, qu'aucune ne me plaisait autant 89 que Madame de Lursay. Moins j'avais d'usage de l'amour, plus je m'en croyais pe/ne/tre/, et je me regardais comme destine/ au rigoureux tourment d'aimer sans espoir de plaire, ni de pouvoir jamais changer. A force de me persuader que j'e/tais l'homme du monde le plus amou- reux, je sentais tous les mouvements d'une passion avec autant de violence, que si en effet je les e/prouvais. Toutes les re/solutions que j'avais forme/es de ne plus voir Ma- dame de Lursay s'e/taient e/vanouies, et avaient fait place au retour le plus vif. De quoi puis-je me plaindre, me disais-je a\ moi-me$me? Ses rigueurs ont-elles droit de me surprendre ? M'e/tais-je attendu a\ me trouver aime/, et n'est-ce point a\ mes soins a\ me procurer cet avantage ? Quel bonheur pour moi, si je puis un jour la rendre sensible ! Plus elle m'oppose d'obstacles, plus ma gloire sera grande. Un co|eur, du prix dont est le sien, peut-il trop s'acheter? Je finis par cette ide/e, et je la retrouvai le lendemain. Il semblait qu'elle se fu$t accrue par les illu- sions de la nuit. J'allai chez Madame de Lursay le plus to$t qu'il me fut possible l'apre\s-di$ner, et de/termine/ a\ lui jurer que je l'adorais, et a\ me soumettre a\ ce qu'il lui plairait d'or- donner de mon sort. Malheureusement pour elle, je ne la trouvai pas : mon chagrin fut extre$me et, ne sachant que devenir, j'allai, en attendant l'heure de l'Ope/ra s, faire quelques visites ou\ je portai tout l'ennui qui m'accablait. J'e/tais de si mauvaise humeur en arrivant a\ l'Ope/ra, ou\ d'ailleurs je trouvai assez peu de monde, que, pour n'e$tre pas distrait de la re$verie dans laquelle j'e/tais plonge/, je me fis ouvrir une loge, pluto$t que de me mettre dans les balcons ou\ je n'aurais pas e/te/ si tranquille. J'attendais sans impatience et sans de/sirs que le spectacle commen- c#a$t. Tout entier a\ Madame de Lursay, je ne m'occupais que du chagrin d'e$tre prive/ de sa pre/sence, lorsqu'une loge s'ouvrit a\ co$te/ de la mienne. Curieux de voir les personnes qui l'allaient occuper, j'y portai mes regards; et l'objets qui s'y offrit les fixas. Qu'on se figure tout ce que la beaute/ la plus re/gulie\re a de plus noble, tout ce que les gra$ces ont de plus se/duisant, en un mot, tout ce que la jeunesse peut re/pandre de frai$cheur et d'e/clat, a\ 90 peine pourra-t-on se faire une ide/e de la personne que je voudrais de/peindre. Je ne sais quel mouvement singulier et subit m'agita a\ cette vue : frappe/ de tant de beaute/s, je demeurai comme ane/anti. Ma surprise allait jusques au transport. Je sentis dans mon co|eur un de/sordre qui se re/pandit sur tous mes sens : loin qu'il se calma$t, il redou- blait par l'examen secret que je faisais de ses charmes. Elle e/tait mise simplement, mais avec noblesse. Elle n'avait pas en effet besoin de parure ; en e/tait-il de si brillante qu'elle ne l'eu$t efface/e ? e/tait-il d'ornement si modeste qu'elle ne l'eu$t embelli ? Sa physionomie e/tait douce et re/serve/e ; le sentiment et l'esprit paraissaient briller dans ses yeux. Cette personne me parut extre$me- ment jeune; et je crus, a\ la surprise des spectateurs, qu'elle ne paraissait en public que de ce jour-la\: j'en eus involontairement un mouvement de joie, et j'aurais sou- haite/ qu'elle n'eu$t jamais e/te/ connue que de moi. Deux Dames mises du plus grand air e/taient avec elle; nouvelle surprise pour moi, de ne les pas connai$tre, mais elle m'arre$ta peu. Uniquement occupe/ de ma belle inconnue, je ne cessais de la regarder, que quand par hasard elle jetait ses yeux sur quelqu'un. Les miens se portaient aussito$t sur l'objet qu'elle avait paru vouloir chercher: si elle s'y arre$tait un peu de temps, et que ce fu$t un jeune homme, je croyais qu'un amant seul pouvait la rendre si attentive. Sans pe/ne/trer le motif qui me faisait agir, je conduisais, j'interpre/tais ses regards; je cherchais a\ lire dans ses moindres mouvements. Tant d'opinia$trete/ a\ ne la pas perdre de vue, me fit enfin remarquer d'elle; elle me regarda a\ son tour; je la fixais sans le savoir et, dans le charme qui m'entrai$nait malgre/ moi-me$me, je ne sais ce que mes yeux lui dirent, mais elle de/tourna les siens en rougissant un peu. Quelque transporte/ que je fusse, je craignais de lui parai$tre trop hardi, et, sans croire encore que j'eusse forme/ le dessein de lui plaire, j'aimai mieux me contraindre que de lui donner mauvaise opinion de moi. Il y avait une heure au moins que je l'admirais, lorsqu'un de mes amis entra dans ma loge. Les ide/es qui m'occupaient, m'e/taient de/ja\ si che\res, que ce fut avec douleur que je sentis qu'elles allaient e$tre distraites; et je 91 doute que j'eusse re/pondu a\ mon ami, si ma belle incon- nue n'eu$t fait d'abord le sujet de la conversation. Il ignorait comme moi qui elle e/tait: nous forma$mes en- semble plusieurs conjectures, dont aucune ne nous e/clair- cit. C'e/tait un de ces e/tourdis brillants, familiers avec insolence, il vantait si haut les charmes de l'inconnue, et la regardait avec si peu de me/nagement et tant de fatuite/, que j'en rougis pour lui, et pour moi. Sans avoir de/me$le/ mes sentiments, sans imaginer que j'eusse de l'amour, je ne voulais pas de/plaire; je craignais que le de/gou$t que l'inconnue pourrait prendre de ce jeune homme, ne me fi$t aussi tort dans son esprit, et qu'en me voyant lie/ avec lui, elle ne me cru$t les me$mes ridicules. Je l'estimais de/ja\ tant, que je ne pouvais, sans une peine extre$me, imaginer qu'elle pouvait penser de moi, comme de lui; et je m'ef- forc#ai de mettre entre nous deux la conversation sur des choses ou\ l'inconnue ne fu$t pas inte/resse/e. J'avais natu- rellement l'esprit badin, et porte/ a\ manier agre/ablement ces petits riens qui font briller dans le monde. L'envie que j'avais que mon inconnue ne perdi$t rien de tout ce qui pourrait me faire valoir, me donna plus d'e/le/gance dans mes expressions; je n'en eus peut-e$tre pas plus d'esprit. Je remarquai, cependant, qu'elle e/tait plus attache/e a\ ce que je disais, qu'elle ne l'e/tait au spectacle; quelquefois me$me je la vis sourire. L'Ope/ra e/tait pre\s de finir, lorsque le Marquis de Germeuil, jeune homme d'une figure extre$mement aima- ble, et fort estime/, vint dans la loge de mon inconnue. Nous e/tions amis, mais je ne sais quel mouvement a\ sa vue s'e/leva dans mon a$me. L'inconnue le rec#ut avec cette politesse libre, que l'on a pour les gens que l'on connai$t beaucoup, et a\ qui l'on veut marquer de l'estime. Nous nous salua$mes sans nous parler; et quelque de/sir que j'eusse de connai$tre cet objet qui prenait de/ja\ tant sur mon co|eur, persuade/ que Germeuil pourrait satisfaire ma cu- riosite/ la\-dessus, j'aimai mieux remporter ce de/sir, quel- que tourmentant qu'il fu$t pour moi, que de m'en ouvrir a\ un homme qui causait de/ja\ toute ma jalousie. Mon incon- nue lui parlait, et, quoiqu'ils ne s'entretinssent que de l'Ope/ra, il me sembla qu'il lui parlait avec tendresse, et 92 qu'elle lui re/pondait de me$me. Je crus me$me avoir surpris entre eux des regards : j'en ressentis une peine mortelle : elle me paraissait si digne d'e$tre aime/e, que je ne pouvais penser que Germeuil, ni qui que ce fu$t au monde, pu$t la voir avec indiffe/rence ; et lui-me$me me semblait si re- doutable, que je ne pouvais me flatter qu'il l'eu$t attaque/e sans succe\s. Le peu d'attention qu'elle fit a\ moi, apre\s l'avoir vu, me confirma dans l'ide/e ou\ j'e/tais qu'ils s'aimaient; et, ne pouvant supporter davantage le tourment qu'elle me causait, je sortis brusquement. Malgre/ mon de/pit, je n'allai pas loin; le de/sir de la revoir, et l'espe/rance de m'e/claircir par moi-me$me de son rang, me retinrent sur l'escalier. Un instant apre\s, elle passa, Gemeuil lui don- nait la main : je les suivis ; un carrosse sans armes se pre/senta; Germeuil y monta avec elle : je vis des domes- tiques sans livre/e, et rien de tout cet e/quipage ne m'ins- truisit de ce que je voulais savoir. Il fallait donc attendre du hasard le bonheur de la revoir encore. La seule chose qui me consola$t, c'e/tait qu'une beaute/ si parfaite ne pourrait e$tre longtemps ignore/e. J'aurais pu, a\ la ve/rite/, en allant voir Germeuil le lendemain, me tirer de cette inquie/tude ; mais aussi comment lui exposer le sujet d'une curiosite/ si forte ; quels motifs lui en donner? Malgre/ tous les de/guisements que j'aurais pu employer, ne devais-je pas craindre qu'il n'en de/couvri$t la source? Et s'il e/tait vrai, comme je le soupc#onnais, qu'il aima$t l'inconnue, pourquoi l'avertir de se pre/cautionner contre mes senti- ments ? Plein de trouble, je retournai chez moi, d'autant plus persuade/ que j'e/tais vivement amoureux que cette passion naissait dans mon co|eur par un de ces coups de surprise qui caracte/risent dans les romans les grandes aventures. Loin de combattre ce premier mouvement, ce fut une raison de plus pour m'y laisser entrai$ner, que de com- mencer par quelque chose d'extraordinaire. Au milieu de ce de/sordre, que je me plaisais a\ augmenter, Madame de Lursay me revint dans l'esprit, mais de/sagre/ablement, et comme un objet dont le souve- nir me$me m'embarrassait. Ce n'e/tait pas que je ne lui 93 trouvasse encore des charmes; mais je les mettais dans mon imagination fort au-dessous de ceux de mon incon- nue; et je re/solus plus que jamais de ne lui plus parler de mon amour, et de me livrer tout entier au nouveau gou$t qui me dominait. Je suis trop heureux, me disais-je, qu'elle ne m'ait pas aime/; que ferais-je a\ pre/sent de sa tendresse ? Il aurait donc fallu la tromper, entendre ses reproches, la voir traverser ma passion : mais, d'un autre co$te/, reprenais-je, suis-je aime/ de l'objet qui va me ren- dre infide\le ? Je ne le connais pas; peut-e$tre ne le verrai-je plus. Germeuil est amoureux, et si moi-me$me je suis force/ de le trouver aimable, que ne doit-elle pas sentir pour lui? Est-il fait pour m'e$tre sacrifie/ ? Ces re/flexions me ramenaient a\ Madame de Lursay : une affaire com- mence/e, la liberte/ de la voir, un reste de gou$t que j'avais pour elle, et l'espe/rance de re/ussir, e/taient autant de raisons pour ne la point quitter; mais ces raisons e/taient faibles contre ma nouvelle passion. Je craignais, en arn- vant chez ma me\re, d'y trouver Madame de Lursay: je redoutais sa vue autant que dans le jour me$me je l'avais souhaite/e. La joie que j'eus de ne la point voir, ne fut pas longue; elle arriva un instant apre\s moi. Sa pre/sence me troubla. Quelque pre/venu que je fusse alors contre elle, quelque re/solution que j'eusse prise de ne la plus aimer, je sentis qu'elle avait encore plus de droits sur mon co|eur que je ne le croyais moi-me$me. Mon inconnue m'occu- pait d'une fac#on plus flatteuse; je la trouvais plus belle : ce qu'elles m'inspiraient toutes deux e/tait diffe/rent; mais, enfin, j'e/tais partage/ s, et si Madame de Lursay l'eu$t voulu, dans ce moment me$me elle aurait remporte/ la victoire. Je ne sais ce qui lui avait donne/ de l'humeur; mais elle rec#ut avec une hauteur, me$me ridicule, un compliment fort simple que je lui fis. Dans la disposition ou\ j'e/tais, elle me choqua plus qu'elle n'aurait fait dans un autre temps; et, qui pis est, contre l'intention de Madame de Lursay sans doute, ne me donna point a\ re$ver. Son caprice dura toute la soire/e, et s'augmenta peut-e$tre par le peu de soins que je lui rendis. Nous nous se/para$mes e/galement me/contents l'un de l'autre. Je ne la cherchai, ni ne la vis le lendemain; j'e/tais pique/ de ses 94 fac#ons de la veille, et sa pre/sence me fut d'autant moins ne/cessaire, que j'avais dans le co|eur un sujet de distrac- tion. Toute ma journe/e se passa a\ chercher mon incon- nue; spectacles, promenades, je visitai tout, et je ne trouvai en aucun lieu ni elle, ni Germeuil, a\ qui je voulais enfin demander qui elle e/tait. Je continuai cette inutile recherche deux jours de suite; mon inconnue ne m'en occupait que plus. Je me retrac#ais sans cesse ses charmes avec une volupte/ que je n'avais encore jamais e/prouve/e. Je ne doutais pas qu'elle ne fu$t d'une naissance qui ne ferait point honte a\ la mienne; et pour former cette ide/e, je m'en rapportais moins a\ sa beaute/, qu'a\ cet air de noblesse et d'e/ducation qui distingue toujours les femmes d'un certain rang, me$me dans leurs travers. Mais, aimer sans savoir qui, me semblait un supplice insupportable. D'ailleurs, quel retour espe/rer de mes sentiments, si je ne me mettais pas a\ porte/e d'en instruire celle qui les avait fait nai$tre? Je ne voyais point de difficulte/ a\ la voir, et a\ lui parler, quand une fois je la connai$trais. J'e/tais d'un rang qui m'ouvrait une entre/e partout; et si l'inconnue e/tait telle que mes vo|eux ne pussent l'honorer, j'e/tais su$r du moins qu'ils ne pouvaient jamais lui faire honte. Cette pense/e me donnait de l'audace, et m'affermissait dans mon amour; il eu$t peut-e$tre e/te/ plus prudent de le com- battre, mais il m'e/tait plus doux de le flatter. Il y avait trois jours que je n'avais vu Madame de Lursay ; j' avais supporte/ cette absence aise/ment ; non que quelquefois je ne de/sirasse de la voir, mais c'e/tait un de/sir passager qui s'e/teignait presque dans l'instant me$me qu'il naissait. Ce n'e/tait pas un sentiment d'amour, dont je ne fusse point le mai$tre; et comme, depuis mon Incon- nue, je la voyais sans plaisir, je la perdais aussi sans regret. J'avais cependant pour elle ce gou$t que l'on ap- pelle amour, que les hommes font valoir pour tel, et que les femmes prennent sur le me$me pied. Je n'aurais pas e/te/ fa$che/ de la trouver sensible; mais je ne voulais plus que ce retour, qu'elle aurait pour moi, ti$nt de la passion, ni qu'il en exigea$t. Sa conque$te, a\ laquelle il y avait si peu de temps, j'attachais mon bonheur, ne me paraissait plus digne de me fixer. J'aurais voulu d'elle enfin ce 95 commerce commode qu'on lie avec une coquette, assez vif pour amuser quelques jours, et qui se rompt aussi facilement qu'il s'est forme/. C'e/tait ce que je ne croyais point devoir attendre de Madame de Lursay, qui, platonicienne s dans ses raison- nements, re/pe/tait sans cesse, que les sens n'entraient jamais pour rien en amour, lorsqu'il s'emparait d'une personne bien ne/e; que les de/sordres dans lesquels tom- baient tous les jours ceux qui e/taient atteints de cette passion, e/taient moins cause/s par elle, que par le de/re\- glement de leur co|eur; qu'elle pouvait e$tre une faiblesse, mais, que dans une a$me vertueuse elle ne devenait jamais un vice. Elle avouait cependant qu'il y avait pour la femme la plus ferme sur ses principes d'assez dangereu- ses occasions; mais, que si elle se trouvait oblige/e d'y ce/der, il fallait que ce fu$t apre\s des combats si violents et si longs, qu'elle pu$t toujours, en songeant a\ sa de/faite, avoir de quoi se la moins reprocher. Madame de Lursay pouvait avoir raison : mais les platoniciennes ne sont pas conse/quantes; et j'ai remarque/ que les femmes les plus aise/es a\ vaincre sont celles qui s'engagent avec la folle espe/rance de n'e$tre jamais se/duites, soit parce qu'en effet elles sont aussi faibles que les autres, soit parce que, n'ayant pas assez pre/vu le danger, elles se trouvent sans secours contre lui quand il arrive s. J'e/tais trop jeune pour sentir combien ce syste\me e/tait absurde, et pour savoir combien il e/tait peu suivi par celles me$mes qui le soutenaient avec le plus d'ardeur; et, ne connaissant pas la diffe/rence qu'il y a entre une femme vertueuse, et une prude, il n'e/tait point e/tonnant que je n'attendisse pas de Madame de Lursay plus de facilite/ qu'elle ne se disait capable d'en avoir. Encore attache/ a\ elle par le de/sir, tout rempli que j'e/tais d'une nouvelle passion, ou, pour mieux dire, amoureux pour la premie/re fois, le peu d'espoir de re/ussir aupre\s de mon inconnue m'empe$chait de songer a\ perdre totalement Madame de Lursay. Je cherchais en moi- me$me comment je pourrais acque/rir l'une, et me conser- ver l'autre; cette vertu rigide de la dernie\re me de/sespe/- rait, et, ne croyant pas, apre\s avoir beaucoup re$ve/, pou- 96 voir l'amener jamais au but que je me proposais, je me fixai enfin a\ l'objet qui me plaisait le plus. Il y avait, comme je l'ai dit, trois jours que je n'avais vu Madame de Lursay, et que je m'e/tais assez peu ennuye/ de son absence. Elle avait toujours espe/re/ qu'elle me reverrait; mais su$re enfin que je l'e/vitais, elle commenc#a a\ craindre de me perdre, et se de/termina a\ me faire essuyer moins de rigueurs. Sur le peu que je lui avais dit, elle avait cru ma passion de/cide/e : cependant, je n'en parlais plus; quel parti prendre ? Le plus de/cent e/tait d'attendre que l'amour, qui ne peut longtemps se contraindre, surtout dans un co|eur aussi neuf que l'e/tait le mien, me forc#a$t encore a\ rompre le silence ; mais, ce n'e/tait pas le plus su$r. Il ne lui vint pas dans l'esprit que j'eusse renonce/ a\ elle : elle pensa seulement, que certain de n'e$tre jamais aime/, je combattais un amour qui me rendait malheureux. Quoique cette disposition ne lui pa- ru$t pas de/savantageuse, il pouvait cependant e$tre dange- reux de m'y laisser plus longtemps. On pouvait m'offrir ailleurs un de/dommagement que le de/pit me ferait peut- e$tre accepter; mais comment me faire comprendre son amour, sans blesser cette de/cence a\ laquelle elle e$tait si scrupuleusement attache/e ? Elle avait e/prouve/ que les discours e/quivoques ne prenaient pas sur moi, et elle ne pouvait se re/soudre, apre\s l'ide/e qu'elle m'avait donne/e d'elle, a\ me parler d'une fac#on qui ne me laissa$t plus aucun doute. Inde/termine/e sur ce qu'elle avait a\ faire, elle vint chez Madame de Meilcour. Je n'e/tais pas encore rentre/, et quand, a\ mon arrive/e on me dit qu'elle y e/tait, il s'en fallut peu que je ne m'en retournasse : cependant la re/flexion me fit sentir que ce proce/de/ serait trop de/sobli- geant pour Madame de Lursay, et qu'elle pourrait d'ail- leurs attribuer ma fuite, et la crainte que je marquerais de la voir, a\ un sentiment dont je ne voulais plus qu'elle me soupc#onna$t. J'entrai donc. Je la trouvai qui, au milieu de beaucoup de monde, paraissait re$ver profonde/ment : je la saluai sans froideur et sans embarras. J'avais cependant dans les yeux une impression de chagrin qui provenait de ce que j'avais encore ce jour-la\ cherche/ inutilement mon inconnue. Je fus quelque temps aupre\s de Madame de 97 Lursay, sans lui dire rien que des choses ge/ne/rales et rebattues. Elle me demanda ou\ j'avais e/te/, me fit, d'un air froid, mille questions indiffe/rentes, et, tant qu'elle se trouva en cercle, ne parut avoir ni dessein, ni empresse- ment de m'entretenir. Cette foule qui l'obse/dait, enfin se dissipa; mais ge$ne/e encore par la pre/sence de Madame de Meilcour, et de quelques personnes qui e/taient reste/es, et ne pouvant re/sister davantage a\ l'envie d'avoir avec moi une conversation particulie\re : a\ propos, Monsieur, me dit-elle, d'un air fort se/rieux, j'ai a\ vous parler, suivez- moi : elle passa a\ ces mots dans une autre chambre. Ce proce/de/ qui, avec un autre que moi, aurait paru irre/gulier, ne concluait rien entre nous deux; et elle s'en serait permis beaucoup davantage, que, de la fac#on dont elle e/tait avec moi, on n'en aurait tire/ aucune induction contre elle. Je la suivis, fort embarrasse/ de ce qu'elle pouvait avoir a\ me dire, et plus encore de ce que je lui re/pondrais. Elle me regardait avec des yeux se/ve\res ; enfin, apre\s m'avoir longtemps fixe/ : vous trouverez peut-e$tre singulier, Monsieur, me dit-elle, que je vous demande une explication. A moi, Madame ! m'e/criai-je : oui, Monsieur, re/pliqua-t-elle, a\ vous-me$me. Depuis quelques jours, vous avez avec moi des proce/de/s peu convenabIes. Pour vous trouver innocent, j'ai eu la com- plaisance de me chercher des crimes. Je ne m'en de/cou- vre pas : apprenez-moi ce que vous avez a\ me reprocher. Justifiez-vous, s'il est possible, sur le peu d'e/gards que vous avez pour moi. Madame, lui dis-je, vous me surpre- nez, je croyais ne vous avoir jamais manque/ s : et je serais au de/sespoir que vous eussiez a\ m'imputer rien qui pu$t blesser le respect que j'ai toujours eu pour vous, et l'amitie/ que vous m'avez permis de vous vouer. Voila\ de grands termes, reprit-elle : si je n'exigeais de vous que des mots, j'aurais lieu d'e$tre contente; mais vous n'e$tes pas de bonne foi, et, depuis quatre jours, vous e$tes change/ pour moi plus que vous ne dites. Vous faites mieux de de/savouer vos proce/de/s, que d'entreprendre de les justifier; je veux cependant que vous m'e/claircissiez sur ce que je vous demande. Est-ce un caprice qui vous fait renoncer a\ mon amitie/ s? Croyez-vous avoir sujet de 98 vous plaindre de moi? Vous voyez que je n'abuse pas de la distance que l'a$ge met entre nous deux; mais, tout jeune que vous e$tes, je vous ai cru de la solidite/, et je traite avec vous, moins comme je le devrais avec un jeune homme, que comme avec un ami sur lequel j'ai cru devoir compter, et que je voudrais conserver. Je souhaite que vous sentiez le prix de cette confiance. Apprenez- moi, enfin, de quelle fac#on je dois me conduire avec vous ; et surtout dites-moi pourquoi depuis quelques jours vous me fuyez, ou pourquoi, quand nous nous trouvons ensemble, vous semblez ne me voir qu'a\ regret? Com- ment voulez-vous, Madame, repris-je, que je convienne de torts que je ne me connais pas ? Si j'ai paru vous e/viter, vous savez de reste quelle en est la raison. Si, quand je vous ai vue, j'ai moins ose/ qu'auparavant vous parler sur le ton que j'avais pris avec vous, c'est qu'il m'a semble/ que vous ne m'entendiez pas avec plaisir. Sans doute, reprit-elle; mais, en oubliant ce nouveau ton que vous voyiez qui ne me plaisait pas, pourquoi n'avoir pas repris le premier sur lequel je vous ai toujours re/pondu ? Vous m'avez fa$che/e, il est vrai, et plus pour vous-me$me que pour moi, quand je vous ai vu vous mettre dans le cas de me dire des choses qui ne devaient que me de/plaire. Je vous en ai me$me voulu mal s. Je vois a\ pre/sent, Ma- dame, interrompis-je, pourquoi je me suis attire/ votre cole\re; mais je ne me serais jamais imagine/ que vous m'eussiez fait un crime si grave de ce que je vous ai dit. Il ne doit pas vous e$tre nouveau de parai$tre belle : je ne crois pas e$tre le premier sur qui vous ayez fait une vive impres- sion; et vous auriez du$ me pardonner les discours que je vous ai tenus, par l'habitude ou\ vous devez e$tre de les entendre. Eh non, Monsieur, reprit-elle; ce n'est plus de vos discours que je me plains. Il m'a suffi d'y re/pondre, comme par toutes sortes de raisons je le devais; et il n'a tenu qu'a\ vous de remarquer que depuis j'en ai ri me$me avec vous. Il m'importait peu que vous me dissiez que vous m'aimiez, et le danger n'e/tait pas si pressant pour mon co|eur que je dusse en cette occasion m'armer d'une grande se/ve/rite/. Il se peut que, sans avoir un desseln de/termine/ de me plaire, sans que moi-me$me je vous 99 plusse, vous ayez voulu me faire croire que vous m'ai- miez. Souvent on le dit a\ une femme, parce que sans cela on ne saurait que lui dire, qu'on est bien aise d'essayer son co|eur, que l'on croit flatter son orgueil, ou que l'on veut soi-me$me s'accoutumer a\ ce langage, et essayer a\ quel point et comment l'on peut plaire. En cela, vous n'avez suivi que l'usage; usage ridicule, si vous voulez, mais enfin qui est e/tabli. Ce n'est donc pas dans ce que vous m'avez dit, que j'ai pu trouver des raisons pour me plaindre de vous. Quand en effet vous m'aimeriez, vous ne m'en parai$triez pas plus coupable ; mais pourquoi depuis cette conversation, vos fac#ons ont-elles change/ ? E/tiez-vous en droit, parce que vous aviez dit que vous m'aimiez, d'exiger que je vous aimasse; ou croyez-vous que quand vous m'auriez inspire/ la plus violente passion, mon co|eur, ardent a\ se livrer au caprice du vo$tre, eu$t du$, de\s le premier instant, vous payer de tous ses transports ? Pouviez-vous attendre que je m'embarquasse aveugle/- ment dans l'affaire la plus se/rieuse de ma vie ? Mais, non : vous parlez, et je dois me rendre. Trop heureuse encore, que vous m'adressiez vos soupirs : vous croyez que, bru$lant d'impatience d'e$tre vaincue, je n'attendais que l'aveu de votre passion pour vous faire celui de la mienne : et sur quoi donc vous e$tes-vous flatte/ d'un triomphe si facile ? Quelle de mes actions a pu vous le faire pre/sumer? Mais, vous ne m'aimez pas, vous ne m'avez me$me jamais aime/e. Vous m'auriez estime/e da- vantage. Vous ne m'auriez pas crue capable d'un caprice honteux; et s'il avait e/te/ vrai que l'amour vous eu$t en- trai$ne/ vers moi, vous n'auriez pas e/vite/ ma vue. Tout malheureux que je vous aurais rendu, elle vous aurait e/te/ ne/cessaire. Vous n'auriez jamais eu sur vous le pouvoir de vous de/terminer a\ une absence que je ne vous prescri- vais pas. Je vous revois enfin : a\ peine daignez-vous me regarder. Ah ! Meilcour! Est-ce ainsi qu'on attaque un co|eur? Est-ce ainsi qu'on peut se faire aimer? Vous avez, me direz-vous, trop peu d'usage pour vous conduire bien dans un sentiment si nouveau pour votre a\me : ce serait encore une bien mauvaise excuse. L'amour a-t-il donc besoin de mane\ge ? Ah ! croyez qu'il agit toujours en nous 100 malgre/ nous-me$me, que c'est lui qui nous conduit, et que nous ne le menons pas. On fait des fautes, je le veux, mais du moins ce sont des fautes qu'un sentiment trop vif fait commettre, et qui souvent n'en persuadent que mieux. Si je vous avais e/te/ che\re, vous n'auriez e/te/ capable que de celles-la\; etje n'aurais pas a\ me plaindre aujourd'hui du peu d'e/gards que vous avez pour moi. Me voila\ donc enfin, Madame, lui dis-je, e/clairci de mes torts. En ve/rite/, vous e$tes bien injuste ! Apre\s la fac#on dont vous m'avez traite/, serait-ce a\ vous a\ vous plaindre ? Eh bien, reprit-elle d'un ton plus doux, voyons lequel de nous deux a le plus de tort: je ne demande qu'un e/clair- cissement, je consens me$me a\ vous pardonner: j'oublie de\s cet instant que vous m'avez dit que vous m'aimiez... Ah, Madame! lui dis-je, emporte/ par le moment, qu'en pardonnant me$me vous e$tes cruelle! Vous croyez me faire une gra$ce et vous achevez de m'accabler ! Vous oublierez, dites-vous, que je vous aime : faites-le-moi donc oublier aussi; que ne savez-vous, continuai-je, en me jetant a\ ses genoux, l'e/tat horrible ou\ vous re/duisez mon co|eur... Juste Ciel! s'e/cria-t-elle en reculant, a\ mes genoux ! Levez-vous : que voudriez-vous que l'on pensa$t, si l'on vous y surprenait? Que je vous jure, repartis-je, tout l'amour et le respect que vous inspirez. Eh ! pensez- vous, reprit-elle en m'obligeant de me lever, que j'en fusse plus satisfaite! Voila\ donc les effets de cette cir- conspection que vous m'avez promise ? Mais, enfin, que me demandez-vous ? Que vous croyiez que je vous aime, re/pondis-je, que vous me permettiez de vous le dire, et d'espe/rer qu'un jour je vous y verrai plus sensible. Vous m'aimez donc beaucoup, repartit-elle, et c'est bien ar- demment que vous souhaitez du retour? Je ne puis que vous re/pe/ter ce que je vous ai de/ja\ dit. Mon co|eur est encore tranquille, et je crains d'en voir troubler le repos : cependant... Mais non, je n'ai plus rien a\ vous dire: je vous de/fends me$me de me deviner. Madame de Lursay, en finissant ces paroles, m'e/chappa. Elle me jeta, en me quittant, le regard le plus tendre. Croyant avoir assez fait pour la biense/ance, elle e/tait sans doute de/termine/e a\ tout faire pour l'amour. Il 101 n'y avait assure/ment rien de si clair que ce qu'elle venait de me dire; et elle m'avait traite/ en homme, de la pe/ne/- tration duquel on n'attend plus rien. Quelque peu que mon ignorance me laissa$t deviner, je compris qu'elle e/tait moins e/loigne/e de me re/pondre que la premie\re fois que je lui avais parle/; mais, elle ne s'e/tait pas encore expli- que/e au point qu'il ne me resta$t aucun doute, et d'ail- leurs, je n'avais plus assez d'amour pour elle pour me/di- ter profonde/ment sur ce qui pouvait me flatter dans la fin de ses discours. Emporte/ dans cette conversation par sa ve/he/mence, et par une situation neuve pour moi, elle m'avait e/tonne/, sans m'en toucher davantage. Je ne doute pas que si Madame de Lursay eu$t su la nouvelle ardeur qui m'occupait, elle ne se fu$t moins me/nage/e, et que par la\ me$me elle ne m'eu$t se/duit. Retenu d'abord par le sentiment du plaisir, il m'aurait d'autant plus attache/ que je l'aurais moins connu. Tout parai$t passion a\ qui n'en a point e/prouve/. Celle qui semblait e/carter Madame de Lursay n'e/tait point dans mon co|eur encore assez forme/e, pour re/sister a\ ses empressements, et j'aurais sans doute pre/fe/re/ un amusement tranquille, au soin pe/nible d'inspirer de l'amour a\ un objet qui, d'abord au moins, ne m'aurait offert que des peines. Loin que Madame de Lursay pu$t imaginer qu'il lui fu$t si important de me parai$tre aussi sensible qu'elle l'e/tait en effet, elle ne fut pas pluto$t rassure/e sur mon co|eur, qu'elle reprit, a\ peu de chose pre\s, son ancien syste\me. Elle voulait bien que je crusse que je pourrais un jour triom- pher d'elle, et non pas que j'en eusse de/ja\ triomphe/. J'e/tais rentre/ avec elle dans le salon, peu amoureux, mais croyant l'e$tre. Revenu du premier mouvement, ma timidite/ m'avait repris : j'e/tais incertain de ce que je devais faire; et, quelque ouvertement qu'elle se fu$t de/- clare/e, je ne voyais encore dans ses discours rien qui m'assura$t sa conque$te. Son visage e/tait redevenu auste\re; et quoique ce dehors de se/ve/rite/ fu$t plus pour les autres que pour moi, il me rendit toute ma crainte. Je n'osais approcher d'elle ni la regarder. Tant de re/serve de ma part n'entrait pas dans le plan qu'elle s'e/tait forme/ : elle m'en- 102 couragea par les discours les plus obligeants a\ lui marquer plus de confiance; elle me fit me\me entendre pendant toute la soire/e que deux personnes qui s'aiment peuvent s'expliquer difficilement ce qu'elles sentent, au milieu da tumulte d'une grande compagnie. C'e/tait me dire assez que je devais lui demander un rendez-vous. Elle attendit longtemps que je le fisse; mais voyant enfin que cela ne m'entrait pas dans l'esprit, elle eut la ge/ne/rosite/ de le prendre sur elle. Avez-vous demain quelque affaire ? me demanda-t-elle d'un air nonchalant ? Je ne m'en pre/vois pas, re/pondis-je. Eh bien, reprit-elle, vous verrai-je? Je ne sortirai pas de chez moi; je compte me$me voir peu de monde : venez amuser ma solitude, aussi bien ai-je quelque chose a\ vous dire. J'entends, repris-je : vous voulez achever de me gronder. On ne se souvient pas toujours avec vous de ce qu'on devrait faire, repartit-elle; et je ne craindrais que d'avoir trop d'indulgence : viendrez-vous? Je le lui pro- mis. En lui donnant la main pour la remener a\ son carrosse, je crus sentir qu'elle me la serrait s: sans savoir les conse/quences que cette action entrai$nait avec Mada- me de Lursay, je le lui rendis : elle m'en remercia en redoublant d'une fac#on plus expresslve: pour ne pas manquer a\ la politesse, je continuai sur le ton qu'elle avait pris : elle me quitta en soupirant, et tre\s persuade/e que nous commencions enfin a\ nous entendre, quoique au fond il n'y eu$t qu'elle qui se compri$t. Je ne l'eus pas pluto$t quitte/e, que ce rendez-vous, auquel d'abord je n'avais point fait d'attention, me revint dans l'esprit. Un rendez-vous ! Malgre/ mon peu d'expe/- rience, cela me paraissait grave. Elle devait avoir peu de monde chez elle : en pareil cas, c'est dire honne$tement qu'on n'en aura point. Elle m'avait serre/ la main: je ne savais pas toute la force de cette action, mais, il me semblait cependant que c'est une marque d'amitie/, qui, d'un sexe a\ l'autre, porte une expression singulie\re, et qui ne s'accorde que dans des situations marque/es. Mais, cette vertueuse Madame de Lursay, qui venait de me de/fendre seulement de la deviner, aurait-elle voulu ? Non, cela n'e/tait pas possible. 103 Quelque chose qu'il en pu$t arriver, je re/solus de m'y trouver. J'imaginais que je ne pouvais qu'en e$tre content : et Madame de Lursay e/tait assez belle pour me le faire attendre avec impatience. Au milieu des ide/es flatteuses que je me formais sur ce rendez-vous : Ah ! m'e/criai-je, si c'e/tait mon inconnue qui me l'eu$t donne/ ; mais non, reprenais-je, elle est trop sage pour en accorder a\ quelqu'un, a\ moins cependant que ce ne soit a\ Germeuil. Mais, ou\ sont-ils tous deux, me demandais-je ; et comment se peut-il que, depuis que je les cherche, l'un et l'autre me soient e/chappe/s ? Ne devrais-je point renoncer a\ une poursuite si inutile jusqu'a\ ce jour? Pourquoi, pre\s peut-e$tre de me voir aime/, vais-je m'occuper d'une ide/e qui ne peut que me rendre mal- heureux, d'un objet que je n'ai vu qu'un instant, et que je ne reverrai sans doute que pour le trouver posse/de/ par un autre ? N'importe, sachons qui est cette inconnue, pour moi-me$me, pour me gue/rir d'une passion qui prend de/ja\ trop sur mon co|eur ; pe/ne/trons, s'il est possible, les secrets du sien : interrogeons Germeuil, et, s'il est aime/, occu- pons-nous moins a\ troubler ses plaisirs qu'a\ jouir tran- quillement des no$tres. La conversation que je venais d'avoir avec Madame de Lursay me faisait re/fle/chir sur mon inconnue avec plus de froideur qu'auparavant. Ce rendez-vous m'occupait l'imagination. J'avais toujours envie/ les gens assez heureux pour en avoir; et je me trouvais si respectable d'e$tre a\ mon a$ge dans le me$me cas, et surtout avec une personne telle que Madame de Lursay, qu'il s'en fallait peu que la nouveaute/ de la chose, et les ide/es que je m'en faisais, ne me tinssent lieu du plus violent amour. Quelque vivement qu'elles m'occupassent, je n'en re/- solus pas moins d'aller voir Germeuil le lendemain; et je m'endormis en donnant des de/sirs a\ Madame de Lursay, et je ne sais quel sentiment plus de/licat a\ mon inconnue. Le premier soin que je retrouvai a\ mon re/veil, fut celui d'aller chez Germeuil: je m'e/tais arrange/ sur ce que j'avais a\ lui dire, et m'e/tais pre/pare/ a\ le tromper autant que si, sur une question aussi simple que celle que j'avais a\ lui faire, il eu$t du$ deviner le trouble secret de mon co|eur. 104 Je croyais ne pouvoir jamais me de/guiser assez bien a\ ses yeux ; et, par une sottise ordinaire aux jeunes gens, j'ima- ginais, qu'en me regardant seulement, les personnes les plus indiffe/rentes sur ma situation, l'auraient pe/ne/tre/e. A plus forte raison, je me de/fiais de Germeuil, que je croyais amoureux pour le moins autant que moi. Je me fis conduire chez lui avec empressement, et mon chagrin fut extre$me, quand on me dit que depuis quelques jours il e/tait a\ la campagne. Mon imagination s de/ja\ blesse/e s'offensa de ce de/part, et m'y fit voir les plus cruelles choses. Depuis quelques jours, ils avaient disparu l'un et l'autre; je ne doutai pas qu'il ne fu$t parti avec elle. Mon amour et ma jalousie se re/veille\rent. Je sentis par mon infortune quel devait e$tre son bonheur; et, su$r qu'il e/tait aime/ d'elle, je n'en fus que moins dispose/ a\ m'en gue/rir. Nous e/tions aIors dans le printemps; et, en sortant de chez Germeuil, j'allai aux Tuileries s. Je me ressouvins en chemin du rendez-vous que m'avait donne/ Madame de Lursay; mais, outre qu'il ne me paraissait pas alors aussi charmant que la veille, je ne me sentais pas assez de tranquillite/ dans l'esprit pour le soutenir. La seule image de l'inconnue m'occupait fortement; je la traitais de per- fide, comme si elle m'eu$t en effet donne/ des droits sur son co|eur, et qu'elle les eu$t viole/s. Je soupirais d'amour et de fureur : il n'e/tait point de projets extravagants que je ne formasse pour l'enlever a\ Germeuil; jamais enfin je ne m'e/tais trouve/ dans un e/tat si violent. Quoique je ne dusse pas craindre, a\ l'heure qu'il e/tait, de rencontrer beaucoup de monde, dans quelque endroit des Tuileries que je portasse mes pas, la situation de mon esprit me fit chereher les alle/es que je savais e$tre solitai- res en tout temps. Je tournai du co$te/ du labyrinthe, et je m'y abandonnai a\ ma douleur et a\ ma jalousie. Deux voix de femmes, que j'entendis assez pre\s de moi, suspendi- rent un instant la re$verie dans laquelle j'e/tais plonge/ : occupe/ de moi-me$me comme je l'e/tais, il me restait peu de curiosite/ pour les autres. Quelque cruelle que fu$t ma me/lancolie, elle m'e/tait che\re, et je craignais tout ce qui pouvait y faire diversion. Je descendais pour aller l'en- tretenir ailleurs, lorsqu'une exclamation, que fit une de 105 ces deux femmes, m'obligea de me retourner. La palis- sade, qui e/tait entre nous, me de/robait leur vue, et cet obstacle me de/termina a\ voir qui ce pouvait e$tre. J'e/cartai la charmille le plus doucement que je pus; et ma surprise et ma joie furent sans e/gales, en reconnaissant mon in- connue. Une e/motion, plus forte encore que celle ou\ elle m'avait mis la premie\re fois que je l'avais vue, s'empara de mes sens. Ma douleur, suspendue d'abord a\ l'aspect d'un objet si charmant, fit place enfin a\ la douceur ex- tre$me de la revoir. J'oubliai dans ce moment, le plus cher de ma vie s, que je croyais qu'elle aimait un autre que moi ; je m'oubliai moi-me$me. Transporte/, confondu, je pensai mille fois m'aller jeter a\ ses pieds, et lui jurer que je l'adorais. Ce mouvement si impe/tueux se calma, mais ne s'e/teignit pas. Elle parlait assez haut, et le de/sir de de/couvrir quelque chose de ses sentiments dans un entre- tien dont elle croyait n'avoir pas de te/moin, me rendit plus tranquille, et me fit re/soudre a\ me cacher, et a\ faire le moins de bruit qu'il me serait possible. Elle e/tait avec une des Dames que j'avais vues avec elle a\ l'Ope/ra. En me pe/ne/trant du plaisir d'e$tre si pre\s d'une personne pour qui je sentais tant d'amour, je ne me consolais point de ne pouvoir pas l'entretenir : son visage n'e/tait pas tourne/ absolument de mon co$te/, mais j'en de/couvrais assez pour ne pas perdre tous ses charmes. La situation ou\ elle e/tait, l'empe$chait de me voir, et m'en faisait par la\ moins regretter ce que j'y perdais. Je l'avouerai, disait l'inconnue, je ne suis point insen- sible au plaisir de parai$tre belle : je ne hais pas me$me qu'on me dise que je la suis; mais ce plaisir m'occupe moins que vous ne pensez : je le trouve aussi frivole qu'il l'est en effet; et, si vous me connaissiez mieux, vous croiriez que le danger n'en est pas grand pour moi. Je ne pre/tendais pas vous dire, repartit la Dame, qu'il y eu$t tant a\ craindre pour vous, mais seulement qu'il faut s'y livrer le moins qu'on peut. Je pense tout le contraire, reprit l'inconnue : il faut d'abord s'y livrer beaucoup; on en est plus su$r de s'en de/gou$ter. Vous tenez la\ le discours d'une coquette, reprit la Dame, et cependant vous ne l'e$tes pas. 106 S'il y a me$me, dans le cours de votre vie, quelque chose a\ redouter pour vous, c'est d'avoir le co|eur trop sensible et trop attache/. Je n'en sais rien encore, repartit l'inconnue : de tous ceux qui jusqu'a\ pre/sent m'ont dit que j'e/tais belle, et m'ont paru le sentir, aucun ne m'a touche/e. Quoique jeune, je connais tout le danger d'un engage- ment : d'ailleurs, je vous avouerai que ce que j'entends dire des hommes me tient en garde contre eux ; parmi tous ceux que je vois, je n'en ai pas trouve/ un seul, si vous en exceptez le Marquis, qui fu$t digne de me plaire. Je ne rencontre partout que des ridicules, qui, pour e$tre bril- lants, ne m'en de/plaisent pas moins. Je ne me flatte pas cependant d'e$tre insensible ; mais je ne me vois rien encore qui puisse me faire cesser de l'e$tre. Vous ne me parlez point de bonne foi, reprit la Dame, et j'ai lieu de penser, que, malgre/ le peu de cas que vous faites des hommes, il y en a un qui a trouve/ gra$ce devant vos yeux: ce n'est pourtant pas le Marquis. Il y a quelques jours, repartit l'inconnue, que je vous vois cette ide/e ; mais comment, et sur quoi avez-vous pu la former? Je ne suis a\ Paris que depuis fort peu de temps : je ne vous ai pas quitte/e, et vous connaissez tous ceux que je vois. Appre- nez-moi enfin quel est l'objet qui m'a inspire/ une ardeur si vive? Je suis since\re, vous le savez; et si votre remar- que est juste, j'en conviendrai avec vous. Eh bien, re/pon- dit la Dame, vous souvient-il de votre inconnu ? de votre attention a\ le regarder? du soin que vous pri$tes de me le faire remarquer ? Ajoutez a\ cela l'opinion avantageuse que vous avez conc#ue de son esprit, sur quelques mots, jolis a\ la ve/rite/, mais cependant assez frivoles pour ne devoir rien de/terminer la\-dessus : pre/occupation que l'amour fait nai$tre, ou qui y me\ne. Voulez-vous d'autres preuves moins e/quivoques encore, quoique peut-e$tre elles vous soient inconnues a\ vous-me$me ? Vous souvient-il de la pre/cipitation avec laquelle vous demanda$tes qui il e/tait, et que lui seul vous fit nai$tre cette curiosite/ dans un lieu ou\ du moins elle pouvait e$tre partage/e; du plaisir que vous eu$tes, quand vous appri$tes son nom et son rang ? combien vous en parla$tes le soir? Rappelez-vous la re$ve- rie ou\ vous avez e/te/ plonge/e pendant notre se/jour a\ la 107 campagne, vos distractions, vos soupirs, e/chappe/s me$me sans cause apparente. Que puis-je penser encore de cette langueur douce et tendre, qui parai$t dans vos yeux, et qui s'est empare/e de toutes vos actions; de l'inquie/tude et de la rougeur que vous causent actuellement mes remar- ques ? Si ce ne sont pas pour vous des sympto$mes d'amour, c'est ainsi du moins qu'il commence dans les autres. En ce cas, re/pondit l'inconnue, je puis donc croire que je ne ressemble a\ personne. Je ne me de/fendrai sur rien de tout ce que vous venez de me dire; et vous conviendrez cependant que vous avez mal applique/ vos remarques. Il est vrai, j'ai demande/ qui e/tait cet inconnu : o$tez de cette curiosite/ l'empressement que vous y avez cru voir, je me flatte que vous n'y trouverez rien que de naturel. L'opinia$trete/ fatigante avec laquelle il me regar- dait, la produisit, et en me$me temps mon attention a\ le regarder moi-me$me. Je vous dirai plus : sa figure me parut noble, et son maintien de/cent: deux choses, que ce jour-la\ je ne trouvai qu'a\ lui, et qui vous frappe\rent comme moi. Ce qu'il dit, et dont je me suis souvenue, vous parut aussi, plaisant et bien tourne/. Je ne dois pas me$me oublier que vous m'en rappela$tes des traits que je n'avais pas bien retenus : e/tait-ce l'amour qui les rendait pre/sents a\ votre me/moire? Si je parlai de lui, vous savez que ma me\re en fut cause. J'ai e/te/, dites-vous, re$veuse et distraite a\ la campagne, j'ai soupire/, j'ai eu de la lan- gueur: il me semble que tous ces mouvements ne prou- vent que l'ennui que la campagne m'inspire, et qui peut e$tre permis a\ une jeune personne qui, au sortir du couvent ou\ elle s'est de/plu, a passe/ un an dans une terre ou\ elle a eu peu d'amusements ; qui, pour ainsi dire, voit Paris pour la premie\re fois, et n'est pas contente qu'on l'arra- che a\ des plaisirs nouveaux pour elle. Eh bien, Madame, que devient a\ pre\sent cet amour dont vous e/tiez si su$re ? Cependant, je suis since\re, et je vous avouerai naturelle- ment que cet inconnu qui n'en a pas e/te/ longtemps un pour moi, s'il ne m'a point touche/e, du moins ne m'a pas de/plu. Quand son ide/e s'offre a\ mon souvenir, c'est toujours d'une fac#on avantageuse pour lui ; mais c'est sans qu'elle m'inte/resse; et si l'amour consiste dans ce 108 que vous m'avez peint, je suis bien loin d'en ressentir. L'amour dans un co|eur vertueux se masque longtemps, repartit la Dame : sa premie\re impression se fait me$me sans qu'on s'en aperc#oive ; il ne parai$t d'abord qu'un gou$t simple, et qu'on peut se justifier aise/ment. Ce gou$t s'ac- croi$t-il, nous trouvons des raisons pour excuser ses pro- gre\s. Quand enfin nous en connaissons le de/sordre, ou il n'est plus temps de le combattre, ou nous ne le voulons pas. Notre a$me, de/ja\ attache/e a\ une si douce erreur, craint de s'en voir prive/e; loin de songer a\ la de/truire, nous aidons nous-me$mes a\ l'augmenter. Il semble que nous craignions que ce sentiment n'agisse pas assez de lui- me$me. Nous cherchons sans cesse a\ soutenir le trouble de notre co|eur, et a\ le nourrir des chime\res de notre imagina- tion. Si quelquefois la raison veut nous e/clairer, ce n'est qu'une lueur, e/teinte dans le me$me instant, qui n'a fait que nous montrer le pre/cipice, et n'a pas assez dure/ pour nous en sauver. En rougissant de notre faiblesse, elle nous tyrannise, elle se fortifie dans notre co|eur par les efforts me$me que nous faisons pour l'en arracher, elle y e/teint toutes les passions, ou en devient le principe. Pour nous e/tourdir davantage, nous avons la vanite/ de croire que nous ne ce/derons jamais, que le plaisir d'aimer peut e$tre toujours innocent. En vain, nous avons l'exemple contre nous: il ne nous garantit pas de notre chute. Nous allons d'e/garements en e/garements, sans les pre/voir ni les sentir. Nous pe/rissons vertueuses encore, sans e$tre pre/- sentes, pour ainsi dire, au fatal moment de notre de/faite ; et nous nous retrouvons coupables sans savoir, non seu- lement comment nous l'avons e/te/, mais souvent encore avant d'avoir pense/ que nous puissions jamais l'e$tre s Juste Ciel! s'e/cria l'inconnue, quel portrait! Qu'il me cause d'horreur! N'imaginez pas, repartit la Dame, que je l'aie fait sans raisons. Il ne convient pas a\ votre situation pre/sente ; mais il me parai$t important que vous sachiez combien le co|eur est faible, et que vous appreniez par la\ qu'on ne peut e$tre trop en garde contre lui. J'en conviens avec vous, Madame, dit l'inconnue, et d'autant plus, que je crois que l'amant le plus estimable ne vaut pas le moindre des soins qu'il nous cou$te. Cette fac#on de 109 penser, repartit la Dame, est un peu trop ge/ne/rale : mais je ne suis pas fa$che/e de vous la voir: et si peu d'hommes sont tendres et attache/s; si peu sont capables d'une vraie passion, nous sommes si souvent et si indignement victi- mes de notre cre/dulite/ et de leur mauvaise foi, qu'il y aurait, je crois, encore trop de danger a\ n'en excepter qu'un. Vous, plus que toute autre, vous devez croire pour votre inte/re$t, qu'aucun homme n'est digne de vous tou- cher. Faite pour e$tre immole/e, peut-e$tre a\ celui de tous que vous choisiriez le moins, n'ajoutez pas au supplice, de/ja\ trop cruel de ne vivre que pour lui, le supplice e/pouvantable de vouloir vivre pour un autre. Si votre co|eur n'est pas content, empe$chez du moins qu'il ne soit de/chire/. Elles se leve\rent alors. Dans le mouvement qu'elles firent, mon inconnue se tourna de mon co$te/; mais elle disparut si promptement, qu'a\ peine jouis-je un instant de sa vue. Malgre/ le trouble ou\ ses discours m'avaient plonge/, je n'oubliai pas de la suivre ; mais ne voulant pas qu'elle pu$t me soupc#onner de l'avoir e/coute/e, je pris pour la joindre une autre route que celle que je lui vis choisir. Tout ce que je venais d'entendre me jetait dans une inquie/tude mortelle, quoiqu'il sembla$t m'apprendre que Germeuil n'e/tait point aime/. Je me trouvais de/barrasse/ de la crainte que le rival le plus dangereux que je pusse avoir, ne l'eu$t touche/e ; mais, si ce n'e/tait pas Germeuil, quel e/tait donc celui qu'elle honorait d'un souvenir si tendre! Quelquefois, je me flattais que c'e/tait moi; je me rappelais que je l'avais regarde/e avec cette opinia$trete/ dont elle se plaignait, mille choses semblaient me conve- nir. Le de/sir d'e$tre cet inconnu, pluto$t encore que ma vanite/, me faisait adopter le portrait flatteur qu'elle en avait fait. La joie que me donnait cette ide/e e/tait de/truite sur-le-champ par une autre qui pouvait e$tre aussi vraie. Je l'avais regarde/e avec attention : j'avais sans doute paru pe/ne/tre/ de ses charmes; mais, e/tais-je le seul qui eu$t e/te/ transporte/ a\ sa vue? Tous les spectateurs ne m'avaient-ils point paru dans le me$me de/lire? Je ne l'avais vue qu'a\ l'Ope/ra, et dans la conversation ou\ je venais de surpren- dre ses secrets, il n'avait e/te/ question, ni du jour ni du 110 lieu ou\ cet inconnu l'avait frappe/e. Ce qui pouvait aussi se rapporter a\ moi, pouvait aussi se rapporter a\ quelque autre. D'ailleurs, cet inconnu, selon ses discours, n'en e/tait plus un pour elle; il fallait donc qu'elle l'eu$t revu ? Pourquoi n'aurait-ce pas e/te/ Germeuil? Savais-je depuis quand et comment il la connaissait? He/las ! me disais-je, que m'importe l'objet de sa passion, puisque je ne le suis point? Quand ce ne sera pas Germeuil, en serai-je moins malheureux ? Pendant ces douloureuses re/flexions, dont la justesse me de/sespe/rait, j'avais marche/ assez vite pour me trouver, malgre/ le tour que j'avais fait, assez pre\s d'elle : sa vue me donna autant de joie que si j'eusse trouve/, dans le plaisir de la voir, quelque sujet d'espe/rer. Elle se promenait nonchalamment dans la grande alle/e, du co$te/ de la pie\ce d'eau qui la termine. J'admirai quel- que temps la noblesse de sa taille, et cette gra$ce infinie qui re/gnait dans toutes ses actions: quelques transports, que, dans cette situation elle me causa$t, je n'en voyais pas assez; mais, timide comme je l'e/tais, je tremblais de me pre/senter a\ ses yeux : je de/sirais, je redoutais cet instant qui allait me les rendre; il me surprit dans cette confusion d'ide/es. Mon e/motion redoubla. Je profitai de l'espace qui e/tait encore entre nous deux pour la regarder avec toute la tendresse qu'elle m'inspirait : a\ mesure qu'elle s'avanc#ait vers moi, je sentais mon trouble s'augmenter, et ma timidite/ renai$tre. Un tremblement universel, qui s'empara de moi, me laissa a\ peine la force de marcher. Je perdis toute contenance : j'avais remarque/ que, lorsque nous nous e/tions trouve/s a\ quelques pas l'un de l'autre, elle avait de/tourne/ ses regards de dessus moi; que, les y portant encore et trouvant toujours les miens fixe/s sur elle, elle avait recommence/ les me$mes mouve- ments : je les avais attribue/s a\ l'embarras ou\ ma trop grande hardiesse l'avait mise, et peut-e$tre a\ quelque sen- timent d'aversion et de de/gou$t. Loin de me rassurer contre une ide/e si cruelle, et de me flatter que ma vue lui faisait une plus douce impression, elle me frappa au point, qu'en passant aupre\s d'elle, je n'osai la regarder comme j'avais fait jusque-la\. Je parus me$me porter mes yeux ailleurs. Je m'aperc#us avec douleur, que cette pre/- 111 caution e/tait inutile, mon inconnue ne m'avait seulement pas remarque/. Ce de/dain me surprit et m'affligea. La vanite/ me fit croire, que je ne le me/ritais pas. De\s lors, j'avais sans doute dans le co|eur le germe de ce quej'ai e\te/ depuis s. Je crus m'e$tre trompe/; et, ne pouvant penser mal longtemps de moi-me$me, je m'imaginai que la mo- destie seule l'avait contrainte a\ ce qu'elle venait de faire. Elles marchaient toutes deux si lentement, que je me flattai que, sans marquer aucune affectation, je pourrais les rejoindre encore. Je continuai donc ma route, non sans me retourner souvent, autant pour m'instruire du chemin que prendrait mon inconnue, que pour ta$cher de la sur- prendre dans le me$me soin. Le mien en partie me re/ussit mal; et je pus seulement reconnai$tre qu'elle se disposait a\ prendre le chemin de la Porte du Pont-Royal. Je revins brusquement sur mes pas ; et, en coupant par diffe/rentes alle/es, je m'y trouvai presque dans l'instant qu'elle y arrivait: je lui fis place respectueusement, et cette poli- tesse m'attira de sa part une re/ve/rence, qu'elle me fit se\chement, et les yeux baisse/s. Je me rappelai alors toutes les occasions que j'avais lues dans les romans de parler a\ sa mai$tresse, et je fus surpris qu'il n'y en eu$t pas une dont je pusse faire usage. Je souhaitai mille fois qu'elle fi$t un faux pas, qu'elle se donna$t me$me une entorse : je ne voyais plus que ce moyen pour engager la conversation; mais il me manqua encore, et je la vis monter en carrosse, sans qu'il lui arriva$t d'accident dont je pusse tirer avantage s. Par malheur je n'avais a\ cette porte, ni mon e/quipage, ni mes gens. Prive/ de la ressource de la faire suivre, je pensai l'entreprendre moi-me$me ; mais quand ce que j'e/tais, et la fac#on distingue/e dont j'e/tais mis, ne me l'auraient pas de/fendu, je n'aurais pu me flatter de le faire longtemps. Je me repentis mille fois de n'e$tre pas des- cendu a\ cette porte : j'aurais pris des mesures trop justes pour ne pas apprendre enfin qui e/tait cette inconnue ; mais il n'e/tait plus temps, et je m'en fis autant de reproches que si j'eusse du$ deviner, et qu'elle e/tait aux Tuileries, et la porte par laquelle elle y e/tait entre/e. 112 Je retournai chez moi, plus amoureux que jamais, pique/ de l'indiffe/rence de mon inconnue, rempli de ce que je lui avais entendu dire, et de/testant, sans le connai$ tre, celui pour qui elle semblait s'e$tre de/clare/e, puisque je ne pouvais plus me flatter que ce fu$t moi. Pour combler mon ennui, il me restait le rendez-vous que m'avait donne/ l'indulgente Madame de Lursay. Loin qu'alors il m'occupa$t agre/ablement l'imagination, il n'y avait rien que je n'eusse fait pour m'en dispenser. Je venais d'e/prouver, en voyant mon inconnue, que je n'aimais qu'elle, et que je n'avais pour Madame de Lursay, que les sentiments passagers qu'on a dans le monde pour tout ce qu'on y appelle jolie femme ; et qu'elle m'aurait peut-e$tre inspire/s moins que personne, sans le soin qu'elle prenait de me les faire nai$tre. Ce que je venais d'entendre dire a\ mon inconnue m'avait plus agite/ que gue/ri. Sa vue, l'amour me$me que je lui supposais pour un autre, avaient re/veille/ ma pas- sion; et, quelques chagrins que j'en dusse prevoir, jima- ginais plus de plaisir a\ e$tre malheureux par mon incon- nue, qu'heureux aupre\s de Madame de Lursay. Qu'irai-je faire a\ ce rendez-vous, me disais-je ? Pourquoi me le donner? Je ne le demandais pas; j'irai m'entendre dire qu'on ne veut point m'aimer, qu'on a le co|eur trop de/li- cat. Ah! plu$t a\ Dieu qu'on ne m'y pre/para$t que ces discours! Mais non : on e/tait hier dans de plus douces dispositions; la vertu et l'amour peuvent combattre en- core, mais je serai assez malheureux pour ne pas voir triompher la premie\re. Je fus tente/ quelque temps de ne point aller chez Madame de Lursay, et de lui e/crire que des affaires importantes qui m'e/taient survenues, m'em- pe$chaient de la voir. Apre\s, j'y trouvais des difficulte/s, tant qu'a\ force de ne rien re/soudre, je passai chez moi, et seul, la plus grande partie de la journe/e : enfin, je me de/terminai a\ voir Madame de Lursay ; mais ce fut si tard, que, ne m'attendant plus, elle avait pris le parti de rece- voir les visites qui lui viendraient; en effet, j'y trouvai grand monde. Elle me rec#ut avec froideur, et sans pres- que lever ses yeux de dessus un me/tier sur lequel elle faisait de la tapisserie. De mon co$te/, les politesses ne 113 furent pas vives; et, voyant qu'elle ne me disait mot, j'allai m'amuser a\ regarder jouer : il n'y avait assure/ment rien de moins honne$te que mon proce/de/ ; aussi me parut-il la fa$cher vivement; mais il m'importait peu qu'elle s'en offensa$t, pourvu que je ne la misse point a\ porte/e de me le dire. Son intention cependant n'e/tait point de garder la\- dessus le silence: l'insulte e/tait trop vive. L'avoir fait attendre, arriver froidement sans m'excuser, sans parai$tre croire que j'en eusse besoin, n'avoir pas seulement re- marque/ qu'elle en e/tait pique/e, e/tait-il des crimes dont je ne fusse coupable ? et encore e/taient-ce tous crimes de sentiment. Elle attendit quelque temps que je revinsse a\ elle; mais voyant qu'il n'en e/tait pas question, elle se leva, et, apre\s quelques tours qu'elle fit dans l'apparte- ment, elle vint enfin de mon co$te/. Elle s'e/tait mise ce jour-la\ de fac#on a\ arre$ter mes regards et mon co|eur; le de/shabille/ le plus noble et le plus galant ornait ses char- mes ; une coiffure ne/glige/e, peu de rouge, tout contribuait a lui donner un air plus tendre : enfin, elle e/tait dans cette parure ou\ les femmes e/blouissent moins les yeux, mais ou\ elles surprennent plus les sens. Il fallait, puisqu'elle l'avait prise dans une occasion qu'elle regardait comme fort importante, que, par sa propre expe/rience, elle en connu$t tout le prix. Sous pre/texte de regarder le jeu, elle s'approcha de moi : je ne l'avais pas encore bien conside/re/e; je fus, malgre/ mes pre/juge/s contre elle, surpris de sa beaute/. Je ne sais quoi de si touchant et de si doux brillait dans ses yeux; ses gra$ces anime/es par le de/sir, et peut-e$tre par la certitude de me plaire, avaient quelque chose de si vif que j'en fus e/mu. Je ne pus la regarder sans une sorte de complaisance, que je n'avais jamais eue pour elle : aussi ne l'avais-je jamais vue comme je la voyais alors. Ce n'e/tait plus cette physionomie se/ve\re et compose/e, avec laquelle elle m'avait effraye/ tant de fois ; c'e/tait une femme sensible, qui consentait a\ le parai$tre, qui voulait toucher. Nos yeux se rencontre\rent: la langueur que je trouvai dans les siens, fit passer jusque dans mon co|eur le mouvement que ses charmes avaient fait nai$tre, et dont le trouble semblait s'accroi$tre a\ chaque instant. Quelques 114 soupirs, qu'elle affectait de ne pousser qu'a\ demi, ache- ve\rent de me confondre; et, dans ce dangereux moment, elle profita de tout l'amour que j'avais pour mon incon- nue. Madame de Lursay avait trop d'expe/rience pour se me/prendre a\ son ouvrage, et n'en pas profiter; et elle ne s'aperc#ut pas pluto$t de l'impression qu'elle faisait sur moi, qu'en me regardant avec plus de tendresse qu'elle ne m'en avait encore exprime/, elle retourna a\ sa place. Sans re/fle/chir sur ce que je faisais, sans me$me que je pusse former une ide/e distincte, je la suivis ; elle s'e/tait remise a\ sa tapisserie, et semblait en e$tre si occupe/e que, quand je m'assis vis-a\-vis elle, elle ne leva pas les yeux sur moi. J'attendis quelque temps qu'elle me parla$t, mais voyant enfin qu'elle ne voulait pas rompre le silence : ce travail vous occupe prodigieusement, Madame, lui dis-je. Elle reconnut, au ton de ma voix, combien j'e/tais e/mu, et, sans me re/pondre, elle me regarda en dessous : regard qui n'est pas le plus maladroit dont une femme puisse se servir, et qui en effet, est de/cisif dans les occasions de/licates. Vous n'e$tes donc pas sortie aujourd'hui, conti- nuai-je. Eh ! mon Dieu non, reprit-elle d'un air fin; il me semble me$me que je vous l'avais dit. Comment se peut-il donc, repartis-je, que je l'aie oublie/? La chose ne vaut pas, re/pondit-elle, que vous vous en fassiez des repro- ches, et elle est par elle-me$me si indiffe/rente, que j'avais oublie/ aussi, que vous m'aviez promis de venir. Tant que vous ne me manquerez pas plus essentiellement, vous me trouverez toujours dispose/e a\ vous pardonner; car nous nous serions peut-e$tre trouve/s seuls; que nous serions- nous dit? Savez-vous bien qu'un te$te-a\-te$te est quelque- fois encore plus embarrassant que scandaleux ? Je ne sais, repris-je, mais, pour moi, je le souhaitais avec tant d'ar- deur... Ah ! finissons cette caquetterie, interrompit-elle : ou ne me parlez plus sur ce ton, ou soyez du moins d'accord avec vous-me$me. Ne sentez-vous pas que, de la chose du monde la plus simple, vous en faites actuelle- ment la plus ridicule? Comment pouvez-vous vous ima- giner que je croie ce que vous me dites? Si vous aviez de/sire/ de me voir, qui vous en empe$chait? Moi-me$me, 115 repris-je, qui crains de m'engager avec vous. Voyez, cependant, comme je re/ussis, continuai-je, en lui prenant la main qu'elle avait sous son me/tier. Eh bien, me dit- elle, sans la retirer, et en souriant, que voulez-vous ? Que vous me disiez que vous m'aimez. Mais, quand je vous l'aurai dit, reprit-elle, j'en serai plus malheureuse, et je vous en verrai moins amoureux. Je ne veux vous rien dire : devinez-moi, si vous pouvez, ajouta-t-elle en me regardant fixement. Vous me l'avez de/fendu, repris-je. Ah ! s'e/cria-t-elle, je ne croyais pas vous en avoir tant dit. Mais, aussi ne vous en dirai-je pas davantage. Je voulus alors la presser de parler; elle s'obstina au silence : nous fu$mes quelque temps sans nous rien dire, mais nous ne cessions pas de nous regarder, et je retenais toujours sa main. Que je suis bonne, et que vous e$tes fol! dit-elle enfin : le beau personnage que nous jouons ici tous deux ! E/coutez, ajouta-t-elle d'un air de re/flexion, je crois vous avoir dit que j'e/tais since\re, et je suis bien aise de vous en donner des preuves. Naturellement je suis peu suscepti- ble s; et pour me sauver des e/garements de la jeunesse, je n'ai pas eu besoin de re/fle/chir. Il me parai$trait d'un extre$me ridicule de donner aujourd'hui dans un travers qui, par mille raisons que vous ne sentez pas, pourrait m'e$tre moins pardonne/ que jamais : cependant, j'ai du gou$t pour vous. Je ne dis plus qu'un mot. Rassurez-moi contre tout ce que j'ai a\ craindre de votre a$ge et de votre peu d'expe/rience : que votre conduite m'autorise a\ pren- dre de la confiance en vous, vous serez content de mon co|eur. Cet aveu que je vous fais, me cou$te; il est, et vous pouvez m'en croire, le premier de cette nature que j'aie fait de ma vie. Je pouvais, je devais me$me vous le faire attendre plus longtemps, mais je hais l'artifice, et per- sonne au monde n'en est moins capable que moi. Soyez fide\le et prudent, je vous e/pargne des peines, en vous apprenant moi-me$me un secret que de longtemps vous n'auriez pe/ne/tre/, me/ritez qu'un jour je vous en dise davantage. Ah ! Madame, m'e/criai-je... Je ne veux pas de remerciements, interrompit-elle, ils ne seraient a\ pre/sent qu'une imprudence; et c'est surtout ce que je veux que vous e/vitiez. Ce soir, peut-e$tre, nous pourrons nous 116 parler. Non, Madame, re/pondis-je, je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez dit que vous m'aimez. Pour me presser de vous faire cet aveu dans la situation ou\ nous sommes actuellement, il faut, repartit-elle, que vous en connaissiez bien peu le prix ! Faites ce que je de/sire, et ne poussons pas plus avant une conversation sur laquelle peut-e$tre on ne me/dite de/ja\ que trop ici. Je fis, non sans peine, ce qu'elle voulait. Mon bonheur m'avait enivre/; et, loin de retourner au jeu, j'allai re$ver aux plaisirs que me promettait une si belle conque$te. J'e/tais place/ de fac#on que je pouvais voir Madame de Lursay : mes yeux e/taient sans cesse attache/s sur elle; et toujours aussi elle me lanc#ait des regards qu'elle char- geait de tendresse et de volupte/. Je voyais enfin cette fie\re beaute/, qui, ainsi qu'elle me le disait elle-me$me, n'avait jamais e/te/ sensible, soupirer pour moi, me le dire ! J'e/tais le seul qu'elle eu$t aime/! Je triomphais de la vertu, de Platon s me$me. Je dis de Platon; car sans m'y connai$tre parfaitement, je ne laissais pas de voir, que si dans la suite on me parlait encore de son syste\me, du moins on le mitigeraits; et le mitiger, c'est l'ane/antir. Cependant, il restait encore a\ Madame de Lursay bien des ressources contre moi, si elle eu$t voulu s'en servir. Ce caracte\re de se/ve/rite/ qu'elle s'e/tait donne/, et qui, tout faux qu'il e/tait en lui-me$me, l'arre$tait sur ses propres de/sirs, la honte de ce/der trop promptement, surtout avec quelqu'un, qui ne devinant jamais rien, lui laisserait tout le de/sagre/ment des de/marches; la crainte que je ne fusse indiscret, et que mon amour de/couvert ne la chargea$t d'un ridicule d'au- tant plus grand, qu'elle avait affiche/ plus d'e/loignement pour ces sortes de faiblesses ; sa coquetterie me$me, qui lui faisait trouver plus de plaisir a\ s'amuser de mon ardeur, qu'a\ la satisfaire, et qui avait vraisemblablement cause/ ses ine/galite/ss, plus encore que tout le reste. Car, que l'on vienne a\ surprendre le co|eur d'une femme vertueuse, quand une fois elle est convenue qu'elle l'a donne/, il ne reste plus rien a\ combattres. La ve/rite/ de son caracte\re ne peut s'accommoder de ce mane\ge dont se servent les coquettes, ni de ces dehors affectes qui rendent les prudes d'un acce\s si difficile. Vraie dans la 117 re/sistance qu'elle a oppose/e aux de/sirs, elle ne l'est pas moins dans la fac#on de se rendre. Elle succombe, parce qu'elle ne peut plus combattre. Les conque$tes les plus me/prisables sont quelquefois celles qui cou$tent le plus de soin; et l'hypocrisie montre souvent plus de scrupules que la vertu me$me. Quoique Madame de Lursay me paru$t enfin s'e$tre arrange/e sur les siens, je ne laissais pas de craindre un de ces retours auxquels elle e/tait sujette; et j'aurais bien voulu ne lui pas donner le temps de la re/flexion. J'imaginais qu'une personne aussi se/ve\re devait e$tre en proie a\ de terribles remords. Plus mon triomphe me paraissait brillant, plus je redoutais qu'il ne fu$t tra- verse/. Soumettre un co|eur inaccessible, pouvais-je jouir jamais d'une plus grande gloire? Cette ide/e agissait plus sur mon co|eur, que tous les charmes de Madame de Lur- say; et j'ai compris depuis, par l'impression qu'elle me faisait alors, qu'il est bien plus important pour les femmes de flatter notre vanite/, que de toucher notre co|eur. Plus, cependant, je re/fle/chissais sur ce que Madame de Lursay m'avait dit, plus j'y trouvais de quoi me convain- cre qu'elle voulait me rendre heureux. Elle me rejoignit biento$t; et, dans la conversation qui devint ge/ne/rale, elle me glissa mille choses fines et passionne/es. Elle y de/- ploya tous les agre/ments de son esprit, et toute la ten- dresse de son co|eur. J'admirais en secret combien l'amour embellit les femmes, et je ne pouvais pas bien compren- dre le changement extre$me que je trouvais dans toute la personne de Madame de Lursay : transports a\ demi e/touffe/s, et par la\ peut-e$tre plus flatteurs; regards de/ro- be/s; soupirs que moi seul j'entendais : il n'y avait rien qu'elle ne me donna$t, ou rien qu'elle ne voulu$t me laisser pre/voir. Pendant le souper, ou$ je fus a\ co$te/ d'elle, elle ne diminua rien de ses empressements : et malgre/ toutes les personnes qui nous obse/daient, elle trouva le moyen de me faire sentir qu'elle e/tait sans cesse occupe/e de moi. La situation ou\ je me trouvais avait augmente/ mon embarras naturel. Je ne re/pondais a\ tout ce qu'elle me disait, que par un 118 sourire niais, ou par des discours mal arrange/s, qui ne valaient pas mieux, et ne disaient pas davantage. J'aurais fait cent fois pis, que je n'en aurais pas perdu plus aupre\s d'elle. Ma re$verie, mes distractions, et ma stupidite/ n'e/taient pour elle que des preuves plus incontestables que j'e/tais fortement e/pris; et je ne voyais jamais plus de tendresse dans ses yeux, que quand je lui avais re/pondu quelque chose de bien absurde. Elle n'est pas la seule que j'aie vue dans ce cas-la\. Les femmes adorent souvent en nous nos plus grands ridicules, quand elles peuvent se flatter que c'est notre amour pour elles qui nous les donne s. Quelque passion que je me sentisse pour Madame de Lursay, dans quelque de/sordre que m'eu$t plonge/ tout ce qui venait de se passer, mon inconnue m'e/tait plus d'une fois revenue dans l'esprit. Mais, loin de me laisser occu- per de son souvenir, je cherchais a\ l'ane/antir dans mon co|eur; il me semblait, pour peu que je l'y laissasse sub- sister, qu'il prenait trop d'empire sur moi. Je me repro- chais, comme une perfidie, tout ce que je faisais pour Madame de Lursay; et, pour vouloir continuer a\ lui plaire, j'avais besoin d'oublier a\ quel point j'aimais mon inconnue. Je cherchais a\ me distraire de son ide/e par celle des plaisirs qui m'attendaient. J'eusse mieux aime/, a\ la ve/rite/, que tout ce que je de/sirais de Madame de Lursay, m'eu$t e/te/ donne/ par elle; mais je ne m'en sentais pas moins dispose/ a\ profiter des bonte/s de la premie\re. Le souper finit. Meilcour, me dit Madame de Lursay, pendant que tout le monde se levait, vous voyez que nous ne pouvons nous entretenir ce soir; et je vous avouerai qu'au fond, je n'en suis pas fa$che/e; vous m'auriez peut- e$tre donne/ lieu de me plaindre de vous. Moi, Madame ! re/pondis-je, douteriez-vous de mon respect? Mais oui, reprit-elle ; je n'ai pas sur cela trop bonne opinion de vous: ce n'est pas que je ne susse bien vous imposer. Mais apre\s tout, je crois qu'il vaut mieux que vous veniez demain. Je souris a\ ces mots ; il me paraissait plaisant que, pour e/viter que je lui manquasse de respect, elle me redonna\t un rendez-vous. Je vous entends, continua-t-elle; vous 119 pensez bien que nous ne serons pas seuls. Je fus si interdit de me voir de/chu de toutes mes espe/rances, que je pensai lui re/pondre, comme vous voudrez : mais, Madame, lui- dis-je, apre\s m'e$tre un peu remis, pourquoi ne voulez- vous pas que nous nous entretenions ce soir? Parce que, re/pondit-elle, il y a trop de monde ici, et que la bien- se/ance serait choque/e, si l'on vous y voyait rester. Mais aussi, c'est votre faute. Il n'a tenu qu'a\ vous de n'avoir pas a\ vous plaindre d'une compagnie si nombreuse. Vous me de/sespe/rez, Madame, re/pondis-je, d'autant plus qu'il ne se pre/sente rien a\ mon esprit qui puisse me tirer d'un e/tat aussi de/sagre/able. Je ne sais pas, repartit-elle, ce qui vous fait de/sirer a\ ce point-la\ une chose aussi indiffe/rente par elle-me$me; mais puisqu'elle vous parai$t si essen- tielle, examinez ce que nous pourrions faire. Il est naturel qu'en pareil cas le plus expe/rimente/ se charge de la conduite des affaires, et elle crut pouvoir, sans trop prendre sur elle, me fournir l'expe/dient qui devait tous deux nous tirer d'embarras; mais elle devait, pour son honneur, parai$tre e/tourdie de la situation, aussi re$va-t-elle longtemps : elle me proposa me$me, les uns apre\s les autres, vingt moyens qu'elle condamnait sur- le-champ, et finit par me dire, comme quelqu'un qui a e/puise/ toutes ses vues, qu'elle ne voyait rien de plus court, ni de plus su$r, que de ne pas rester avec elle. Je combattis son dernier avis, mais faiblement. Je n'en sa- vais pas assez pour nous tirer d'un e/tat si pe/nible, et je trouvai qu'elle avait raison. Elle ne s'attendait pas a\ une de/cision si pre/cise, et elle prit dans l'instant son parti. Il n'est pas douteux, dit-elle, que je n'aie raison; cela est sensible. En effet, je ne vois rien, mais rien du tout, qui puisse servir a\ notre ide/e. Ce n'est pas que dans le fond on du$t imaginer, si vous restiez ici, qu'il y a quelque chose de particulier entre nous deux. Rien n'est si simple; mais le monde est me/chant, vous e$tes jeune. On ne voudrait jamais penser ce qui en est; et d'une chose qui n'est assure/ment, ni cherche/e, ni pre/vue, et qui n'aurait pas me$me besoin d'e$tre cache/e, on en ferait une affaire, un rendez-vous de/termine/. Pourtant cela est cruel; car il est certain que je m'exposerais, mais de la fac#on du 120 monde la plus funeste. Ce sacrifice, que je vous ferais, serait peu pour vous et j'y perdrais tout. Je vois que ce contre temps vous afflige, et je m'afflige aussi, moi, de discuter si longtemps cette matie\re avec vous. Il y a mille femmes assure/ment a\ qui ceci ne causerait pas le moindre embarras; mais j'ai si peu d'usage de ces sortes de cho- ses, que vous ne devez pas parai$tre surpris du trouble ou celle-ci me met. Si cependant l'on pouvait se rassurer par la purete/ de ses intentions, je n'aurais, a\ coup su$r, rien du tout a\ me reprocher; car, je vous le re/pe\te, rien n'est si simple que nous soyons seuls. Je ne doute pas que vous n'employiez ces moments a\ me dire que vous m'aimez; mais vous m'en diriez autant devant tout le monde : et, puisque je ne puis la\-dessus vous imposer silence, il me semble qu'il vaut mieux qu'il n'y ait que moi qui vous entende. Mais, ajouta-t-elle, toutes ces re/flexions ne sont pas des expe/dients. Avez-vous quelqu'un de vos gens ici? Oui, re/pondis-je, voudriez-vous que je les ren- voyasse? Eh, mon Dieu, non! reprit-elle, ce n'est pas de cela qu'il est question ; gardez-vous-en bien : mais... pour quelle heure avez-vous demande/ votre e/quipage ? Pour minuit? Oui, repris-je. Tant pis, repartit-elle, c'est l'heure a\ laquelle on sortira de chez moi. Si je ne le faisais revenir qu'a\... Deux heures, par exemple, inter- rompit-elle : puisque vous pensiez cela, pourquoi ne me le pas dire ? Cet expe/dient le\ve toutes les difficulte/s, et je vous sais gre/ de l'avoir imagine/. En effet, le pre/texte d'attendre vos gens est suffisant pour rester; et, suppose/ que quelqu'un vous offri$t de vous remener, vous sauriez vous en dispenser apparemment? Je ne re/pondis a\ Ma- dame de Lursay qu'en lui serrant la main avec passion, et je sortis pour donner mes ordres, riant en moi-me$me de ce qu'elle me faisait honneur du stratage\me qui assurait notre entretien, pendant qu'elle aurait pu a\ si juste titre s'en attribuer l'invention. Je trouvai en rentrant, que tout le monde s'e/tait remis au jeu, et que Madame de Lursay se plaignait de la migraine : tout imbe/cile que j'e/tais, je ne laissai pas de comprendre qu'elle ne feignait cette indisposition que pour e$tre plus to$t en liberte/ de me parler; et je ne conce- 121 vais pas comment on pouvait commettre l'incivilite/ de ne point abandonner le jeu, et de ne la pas laisser jouir de ce repos dont elle semblait avoir besoin. Malgre/ toutes les re/flexions que je faisais la\-dessus, et mon impatience, on acheva les parties commence/es. Je me sentais une ardeur inquie\te, qui me tourmentait. Je regardais tristement Ma- dame de Lursay, comme pour lui demander raison du chagrin qu'on nous causait: et elle, par les plus tendres souris, me faisait entendre qu'elle partageait mon in- quie/tude. Ce moment si ardemment souhaite/ vint enfin; on se leva, on se disposa a\ partir. Je sortis avec tout le monde, et je feignis d'e$tre e/tonne/ de ne trouver personne a\ moi dans l'antichambre. Ce que Madame de Lursay avait pre/vu ne manqua pas de m'arriver. On me proposa de me remener: je remerciai, mais avec un air de/contenance/. L'on me pressait d'accepter, mon embarras augmentait, et je crois que, faute de savoir que re/pondre, je me serais laisse/ reconduire, si Madame de Lursay, fertile en expe/- dients, et dont l'esprit ne se troublait pas aussi aise/ment que le mien, ne fu$t venue a\ mon secours. Ne voyez-vous pas, dit-elle en souriant, a\ ceux qui me tourmentaient le plus poliment du monde, que vous le ge$neriez, et qu'il ne veut pas apparemment que l'on sache ou\ il veut aller : il a sans doute quelque rendez-vous. Mais, vos gens ne peu- vent pas tarder a\ venir, continua-t-elle, en se tournant vers moi; et quoique j'aie un mal de te$te affreux, je veux bien vous permettre de les attendre ici. Ce discours fut tenu d'un air si naturel, qu'il e/tait impossible de n'y e$tre point trompe/. Je la remerciai en be/gayant. On attribua mon trouble a\ la plaisanterie qu'elle m'avait faite; et apre\s m'avoir raille/ bien ou mal sur ma bonne fortune pre/tendue, enfin on nous laissa ensemble. Je ne me vis pas pluto$t seul avec elle, que je fus saisi de la plus horrible peur que j'aie eue de ma vie. Je ne saurais exprimer la re/volution qui se fit dans tous mes sens. Je tremblais, j'e/tais interdit. Je n'osais regarder Madame de Lursay : elle s'aperc#ut aise/ment de mon embarras, et me dit, mais du ton le plus doux, de m'asseoir aupre\s d'elle sur un sopha ou\ elle s'e/tait mise. Elle y e/tait a\ demi 122 couche/e, sa te$te e/tait appuye/e sur des coussins, et elle s'amusait nonchalamment, et d'un air distrait, a\ faire des no|euds. De temps en temps elle jetait les yeux sur moi d'une fac#on languissante, et je ne manquais pas dans l'instant de baisser respectueusement les miens. Je crois qu'elle voulut attendre, par me/chancete/, que je rompisse le silence : enfin, je m'y de/terminai. Vous faites donc des no|euds s, Madame ? lui demandai-je d'une voix trem- blante. A cette inte/ressante et spirituelle question, Ma- dame de Lursay me regarda avec e/tonnement. Quelque ide/e qu'elle se fu$t faite de ma timidite/, et du peu d'usage que j'avais du monde, il lui parut inconcevable que je ne trouvasse que cela a\ lui dire. Elle ne voulut pas cependant achever de me de/courager; et, sans y re/pondre, je suis, me dit-elle, fa$che/e quand j'y songe que vous soyez reste ici : et je ne sais a\ pre/sent si ce stratage\me que nous avons d'abord trouve/ si heureux, fera l'effet que nous avons imagine/. Je n'y vois point d'inconve/nients s, re/pon- dis-je. Pour moi, repartit-elle, je n'en vois qu'un, mais il est terrible. Vous m'avez trop parle/ tanto$t, et je crains qu'on n'ait devine/ ce que vous me disiez. Je voudrais qu'en public vous fussiez plus circonspect. Mais, Ma- dame, repartis-je, il est impossible qu'on m'ait entendu. Ce ne serait pas une raison, re/pondit-elle : on commence toujours par me/dire, sauf apre\s a\ examiner si l'on a eu de quoi le faire. Je me souviens que nous nous sommes entretenus longtemps et sur une matie\re qui ne vous laissait point un air indiffe/rent. Quand on dit a\ quelqu'un qu'on l'aime, on cherche a\ le lui persuader; et le discours ne parti$t-il pas du co|eur, il anime toujours les yeux. Moi, qui vous examinais, par exemple, il me semblait que vous aviez plus de feu, plus de tendresse que vous ne croyiez peut-e$tre vous-me$me : c'e/tait sans que vous le voulussiez, me$me sans que la chose vous toucha$t assez pour qu'elle alte/ra$t votre physionomie ; cependant, je la trouvais change/e. Je crains qu'un jour vous ne soyez trompeur; et je plains d'avance celles a\ qui vous voudrez plaire. Vous avez un air vrai, votre expression est passionne/e, elle peint le sentiment avec une impe/tuosite/ qui entrai$ne, et je vous avouerai... Mais non, ajouta-t-elle, en s'interrom- 123 pant, et avec un air confus, il ne me servirait de rien de vous dire ce que je pense. Parlez, Madame, lui dis-je tendrement; rendez-moi, s'il se peut, digne de vous plaire. De me plaire, reprit-elle. Ah ! Meilcour, c'est ce que je ne veux pas; et suppose/ que vous en ayez eu le dessein, n'y pensez plus, je vous en conjure : quelques raisons que j'aie de fuir l'amour, quelque peu me$me qu'il semble e$tre fait pour moi, peut-e$tre m'y rendriez-vous sensible. Ciel ! ajouta-t-elle tristement, serais-je re/serve/e a\ ce malheur, et ne l'aurais-je e/vite/ jusqu'ici, que pour tomber plus cruellement! Ces paroles de Madame de Lursay, et le ton dont elle les prononc#ait, me jete\rent dans un attendrissement ou\ je ne m'e/tais jamais trouve/, et qui me pe/ne/tra au point que je ne pus d'abord lui re/pondre. Pendant le silence mutuel ou\ nous resta$mes quelque temps, elle paraissait plonge/e dans la re$verie la plus accablante : elle me jetait des regards confus, levait les yeux au ciel, les laissait retom- ber tendrement sur moi, semblait les en arracher avec peine : elle soupirait avec violence, et ce de/sordre avait quelque chose de si naturel et de si touchant! elle e/tait si belle dans cet e/tat, elle me pe/ne/trait de tant de respect, que quand je n'aurais pas eu de/ja\ le de/sir de lui plaire, elle me l'aurait su$rement fait nai$tre. Eh ! pourquoi, lui dis-je, d'une voix e/touffe/e, serait-ce un malheur pour vous ? Pouvez-vous me le demander? reprit-elle. Croyez-vous que je m'aveugle sur le peu de rapport qu'il y a entre nous ? A pre/sent que vous me dites que vous m'aimez, vous e$tes peut-e$tre since\re; mais, combien de temps le seriez-vous, et combien ne me puniriez-vous pas d'avoir e/te/ trop cre/dule ? Je vous amu- serais : vous me fixeriez. Trop jeune pour vous attacher longtemps, vous vous en prendriez a\ moi des caprices de votre a$ge. Moins je vous fournirais de pre/textes d'in- constance, plus je vous deviendrais indiffe/rente. Dans les soins que je prendrais de vous ramener, vous verriez moins une amante sensible, qu'une personne insupporta- ble : vous iriez me$me jusqu'a\ vous reprocher l'amour que vous auriez eu pour moi, et si je ne me voyais pas indignement sacrifie/e, si vous n'instruisiez pas le public 124 de ma faiblesse, je le devrais moins a\ votre probite/ qu'au ridicule dont vous croiriez vous couvrir en avouant que vous m'auriez aimee. Madame de Lursay aurait sans doute parle/ plus long- temps sur ce ton tragique; mais elle m'en vit si abattu, si pre\s d'en verser des larmes, si de/concerte/ de la fac#on dont elle avait traite/ ce sujet, qu'elle crut ne/cessaire, pour me remettre l'esprit, de me parler avec moins de majeste/. Au reste, ajouta-t-elle doucement, ce n'est pas que je vous croie capable d'aucun des mauvais proce/de/s que je viens de vous de/peindre; non, assure/ment: mais, je vous le re/pe\te, je crains votre a$ge plus encore que le mien; d'ailleurs, vous ne voudrez pas m'aimer a\ ma fantaisie. Non, Madame, lui dis-je, je ne me conduirai jamais que par vos volonte/s. Je ne sais pas, reprit-elle en souriant, si je dois vous en croire. On imagine quelquefois que c'est une preuve d'amour, que de perdre le respect; et c'est la plus mauvaise fac#on de penser qu'il y ait au monde : je ne dis pas qu'on ne doive naturellement attendre une re/com- pense de ses soins; quelque re/pugnance que sente une femme a\ s'engager trop avant, quand elle est une fois persuade/e, elle laisse peu de chose a\ combattre. Quand serai-je donc assez heureux pour vous persuader, Ma- dame ? lui demandai-je. Quand ? re/pondit-elle, en riant, mais vous voyez que je le suis a\ demi. Je vous laisse dire que vous m'aimez, et je vous dis presque que je vous aime. Vous voyez quelle est ma confiance, je n'ai pas craint de rester seule avec vous, je vous ai me$me aide/ a\ y parvenir. Cela fait, a\ ce qu'il me semble, des preuves de tendresse assez fortes; et, si vous les voyiez telles qu'el- les sont, je crois que vous ne vous plaindriez pas. Il est vrai, Madame, repris-je , d'un air embarrasse/, mais. . . Mais, Meilcour, interrompit-elle, savez-vous bien que ma de/marche de ce soir est tre\s hasarde/e et qu'il faut que je pense aussi bien de vous que je le fais, pour m'y e$tre de/termine/e ? Hasarde/e ? repris-je. Oui, dit-elle, et je le re/pe\te, tre\s hasarde/e. Au fond, si l'on savait que vous e$tes ici de mon consentement, que j'en ai lie/ volontaire- ment la partie avec vous, en un mot, que ce n'est pas un coup impre/vu, que ne serait-on pas en droit d'en dire? 125 Voyez pourtant le tort qu'on aurait; car personne ne peut e$tre assure/ment plus respectueux que vous; et voila\, ce qu'on ne croit pas, le moyen de tout obtenir. Meilcour, ajouta-t-elle, pressamment s, que vous voulez vous faire aimer! que cet air d'embarras et d'inge/nuite/, qui me de/couvre toute la candeur de votre a$me, est flatteur pour moi ! Ces paroles me semblaient alors trop obligeantes pour n'en devoir pas remercier Madame de Lursay; et, dans les transports qu'elle me faisait, je pris sur moi au point que j'osai me jeter a\ ses genoux. Ah, Ciel! m'e/criai-je, quoi ! vous m'aimerez, vous me le direz! Oui, Meilcour, reprit-elle en souriant, et en me tendant la main : oui, je vous le dirai, et le plus tendrement du monde ; serez-vous content? Je ne lui re/pondis qu'en serrant avec ardeur la main que je lui avais saisie. Cette action te/me/raire fit rougir Madame de Lursay, et parut la troubler: elle soupira, je soupirai aussi. Nous fu$mes quelque temps sans nous parler. Je cessai un ins- tant de baiser sa main, pour la regarder. Je trouvais dans ses yeux une expression dont j'e/tais saisi sans la bien connai$tre. Ils e/taient si vifs, si touchants! j'y lisais tant d'amour que, su$r qu'elle me pardonnerait mon audace, j'osai encore lui baiser la main. Eh bien, me dit-elle enfin, ne voulez-vous donc pas vous lever? Quelles sont donc ces folies? Levez-vous, je le veux. Ah, Madame ! m'e/criai-je, aurais-je le malheur de vous avoir de/plu ? Eh ! vous fais-je des reproches, re/pondit-elle languis- samment? Non, vous ne me de/plaisez pas; mais reprenez votre place, ou, pour mieux dire, partez, je viens d'en- tendre votre carrosse, et je ne veux pas qu'on vous at- tende. Demain, si vous voulez, on vous verra; si je sors, ce ne sera que tard. Adieu, ajouta-t-elle en riant de ce que je retenais e/ternellement sa main ; je veux absolument que vous partlez. Vous devenez d'une te/me/rite/ qui m'effraie, et je ne voudrais point du tout qu'elle continua$t. Je cherchais a\ me justifier. Je ne voulais point me rendre aux ordres de Madame de Lursay. En me pressant de la quitter, elle n'avait point l'air d'une femme qui veut e$tre obe/ie : je lui soutins qu'elle n'avait point entendu rentrer 126 mon carrosse. Mais, quand cela serait, me dit-elle, il ne me plai$t pas que vous restiez ici davantage. Ne nous sommes-nous pas tout dit? Il me semble que non, re- pris-je en soupirant; et si je garde quelquefois le silence aupre\s de vous, c'est bien moins parce que je n'ai rien a\ vous dire, que par la difficulte/ que je trouve a\ vous exprimer tout ce que je pense. Voila\, me dit-elle, en se remettant sur le sopha, une timidite/ dont je veux vous corriger: il faut toujours la distinguer du respect: l'un est convenable, et l'autre est ridicule. Par exemple, nous sommes seuls, vous me dites que vous m'aimez, je vous re/ponds que je vous aime, rien ne nous ge$ne : plus la liberte/ que je semble donner a\ vos de/sirs, est grande, plus vous e$tes estimable de ne point chercher a\ en abuser. Vous e$tes peut-e$tre le seul au monde que je connaisse capable de ce proce/de/. Aussi la re/pugnance, que je me suis toujours sentie pour ce que je fais aujourd'hui cesse-t-elle. Je puis me flatter enfin d'avoir trouve/ un co|eur dans les principes du mien. Cette retenue, dont je vous loue, vient du respect; car, si vous n'e/tiez que timide, j'en aurais assez fait pour que vous ne le fussiez plus. Vous ne me re/pondez rien ? C'est que je sens, Madame, repris-je, que vous avez raison, et que je vou- drais que vous eussiez tort. Il n'est pas hors de propos de faire remarquer que quand elle s'e/tait remise sur le sopha, je m'e/tais rejete/ a\ ses pieds; qu'alors elle m'avait laisse/ appuyer les coudes sur ses genoux; que d'une main elle badinait avec mes cheveux, et qu'elle permettait que je lui serrasse ou bai- sasse l'autre, car cette importante faveur e/tait a\ mon choix. Ah! si j'e/tais su$re, s'e/cria-t-elle, que vous ne fussiez pas inconstant ou indiscret, ajouta-t-elle, en baissant la voix. Loin de re/pondre comme je l'aurais du$, je sentis si peu la force de cette exclamation, je connaissais si peu le prix de ce que Madame de Lursay faisait pour moi, que je m'amusai a\ lui jurer une fide/lite/ e/ternelle. Le feu que je voyais dans ses yeux, et qui aurait e/te/ pour tout autre un coup de lumie\re, son trouble, l'alte/ration de sa voix, ses 127 soupirs doux et fre/quents, tout ajoutait a\ l'occasion, et rien ne me la fit comprendre. Je crus me$me qu'elle ne se livrait tant a\ moi, que parce qu'elle e/tait su$re de mon respect, et qu'un moment d'audace ne me serait jamais pardonne/ ; qu'elle e/tait une de ces femmes avec lesquelles il faut tout attendre, et pour qui le moment n'est redouta- ble que quand elles le veulent: je me fis enfin tant et de si fortes illusions, qu'elles pre/valurent sur mes de/sirs, et sur l'envie que la de/licate Madame de Lursay avait de m'obliger. Moins elle avait a\ se reprocher de ne s'e$tre pas assez fait entendre, plus elle devait e$tre indigne/e contre moi. Je la vis tomber dans une sombre re$verie, et je l'aurais tourmente/e jusqu'au jour de mes protestations d'amour, et surtout de respect, si, ennuye/e enfin de la situation ridicule ou\ je la mettais, elle ne m'eu$t re/ite/re/, et tre\s fortement, qu'il e/tait temps que je me retirasse : elle jugea en personne sense/e qu'il ne lui restait plus rien dans cet instant a\ espe/rer de moi. Quelque re/pugnance que je montrasse pour lui obe/ir, je ne pus rien gagner sur elle, et nous nous se/para$mes; elle, e/tonne/e sans doute qu'on pu$t pousser aussi loin la stupidite/; et moi persuade/ qu'il me faudrait au moins six rendez-vous, avant que de savoir encore a\ quoi m'en tenir. Il me sembla me$me, qu'en me quittant elle m'avait regarde/ avec froideur; et je crus qu'elle n'e/tait cause/e que par les licences ou\ je m'e/tais laisse/ emporter avec elle. Je ne me vis pas plus to$t rendu a\ moi-me$me, que, ma confusion se dissipant, je jugeai de ce qui venait de se passer, diffe/remment que je n'avais fait dans le temps de l'action me$me. Plus je me rappelais les discours et les fac#ons de Madame de Lursay, plus j'y trouvais de quoi douter que mon respect eu$t e/te/ si bien place/ que je l'avais cru, et que si le second rendez-vous se passait comme le premier, elle eu$t la complaisance de m'en accorder un troisie\me, toute Dame a\ sentiment qu'elle e/tait. Je n'ima- ginais pas, a\ la ve/rite/, qu'en la pressant davantage, j'eusse remporte/ la victoire, mais que du moins je me la serais pre/pare/e. Mais aussi, c'e/tait sa faute. Savais-je moi, que toute femme qui, en pareille occasion, parle de sa vertu, s'en pare moins pour vous o$ter l'espoir du 128 triomphe, que pour vous le faire parai$tre plus grand? A quoi bon toutes ces finesses de Madame de Lursay? Il devait e$tre de/cide/ que je les prendrais pour bonnes, fus- sent-elles cent fois plus grossie\res ; et il n'est avantageux aux femmes de s'en servir, qu'avec ceux a\ qui elles n'en imposent point. Ma vertu ! votre respect ! mots bien choi- sis pour un te$te-a\-te$te! surtout, quand on ne s'aperc#oit pas a\ quel point ils y sont de/place/s, et qu'on ne sait point que jamais la vertu n'a donne/ de rendez-vous. Au milieu du chagrin ou\ me plongeait le peu de re/ussite de celui-ci-, et la fermete/ que je me proposais d'avoir dans les autres, mon inconnue revint m'occuper: mais les ide/es de plaisir que Madame de Lursay m'avait offertes, les chai$nes me$me dont je venais de me lier avec elle; l'impossibilite/ que je pre/voyais a\ me faire aimer de cette inconnue ; impossibilite/ dont, pour me justifier a\ moi-me$me mes ine/galite/s, je m'effrayais encore plus dans ce moment; et l'indiffe/rence que ce jour-la\ me$me elle m'avait te/moi- gne/e, me la rendirent moins che\re. Je sentais que, su$r d'e$tre aime/ d'elle, j'aurais aise/ment sacrifie/ Madame de Lursay, mais que je ne le pouvais plus qu'au prix de cette certitude. Je ne pouvais me dissimuler, qu'en me voyant, elle avait de/tourne/ les yeux; qu'elle avait eu me$me cet air de/daigneux que l'on prend a\ l'aspect d'un objet qui cho- que : et, apre\s un examen re/ite/re/ de mes charmes, de profondes re/flexions sur ce que j'avais lieu d'en attendre, et le fa$cheux effet que cependant ils avaient produit, je conclus qu'il fallait, si, comme cela me paraissait visible, mon inconnue ne m'aimait pas, que Germeuil l'eu$t pre/- venue contre moi, ou qu'elle eu$t une antipathie secre\te pour les jolies figures. J'aurais peut-e$tre pre/sume/ de la mienne un peu moins dans un autre temps; mais, Mada- me de Lursay, e/prise pour moi de l'ardeur la plus vive, me donnait de l'estime pour ma personne. Je ne pouvais penser qu'une femme aussi peu susceptible me trouva$t dangereux, si en effet je ne l'e/tais pas; et que l'on fi$t une si violente impression, sans avoir un extre$me me/rite. Malgre/ le peu de gou$t que je supposais a\ l'inconnue pour moi, je sentais qu'elle m'inte/ressait encore : mais j'attri- buais le trouble dont mon co|eur e/tait tourmente/, a\ un reste 129 d'impression trop vive d'abord, pour e$tre si promptement efface/e; et je le combattais de tout ce que les charmes de Madame de Lursay, et l'ide/e de mon bonheur prochain, avaient de plus puissant et de plus doux. Je me disposais le lendemain a\ aller chez elle, et j'e/tais aupre\s de Madame de Meilcour, lorsqu'on lui annonc#a le comte de Versac : elle me parut fa$che/e de cette visite. Il e/tait en effet l'homme du monde qu'elle aimait le moins, et que pour moi elle craignait le plus ; aussi venait-il tre\s rarement chez elle. La me$me raison qui faisait qu'il ne convenait pas a\ ma me\re, faisait en me$me temps qu'elle ne pouvait lui convenir. Elle m'avait me$me de/fendu de le voir. Ne nous trouvant point tous deux dans les me$mes maisons, et moi allant peu a\ la Cour ou\ Versac e/tait presque toujours, nous nous connaissions fort peu. Versac, de qui j'aurai beaucoup a\ parler dans la suite de ces Me/moires, joignait, a\ la plus haute naissance, l'esprit le plus agre/able, et la figure la plus se/duisante. Adore/ de toutes les femmes, qu'il trompait et de/chirait sans cesse, vain, impe/rieux, e/tourdi, le plus audacieux petit-mai$tre qu'on eu$t jamais vu, et plus cher peut-e$tre a\ leurs yeux par ces me$mes de/fauts, quelque contraires qu'ils leur soient : quoi qu'il en puisse e$tre, elles l'avaient mis a\ la mode, de\s l'instant qu'il e/tait entre/ dans le monde, et il e/tait depuis dix ans en possession de vaincre les plus insensibles, de fixer les plus coquettes, et de de/placer les amants les plus accre/dite/s; ou s'il lui e/tait arrive/ de ne pas re/ussir, il avait toujours su tourner les choses si bien a\ son avantage, que la Dame n'en passait pas moins pour lui avoir appartenu. Il s'e/tait fait un jargon extraordinaire qui, tout appre$te/ qu'il e/tait, avait cependant l'air naturel. Plaisant de sang-froid, et toujours agre/able, soit par le fond des choses, soit par la tournure neuve dont il les de/corait, il donnait un charme nouveau a\ ce qu'il rendait d'apre\s les autres, et personne ne redisait comme lui ce dont il e/tait l'inventeur. Il avait compose/ les gra$ces de sa personne comme celles de son esprit, et savait se donner de ces agre/ments singuliers qu'on ne peut, ni attraper, ni de/finir. Il y avait cependant peu de gens qui ne voulussent l'imiter; et parmi ceux-la\, aucun 130 qui n'en devi$nt plus de/sagre/able : il semblait que cette heureuse impertinence fu$t un don de la nature, et qu'elle n'avait pu faire qu'a\ lui. Personne ne pouvait lui ressem- bler; et moi-me$me, qui ai depuis marche/ si avantageuse- ment sur ses traces, et qui parvins enfin a\ mettre la Cour et Paris entre nous deux s, je me suis vu longtemps au nombre de ces copies gauches et contraintes qui, sans posse/der aucune de ses gra$ces, ne faisaient que de/figurer ses de/fauts, et les ajouter aux leurs. Ve$tu superbement, il l'e/tait toujours avec gou$t et avec noblesse ; et il avait l'air Seigneur s, me$me lorsqu'il l'affectait le plus. Versac, tel qu'il e/tait, m'avait toujours plu beaucoup. Je ne le voyais jamais sans l'e/tudier, et sans chercher a\ me rendre propres ces airs fastueux que j'admirais tant en lui. Madame de Meilcour, qui, simple et sans art, trouvait ridicule tout ce qui n'e/tait pas naturel, avait reconnu le gou$t que j'avais pour Versac, et en avait fre/mi. Par cette raison, plus encore que par l'e/loignement qu'elle avait pour les gens du caracte\re de Versac, elle ne le souffrait qu'impatiemment; mais, les e/gards qu'on se doit dans le monde, et qui, entre personnes d'un rang distingue/, s'ob- servent avec une extre$me exactitude, l'obligeaient de se contraindre. Il entra avec fracas, fit a\ Madame de Meilcour une re/ve/rence distraite, a\ moi, une moins me/nage/e encore, parla un peu de choses indiffe/rentes, et se mit apre\s a\ me/dire de tant de monde, que ma me\re ne put s'empe$cher de lui demander ce que lui avait fait toute la terre, pour la de/chirer perpe/tuellement? Eh ! parbleu, Madame, re/pon- dit-il, que ne me demandez-vous pluto$t ce que j'ai fait a\ toute la terre, pour en e$tre perpe/tuellement de/chire/ ? On m'accable, continua-t-il, on me vexe, que c'est une chose e/trange, on m'exce\de de calomnies, on me trouve des ridicules, comme si l'on n'en avait pas, et que moi, moi je ne dusse point les voir! Mais, a\ propos, y a-t-il long- temps que vous n'avez vu la bonne Comtesse ? Mada- me de Meilcour re/pondit que oui. Mais c'est qu'on ne la voit plus, reprit-il: j'en suis dans une douleur ame\re, dans la plus terrible affliction ! Se serait-elle jete/e dans la de/votion ? repartit ma me\re. Vraisemblablement, re- 131 prit-il, elle en viendra la\: elle est pe/ne/tre/e de la plus auguste douleur : elle vient de perdre le petit Marquis, qui lui a fait la plus condamnable infide/lite/ que de me/moire d'homme on ait imagine/e. Comme ce n'est pas la pre- mie\re fois qu'elle est quitte/e, on pourrait croire qu'elle se consolerait de celle-ci comme des autres, car l'habitude au malheur le fait moins vif, sans un accident qui rend cet abandon-ci extraordinaire : et c'est ? demanda Madame de Meilcour. C'est, repartit-il, mais comment le croirez- vous de la personne de la Cour la plus pre/voyante, la mieux range/e? C'est, qu'elle n'avait que celui-la\. Pour re/tablir sa re/putation, elle s'e/tait fait une affaire de sentiment; mais il n'y a pas de femmes que ceci n'en de/gou$te : et ce qu'il y a de pis, c'est que l'infide\le a voulu se re/server le plaisir noir, barbare, de n'avoir pas de successeur, et qu'il la peint si bien de fac#on a\ glacer les plus intre/pides, que depuis huit jours qu'elle est si fatalement de/laisse/e, il ne s'est pas pre/sente/ a\ elle la plus mince consolation. Vous conviendrez que cela est dou- loureux, mais au plus douloureux s! Je ne crois pas, re/pondit ma me\re, un mot de toute cette aventure. Com- ment! dit Versac, c'est un fait public. Pourriez-vous me soupc#onner de le pre$ters a\ la Comtesse, qui est une des femmes du monde pour qui j'ai la plus grande conside/ra- tion, et que je tiens en estime particulie\re? Ce que je vous dis est aussi prouve/, qu'il l'est, qu'elle, et la divine Lursay, ont mis du blanc s toute leur vie. Je pensai fre/mir en entendant Versac parler si injurieusement d'une personne pour qui j'avais le plus grand respect, et a\ qui je croyais le devoir. Autre genre de calomnie, re/pondit Madame de Meilcour, jamais Madame de Lursay n'a mis de blanc. Oui, reprit-il, comme elle n'a jamais eu d'amants. Des amants ! Madame de Lursay ! pensai-je m'e/crier. Ne dirait-on pas, poursuivit Versac, qu'on ne la connai$t point? Ne sait-on pas qu'il y a cinquante ans au moins qu'elle a le co|eur fort tendre? Cela n'e/tait-il pas de/cide/ avant me$me qu'elle e/pousa\t cet infortune/ Lursay, qui, par parenthe\se, e/tait bien le plus sot marquis de France? Ignore-t-on qu'il la surprit un jour avec D..., le lendemain avec un autre, et deux jours apre\s avec un 132 troisie\me; et qu'enfin, ennuye/ de toutes ces surprises qui ne finissaient pas, il mourut, pour ne pas avoir le de/plaisir de retomber dans cet inconve/nient ? N'a-t-on pas vu commencer cette haute pruderie dans laquelle elle est aujourd'hui ? Cela empe$che-t-il que tels et tels (il en nomma cinq ou six) ne lui doivent leur e/ducation; que moi, qui vous parle, je ne lui aie refuse/ la mienne; et que peut-e$tre elle ne postule actuellement celle de Monsieur, ajouta-t-il en me montrant? Cette apostrophe me fit rou- gir au point que, pour peu qu'il m'eu$t regarde/, il se serait su$rement mis au fait de l'inte/re$t que je prenais a\ ses discours. Pense-t-elle, continua-t-il, avec son Platon, qu'elle n'entend ni ne suit, nous en imposer sur les rendez-vous obscurs qu'elle donne, et que nous soyons la\-dessus aussi dupes que les jeunes gens qui, ne connaissant, ni la nature, ni le nombre de ses aventures, croient adorer en elle la plus respectable des De/esses, et soumettre un co|eur qu'avant eux personne n'avait surpris ? Ce portrait si vrai de ma situation dissipa entie\rement le doute ou\ j'avais e/te/ jusque-la\ sur les discours de Ver- sac. Je reconnus, en rougissant, combien j'avais e/te/ trompe/ : et, sans imaginer encore comment je pourrals punir Madame de Lursay de l'estime qu'elle m'avait donne/e pour elle, je re/solus fermement de le faire. Si je m'e/tais rendu justice, j'aurais senti que je ne devais qu'a\ moi-me$me le pie\ge dans lequel j'e/tais tombe/ ; que le mane\ge de Madame de Lursay e/tait celui de toutes les femmes; et, qu'en un mot, il y avait moins de faussete/ dans son proce/de/ que de sottise dans le mien. Mais cette re/flexion e/tait, ou trop mortifiante, ou trop au-dessus de moi, pour que je la fisse. Comment ! me disais-je a\ moi-me$me, m'assurer que jamais elle n'a aime/ que moi ! Abuser aussi indignement de ma cre/dulite/ ! Pendant que je m'occupais si de/sagre/ablement, Madame de Meilcour, en niant que tout ce que Versac attribuait a\ Madame de Lursay, fu$t vrai, lui demanda pourquoi, paraissant de ses amis, il se de/chai$nait contre elle a\ ce point-la\? C'est, re/pondit-il, par esprit de justice : c'est que je ne saurais supporter ces femmes hypocrites qui, plonge/es dans les 133 de/re\glements qu'elles bla$ment dans les autres, parlent sans cesse de leur vertu, et veulent en imposer au public. J'estime cent fois plus une femme galante, qui l'est de bonne foi; je lui trouve un vice de moins. D'ailleurs, puisqu'il faut tout vous dire, cette Lursay vient de me jouer le tour le plus sanglant, de me faire la plus abomi- nable tracasserie que l'on puisse imaginer. Vous connais- sez Madame de... Cela fait le plus joli sujet a\ former. Je m'e/tais pre/sente\, on m'avait rec#u, j'e/tais e/coute/ conve- nablement, enfin je persuadais : n'est-elle pas venue met- tre des scrupules, des craintes dans l'esprit de cette jeune personne, lui dire qu'elle se perdait de me voir, que j'e/tais inconstant, indiscret? Enfin, elle lui a fait une si e/trange peur de moi, que nous en avons e/te/ brouille/s trois jours, et que je n'ai mon rappel que de ce matin. Pensez- vous de bonne foi que cela se pardonne? Versac, apre\s quelques autres propos, qui tous m'ani- maient de plus en plus contre Madame de Lursay, sortit. Madame de Meilcour, qui, sans deviner la sorte d'inte/re$t que j'y pouvais prendre, avait remarque/ que ce que j'avais entendu m'avait fait impression, chercha a\ me dissuader; mais elle ne gagna rien sur moi, et je courus chez Madame de Lursay, dans l'intention de me venger, par ce que le me/pris a de plus outrageant, du ridicule respect qu'elle m'avait force/ d'avoir pour elle. SECONDE PARTIE J'e/tais sorti de chez moi, re/solu de ne rien e/pargner a\ Madame de Lursay du me/pris qu'a\ mon sens elle meri- tait. Je ne voulais pas me$me m'en tenir a\ une explication particulie\re, qui ne l'aurait mortifie/e que pour le moment, et je croyais ne pouvoir me bien venger d'elle, qu'en lui faisant une de ces sce\nes e/clatantes qui perdent une femme a\ jamais. Extre$mement touche/ de la beaute/ d'un projet qui pu- nirait une hypocrite, et me ferait de/buter dans le monde d'une fac#on brillante, je ne laissais pas de sentir que je l'exe/cuterais difficilement; je n'e/tais pas d'ailleurs assez mal ne/ pour qu'il me resta$t longtemps dans l'esprit. Je conside/rai encore que pour faire re/ussir une aussi cruelle impertinence, il me fallait un me/rite supe/rieur, ou du moins une re/putation e/tablie comme celle de Versac. J'en revins donc a\ prendre avec moi d'autres arrange- ments plus faciles, et en me$me temps plus flatteurs. Je re/solus de ne rien te/moigner a\ Madame de Lursay du ressentiment que j'avais contre elle, de profiter de sa tendresse pour moi, et de lui marquer apre\s, par l'in- constance la plus prompte, et par tout ce que les hommes a\ bonne fortune ont imagine/ de plus mauvais en proce/de/s, tout le me/pris qu'elle m'inspirait. Cette sce/le/rate ide/e me parut la plus agre/able et la plus su$re, et je m'y fixai. J'entrai chez elle, comble/ de joie d'avoir pu trouver une si belle vengeance, et de/termine/ a\ la remplir a\ l'instant me$me. Je comptais, et avec quelque raison, ce me semble, que Madame de Lursay serait seule; mais, soit que ma fac#on 136 de me comporter dans les rendez-vous lui eu$t de/plu, soit qu'elle eu$t voulu me les faire de/sirer, elle avait de/cide/ que je serais en proie a\ tous les importuns que mon destin pourrait amener chez elle ce jour-la\. Ce ne fut pas sans une extre$me surprise que je vis dans la cour le carrosse de Versac. Je devais si peu m'attendre a\ cet e/ve/nement, que je ne pus d'abord me persuader ce que je voyais; la chose cependant e/tait re/elle. En entrant dans l'appartement je de/couvris M. le Comte qui, pluto$t e/tendu dans un grand fauteuil qu'il n'y e/tait assis, e/talait fastueusement devant Madame de Lursay sa magnificence et ses gra$ces, et lui parlait du ton le plus insolent et de l'air le plus familier. Pour mieux en imposer a\ Versac, elle me rec#ut avec une extre$me froideur; mais je dus m'apercevoir, au sou- rire malin que ma pre/sence lui arracha, qu'il pe/ne/trait le motif de ma visite. Je m'assis avec cet air de/contenance/ qui me quittait rarement, et qu'alors sa vue augmentait ; pour lui, il se de/rangea peu, et continuant son discours : Vous avez raison, marquise, dit-il; de l'amour, il n'y en a plus, et je ne sais apre\s tout s'il en faut tant regretter la perte. Une grande passion est sans doute quelque chose de fort respectable; mais a\ quoi cela me\ne-t-il? qu'a\ s'ennuyer longtemps l'un avec l'autre. Je tiens qu'il ne faut jamais ge$ner le co|eur. Je n'ai, moi qui vous parle, jamais tant de besoin de changer, que lorsque je vois qu'on prend des mesures pour me retenir. Oh ! je le crois, re/pondit Madame de Lursay ; mais quel parti prendriez- vous, si vous voyiez qu'on voulu$t vous e$tre infide\le ? J'en changerais beaucoup plus vite. C'est assure/ment, reprit- elle, un aimable co|eur que le vo$tre ! Eh ! Madame, re/pon- dit-il, je n'ai la\-dessus rien de singulier; comme moi-, tous les hommes ne cherchent que le plaisir; fixez-le toujours aupre\s du me$me objet, nous y serons fixe/s aussl-. Voyez-vous, marquise, il n'y a personne qui voulu$t s'en- gager, me$me avec l'objet le plus charmant, s'il e/tait question de lui e$tre e/ternellement attache/. Loin de se le proposer l'un a\ l'autre, c'est une ide/e qu'on e/carte le plus qu'on peut (du moins quand on est sage); on se dit bien qu'on s'aimera toujours, mais il est tant d'exemples du contraire, que cela n'effraye pas; ce n'est qu'un propos 137 galant qui n'a que force de madrigal, et qui est compte/ pour rien quand on veut se donner le plaisir de l'incons- tance. Une chose qui me surprendra toujours, re/pliqua- t-elle, c'est qu'avec ces sentiments que vous dissimulez fort peu, vos perpe/tuelles trahisons, l'inde/cence avec laquelle vous conduisez et rompez une intrigue, il y ait des femmes assez insense/es pour vous trouver aimable. Eh bien! dit froidement Versac, ce ne serait pas de cela que je serais surpris, moi; mais je le serais beaucoup si elles ne nous aimaient pas par des de/fauts que nous n'avons presque toujours que par e/gard pour elles : nous sommes inconstants, dites-vous ; sont-elles fide\les ? Vous pre/tendez que nous rompons inde/cemment, c'est ce dont je ne me suis pas encore aperc#u; il me semble que l'on se quitte aussi de/cemment qu'on s'est pris ; si les choses font du bruit, ce n'est pas toujours notre faute. Ce sera celle des femmes apparemment, reprit Madame de Lursay. Sans doute, Madame, re/pondit-il; s'il y a quelques fem- mes qui souhaitent que les faiblesses de leur co|eur soient a\ jamais ignore/es, combien n'en est-il pas qui n'aiment que pour qu'on le sache, et qui prennent soin elles-me$mes d'en instruire le public ? Mais, reprit-elle, Madame de*** qui vous aimait si tendremeht, et qui de/sirait avec tant d'ardeur qu'on n'en su$t rien, fut-ce elle qui se perdit? Lequel de vous deux en parla le plus? Ni elle, ni moi, reprit-il, et tous deux ensemble; elle craignait l'e/clat, et je m'e/tais pre$te/ fort sense/ment aux raisons qu'elle avait de le craindre; mais voulez-vous que je vous dise? Il est des yeux qu'on ne trompe pas ; le public vit, malgre/ nous, que nous nous aimions; aussi indiscret que nous l'e/tions peu, il jugea a\ propos de parler de ce qu'il avait vu; j'eus beau vouloir sauver les biense/ances, me sacrifier, on me crut amoureux, parce qu'en effet je l'e/tais; et il en arrive ainsi des engagements qu'on dissimule le mieux. Je crois toujours que vous vous trompez, re/pliqua-t-elle ; j'ai des exemples contre ce que vous avancez. Ide/e fausse! reprit Versac; une femme croit souvent qu'on ignore ce qu'elle fait, parce qu'on a la politesse de ne pas marquer devant elle qu'on a pe/ne/tre/ ses sentiments; mais Dieu sait com- bien de propos se tiennent sur ces petits commerces 138 tendres, si scrupuleusement voile/s, et si parfaitement connus;je ne me pique pas d'e$tre plus fin qu'un autre, et cependant rien ne m'e/chappe. Eh oui ! dit Madame de Lursay, d'un ton moqueur, je le croirais bien! Eh, mon Dieu ! marquise, re/pondit-il, si vous saviez tout ce que je vois, vous penseriez mieux de ma pe/ne/tration. Par exem- ple, j'e/tais, il n'y a pas longtemps, avec une de ces femmes raisonnables, de ces femmes adroites dont les penchants sont ensevelis sous l'air le plus re/serve/, qui semblent avoir substitue/ aux de/re\glements de leur jeu- nesse, de la sagesse et de la vertu; vous concevez, ajou- ta-t-il, qu'il y a de ces femmes-la\; eh bien! j'e/tais seul avec une prude de cette espe\ce ; l'amant arriva, l'on le rec#ut froidement, a\ peine voulut-on le traiter comme connaissance ; mais pourtant les yeux parle\rent, malgre/ qu'on en eu$t; la voix s'adoucit : le petit homme, fort neuf encore, fut embarrasse/ de la situation; et moi, a\ qui rien n'e/chappa, je sortis le plus to$t que je pus, pour l'aller dire a\ tout le monde. En achevant ces paroles, qui me jete\rent dans le dernier embarras, et qui, malgre/ la grande pre/sence d'esprit de Madame de Lursay, ne laissaient pas aussi de l'inquie/ter, il se leva en effet et voulut sortir. Ah, comte ! s'e/cria Madame de Lursay, quelle cruaute/ ! Quoi vous partez ! Il y a mille ans que je ne vous ai vu; vous resterez. Ah ! pour a\ pre/sent, je ne puis, dit Versac ; vous ne sauriez imaginer tout ce que j'ai a\ faire ; cela ne se comprend pas, la te$te m'en tourne; mais si vous restez chez vous ce soir, et que vous vouliez de moi, fu$t-ce au pre/judice de toute la terre, je suis a\ vous. Madame de Lursay y consentit avec autant de joie que si elle ne l'eu$t pas de/teste/, et il sortit. Voila\ bien, me dit-elle, de\s que nous fu$mes seuls, le fat le plus dangereux, l'esprit le plus mal tourne/, et l'espe\ce la plus incommode qu'il y ait a\ la Cour! Pour- quoi, si vous le connaissez sur ce ton-la\, repris-je, le voyez-vous ? Ah ! pourquoi ? re/pondit-elle. C'est que si l'on ne voyait que les gens qu'on estime, on ne verrait personne; que moins ceux du caracte\re de Versac sont aimables dans la socie/te/, plus il faut les y me/nager. Quelque amitie/ que vous leur marquiez, ils vous de/chi- 139 rent; mais si vous rompiez brusquement avec eux, ils vous de/chireraient bien davantage. Celui-ci n'a bonne opinion que de lui, calomnie toute la terre sans pudeur et sans me/nagement. Vingt femmes, plus e/tourdies, plus de/crie/es, plus me/prisables encore qu'il ne l'est peut-e$tre, l'ont mis seules a\ la mode. Il parle un jargon qui e/blouit: il a su joindre, au frivole du petit-mai$tre, le ton de/cisif du pe/dant: il ne se connai$t a\ rien, et juge de tout; mais il porte un grand nom. A force de dire qu'il a de l'esprit, il a persuade/ qu'il en avait: sa me/chancete/ le fait craindre; et, parce que tout le monde l'abhorre, tout le monde le voit. Quelque vivacite/ que Madame de Lursay employa$t a\ me peindre Versac si de/savantageusement, elle ne me persuada pas que ce portrait pu$t lui ressembler. Versac e/tait pour moi le premier des hommes; et je n'attribuai qu'au de/pit de l'avoir manque/ tout le mal qu'elle m'en disait, et la haine qu'elle marquait pour lui. Je croyais en sentir redoubler mon me/pris pour elle; cependant nous e/tions seuls, elle e/tait belle, et je la savais sensible. Elle ne m'inspirait plus ni passion ni respect: je ne la craignais plus; mais je ne l'en de/sirai que davan- tage. Je me redis, pour m'animer, tout ce que Versac m'avait appris; je me remis devant les yeux tout ce qu'elle avait fait pour moi : et plus je rougissais du per- sonnage que j'avais fait aupre\s d'elle, moins je pouvais lui pardonner le ridicule que je m'e/tais donne/ moi-me$me. En achevant le pane/gyrique de Versac, elle se mit a\ me regarder d'un air si particulier; elle avait quelque chose de si tendre dans les yeux, que, quand je n'aurais pas bru$le/ du de/sir de me venger, je crois qu'elle n'y aurait rien perdu. J'oubliai biento$t combien peu sa conque$te e/tait flatteuse; j'e/tais trop jeune pour m'occuper long- temps de cette ide/e; a\ l'a$ge que j'avais alors, le pre/juge/ ne tient pas contre l'occasion ; et d'ailleurs, pour ce que je souhaitais d'elle, il importait assez peu que je l'esti- masse. Je m'approchai d'elle sans lui rien dire, et lui baisai la main; mais d'un air a\ lui donner les plus grandes espe/ran- ces. Eh bien ! me demanda-t-eIle en souriant, serez-vous aujourd'hui plus sage que vous n'e/tiez hier? Je le crois, 140 lui re/pondis-je d'un ton ferme ; les moments que vous voulez bien m'accorder sont trop pre/cieux pour n'en pas faire usage, et je sens que vous ne devez pas e$tre contente de celui que j'en ai fait jusques a\ pre/sent. Que signifie donc ce discours, dit-elle, en affectant de la surprise ? Que je pre/tends, repris-je, que vous m'aimiez; que vous me le disiez; que vous me le prouviez enfin. Je prononc#ai ces paroles avec une intre/pidite/ dont la veille elle ne m'aurait pas soupc#onne/, et qui lui parut si peu dans mon caracte\re, qu'elle ne songea seulement pas a\ s'en choquer. Elle ne me re/pondit que par un sourire me/prisant, qui me fit sentir le peu de cas qu'elle faisait de mes pre/tentions, et combien elle me croyait incapable de les soutenir; on se pique a\ moins. Je devins tout d'un coup si familier, que Madame de Lursay en fut e/tourdie, et au point que je n'eus d'abord a\ combattre qu'une assez faible re/sistance. Elle s'aperc#ut avec e/tonnement qu'elle ne m'imposait plus; et peut-e$tre, si j'avais aide/ au mo- ment, ne l'aurait-elle pas recule/: mais au milieu de ces emportements, que l'amour seul peut autoriser, j'e/tais si su$r de vaincre, j'apportais si peu de tendresse, qu'elle fut force/e d'en parai$tre me/contente. Cette fac#on trop de/ter- mine/e me nuisit; ses yeux s'arme\rent d'un courroux ve/- ritable, mais rien ne me contenait: et persuade/ qu'inte/- rieurement elle souhaitait d'e$tre vaincue, en demandant pardon, je continuais d'offenser. Cependant je ne pus rien obtenir, soit que Madame de Lursay ne voulu$t pas m'ac- corder un triomphe que je ne rendais pas assez de/cent pour elle, soit que le peu d'usage que j'avais des femmes, ne me rendi$t pas aussi dangereux qu'il aurait fallu l'e$tre. Honteux d'une entreprise qui m'avait si mal re/ussi, je laissai Madame de Lursay, fort embarrasse/ de ce que je pre/voyais qu'elle allait me dire; je crois qu'elle e/tait en peine aussi de la fac#on dont elle devait agir dans une circonstance si de/licate. Me montrer trop d'indulgence, que n'en penserais-je pas ? Affecter trop de cole\re, je pouvais en e$tre de/courage/, et il e/tait a\ craindre que pour les suites cela ne tira\t a\ conse/quence. Elle demeura quel- que temps re$veuse et sans parler; je l'imitais. Un homme un peu au fait du monde aurait dit, sur ce qui venait de se 141 passer, mille jolies choses qui aident une femme en pareil cas; mais je n'en savais aucune, et il fallait que Madame de Lursay tira\t tout de son propre fonds, ou qu'elle se re/solu$t a\ ne me parler jamais. Elle prit enfin son parti, ce fut de me te/moigner, avec tendresse et dignite/, qu'elle trouvait mes proce/de/s extre$mement ridicules. Je m'excu- sai sur l'amour; elle me soutint qu'il ne conduit pas a perdre le respect ; tre\s respectueusement je l'assurai du contraire : elle poussa la dispute la\-dessus. A force de disserter, nous perdi$mes le fond de la question, et je la terminai en lui baisant la main qu'elle me tendit, en m'assurant pourtant qu'elle prendrait a\ l'avenir des pre/- cautions contre moi. Cette menace m'effrayait peu ; jusque dans sa cole\re me$me, j'avais vu l'exce\s de sa facilite : ma vengeance n'e/tait que diffe/re/e; et assez mal a\ propos je ne crus pas devoir trop en presser les instants. Nous e/tions retombe/s dans le silence; Madame de Lursay, qui s'e/tait conduite, sur mon premier emportement, en personne sense/e, e/tait en droit d'en espe/rer un second, et semblait s'y attendre. Elle ne savait qui m'avait fourni les lumie\res qui l'avaient e/tonne/e; et en se flattant peut-e$tre que je ne les devais qu'a\ l'amour, elle dut sans doute e$tre surprise de les trouver aussi borne/es. Elle crut, toutes re/flexions faites, qu'il serait convenable de m'aider des siennes; et, repre- nant la conversation que nous venions de finir, elle me demanda, mais avec une douceur extre$me, pourquoi j'avais passe/ de beaucoup de respect, me$me d'un respect trop timide, a\ une familiarite/ de/sobligeante. Car enfin, ajouta-t-elle, je conc#ois qu'il y a des femmes aupre\s desquelles l'homme du monde le moins aimable n'a be- soin que de leurs propres de/sirs, et pour qui tout est moment et danger : qu'on leur manque, je n'en suis point e/tonne/e; mais j'ose dire que je ne suis point dans ce cas-la\: je dois me croire, par ma fac#on de penser et de vivre, a\ l'abri de certaines entreprises ; cependant vous voyez ce qui m'arrive. Outre/ d'une aussi impudente hypocrisie (car je ne voulus jamais croire que Versac eu$t pu me tromper), d'abord je ne re/pondis rien : je ne pouvais marquer a\ 142 Madame de Lursay tout le me/pris qu'elle m'inspirait, et lui re/pe/ter les discours sur lesquels il e/tait fonde/, sans l'obliger de me rendre toute la bonne opinion que j'avais eue d'elle, et je me mettais par la\, peut-e$tre, dans l'im- possibilite/ d'en triompher jamais. Vous ne re/pondez rien, reprit-elle, craignez-vous de vous excuser trop, ou ne daigneriez-vous pas le faire? Je ne savais que lui dire, et je rejetai tout encore une fois sur l'amour que j'avais pour elle et sur les bonte/s qu'elle m'avait te/moigne/es. A l'e/gard de l'amour, reprit-elle, je vous ai, je pense, de/ja\ re/pondu que ce n'e/tait pas une excuse le/gitime : pour les bonte/s dont vous me parlez, je conviens que j'en ai pour vous, mais il en est de plus d'une espe\ce, et je crois que les miennes ne vous mettent en droit de rien. Quand je me serais me$me oublie/e au point que vous le supposez, un amant de/licat, ou ne s'en serait pas servi, ou n'en aurait pas abuse/ comme vous venez de le faire. Elle ajouta a\ cela mille choses finement pense/es, et me fit enfin entrevoir de quelle ne/cessite/ e/taient les gradations s. Ce mot, et l'ide/e qu'il renfer- mait, m'e/taient totalement inconnus; je pris la liberte/ de le dire a\ Madame de Lursay, qui, en souriant de ma simplicite/, voulut bien prendre la peine de m'instruire : Je mettais chaque pre/cepte en pratique a\ mesure qu'elle me le donnait, et l'e/tude importante des gradations aurait pu nous mener fort loin, si nous n'eussions entendu dans l'antichambre, un bruit qui nous forc#a de l'interrompre. Un laquais vint annoncer Madame et Mademoiselle de The/ville. Je connaissais parfaitement ce nom. Madame de The/ville et ma me\re e/taient assez proches parentes, mais assez mal ensemble depuis longtemps; et Madame de The/ville ayant depuis demeure/ presque toujours en province, je ne l'avais jamais vue. Elles entre\rent, et ma surprise fut sans e/gale quand je trouvai dans Mademoi- selle de The/ville cette inconnue que j'adorais, et a\ qui je croyais tant d'aversion pour moi. Je ne pourrais exprimer que faiblement le de/sordre que cette vue me causa, com- bien d'amour, de transport et de craintes elle renouvela dans mon co|eur. Madame de Lursay l'accablait de cares- ses, et je jugeai, par le ton qu'elle prit avec Madame de 143 The/ville, qu'il y avait entre elles une intime amitie/; cela me surprenait d'autant plus que non seulement je ne l'avais jamais vue chez Madame de Lursay, mais encore que je ne lui en avais jamais entendu parler. Elle fit des reproches a\ son amie de ce qu'elle avait e/te/ longtemps sans la voir. Vous devez croire, re/pondit Madame de The/ville, qu'il faut que des affaires tre\s importantes m'en aient empe$che/e. Je ne suis reste/e a\ Paris que peu de temps, pendant lequel je vous ai vue; oblige/e d'aller a\ la campagne, je n'en suis revenue que depuis deux jours, et j'y aurais me$me e/te/ plus longtemps si elle avait moins ennuye/ Hortense. Que ne devins-je pas, quand j'appris, par les discours de Madame de The/ville, que le seul lieu ou\je n'eusse pas cherche/ mon inconnue, e/tait celui ou\ je l'aurais rencon- tre/e, et qu'en fuyant opinia$trement Madame de Lursay, j'aurais perdu toutes les occasions de m'approcher d'Hortense ! En faisant ces tristes re/flexions, je ne cessais pas de la regarder, et d'achever de me perdre aupre\s d'elle. Madame de Lursay me pre/senta, en me nommant a\ Madame de The/ville, qui me parla obligeamment, quoique d'un air fort se/rieux, qu'elle prit peut-e$tre a\ propos du froid qui e/tait entre elle et ma me\re. Si je ne parus pas lui plaire beaucoup, elle ne fit pas sur moi non plus une impression fort agre/able. C'e/tait une femme assez belle encore, mais dont la physionomie e/tait haute et n'annonc#ait pas beaucoup de douceur dans le caracte\re. Elle e/tait, disait-on, fort vertueuse, et d'autant plus res- pectable, qu'elle e/tait sans faste, qu'elle l'avait toujours e/te/, et ne croyait pas pour cela qu'il lui fu$t permis de me/dire de personne; mais peu faite pour le monde, et le me/prisant, elle ne songeait pas assez a\ plaire ; on e/tait force/ de la respecter, on l'admirait, mais on ne l'aimait pas. Pour Mademoiselle de The/ville, elle me regarda, a\ ce que je crus, avec une extre$me froideur, et re/pondit a\ peine au compliment que je lui fis. Il est vrai que j'ai pense/ depuis s qu'il n'e/tait pas impossible qu'elle n'y eu$t rien compris; le trouble de mes sens avait passe/ jusqu'a\ mon esprit, et la confusion de mes ide/es m'empe$chait 144 d'en exprimer bien aucune. L'air froid d'Hortense me piqua plus que celui de sa me\re. Re$veuse, et comme embarrasse/e de ma pre/sence, elle ne jetait sur moi que des regards tristes ou distraits. Sa me\re et Madame de Lursay qui se parlaient, nous laissaient en liberte/ d'en faire autant; mais je sentais trop vivement le plaisir d'e$tre aupre\s d'elle, pour pouvoir lui parler d'autres choses que de mon amour, et rien dans cet instant n'en pouvait autoriser l'aveu. D'ailleurs ce qui s'e/tait passe/ aux Tuile- ries entre elle et moi; l'indiffe/rence avec laquelle elle avalt paru me revoir; cette passlon secre\te dont par ses propres discours je la soupc#onnais, tout contribuait a\ me ge$ner aupre\s d'elle. Je cherchais vainement a\ commencer la conversation; la sombre re$verie dans laquelle je la voyais plonge/e augmentait ma timidite/. Quoi ! me di- sais je, j'ai pu penser que c'e/tait moi qui l'avais frappe/e ! J'ai ose/ croire que cet inconnu si dangereux pour son co|eur, n'e/tait autre que moi ! Quelle erreur ! Avec quelle indiffe/rence, quel odieux me/pris ne suis-je pas rec#u d'elle ! Ah ! cet inconnu, quel qu'il soit, n'ignore plus son bonheur; il dit qu'il aime, il s'entend dire qu'il est aime/; leurs co|eurs unis par les plus tendres plaisirs, les gou$tent sans contrainte, et moi je nourris dans la douleur une funeste passion prive/e a\ jamais de la douceur de l'espe/- rance. Par quelle cruelle bizarrerie faut-il que ce moment ou\ elle m'inspire le plus violent amour, soit celui ou\ naisse sa haine! Ces affreuses ide/es m'accablaient, et ne me gue/ris- saient pas; je m'en laissais pe/ne/trer, lorsqu'on annonc#a Madame de Senanges; tout entier a\ ma tristesse, a\ peine la remarquai-je quand elle entra; il n'en fut pas d'elle ainsi, elle me saisit d'abord, et ses yeux s'e/taient prome- ne/s sur toute ma personne, avant que j'eusse seulement entrevu la sienne. Versac, que je quitte, dit-elle a\ Madame de Lursay, vient de m'apprendre que vous restiez chez vous ce soir; c'est un temps dont je veux profiter; vous le voulez bien, n'est-il pas vrai ? Ne vous a-t-il pas dit, lui demanda Madame de Lursay, que je vous faisais bien des repro- ches de ce que je ne vous vois jamais? C'est un e/tourdi, 145 reprit-elle, il ne m'a rien dit de votre part; mais, dites- moi donc, Reine, ce que vous devenez, qu'il n'est plus possible de vous trouver nulle part. Pendant ces compliments aussi faux que fades, Ma- dame de Senanges me regardait avec complaisance, elle embrassa Madame de The/ville qu'elle e/tait, disait-elle, charme/e de revoir, et qu'elle gronda de s'e$tre enterre/e si longtemps dans la province; elle loua les charmes d'Hortense, mais en femme qu'ils ne satisfaisaient pas: l'e/loge fut court et sec, et fait avec un air distrait et orgueilleux. Elle ne me dit rien sur ma figure, mais elle la regardait sans cesse, et je crois que si elle avait cru honne$te de m'en faire compliment, il aurait e/te/ plus since\re et plus e/tendu que celui qu'elle fit a\ Mademoi- selle de The/ville. En me parlant, elle ne me perdait pas de vue; et l'expression qu'elle mettait dans ses regards e/tait si marque/e, que, tout ignorant que j'e/tais encore, il ne me fut pas possible de m'y tromper. Madame de Senanges a\ qui, comme on le verra dans la suite, j'ai eu le malheur de devoir mon e/ducation, e/tait une de ces femmes philosophes s, pour qui le public n'a jamais rien e/te/; toujours au-dessus du pre/juge/, et au-des- sous de tout; plus connues encore dans le monde par leurs vices que par leur rang; qui n'estiment le nom qu'elles portent que parce qu'il semble leur permettre les caprices les plus fous et les fantaisies les plus basses; s'excusant toujours sur un premier moment, dont elles n'ont jamais senti la puissance, et qu'elles veulent trouver partout; sans caracte\re comme sans passions; faibles sans e$tre sensibles; ce/dant sans cesse a\ l'ide/e d'un plaisir qui les fuit toujours; telles, en un mot, qu'on ne peut jamais ni les excuser, ni les plaindre. Madame de Senanges avait e/te/ jolie, mais ses traits e/taient efface/s; ses yeux languissants et abattus n'avaient plus ni feu ni brillant. Le fard qui achevait de fle/trir les tristes restes de sa beaute/, sa parure outre/e, son maintien immodeste, ne la rendaient que moins supportable. C'e/tait enfin une femme a\ qui, de toutes ses anciennes gra$ces, il ne restait plus que cette inde/cence que la jeu- nesse et les agre/ments font pardonner, quoiqu'elle de/sho- 146 nore l'un et l'autre; mais qui, dans un a$ge plus avance/, ne pre/sente plus aux yeux qu'un tableau de corruption, qu'on ne peut regarder sans horreur s. A l'e/gard de l'esprit, elle en avait; j'entends de celui qu'on trouve si commune/ment dans le monde; ce n'e/tait rien que ce qu'elle disait; mais elle ne s'e/pargnait rien s, me/disait toujours : et ne pensant jamais bien, ne craignait jamais de dire ce qu'elle pensait. Elle avait de ces tour- nures de Cour bizarres, ne/glige/es et nouvelles, ou renou- vele/es; elle les aidait d'un ton nonchalant et trai$ne/ s paresse affecte/e qu'on prend quelquefois pour du naturel, et qui n'est, a\ mon sens, qu'une fac#on d'ennuyer plus lentement : malgre/ ces rares talents pour le frivole, elle en sortait quelquefois, dissertait opinia$trement; et, sans jus- tesse et sans connaissance, ne laissait pas de juger : petrie au reste de sentiments et de probite/, et toujours e/tonne/e a\ l'exce\s des de/re\glements de son sie\cle, sur lesquels elle ge/missait volontiers. La respectable Senanges, telle que je viens de la de/peindre, fut frappe/e a\ ma vue. Ce moment qui de/cidait chez elle les grandes passions; ce moment malheureux dont elle ne pouvait jamais se sauver, parce que, comme elle le disait elle-me$me, il e/tait impos- sible d'y re/sister, l'entrai$na et me la soumit. Ce n'est pas, elle me l'a avoue/ depuis s, que j'eusse bien pre/ci- se/ment tout ce qu'il fallait pour lui plaire, j'e/tais trop uni dans mes fac#ons, je n'avais ni tons extrava- gants, ni manie\res ridicules; je paraissais ignorer ce que je valais; mais en sentant tout ce qui me manquait, elle fut flatte/e de la gloire de me le faire acque/rir; elle se mit enfin en te$te de me former s. Terme a\ la mode, qui couvre bien des ide/es qu'il serait difficile de rendre . Pour moi, quand je l'eus bien examine/e, il ne me vint pas dans l'esprit que ce serait elle qui me formerait; et malgre/ ses mines obligeantes, je ne vis d'abord en elle qu'une coquette de/labre/e, dont l'impudence me$me me ge$nait. J'avais encore ces principes de pudeur, ce gou$t pour la modestie, que l'on appelle dans le monde sottise et mauvaise honte; parce que, s'ils y e/taient encore des 147 vertus ou des agre/ments, trop de personnes auraient a\ rougir de ne les point posse/der. Je ne sais si Madame de Senanges s'aperc#ut que ces regards avides qu'elle jetait sur moi, m'embarrassaient, mais elle ne s'en contraignit pas davantage. Pour que je connusse bien tout le prix de ma conque$te, elle m'e/tala toute sa nonchalance et toutes ses gra$ces, et joignit, pour m'achever, tous les ridicules de sa personne a\ ceux de sa conversation. Je me reprochai enfin de donner tant d'at- tention a\ quelqu'un qui se de/finissait au premier coup d'o|eil; et quelque froideur que je trouvasse dans Made- moiselle de The/ville, je cherchai sa vue comme le contre- poison a\ celle de Madame de Senanges. Elle l'e/coutait, et je crus remarquer, a\ sa rougeur et a\ son air de/daigneux, qu'elle en jugeait comme moi : cela ne me surprit pas. Je re/fle/chissais avec e/tonnement sur la distance prodigieuse qui e/tait entre elle et Madame de Senanges ; sur ces gra$ces si touchantes, ce maintien si noble, re/serve/ sans contrainte, et qui seul l'aurait fait respecter, sur cet esprit juste et pre/cis, sage dans l'enjouement, libre dans le se/rieux, place/ s partout. Je voyais de l'autre co$te/ ce que la nature la plus perverse, et l'art le plus condamnable, peuvent offrir de plus bas et de plus corrompu. Madame de Senanges qui, pour se prouver son me/rite, pensait pluto$t au nombre de ses amants qu'au temps qu'ils avaient voulu demeurer dans ses chai$nes, e/tait tre\s persuade/e que ses charmes agissaient sur moi comme il lui convenait, et qu'elle ne s'en retournerait pas sans une de/claration en bonne forme. Cette ide/e la rendait d'une gaiete/ de/testable, lorsque Versac, que son fracas annonc#ait de loin, entra, suivi du marquis de Pranzi, homme a\ la mode, e/le\ve et copie e/ternelle de Versac. Madame de Lursay rougit en le voyant, et le rec#ut d'un air embarrasse/. Versac, qui avait pre/vu cette re/ception, ne fit pas semblant d'apercevoir le trouble ou\ la pre/sence de Pranzi jetait Madame de Lur- say; il ne remarqua d'abord que Madame de Senanges, et affectant un air e/tonne/, elle ici, s'e/cria-t-il, en regardant Madame de Lursay; elle ici ! Mais est-ce que je me serais trompe/ ? Que voulez-vous donc dire, demanda-t-elle ? 148 Ah ! rien, re/pondit Versac, en baissant un peu la voix; c'est seulement que j'ai cru que quand on avait quelqu'un a\ qui l'on prenait inte/re$t, on n'imaginait pas de le laisser voir a\ Madame de Senanges. Je ne la crois redoutable ici pour personne, re/pliqua-t-elle. Eh oui ! reprit-il. C'est ce qui fait que je me suis trompe/. Il aurait sans doute pousse/ vivement Madame de Lur- say qu'il n'aimait pas, si Mademoiselle de The/ville, qu'alors il envisagea, ne lui eu$t donne/ d'autres ide/es; il demeura un instant comme e/bloui. Surpris de ce qu'une beaute/ si rare avait e/te/ si longtemps cache/e pour lui, il la regardait avec un air d'e/tonnement et d'admiration ; il salua Madame de The/ville, et elle, avec un respect qui ne lui e/tait pas ordinaire, et apre\s les premie\res politesses : quel ange, quelle divinite/ est donc descendue chez vous, Madame ? demanda-t-il tout bas a\ Madame de Lursay. Quels yeux! Que de noblesse! Que de gra$ces! Et com- ment avons-nous pu jusques a\ pre/sent ignorer ce que Paris a vu de plus beau et de plus parfait? Madame de Lursay lui dit tout bas qui elle e/tait; admirez-la, si vous voulez, ajouta-t-elle; mais je ne vous conseille pas de l'aimer : eh ! pourquoi, s'il vous plai$t ? re/pliqua-t-il. C'est que vous pourriez n'y pas re/ussir. Ah, parbleu ! reprit-il, c'est ce que je suis curieux de voir: et puis, reprenant haut la conversation : Madame, lui dit-il, je me flatte que vous ne trouverez pas mauvais que je vous aie amene/ Monsieur de Pranzi, c'est une ancienne connaissance pour vous, un vieux ami; l'on revoit ces gens-la\ avec plaisir, n'est-il pas vrai ? Quand on a, pour ainsi dire, vu nai$tre les gens, qu'on les a mis dans le mondes, on a beau les perdre de vue, on s'inte/resse a\ eux, on est toujours charme/ de les retrouver. Il me fait honneur, re/pondit Madame de Lursay d'un air contraint. Eh bien! reprit Versac, vous n'imagineriez pas la peine que j'ai eue a\ le de/terminer; il ne voulait pas venir, parce que, dit-il, il y a quelques anne/es qu'il ne vous a rendu ses respects : mauvais scrupules, car quand on s'est une fois bien connu, l'on se met au-dessus de ces frivoles bien- se/ances. L'air ricaneur et malin de Versac, et l'embarras de 149 Madame de Lursay, me surprirent d'abord, moi qui n'e/tais au fait de rien. J'ignorais qu'il y avait dix ans que le public avait donne/ Pranzi a\ Madame de Lursay, et qu'il y avait apparence qu'elle l'avait pris. Elle aurait eu raison de se de/fendre d'avoir jamais pu faire un pareil choix; et si l'on peut juger le co|eur d'une femme sur les objets de ses passions, rien n'e/tait plus capable d'avilir Madame de Lursay, et de la rendre a\ jamais me/prisable, que son gou$t pour Monsieur de Pranzi. C'e/tait un homme qui, noble a\ peine, avait sur sa naissance cette fatuite/ insupportable me$me dans les per- sonnes du plus haut rang, et qui fatiguait sans cesse de la ge/ne/alogie la moins longue que l'on connu$t a\ la Cour. Il faisait avec cela semblant de se croire brave; ce n'e/tait pas cependant ce sur quoi il e/tait le plus incommode : quelques affaires, qui lui avaient mal tourne/, l'avaient corrige/ de parler de son courage a\ tout le monde. Ne/ sans esprit, comme sans agre/ments, sans figure, sans bien, le caprice des femmes et la protection de Versac en avaient fait un homme a\ bonnes fortunes, quoiqu'il joigni$t a\ ses autres de/fauts le vice bas de de/pouiller celles a\ qui il inspirait du gou$t. Sot, pre/somptueux, impudent, aussi incapable de bien penser, que de rougir de penser mal; s'il n'avait pas e/te/ un fat (ce qui est beaucoup, a\ la ve/rite/), on n'aurait jamais su ce qui pouvait lui donner le droit de plaire. Quand Madame de Lursay n'aurait pas cherche/ a\ ense- velir ses faiblesses, aurait-elle pu, sans horreur, se sou- venir que Monsieur de Pranzi lui avait e/te/ cher? Ce n'e/tait peut-e$tre pas ce motif qui lui faisait supporter si impatiemment sa pre/sence; mais la me/chancete/ que Ver- sac lui faisait, les discours qu'il lui avait tenus l'apre\s- di$ne/e, et les sujets qu'elle lui avait donne/s de se plaindre d'elle, la faisaient fre/mir pour le reste de la journe/e. Elle ne pouvait pas douter qu'il n'eu$t pe/ne/tre/ son amour pour moi, et qu'il ne fu$t tout occupe/ du soin d'en instruire le public, et de la perdre peut-e$tre dans mon esprit. Versac e/tait un de ces hommes a\ qui l'on ne peut pas plus imposer silence, que leur confier un secret. Qu'elle s'ob- serva$t ou non sur sa conduite avec moi, elle sentait qu'il 150 n'en serait ni plus trompe/, ni plus sage. Cette cruelle situation la plongeait dans un chagrin que l'on remarquait visiblement; et le discours de Versac sur elle et sur Pranzi, l'avait jete/e dans la dernie\re confusion. Je l'en vis rougir sans y re/pondre, et je conclus sur-le-champ, de son silence, et de son air humilie/, que Pranzi e/tait infaillible- ment un de mes pre/de/cesseurs. Versac ne s'aperc#ut pas plus to$t du succe\s des coups qu'il portait a\ Madame de Lursay, qu'il re/solut de les redoubler; et, continuant son discours : devineriez-vous bien, Madame, dit-il a\ Madame de Lursay, d'ou\ j'ai tire/ Pranzi aujourd'hui ? Ou\ cet infortune/ allait passer sa soi- re/e ? Eh, paix ! interrompit Pranzi ; Madame connai$t, ajouta-t-il d'un air railleur, mon respect, et si je l'ose dire, mon tendre attachement pour elle. Je me souviens de ses bonte/s, et je n'aurais point re/siste/ a\ Versac, si j'avais pu croire qu'elle me les eu$t conserve/es. Discours poli, dit Versac, et qui ne de/truit rien de ce que je voulais dire : en honneur, il allait souper te$te-a\-te$te avec la vieille Madame de***. Ah, mon Dieu ! s'e/cria Madame de Se- nanges, est-il vrai, Pranzi ? Quelle horreur! Madame de*** ! Mais cela a cent ans! Il est vrai, Madame, reprit Versac; Mais cela ne lui fait rien; peut-e$tre me$me la trouve-t-il trop jeune; quoi qu'il en soit, ce que je sais et quelques autres aussi, c'est que vers cinquante ans on ne lui de/plai$t pas. Pendant cette impertinente conversation, Versac ne cessait de regarder Mademoiselle de The/ville; mais avec une attention si particulie\re, que je ne pus m'empe$cher d'en fre/mir. L'ide/e que je m'e/tais faite de ce grand homme autorisait mes craintes. Je croyais qu'il n'y avait ni vertu, ni engagement qui pu$t tenir contre lui, et il le croyait lui-me$me; il ne douta donc pas un moment, mal- gre/ le pronostic de Madame de Lursay, qu'il ne se/duisi$t promptement Mademoiselle de The/ville ; mais elle en avait entendu dire tant de mal que, sans compter sa vertu, il la trouva pre/venue contre lui. Il s'aperc#ut biento$t qu'elle e/tait insensible aux agaceries des yeux, et qu'elle n'avait pas e/te/ e/tonne/e de sa figure : cela le surprit. Vainqueur ne/ des femmes, honore/ de tant de triomphes, 151 et dans son genre le premier des conque/rants, il ne pou- vait pas croire qu'il pu$t manquer un co|eur; mais, quand ce co|eur, qu'il voulait attaquer, n'eu$t pas alors e/te/ rempli de la passion la plus vive s, il e/tait vertueux : chose que Versac avait trouve/e si rarement, qu'a\ peine pouvait-il imaginer qu'elle exista$t. L'indiffe/rence de Mademoiselle de The/ville ne le de/- couragea cependant pas; il savait qu'elle e/tait fille : titre ge$nant, qui oblige celles qui le portent a\ mieux dissimuler leurs de/sirs, que les femmes, a\ qui l'usage du monde, l'habitude et l'exemple donnent moins de timidite/. D'ailleurs elle e/tait devant sa me\re, et cette me$re, dont l'air e\tait se/ve\re et re/serve/, devait lui imposers et la contraindre. Ces re/flexions, que vraisemblablement il fit, le calme\rent : il compta, comme Madame de Senanges avait fait, qu'il ne sortirait pas sans avoir, a\ peu de chose pre\s, arrange/ cette affaire a\ sa satisfaction ; encore rougis- sait-il en lui-me$me, du re/pit qu'il se voyait force/ d'accor- der. Pour ta$cher de savoir plus to$t encore a\ quoi s'en tenir, il e/tala ses charmes: il avait la jambe belle, il la fit valoir; il rit le plus souvent qu'il put, pour montrer ses dents, il prit enfin les contenances les plus de/cisives, celles qui montrent le mieux la taille, et en de/veloppent le plus les gra$ces. Alarme/ des desseins d'un homme a\ qui l'on croyait qu'il e$tait ridicule de re/sister; et commenc#ant a\ avoir mauvaise opinion des femmes aussi sottement que je l'avais eue bonne, j'examinais Mademoiselle de The/- ville. Elle regardait Versac avec une froideur singulie\re et une sorte de me/pris qui ne laisse\rent pas de me rassurer. Pour Monsieur de Pranzi, qui s'avisa aussi de lui donner des marques d'attention, elle ne daigna seulement pas te/moigner qu'elle s'aperc#u$t de sa pre/sence. A peine Versac s'e/tait-il assis, que Madame de Senan- ges, toujours ne sachant que dire, et n'en parlant que plus, se mit a\ l'interroger. Peut-on savoir, lui demanda- t-elle, d'ou\ vient le Versac ? A quels divins amusements il avait destine/ sa journe/e ? Quelle heureuse belle a tout aujourd'hui posse/de/ ce He/ros? Vous demandez tant de choses, reprit-il, que je doute que je vous satisfasse sur 152 aucune. Il devient discret, s'e/cria spirituellement Ma- dame de Senanges, mais, Madame, ne vouloir pas nous dire ce qu'il a fait aujourd'hui, cela est admirable ! Pour moi j'en suis confondue au possible. Dites-nous donc, petit comte, nous vous garderons le secret. Voila\, dit Madame de Lursay, une belle fac#on de l'encourager! Laissez-la parler, comte, et soyez su$r que tout Paris saura demain ce que vous nous aurez conte/ ce soir. En ve/rite/ ! s'e/cria Versac, vous parlez de ma discre/tion comme si elle devait vous e$tre indiffe/rente a\ toutes deux ; vous savez cependant qu'il y a des choses dont je n'ai jamais parle/, et l'on pourrait, avec un peu de politesse, me remercier. . . Eh ! de quoi ? re/pondit l'intre/pide Ma- dame de Senanges. Poursuivez, Madame, reprit Versac avec un ris moqueur, ce courage-la\ vous sied bien. Madame de Senanges, tout e/tourdie qu'elle e/tait, connaissait Versac ; et n'osant pas le de/fier sur l'indiscre/- tion, elle lui demanda ou\ il en e/tait avec une femme qu'elle lui nomma. Moi, dit-il, je ne la connais pas. Beau myste\re ! reprit-elle, pendant que tout Paris sait que vous en e$tes passionne/ment amoureux. Rien n'est plus faux, re/pondit-il; et Paris, qui sait tout, ne sait pourtant pas cela si bien que moi. Le vrai de l'aventure est que cette femme, qu'a\ peine je connais de vue, s'est coiffe/e de l'ide/e que je l'aimerais un jour, et, qu'en attendant que cela arrive, elle dit a\ tout le monde que nous sommes bien ensemble. Cette impertinence a me$me pris de fac#on que, pour peu que cela continue, je ferai prier cette femme, mais tre\s se/rieusement, de ne me plus donner de ridicule. Mais il me semble, dit Madame de Lursay, que c'est sur elle, et non pas sur vous que tombe le ridicule. Mon Dieu ! Madame, dit-il, on voit bien que vous ne sentez pas toutes les conse/quences qu'un discours pareil en- trai$ne. Mais elle est jolie, reprit Madame de Senanges. Oui, elle est jolie, dit Pranzi; cela est vrai, mais cela est obscur, c'est une femme de fortune s, cela n'a point de naissance, elle ne convient pas a\ un homme d'un certain nom, et il faut surtout dans le monde garder les conve- nances. L'homme de la Cour le plus de/so|euvre/, le plus obe/re/ s me$me, serait encore bla$mer, et a\ juste titre, de 153 faire un pareil choix. J'aime Pranzi, dit Versac en rail- lant, il a des fac#ons de penser tout a\ fait nobles. En effet ces femmes-la\ ne sont bonnes qu'a\ ruiner, et lorsque, comme lui, par exemple, ce n'est pas cette ide/e qui de/termine, il ne faut pas permettre qu'elles se fassent une re/putation a\ nos de/pens. Assure/ment, reprit Madame de Lursay, elles ont grand tort, et vous m'ouvrez les yeux. Parbleu ! s'e/cria Versac avec un air de de/pit, c'est une chose singulie\re, oui, que la perse/cution de ces petites espe\ces ; encore avec elles n'est-on pas su$r du secret; comme ce n'est que par vanite/ qu'elles vous recherchent, vous en e$tes a\ peine aux pourparlers que votre affaire est aussi publique que si vous aviez de quoi vous en faire honneur. Je suis surprise, reprit Madame de Lursay, que vous, qui n'avez jamais su rien taire, vous vous plaigniez d'une indiscre/tion que vous auriez, si on ne l'avait pas. Vous savez le contraire, marquise, re/pondit-il; vous m'avez connu certaine affaire dont je ne disais rien, et sur laquelle j'aurais bien voulu que vous n'eussiez point parle/ plus que moi. Re/ellement vous m'aviez de/ja\ fait tant de tracasseries, que vous auriez fort bien pu vous dispenser de me faire celle-la\. Versac, qui n'e/tait venu chez Madame de Lursay que pour se donner le plaisir de la mortifier, n'aurait pas manque/ une occasion ou\ elle s'enferrait d'elle-me$me, si l'on ne fu$t venu dire qu'on avait servi. Re/solu de la poursuivre, il commenc#a par avertir en secret Madame de Senanges, de qui il avait pe/ne/tre/ les intentions, que Ma- dame de Lursay faisait tout ce qui e/tait convenable pour que nous fussions bien ensemble; il ne doutait pas de l'usage qu'elle ferait de cet avis, et qu'au moins elle en redoublerait ses agaceries. Ce ne fut pas tout, il pria Pranzi de vouloir bien traiter familie\rement avec elle, et de faire tout ce qui serait possible honne$tement, pour que je ne pusse pas douter qu elle l'avait autrefois bien traite/. Nous nous mi$mes a\ table; je fis vainement ce que je pus pour e$tre aupre\s de Mademoiselle de The/ville, ou pour e/viter du moins Madame de Senanges, rien de tout cela ne me fut possible. Madame de Senanges, dont la re/solution e/tait prise, me mit d'autorite/ entre elle et Ver- 154 sac, qui de son co$te/ ne put parvenir a\ s'approcher de Mademoiselle de The/ville, que sa me\re et Madame de Lursay gardaient soigneusement contre lui. L'esprit qu'on emploie ordinairement dans le monde est borne/, quoi qu'on en dise; et ce ton charmant qu'on appelle le ton de la bonne compagnie, n'est le plus sou- vent que le ton de l'ignorance, du pre/cieux et de l'affec- tation s. Ce fut le ton de notre souper; Madame de Senanges et Monsieur de Pranzi parlant toujours, et lais- sant rarement a\ la raison de quelques-uns d'entre nous, et a\ l'enjouement de Versac, le temps de parai$tre et de briller. Tout occupe/e qu'e/tait Madame de Senanges de son esprit, elle me faisait des agaceries sans me/nagement; soit que ce fu$t sa coutume de ne se contraindre jamais davantage, ou qu'elle le fi$t a\ dessein de tourmenter Ma- dame de Lursay, a\ qui je m'apercevais qu'elles ne plai- saient pas, d'autant moins que j'avais en effet la fatuite/ de m'y pre$ter un peu. Ce n'e/tait pas que je ne fusse extre$- mement pre/venu contre Madame de Senanges ; mais j'e/tais comme tous les hommes du monde, qu'une conque$te de plus, quelque me/prisable qu'elle puisse e$tre, ne laisse pas de flatter: d'ailleurs, j'imaginais par la\ me venger de Mademoiselle de The/ville, que j'affectais alors de regarder avec autant d'indiffe/rence que j'avais cru lui en remarquer pour mol. Pendant que je me livrais aux ridicules propos de Madame de Senanges, Mademoiselle de The/ville tomba dans une re$verie profonde. De temps en temps elle me regardait, et quelquefois avec une sorte de me/pris que je n'interpre/tais pas en bien, et dont de moment en moment je lui voulais plus de mal; la seule chose qui pu$t m'en consoler, e/tait le peu de cas qu'elle s'obstinait toujours a\ faire de Versac, qu'un accident si extraordinaire mettait presque hors de lui. Madame de Lursay, tourmente/e par la jalousie que lui causait Madame de Senanges, et par les propos inde/cents, e/quivoques et familiers que lui tenait Monsieur de Pranzi, e\tait, malgre/ son attention sur elle- me$me, d'une tristesse mortelle. La perte de mon co|eur, qu'elle craignait de faire, sa re/putation cruellement com- 155 promise, et entre les mains de deux e/tourdis, qu'elle voyait conjure/s contre elle, et qu'elle e/tait force/e de me/nager: pouvait-il e$tre pour elle de situation plus af- freuse ? Jamais la conversation ne tournait vers la me/disance, que, craignant d'en devenir l'objet, elle ne fi$t son possi- ble pour la de/ranger; mais la chose e/tait difficile avec Versac; le malheur de ne pas plaire a\ Mademoiselle de The/ville lui donna de l'humeur, et toutes les femmes en souffrirent. Avez-vous oui% parler, demanda-t-il, de la conduite de Madame de***, et en concevez-vous une plus singulie\re ? Avoir pris a\ son a$ge, apre\s avoir e/te/ de/vote deux fois, le petit de*** ! Cela est plaisant, dit Madame de Senanges, et en me$me temps tre\s ridicule, tre\s absurde; car enfin, apre\s s'e$tre retire/e du monde avec tant d'e/clat, il y fallait du moins rentrer par une aventure plus se/rieuse. Qui que ce fu$t qu'elle pri$t, dit Madame de The/ville, je ne vois pas qu'au fond elle en eu$t e/te/ moins bla$mable. Oh! pardon- nez-moi, Madame, re/pondit Versac ; sur ces sortes de choses, le choix ne laisse pas d'e$tre important. L'on est quelquefois moins bla$me/e d'un magistrat que d'un colo- nel, et pour une prude, par exemple, l'un est plus conve- nable que l'autre; car a\ cinquante ans prendre un jeune homme, c'est ajouter au ridicule de la passion celui de l'objet. C'est qu'il y a, reprit Madame de Senanges, des femmes qui ne savent ce que c'est que se respecter. Oui, re/pondit Versac d'un ton ironique, et en la regardant, cela est vrai, il y en a; et en ve/rite/ les femmes... Oh! point de the\ses ge/ne/rales, interrompit-elle, elles sont toujours en droit de de/plaire. Et moi je soutiens le contraire, reprit-il, ce sont celles qui ne doivent jamais fa$cher. Quoi ! re/pli- qua-t-elle, si vous dites, par exemple, que toutes les femmes sont faciles a\ vaincre, si vous imputez a\ toutes les de/re\glements dont quelques-unes seulement sont ca- pables, vous croyez que toutes ne doivent pas s'en offen- ser? Sans doute, reprit-il, je le crois; plus encore, c'est qu'il n'y a pre/cise/ment que celles qui sont dans le cas de se rendre promptement, qui n'aiment pas a\ l'entendre dire, et qui s'en plaignent. Je pense comme vous, dit 156 Madame de The ville ; une femme raisonnable ne doit point s'attribuer ce qui n'est dit que pour celle qui ne l'est pas, et pourvu que je ne me rende pas, moi, il m'est fort indiffe\rent qu'on dise qu'aucune femme ne sait re/sister. Mais comptez-vous pour rien, Madame, dit Madame de Lursay, l'opinion que de pareils discours peuvent donner de nous? Eh oui! ajouta Madame de Senanges, et que, sur un aussi faux principe, un homme, en nous regardant seulement, croie que nous sommes subjugue/es. He/las ! Madame, dit Versac, c'est qu'il en est malheureusement tant d'exemples, qu'il y a plus de sottise a\ ne le pas penser, que de fatuite/ a\ le croire. Eh ! que vous importe qu'on vous croie subjugue/e, lorsque vous ne l'e$tes pas, re/pondit Madame de The/ville ; que fait a\ votre vertu l'opinion d'un fat ? Croyez-moi, Madame, pour peu qu'un homme vive dans le monde, il sait biento$t que les femmes ne sont ni toutes vicieuses, ni toutes vertueuses, et l'expe/rience lui apprend aise/ment quelles sont les ex- ceptions qu'il doit faire. Quand cela serait vrai, Madame, lui dit Madame de Lursay, cela nous expose-t-il moins aux sottes ide/es d'un jeune homme qui, en attendant l'usage du monde et l'expe/rience, commence toujours par mal penser de nous ; et qui quelquefois, reprit Versac, avec l'expe/rience et l'usage, ne trouve pas de quoi chan- ger d'avis. En ve/rite/, Monsieur, dit Madame de Senan- ges, vous parlez comme quelqu'un qui n'aurait jamais vu que <1mauvaise compagnie.>1 Avant que de vous re/pondre la\-dessus je voudrais bien, Madame, lui dit-il, que vous me dissiez ce que c'est que <1mauvaise compagnie ?>1 Eh mais! re/pondit-elle, ce sont des femmes d'une certaine fac#on. Vous conviendrez aise/ment, reprit-il, que votre de/finition n'est pas juste, puisqu'en me servant du me$me terme, je puis rendre l'ide/e contraire, et vous dire que des femmes d'une certaine fac#on, sont des femmes de <1bonne>1 <1compagnie>1 ; mais expliquons votre ide/e : par femmes de <1bonne compagnie,>1 qu'entendez-vous ? sont-ce les fem- mes vertueuses, ces femmes qui n'ont jamais eu la moin- dre faiblesse a\ se reprocher? Sans doute ! reprit-elle. Sans doute ! s'e/cria Versac. Quoi ! Vous mettrez au me$me rang une femme note/e par des aventures infa$mes, et celle qui 157 n'aura eu qu'une faiblesse, que par sa fac#on de penser, elle aura rendu respectable ! Ah! Madame, je suis moins cruel : ce ne sont pas ces femmes-la\ que j'appellerais <1mauvaise compagnie,>1 et si vous les trouvez telles, je conviendrai avec vous que je ne vois pas <1bonne compa->1 <1gnie,>1 puisque de toutes les femmes que je vois, je n'en connais pas une qui n'ait e/te/ sensible ou qui ne le soit encore. Quand cela ne serait pas, Monsieur, vous ne le croiriez point, reprit Madame de Lursay, et vous pensez si mal de nous. . . Il est vrai, Madame, interrompit-il, il est des femmes dont je pense on ne peut pas plus mal, dont je regarde le mane\ge avec me/pris, et auxquelles enfin je ne connais nulle sorte de vertu; qui n'ont pas des faiblesses, mais des vices; toujours les premie\res a\ crier sur ce que l'on di$t de leur sexe, parce qu'elles ont toujours a\ couvrir leur inte/re$t particulier de l'inte/re$t ge/ne/ral. Pour celles-la\, sans doute, le moindre trait est cruel : elles perdent tant a\ e$tre connues, et dans le fond de leur co|eur le savent si bien, qu'elles ne peuvent supporter rien de ce qui les de/masque ou les de/finit. Ainsi quand je dirai : <1les femmes>1 <1se rendent promptement, a\ peine attendent-elles qu' on les>1 <1en prie>1 ; si je fais un portrait de/savantageux de quelques- unes, il me sera permis de croire que celles qui s'e/le\vent contre, pensent qu'il leur ressemble. Sans doute, Mon- sieur, dit Madame de The/ville, et la cole\re sur ces sortes de choses, prouve seulement qu'on pense mal de soi- me$me. Eh bien ! Madame, dit Versac, en s'adressant a\ Madame de Senanges, qui me faisait des mines, conce- vez-vous a\ pre/sent pourquoi tant de femmes sont fa$che/es, et pourquoi Madame de The/ville ne l'est point? Tout ce que je conc#ois, re/pondit-elle, c'est qu'il vous sied moins qu'a\ un autre de parler mal des femmes, et que le plus grand de leurs ridicules est de vous traiter comme elles font. C'est peut-e$tre a\ cause de cela, reprit-il en riant, que j'en ai si mauvaise opinion. Ce qui m'outre de fureur, dit-elle, c'est que ce ton de me/priser les femmes devient a\ la mode, et qu'il n'y a pas jusqu'aux <1auteurs>1 qui ne l'aient pris. Il me tomba entre les mains, il y a quelque temps, une premie\re partie de je ne sais quoi, une bro- chure de/testable, ou\ nous e/tions traite/es a\ faire horreur: 158 aussi ne l'achevai je pas s. En ve/rite/, dit Madame de Lursay, ces mauvais petits livres-la\ devraient bien e$tre de/fendus. Pourquoi donc, Madame, re/pliqua Versac ? Les femmes font ce qu'il leur plai$t; l'auteur en e/crit ce qu'il veut: il en dit du mal, elles en disent de son livre; elles ne se corrigent pas, ni lui non plus peut-e$tre; jusqu'ici je les trouve quitte a\ quittes. En achevant ces paroles, on leva table s; Versac commenc#ant a\ douter de la re/ussite de ses projets, Ma- dame de Senanges occupe/e a\ pousser les siens, et Ma- dame de Lursay de/sespe/re/e des fac#ons malhonne$tes de Monsieur de Pranzi, qui la pressait assez haut de lui rendre des bonte/s qui, disait-il, lui devenaient plus ne/ces- saires que jamais. Quelque chagrin que de pareils dis- cours lui causassent, il n'e/galait pas celui de m'avoir vu re/pondre a\ Madame de Senanges, sur qui, malgre/ la contrainte qu'elle s'imposait, elle jetait de temps en temps des yeux d'indignation et de me/pris. Elle l'avait entendue me parler sentiment pendant tout le souper, et se plaindre de ce que tout ce qu'il y avait de mieux en France allant chez elle, je n'eusse pas encore songe/ a\ m'y faire pre/senter. Elle la connaissait trop pour ne pas savoir que les compliments les plus simples avaient toujours chez elle un objet marque/: on m'avait trop interroge/ sur l'e/tat de mon co|eur, pour que cette curiosite/ ne fu$t qu'in- diffe/rente. Madame de Senanges e/tait vive, ne me/nageait rien quand il s'agissait d'une conque$te nouvelle, cher- chait moins a\ toucher qu'a\ plaire, et dispensait volontiers de l'amour et de l'estime, pourvu qu'elle inspira$t des de/sirs. Madame de Lursay n'ignorait pas a\ quel point nous en sommes susceptibles; et me$me, en me supposant extre$mement amoureux d'elle, ne doutait pas que je ne me livrasse, pour le moment du moins, a\ une femme qui saurait malgre/ moi-me$me me le faire trouver, et m'y ramener plus d'une fois. La froideur que j'avais marque/e pour elle depuis mon manque de respect, le peu de soins que j'avais pris de lui plaire, la complaisance que j'avais eue pour Madame de Senanges, tout lui faisait craindre que je ne fusse pre\s de changer. Impatiente de connai$tre mes sentiments, elle n'osait cependant s'en instruire. Au 159 milieu de tant de monde, et qui lui e/tait si suspect, le moyen d'arranger un rendez-vous? D'ailleurs, comment, apres ce qui s'etalt passe/ entre nous, me le proposer sans me donner d'elle les plus affreuses ide/es? Heureusement pour moi, la de/cence l'emporta. Madame de Senanges, qui en e/tait un peu moins susceptible, et qui avait vu que je ne m'aidais presque pas, que les regards les plus marque/s ne m'instruisaient point, et qu'aux prie\res pres- santes qu'elle m'avait faites de la voir, je n'avais re/pondu que par des re/ve\rences, qui ne de/cidaient pas son e/tat, ne savait plus comment me faire comprendre ce qu'elle exprimait si bien. Il ne lui restait plus, pour me mettre au fait, qu'un mot; mais tout irre/gulie\re qu'elle e/tait, elle n'osa pas le prononcer, soit parce que je ne l'en pressai point, ou, ce qui est aussi vraisemblable, parce qu'elle ignorait que j'avais besoin de l'explication la plus claire. Nous avions e/puise/ a\ souper ce qu'il y avait de plus nouveau en me/disance : sans cette ressource, on soutient difficilement la conversation ; et devant Versac et Ma- dame de Senanges, la raison ne pouvait point parai$tre longtemps. Biento$t nous ne su$mes plus que nous dire. Madame de Lursay, que Monsieur de Pranzi continuait a\ impatienter, proposa de jouer; nous y consenti$mes, et moi surtout qui espe/rais que le jeu me mettrait aupre\s de Mademoiselle de The/ville. Le sort ne me servit cependant pas aussi bien que je le de/sirais. Madame de Lursay, qui connaissait toute la mauvaise volonte/ de Versac, et qui voulait se donner en spectacle devant lui le moins qu'il lui serait possible, me mit avec Madame de The/ville, contre Madame de Senanges et contre lui, et fit une reprise d'hombre s avec Hortense et Monsieur de Pranzi. Dans le chagrin que j'en eus, je pensai rompre la partie que je venais d'accepter. Pour m'en de/dommager du moins, je me plac#ai de fac#on que j'avais Mademoiselle de The/ville en face : pe/ne/tre/ du plaisir de la regarder, je ne sus pas un instant ce que je faisais. Occupe/ d'elle sans rela$che, je ne m'attachais qu'a\ ses mouvements. Nous nous surprenions quelquefois a\ nous regarder; il semblait que nous eus- sions le me$me inte/re$t a\ de/me$ler ce qui se passait dans nos co|eurs. La tristesse ou\ je la voyais plonge/e, m'en causait a\ 160 moi-me$me, et les re/flexions qu'elle me faisait faire, me donne\rent des distractions si fre/quentes, que Versac, qui crut qu'elles avaient Madame de Lursay pour principe, ne put s'empe$cher d'en rire, et de les faire remarquer a\ Madame de Senanges qui en haussa les e/paules de pitie/, sans cependant en rien diminuer des espe/rances qu'elle avait fonde/es sur ma personne. Le jeu ne nous inte/ressait pas assez pour nous tenir dans le silence. Versac et Madame de Senanges don- naient de temps en temps carrie\re a\ leur humeur me/di- sante, ce qui, joint a\ mon peu d'application, impatientait Madame de The/ville, qui aimait le jeu, comme une femme qui n'aime point autre chose. Versac chantait entre ses dents des couplets nouveaux et fort me/chants. Madame de Senanges, que la calomnie amusait, sous quelque forme qu'elle se pre/senta$t, les demanda a\ Ver- sac, qui re/pondit qu'il ne les avait pas et qu'il e/tait assez malheureux pour ne les savoir que par fragments. Je les ai, Madame, lui dis-je, et sur-le-champ je les lui offris. Elle s'opinia$tra poliment a\ les refuser, et me pria seule- ment de vouloir bien les lui faire copier. Je lui promis de les lui envoyer le lendemain matin. Les envoyer! dit Versac, d'un air d'e/tonnement, vous n'y pensez pas ! Ne voyez-vous pas bien, ajouta-t-il tout bas, qu'on ne vous les aurait point demande/s si l'on n'avait pas cru que vous les porteriez vous-me$me ? C'est la re\gle. N'est-il pas vrai, demanda-t-il a\ Madame de Senanges, on porte soi- me$me ces sortes de bagatelles? Cela est plus poli re/pon- dit-elle en souriant, mais je ne veux pourtant pas le ge$ner Je sentis bien que, par cette de/marche, Madame de Se- nanges voulait me faire entrer en commerce avec elle; mais ne pouvant l'e/viter sans une impolitesse impardon- nable, je pris le parti de me soumettre a\ la de/cision de Versac, et de dire a\ Madame de Senanges que je lui porterais le lendemain les vers qu'elle souhaitait, puisqu'elle voulait bien me le permettre. Elle parut contente de l'assurance que je lui en donnais; et Versac, qui mettait si bien les affaires en train pour tourmenter Madame de Lursay, en fut, je crois, encore plus charme/ que Madame de Senanges. 161 Nos parties finirent peu de temps apre\s, a\ l'extre$me satisfaction de Madame de Lursay qui, pour ta$cher de de/router Versac, s'e/tait sacrifie/e non seulement en jouant avec un homme qu'elle de/testait, mais encore en me laissant expose/ aux empressements d'une femme qui de- venait ouvertement sa rivale. Cependant le temps de sortir de chez Madame de Lursay approchait. J'allais perdre Mademoiselle de The/- ville; et, pre\s de la quitter, je sentis combien je de/sirais de la revoir. Ce bien, alors l'unique de ma vie, je ne voulais plus, s'il se pouvait, attendre que le hasard m'en fi$t jouir. Sans l'e/loignement qui e/tait entre Madame de The/ville et ma me\re, il m'aurait paru facile de me procu- rer un acce\s chez elle; mais retenu par cette conside/ra- tion, et craignant que Madame de The/ville ne rec#u$t pas convenablement pour moi la prie\re que je lui ferais de me permettre de la voir, je n'osais la hasarder. Je m'e/tais approche/ de Mademoiselle de The/ville, et prenant pour texte de la conversation la reprise qu'elle venait de faire, je lui demandai comment le jeu l'avait traite/e. Assez mal, me re/pondit-elle froidement. Je n'y ai pas e/te/, repris-je, plus heureux que vous. A la fac#on dont vous jouiiez, re/pliqua-t-elle, il aurait e/te/ difficile que vous eussiez fixe/ la fortune ; et si je ne me trompe, je vous ai entendu reprocher vos distractions. Vous n'avez pas e/te/ plus at- tentive, lui dit alors Madame de Lursay, et je ne crois pas que vous ayez e/te/ un moment a\ votre jeu. C'est, re/pondit- elle, en rougissant, que l'hombre m'ennuie. Je ne sais, dit Madame de The/ville, mais je lui trouve depuis quelque temps un fond de tristesse qui m'alarme, et que rien ne peut dissiper. Elle aime trop la solitude, dit Madame de Lursay, et je veux que demain nous prenions ensemble des mesures pour la distraire. Les plaisirs de ma cousine m'inte/ressent aussi, dis-je a\ demi bas a\ Madame de The/- ville ; s'il me vient quelques ide/es, voudriez-vous me permettre d'aller vous en faire part chez vous ? Je ne vous crois pas excellent pour le conseil, re/pondit-elle en riant, mais il n'importe, Monsieur, vous me ferez plaisir. En ce cas, me dit Madame de Lursay, mais d'un ton fort bas, si vous voulez vous rendre ici demain l'apre\s-di$ne/e, nous 162 irons ensemble chez Madame. J'acceptai avec transport cette proposition, si charme/ de l'espe/rance de voir le lendemain ce que j'adorais, que je ne fis aucune re/- flexion, ni sur le lieu du rendez-vous, ni sur le ve/ritable objet qu'il pouvait avoir. Pendant que je me fe/licitais de m'e$tre procure/ un bonheur qui m'e/tait si ne/cessaire, Versac, tout indispose/ qu'il e/tait contre Mademoiselle de The/ville, lui parlait sur sa me/lancolie et sur les moyens de la de/truire. Quoiqu'il traita$t assez sagement cette matie\re avec elle, il ne put en obtenir que des re/ponses froides, et qui marquaient posi- tivement le peu de cas qu'elle faisait de lui. Trop vain pour te/moigner tout le de/pit qu'il en ressentait, il fut cependant assez sensible pour n' y parai$tre pas indiffe\rent, et je le voyais rougir malgre/ lui du peu d'attention que l'on marquait pour ses charmes. Cette conque$te e/tait en effet trop flatteuse pour en perdre l'espe/rance sans regret. Plaire a\ une femme ordinaire, la voir passer des bras d'un autre dans les siens, c'e/tait un triomphe auquel il e/tait accoutume/, et qu'il partageait avec trop de gens, pour que sa vanite/ en fu$t contente. Dans ce grand nombre de femmes, qui toutes briguaient le bonheur de fixer un moment ses regards, peut-e$tre n'en avait-il pas trouve/ une qui pu$t flatter son orgueil; femmes perdues depuis long- temps de re/putation, et qui voulaient finir par lui ; femmes insense/es dont un homme a\ la mode, quel qu'il soit, me/rite les hommages, et qui se rendent a\ ses agre/ments moins encore qu'au plaisir d'entendre dire quelque temps qu'elles lui appartiennent; plus touche/es de s'e$tre procure/ une aventure qui les de/shonore a\ jamais, que des plaisirs d'un commerce secret qui ne ferait point parler d'elles; voila\ ce qu'il trouvait tous les jours. Objet de la fantaisie de toutes les femmes, ne re/gnant sur le co|eur d'aucune, et lui-me$me indiffe/rent pour toutes; il ce/dait a\ leurs de/sirs sans les aimer, vivait avec elles sans gou$t, et les quittait sans les connai$tre plus que quand il les avait prises, pour se donner a\ d'autres qu'il ne connai$trait ni n'estimerait davantage. Ce n'e/tait pas que, de quelques attraits que Mademoi- selle de The/ville fu$t pourvue, elle pu$t inspirer de l'amour 163 a\ Versac ; il n'e/tait point fait pour connai$tre ces mouve- ments tendres qui font le bonheur d'un co|eur sensible : mais celui de Mademoiselle de The/ville e/tait aussi neuf que ses charmes; et sans chercher a\ le rendre heureux, il aurait voulu se le soumettre. Comme on ne lui avait jamais re/siste/ que par coquetterie, il voulait, une fois du moins, s'amuser du spectacle d'une jeune personne vain- cue sans le savoir, e/tonne/e de ses premiers soupirs, tout entie$re a\ l'amour quand elle croit le combattre encore; qui ne respire, ne pense, n'agit que pour son amant, et pour qui rien n'est plaisir, peine et devoir, que tout ce qui tient a\ sa passion. La conque$te de Mademoiselle de The/ville n'aurait, sans doute, tout brillante qu'elle e/tait, satisfait que l'or- gueil de Versac qui, quoiqu'il n'aima$t rien, imaginait pourtant du plaisir a\ e$tre tendrement aime/; plaisir qu'il n'e/tait pas assez dupe pour chercher chez les femmes qu'il honorait de ses faveurs. Il avait compte/ sur les bonte/s de Mademoiselle de The/ville, et ne pouvait concevoir ce qui lui procurait un de/sagre/ment qu'il n' avait jamais e/prouve/. Las du personnage qu'il jouait, il se de/termina a\ pren- dre conge/ de Madame de Lursay. Il e/tait tard, et nous en fi$mes tous autant. Je ne doute pas qu'elle ne souhaita$t que je restasse; mais il n'e/tait pas question d'imaginer des expe/dients devant Versac, qui joignait alors a\ sa finesse naturelle, le de/sir de lui donner des travers. Madame de Senanges me supplia, en me quittant, de songer aux couplets que je lui avais promis; et Versac, qui lui don- nait la main, la pria ironiquement de n'e$tre pas inquie\te sur une affaire dont il faisait la sienne. Monsieur de Pranzi donnait la main a\ Madame de The/ville, et je ne voyais que moi pour conduire Hortense. Je lui pre/sentai la main; mais je n'eus pas sito$t touche/ la sienne, que je sentis tout mon corps trembler; mon e/motion devint si violente, qu'a\ peine pouvais-je me soutenir. Je n'osai ni lui parler, ni la regarder, et nous arriva$mes tous deux a\ son carrosse, en gardant le plus profond silence. Versac l'y attendait pour lui faire la plus froide re/ve/rence qu'il pu$t imaginer: ce qu'il fit, je crois, pour lui marquer 164 combien il e/tait me/content de sa conduite, ou pour lui prouver de l'indiffe/rence. Madame de Senanges m'acca- bla encore de ses cruelles agaceries, comme Mademoi- selle de The/ville de sa froideur; elles partirent, et je me ha$tai d'autant plus de les suivre, que je craignais qu'il ne pri$t un remords a\ Madame de Lursay. Je passe sur les sentiments qui m'occupe\rent cette nuit-la\. Il n'y a pas d'homme sur la terre assez malheu- reux pour n'avoir jamais aime/, et aucun qui ne soit par conse/quent en e/tat de se les peindre. Si la vanite/ seule avait pu satisfaire mon co|eur, il aurait sans doute e/te/ moins agite/. Madame de Senanges, toute occupe/e du soin de me plaire; Madame de Lursay, de qui je n'avais plus de de/lais a\ craindre, me mettaient dans une situation brillante ; la premie\re surtout, qui, si elle ne s'attirait plus par ses charmes l'attention publique, se la conservait toujours par de nouvelles aventures. Peu flatte/ de me voir en me$me temps l'objet des vo|eux d'une prude et d'une femme galante, le co|eur qui semblait se refuser a\ mes de/sirs, e/tait le seul qui pu$t rernplir le mien. Te/moin de la tristesse d'Hortense, et de sa froideur pour moi, a\ quoi pouvais-je mieux les attribuer qu'a\ une passion secre\te? Les premiers soupc#ons que j'avais porte/s sur Germeuil, se re/veille\rent dans mon esprit; a\ force de m'y arre$ter, ils s'accrurent. Je crus avoir vu mille choses qui d'abord m'avaient moins frappe/, et qui toutes me convainquaient de leur ardeur mutuelle. Je fus incertain le lendemain si je dirais a\ Madame de Meilcour que j'avais vu Madame de The/ville. Je crai- gnais que l'antipathie qui les de/sunissait, ne la porta$t a\ me de/fendre de la voir. J'e/tais si su$r en ce cas de lui de/sobe/ir, que j'aurais voulu ne m'y pas exposer. Il pou- vait e$tre plus dangereux de lui de/rober mes de/marches, elle n'aurait pu les ignorer longtemps, et le myste\re que je lui en ferais, ne servirait peut-e$tre qu'a\ les lui faire observer avec plus de soin. Je crus donc que le parti le plus sage, non seulement pour mon amour, mais encore pour rendre a\ Madame de Meilcour ce que je lui devais, e/tait de ne lui rien cacher. J'entrai chez elle, et en lui racontant, comme une chose indiffe/rente, ce que j'avais 165 fait la veille, je lui dis que j'avais vu Madame de The/- ville. Ce nom, que j'osais a\ peine lui prononcer, ne lui causa pas le mouvement que je craignais; elle me re/pon- dit froidement qu'elle ne croyait pas que Madame de The/ville fu$t a\ Paris. Madame de Lursay, qui sait que vous ne l'aimez pas, repris-je, a craint, sans doute, de vous en parler. Ce n'e/tait rien de fa$cheux a\ m'apprendre que son retour, re/pliqua-t-elle ; l'e/loignement que nous avons l'une pour l'autre, ne nous rend pas ennemies. Vous ne de/sapprouverez donc pas, lui dis-je, que je la voie? Au contraire, re/pondit-elle, elle a trop de vertus pour que son commerce ne vous soit pas infiniment utile. Mais, ajou- ta-t-elle, on m'a dit que sa fille e/tait belle; l'avez-vous vue? Comment la trouvez-vous ? Je fus si embarrasse/ de cette question, toute simple qu'elle e/tait, que je pensai lui re/pondre que je n'en savais rien. Je ne me remis de mon trouble que pour m'en pre/parer un autre. Oblige/ de dire ce que je pensais de Mademoiselle de The/ville, l'amour me dicta son e/loge. Si je l'ai vue! Et comment je la trouve, m'e/criai-je! Ah ! Madame, vous en seriez enchante/e ! Sa figure, son maintien, son esprit, tout plai$t en elle, tout y attache. Ce sont les plus beaux yeux ! Les plus tendres ! Les plus touchants ! Si vous l'aviez seulement vue sourire!... Vous la louez vivement, interrompit-elle, et vous ai- meriez mieux, a\ ce que je crois, vivre avec elle, que moi avec sa me\re. Je ne m'aperc#us que dans cet instant, que j'en avais trop dit. Madame, lui re/pondis-je avec une e/motion qu'en vain je voulais contraindre, je vous l'ai peinte telle que je l'ai vue, et peut-e$tre encore moins bien qu'elle n'est; je vous avouerai cependant que je ne me suis pas trouve/ de disposition a\ la hai%r. Je ne souhaite pas, dit-elle, que vous la hai%ssiez; mais je voudrais que ses charmes vous fissent moins d'impression qu'ils ne me paraissent vous en faire. Eh! que vous importerait, Ma- dame, quand je l'aimerais, re/pondis-je avec un soupir qui m'e/chappa malgre/ moi, en serais-je aime/ ? Eh ! si vous ne l'aimiez de/ja\, re/pliqua-t-elle, ses sentiments vous occu- peraient-ils ? Quoi ! Madame, repris je, pourriez-vous penser qu'en un moment que je l'ai vue, elle eu$t pu 166 m'inspirer de l'amour? Elle est belle et vous e$tes jeune, re/pondit ma me\re; a\ votre a$ge, les coups de foudre sont a\ craindre s, et moins on a d'expe/rience, plus on s'engage facilement. Mais, Madame, lui demandai-je, serait-ce un si grand mal que je l'aimasse ? Oui, re/pondit-elle froide- ment, c'en serait un, puisque cette passion ne vous ren- drait pas heureux. Peut-e$tre, re/pondis-je, mes craintes sur son indiffe/rence pour moi sont-elles sans fondement? Je serais bien fa$che/e que cela fu$t, dit-elle, et sa sensibilite/ pour vous ne vous rendrait que plus a\ plaindre. Je suis bien aise de vous apprendre que j'ai des vues sur vous <1s>1, et qu'elles n'ont pas Mademoiselle de The/ville pour ob- jet; elle n'est pas faite pour occuper votre caprice, et je ne vous conseille pas, encore un coup, de lui rendre des soins bien se/rieux. Je me flatte, ajouta-t-elle, que je puis encore vous parler la\-dessus, et que vous n'avez pas assez engage/ votre co|eur pour vous faire une peine des avis que je vous donne. Madame, repris-je (en prenant tout sur moi s pour ne lui pas montrer ma douleur), je ne vous ai parle/ de Mademoiselle de The/ville que par la ne/cessite/ ou\ vous m'avez mis de re/pondre a\ vos questions. Je l'ai trouve/e belle il est vrai ; mais on ne devient pas, du moins je le crois, amoureux de tout ce qu'on admire. Je l'ai vue sans e/motion, et je la reverrai sans pe/ril pour mon co|eur. Vous e$tes cependant, Madame, ajoutai-je, mai$tresse d'ordonner de mes de/marches, et je renonce a\ la voir jamais, si vous croyez que je le doive. Mon air tranquille en imposa a\ Madame de Meilcour, qui d'ailleurs s m'aimait trop pour qu'il me fu$t difficile de la tromper. Non, mon fils, re/pondit-elle, voyez-la, quel que soit le but du commerce que vous vouliez lier avec elle ; qu'il ait l'amour pour objet, qu'il n'en ait point du tout, dans aucun de ces cas je ne dois ni ne veux vous contraindre. Mes ordres, si vous l'aimez, ne de/truiront pas votre passion; et si vous ne l'aimez point, je ne suis pas assez ridicule pour vous en faire nai$tre le de/sir en vous interdisant sa vue. Cette conversation tourmentait trop mon co|eur pour chercher a\ la continuer, et je pris conge/ de ma me\re pour aller chez Madame de Lursay, qui devait me conduire chez Hortense. 167 Je re/fle/chissais sur tout ce qui s'opposait a\ mon amour, et moins je lui voyais d'espe/rance d'e$tre heureux, plus je le sentais s'affermir dans mon co|eur. Un rival a\ qui je ne croyais plus rien a\ de/sirer; une me\re qui, sur un simple soupc#on, venait de se de/clarer contre moi; une femme dont j'allais blesser la passion ou la vanite/, chose e/gale- ment dangereuse, rien ne m'arre$ta. J'entrai chez Madame de Lursay, rempli d'Hortense, et peu dispose/ as\ me sou- venir de ce qui s'e/tait passe/ la veille avec la premie\re, que, depuis mes soupc#ons sur Monsieur de Pranzi, je me/prisais plus que jamais. Malgre/ toutes les menaces qu'elle m'avait faites de prendre des pre/cautions contre moi, je la trouvai seule; elle me rec#ut comme on rec#oit quelqu'un avec qui l'on croit avoir tout termine/, avec tendresse et familiarite/. Ma froideur, car je ne me pre$tai a\ rien, l'embarrassa; des re/ve/rences, du respect, un air morne; quel prix, et de ce qu'elle avait fait pour moi, et des bonte/s qu'elle me pre/parait encore ! Comment accorder aussi peu d'amour et d'empressement avec les transports que je lui avais montre/s? Elle se croyait en droit de s'en plaindre, et ne l'osait cependant pas faire. Elle me regardait avec des yeux e/tonne/s, et cherchait vainement dans les miens l'ardeur que je semblais lui avoir promise. Interdit et plus contraint que jamais, j'e/tais aupre\s d'elle, moins comme un amant qui est encore a\ favoriser, que comme un qui se lasse de l'e$tre. Je ne lui avais dit, en entrant, que des choses communes : jargon d'usage, proscrit entre deux personnes qui s' aiment. Outre/e d'un proce/de/ si peu convenable, et ne l'ayant pas me/rite/ de ma part, elle se rappela Madame de Senanges, et ne douta point qu'une indiffe/rence si subite ne fu$t cause/e par un nouveau gou$t qui me de/robait a\ sa tendresse. Cette ide/e, qui n'e/tait pas sans fondement, la pe/ne/tra de douleur: elle voyait une femme sans mo|eurs, sans jeunesse, sans beaute/, lui enle- ver en un jour le fruit de trois mois de soins : et dans quel temps encore, et apre\s quelles espe/rances ! Lorsqu'elle pouvait se croire su$re de mon co|eur; qu'elle avait vaincu ses scrupules, et qu'enfin j'avais surmonte/ mes pre/juge/s. Je m'aperc#us aise/ment, quoiqu'elle garda$t le silence, 168 de son me/contentement et de sa douleur; mais je ne savais que lui dire. L'ide/e d'Hortense et les discours de ma me\re me remplissaient tout entier, et me laissaient peu de pitie/ pour les maux que je faisais souffrir a\ Madame de Lursay. Ennuye/ cependant d'e$tre si longtemps seul avec elle, je pris mon parti. Madame, lui demandai-je, ne devions-nous pas aller chez Madame de The/ville? Oui, Monsieur, re/pondit-elle se\chement, je vous attendais ; je commenc#ais me$me a\ croire que vous aviez oublie/ que je devais vous y conduire. Je n'ai pas, repris-je, d'aussi ridicules distractions. Vous avez cependant, re/pondit- elle, un assez beau sujet d'en avoir, et je crois qu'il n'y a que Madame de Senanges que vous ne puissiez plus oublier. Cette Madame de Senanges, qu'on m'accusait de ne pouvoir plus oublier, existait pourtant si peu dans ma me/moire, que je ne me souvins que dans cet instant de la visite qu'elle m'avait engage/ a\ lui faire. La jalousie de Madame de Lursay ne me de/plut point, il m'importait qu'elle ne de/couvri$t pas quel e/tait le ve/ritable objet de ma passion, et je vis avec joie Madame de Senanges devenue celui de ses craintes. Le plaisir de la voir se tromper, me fit sourire malgre/ moi. L'indiffe/rence avec laquelle je recevais l'espe\ce de reproche qu'elle me faisait, la piqua sensiblement: vous avez assure/ment fait un beau choix, continua-t-elle, voyant que je ne lui re/pondais rien, vous ne pouviez pas de/buter mieux ; cela est respectable et doit vous faire honneur. Je ne sais, Madame, re/pondis-je froidement, de quoi vous me parlez. Vous ne savez ! interrompit-elle d'un air railleur, cela est singulier. J'au- rais cru, quoique votre de/faut ne soit pas de deviner aise/ment, que vous ne vous tromperiez pas a\ ce que je veux vous dire, et vous ne vous y trompez pas non plus. Mais si vous avez re/solu d'e$tre discret aujourd'hui, il fallait hier vous y pre/parer mieux, et ne pas de/couvrir a\ tout le monde l'important secret de votre co|eur. Apre\s tout, Madame de Senanges n'exige pas tant de myste\re, sa vanite/ veut un triomphe public, et vous la servirez bien mal si vous lui gardez le secret. Vous me mettez mieux avec Madame de Senanges que je ne souhaite d'y e$tre, 169 Madame, re/pondis je, et je doute aussi qu'elle m'honore d'un sentiment particulier. Vous en doutez ! reprit-elle; j'aime votre modestie; vous n'en paraissiez pas hier si rempli, et vous lui re/pondi$tes comme quelqu'un qui avait pe/ne/tre/ ses intentions et ne s'e/loignait pas de s'y confor- mer. Je ne sais, re/pliquai-je, quelles sont sur mon compte ses intentions; mais j'ai cru pouvoir re/pondre a\ ses poli- tesses, sans que ce fu$t pour vous matie\re a\ reproches. A l'e/gard des reproches, reprit-elle vivement, je ne me crois point en droit de vous en faire; l'amour ici pourrait seul les autoriser; mais l'amitie/ peut donner des avis; et, si vous imaginez davantage, vous m'entendez mal; au sur- plus, vous me permettrez de vous dire que la politesse n'exige point qu'on fasse des mines a\ quelqu'un. En ve/rite/ ! Madame, m'e/criai-je, j'ignore ce que c'est qu'une mine, et vous le savez bien. Madame de Senanges a eu sans doute des attentions pour moi; mais je n'y ai du$ remarquer rien de ce de/sir de me plaire que vous lui attribuez. Si en effet il existe, c'est un secret qu'elle s'est re/serve/, et qui n'a point passe/ jusqu'a\ moi. J'ai re/pondu a\ ce qu'elle m'a dit, mais elle ne m'a parle/ que de choses ge/ne/rales, dont, quand je l'aurais voulu, je n'aurais pu, sans e$tre un fat, a\ ce qu'il me semble, tirer de conse/- quence particulie\re. Vous savez vous-me$me que nous ne nous sommes pas parle/ en secret. Sans se parler en secret, interrompit-elle, il y a bien des choses sur lesquelles on peut s'arranger ; et vous ne vous en e$tes pas moins donne/ un rendez-vous. J'ai promis simplement, re/pli- quai-je, de lui porter des couplets qu'elle avait envie d'avoir, et je ne crois pas qu'en aucun sens cela puisse s' appeler un rendez-vous. S'il ne l'est pas, reprit-elle brusquement, il le deviendra; mais ne pouviez-vous pas lui laisser chercher ces vers? E/tait-il ne/cessaire de vous vanter de les avoir? Je n'ai fait pour elle, re/pondis je, que ce que j'aurais fait pour tout autre; et sans Monsieur de Versac, qui m'a engage/ a\ les lui porter chez elle malgre/ moi, je serais quitte aujourd'hui de cette visite, qui me procure une querelle de votre part. Une querelle, dit-elle en haussant les e/paules! Cette expression me parai$t sin- gulie\re s. Eh ! non, Monsieur, je ne vous fais point de 170 querelle; je vous l'ai dit, je vous le re/pe\te, ayez donc la bonte/ de m'en croire : je mets fort peu de vivacite/ dans ce que je vous dis. En effet, que m'importe a\ moi que vous aimiez Madame de Senanges ? N'e$tes-vous pas le mai$tre de vous donner tous les ridicules qu'il vous plaira? Des ridicules ! repris-je; et a\ propos de quoi ? A propos de Madame de Senanges seulement, re/pondit-elle ; on par- tage toujours le de/shonneur des personnes a\ qui l'on s'attache; un mauvais choix marque un mauvais fonds, et prendre du gou$t pour une femme comme Madame de Senanges, c'est avouer publiquement qu'on ne vaut pas mieux qu'elle; c'est se de/grader pour toute la vie. Oui, Monsieur, ne vous y trompez pas, une fantaisie passe; mais la honte en est eternelle, quand l'objet en a e/te/ me/prisable s. Nous sortirons a\ pre/sent quand vous vou- drez, ajouta-t-elle en se levant, je n'ai plus rien a\ vous dire. Je lui donnai la main; elle marchait sans me regarder, et je m'aperc#us qu'elle avait sur le visage des marques du plus violent de/pit. En effet, quoi de plus mortifiant pour elle, que ce qui venait de se passer entre nous deux ? Pouvais-je me de/fendre avec plus de froideur, et d'une fac#on plus insultante? Est-ce ainsi qu'un amant se justi- fie? Elle avait trop d'esprit, trop d'usage, et en me$me temps trop d'amour pour ne pas sentir vivement ce qu'il y avait d'affreux pour elle dans mon proce/de/. Jamais elle ne m'avait mieux montre/ sa tendresse, et jamais je n'y avais aussi mal re/pondu. J'avais connu s qu'elle me faisait des reproches; nous e/tions seuls, et je n'e/tais pas tombe/ a\ ses genoux ! Je n'avais pas fait de ce moment le plus heureux des miens! Je la laissais sortir enfin! Igno- rais-je donc le prix d'une querelle? Je ne sais si elle fit ces re/flexions, mais elle monta en carrosse d'un air qui m'assura qu'elle e/tait infiniment me/contente, et que rien de gracieux ne lui remplissait l'esprit. Je me plac#ai aupre\s d'elle avec autant d'assu- rance que si elle eu$t eu tous les sujets du monde de se louer de moi. Je vis pourtant bien qu'elle e/tait fa$che/e; mais, loin de lui faire la\-dessus la moindre politesse, je ne m'occupai que de mon objet. J'avais re/solu de la faire 171 servir a\ la re/union de Madame de The/ville et de ma me\re, et, sans examiner si ce moment e/tait favorable, je ne voulus point perdre l'occasion de lui en parler. Ma me\re, lui dis-je, sait que Madame de The/ville est a\ Paris, que je l'ai vue chez vous, Madame, et que vous voulez bien m'y pre/ senter aujourd'hui. Elle ne me re/pondit rien. Madame, continuai-je, intime amie d'elles deux comme vous l'e$tes, je suis surpris que vous n'ayez pas encore pu gagner sur elles de se revoir s, et d'autant plus que Madame de Meilcour ne me parai$t pas s'en e/carter. Je ne crois pas, re/pondit-elle, sans me regarder, que Mada- me de The/ville refusa$t de se pre$ter a\ ce que je lui propo- serais la\-dessus ; j'en ai me$me eu l'ide/e plus d'une fois, et je me flatterais d'autant plus aise/ment d'y re/ussir, que je sais qu'elles s'estiment mutuellement. Je puis re/pondre pour ma me\re, repris-je, qu'elle ne se sent aucune aver- sion pour Madame de The/ville, et je ne puis concevoir ce qui les e/loigne l'une de l'autre. Des gou$ts diffe/rents forment assez souvent cet e/loignement, re/pondit-elle ; nous vivons ordinairement plus avec les gens qui nous plaisent, qu'avec ceux que nous estimons. Madame de The/ville, avec beaucoup de vertus, n'est point douce; l'inflexibilite/ de son caracte\re se retrouve partout dans la socie/te/ s; il faut la connai$tre extre$mement pour l'aimer, parce que les qualite/s de son a$me ne se de/veloppent pas d'abords, et qu'elles sont cache/es sous une durete/ ap- parente qui re/volte assez, pour qu'on ne cherche pas si l'on peut en e$tre de/dommage/. Madame de Meilcour, douce, pre/venante, polie, ne/e avec autant de vertus, mais avec des dehors plus agre/ables, n'a pu s'accommoder de l'air impe/rieux de sa cousine, et sans se hai%r, elles ont depuis longtemps cesse/ de se voir. Je sens ce que vous me dites, repris-je, et je conc#ois que, sans le long se/jour de Madame de The ville en province, cette antipathie aurait moins dure/. Mais, re/pondit-elle, on ne peut pas appeler cela de l'antipathie. Ce qui les e/loigne l'une de l'autre, est sans doute moins fort et plus facile a\ de/truire. Ose- rais-je, Madame, lui dis-je, vous prier d'employer vos soins pour les rapprocher? Cela me parai$t d'autant plus convenable, qu'e/tant vos amies, elles peuvent se rencon- 172 trer chez vous, et s'y voir peut-e$tre avec chagrin. Quand cela serait, re/pliqua-t-elle, elles ont du monde s et de l'esprit, et ne se livreraient pas avec inde/cence a\ leurs mouvements, quelque violents qu'ils pussent e$tre. C'est au contraire chez moi que je veux qu'elles se voient. Les pre/parer avec e/clat a\ un raccommodement, ce serait peut- e$tre les y faire renoncer, et il me suffit de les connai$tre toutes deux, pour ne pas craindre de faire une fausse de/marche, en les mettant a\ porte/e de se revoir. Comme elle finissait ces paroles, nous arriva$mes chez Madame de The/ville. Le plaisir de penser que j'allais revoir Hortense, me donna cette e/motion que je sentais aupre\s d'elle, et j'en ne/gligeai plus encore Madame de Lursay, que mes rigueurs mal place/es avaient jete/e dans un abattement inconcevable. Je l'avais entendue soupirer dans le carrosse ; chaque mot qu'elle m'avait dit, elle l'avait prononce/ d'une voix tremblante, et comme e/touf- fe/e par la cole\re, ou par la douleur; toutes choses dont elle avait bien voulu que je m'aperc#usse, que je vis en effet, mais sans parai$tre y prendre plus de part que si je ne les eusse pas cause/es. L'e/tat ou\ je la mettais flattait cependant ma vanite/; c'e/tait un spectacle nouveau pour moi, mais qui m'amusait sans m'attendrir, et qui cessait me$me de me parai$tre agre/able, quand je me souvenais qu'elle l'avait donne/ a\ Monsieur de Pranzi; sans compter encore ceux que je ne connaissais pas, et que je croyais innombrables ; car la mauvaise opinion que j'avais d'elle e/tait sans bornes. Nous entra$mes ensemble chez Mada- me de The/ville; Hortense e/tait seule avec elle. Malgre/ sa grande parure, je lui trouvai l'air abattu, mais cette lan- gueur ajoutait encore a\ ses charmes. Elle tenait un livre, qu'elle quitta en nous voyant. Madame de The/ville me rec#ut aussi bien que je pouvais le de/sirer; mais je ne trouvai dans Hortense, ni plus de gaiete/, ni moins de contrante avec moi que je ne lui en avais vu la veille. C'e/tait une chose assez simple, qu'elle fu$t re/serve/e avec quelqu'un qu'elle connaissait aussi peu que moi; et, si je ne l'avais point aime/e, je n'en aurais point pris d'alar- mes; mais dans l'e/tat ou\ je me trouvais, tout e/tait pour moi matie\re a\ soupc#on ; tout augmentait mon inquie/tude. 173 Je voulais qu'elle me ti$nt compte d'un amour qu'elle n'avait pas du$ s pe/ne/trer; il me semblait qu'elle ne pou- vait pas se tromper aux mouvements qu'elle me faisait e/prouver; que mon embarras et mes regards lui disaient assez combien elle m'avait rendu sensible, et qu'enfin j'aurais e/te/ entendu, si j'avais du$ e$tre aime/. La conversation ne fut pas longtemps ge/ne/rale entre nous, et j'eus biento$t le temps d'entretenir Mademoiselle de The/ville; le livre qu'elle avait quitte/ e/tait encore au- pre$s d'elle. Nous avons, lui dis-je, interrompu votre lec- ture, et nous devons d'autant plus nous le reprocher, qu'il me semble qu'elle vous inte/ressait. C'e/tait, re/pondit-elle, l'histoire d'un amant malheureux. Il n'est pas aime/, sans doute, repris-je. Il l'est, re/pondit-elle. Comment peut-il donc e$tre a\ plaindre, lui dis je? Pensez-vous donc, me demanda-t-elle, qu'il suffise d'e$tre aime/ pour e$tre heu- reux, et qu'une passion mutuelle ne soit pas le comble du malheur, lorsque tout s'oppose a\ sa fe/licite/ ? Je crois, re/pondis-je, qu'on souffre des tourments affreux, mais que la certitude d'e$tre aime/, aide a\ les soutenir. Que de maux un regard de ce qu'on aime ne fait-il pas oublier! Quelles douces espe/rances ne fait-il pas nai$tre dans le co|eur! De combien de plaisirs n'est-il pas la source ! Mais conside/rez donc, reprit-elle, quel est l'e/tat de deux amants dont tout contrarie les de/sirs? Ils souffrent sans doute, re/pondis-je, mais ils s'aiment : ces obstacles qu'on leur oppose, ne font qu'augmenter dans leur co|eur un sentiment qui leur est de/ja\ si cher; et n'est-ce pas travail- ler pour eux, que de leur donner les moyens d'accroi$tre leur passion? Se voient-ils un moment, que ce moment a de charmes ! Peuvent-ils se parler; avec quel plaisir ne se rendent-ils pas compte de leurs plus secre\tes pense/es ! Sont-ils ge$ne/s par des jaloux, ou des surveillants ; ils savent encore se dire qu'ils s' aiment, se le prouver me$me; mettre de l'amour dans les actions qui paraissent le plus indiffe/rentes, ou dans les discours qui semblent le moins anime/s. Ce que vous dites peut e$tre vrai, re/pondit- elle ; mais pour un moment tel que celui dont vous parlez, que de jours d'inquie/tude et de douleur ! Souvent encore la crainte de l'infide/lite/ se joint aux tourments de l'ab- 174 sence. Le moyen qu'on se croie su$re d'un amant qu'on ne voit pas? Ne peut-il pas se lasser, chercher d'abord des distractions, et finir par un autre attachement qui ne lui laisse pas me$me le souvenir du premier? Le malheur de perdre ce qu'on aime, ne de/pend pas toujours d'une passion contraire, et je crois, repris-je, que des amants qui jouissent en liberte/ du plaisir d'aimer, peuvent plus aise/ment encore se porter a\ l'inconstance. Je suis toujours surprise, re/pondit-elle, quand je songe combien il est difficile de conserver un amant, que l'on puisse jamais e$tre tente/e d'en prendre. Nous pourrions dire la me$me chose d'une mai$tresse, lui dis-je, et je n'imagine pas que le co|eur des femmes se fixe plus facilement que le no$tre. J'aurais, reprit-elle en souriant, de quoi vous prouver le contraire; mais je vous laisse volontiers cette ide/e; je ne trouve pas que nous y perdions assez, pour la combattre. Je ne pense pas de me$me, lui re/pondis-je, et si je pouvais vous o$ter la vo$tre, je me croirais le plus heureux des hommes. Cela serait difficile, re/pondit-elle, en rougis- sant. Ah! je ne le sais que trop, m'e/criai-je, et c'est un bonheur dont je ne me flatte pas. Celui de me faire changer d'opinion, reprit-elle avec un extre$me embarras, serait si peu pour vous, que je ne sais pourquoi vous le souhaitez; je suis fort attache/e a\ la mienne, et je doute que l'on puisse jamais la de/truire. Vous ne la garderez cependant pas toujours, lui dis-je. Cette pre/diction, re- prit-elle en riant, ne me fait pas trembler. Je suis plus opinia$tre que vous ne croyez, et si su$re d'ailleurs que le bonheur de ma vie de/pend de ce que je pense la\-dessus, que rien au monde ne peut me faire changer. Avec autant de raison de craindre, que vous en pouvez avoir vous- me$me, je ne me sens pas, re/pondis-je, autant de fermete/ que vous, et j'en aurais, s'il se pouvait, davantage, qu'un seul de vos regards suffirait pour m'en priver a\ jamais. Emporte/ par ma passion, j'allais sans doute la de/cou- vrir tout entie\re a\ Mademoiselle de The/ville, si Madame de Lursay, qui venait de finir une lettre que Madame de The/ville lui avait donne/e a\ lire, ne se fu$t pas rapproche/e de nous. Prive/ de la douceur de dire a\ Hortense combien je l'aimais, j'avais du moins celle de croire qu'elle l'avait 175 pu deviner, et que le peu que je lui avais montre/ de mes sentiments ne lui avait pas de/plu. Nous avions e/te/ tous deux e/mus en nous parlant; mais je n'avais pas trouve/ de cole\re dans ses yeux, et quoiqu'elle ne m'eu$t re/pondu rien dont je pusse tirer avantage, je n'avais pas non plus lieu de penser qu'elle eu$t pour moi cette aversion dont jusque-la\ je l'avais soupc#onne/e. Il me semble, lui dit Madame de Lursay, que vous vous querelliez ? Pas tout a\ fait, re/pondit-elle en riant; mais pourtant nous n'e/tions pas d'accord : c'est votre faute, lui dis-je, et je vous ai offert le moyen de terminer la dispute. De quoi s'agit-il donc, demanda Madame de Lursay ? De presque rien, Madame, reprit-elle. Monsieur de Meilcour voulait me faire prendre une opinion que je lui promettais de n'avoir jamais. Si c'est une des siennes qu'il veut vous donner, je ne trouve pas que vous ayez tort de ne vouloir pas la prendre, dit Madame de Lursay d'un ton aigre, car il n'en a que de singulie\res, qui ne peuvent aller qu'a\ lui, et qu'il ne conserve qu'avec plus de plaisir. Quelque ente$te/ que vous puissiez me croire, Madame, lui re/pondis-je, je ce/dais a\ ma cousine, et elle peut vous dire que c'e/tait sans regret et de bonne foi. Ce n'est pas, reprit Hortense, ce dont je suis persuade/e. Et vous avez raison, ajouta Ma- dame de Lursay; car avec l'air simple que vous lui voyez, il ne laisse pas d'avoir de la faussete/. Je m'aperc#us aise/ment que Madame de Lursay voulait se servir de cette occasion pour me faire une querelle particulie\re; mais, quelque sensible qu'il me fu$t d'e$tre accuse/ de faussete/ devant Hortense, j'aimai mieux ne pas lui re/pondre que de lui donner le plaisir d'une explica- tion: su$r d'ailleurs que si je pouvais accoutumer Hortense a\ m'entendre, je la persuaderais biento$t de ma since/rite/. Mon silence acheva de piquer Madame de Lursay; un regard qu'elle lanc#a sur moi, m'avertit de sa fureur; mais je ne m'occupais plus de ce qu'elle pouvait penser. Rem- pli des commencements de ma passion, je ne songeais qu'a\ ce qui pouvait la faire re/ussir. Aussi prompt a\ me flatter du succe\s que je l'avais e/te/ a\ en de/sespe/rer, je n'osais plus douter qu'Hortense ne devi$nt pas sensible. Que dis-je! a\ peine douttais-je qu'elle ne le fu$t pas de/ja\. 176 J'oubliais dans les douces illusions dont je repaissais mon amour, et cette antipathie dont j'avais cru ne pouvoir jamais triompher, et ce rival qui la veille me$me m'avait cause/ les plus grandes alarmes ; a\ peine enfin avais-je parle/, qu'il me semblait qu'elle m'avait re/pondu. Je la regardais, et il me paraissait qu'elle ne fuyait pas mes regards. Cette tristesse, que tant de fois en moi-meme je lui avais reproche/e, que j'avais attribue/e a\ l'absence de quelqu'un qu'elle aimait, n'e/tait plus a\ mes yeux que cette voluptueuse me/lancolie ou\ se plonge un co|eur tout occupe/ de son objet, celle enfin que je sentais depuis que je l'avais vue. Ces charmantes ide/es ne me se/duisirent s pas long- temps ; on annonc#a Germeuil. Je fre/mis en le voyant entrer; et l'e/tonnement que parut lui causer ma pre/sence, augmenta la jalousie que me donnait la sienne. L'air familier qu'il prit, l'extre$me amitie/ que Madame de The/- ville lui marqua, la joie qui se re/pandit sur le visage d'Hortense, tout re/veilla mes soupc#ons, tout me de/chira le co|eur. Ciel! me dis-je, avec fureur, j'ai pu croire que je serais aime/ : j'ai pu oublier que Germeuil seul pouvait lui plaire! Comment, avec cette certitude qu'ils m'ont don- ne/e de leur amour, s'est-il efface/ de ma me/moire? Plus je m'e/tais flatte/, plus le coup que me portait Germeuil e/tait affreux. Je me sentais, en le regardant, des transports de rage que j'avais une peine extre$me a\ contraindre; je n'en eus pas moins a\ le saluer, mais je ne pus prendre assez sur moi, pour re/pondre convenable- ment aux choses obligeantes qu'il me dit. Il alla avec empressement aupre\s de Mademoiselle de The/ville, et l'aborda avec cette politesse anime/e qu'on a pour les femmes a\ qui l'on veut plaire. Une douce satisfaction e/clatait dans ses yeux; je crus me$me y lire de l'amour, mais un amour paisible, et tel qu'il est quand on l'a rendu certain du retour. Il lui dit mille choses fines et galantes, qui me firent fre/mir pour ce qu'il pouvait lui dire quand ils e/taient sans te/moins ; c'e/tait des expressions tendres et vives, qu'il me semblait qu'on ne devait trouver que pour ce qu'on aime e/perdument, et que je n'imaginais moi- me$me que pour Hortense. Il lui lanc#ait de ces regards que 177 j'aurais de/sire/s d'elle; de son co$te/, elle lui souriait, l'e/coutait avec complaisance, se pressait de lui re/pondre, et ne daignait pas contraindre le plaisir que lui donnait sa vue. Un spectacle aussi cruel pour moi acheva de me percer le co|eur. Cent fois je me dis que je n'aimais plus Mademoiselle de The/ville, et je sentais augmenter mon amour a\ chaque protestation d'indiffe/rence que je lui faisais. Chaque fois que je voyais ses beaux yeux, pleins de douceur et de feu, s'arre$ter sur Germeuil, que ses le\vres charmantes s'entrouvraient pour lui sourire, enivre/ de plaisir, en fre/missant je m'y laissais entrai$ner. A peine pouvais-je me souvenir qu'un autre re/gnait sur ce co|eur pour qui j'aurais tout sacrifie/, et que je ne devais qu'a\ mon rival la satisfaction de la voir si belle. Je me trouvais cependant trop a\ plaindre, quand ces mouvements se ralentissaient, pour que mon malheur ne me pe/ne/tra$t pas de rage, et ce sentiment douloureux me faisait jeter sur eux, de temps en temps, les regards les plus sombres. Errant dans la chambre ou\ nous e/tions, plein de mon de/sespoir et de mon amour, je ne pouvais ni m'approcher d'eux, ni prendre part a\ leur conversation. Germeuil m'adressa la parole plus d'une fois: je ne lui re/pondais qu'a\ peine, et toujours si peu de chose, qu'il prit enfin le parti de ne me plus rien dire. On aurait cru, a\ voir la conduite de Mademoiselle de The/ville, qu'elle n'avait devine/ mes sentiments que pour avoir sans cesse la bar- bare joie de les mortifier. De moment en moment elle parlait bas a\ Germeuil, se penchait familie\rement vers lui; et ces choses qui, toutes simples qu'elles sont en elles-me$mes, ne me le paraissaient pas alors, achevaient de me de/sespe/rer. Tant de mouvements diffe/rents, et que je n'e/tais pas dans l'habitude d'e/prouver, m'accable\rent : la tristesse ou\ je me plongeais devint si forte, que je ne pus plus la dissimuler. Madame de Lursay, qui s'aperc#ut de l'alte/ra- tion de mes yeux, et de la pa$leur subite qui se re/pandit sur mon visage, me demanda si je me trouvais mal. A cette question Mademoiselle de The/ville s'avanc#a vers moi pre/cipitamment, dans le temps que je re/pondais a\ Ma- dame de Lursay qu'en effet je ne me trouvais pas bien, et 178 m'offrit d'une eau dont elle me vanta la vertu. Ah ! Mademoiselle, lui dis-je en soupirant, je crains qu'elle ne me soit inutile, et ce dont je me plains n'est pas ce que vous pensez. Elle ne me re/pondit rien; je crus seulement remarquer qu'elle e/tait touche/e de mon e/tat. Cette ide/e, et son empressement a\ voler vers moi, me cause\rent un instant de plaisir. Je la regardai fixement; mais, mon attention la ge$nant sans doute, elle baissa les yeux en rougissant, et me quitta. Je retombai dans ma premie\re douleur: j'eus du de/pit de lui avoir parle/; je craignis d'en avoir trop dit, ou que mes yeux, qui se portaient sur elle trop tendrement, ne lui eussent donne/ le sens de mes paroles. Madame de Lursay, qui ne connaissait pas les inte/re$ts secret de mon co|eur, et qui s'occupait uniquement des torts que j'avais avec elle, prit pour l'ennui d'e$tre e/loigne/ de Madame de Senanges, le chagrin que je marquais. Cette passion, qui lui paraissait aussi prompte que ridi- cule, ne laissait pas de l'inquie/ter extre$mement. Elle jugeait par son progre\s de sa vivacite/, et cette affaire, a\ ce qu'il lui semblait, se poussait trop rapidement des deux co$te/s pour qu'elle y pu$t apporter des obstacles. Elle ne doutait pas que je ne revisse le soir me$me Madame de Senanges, et que je ne fusse a\ jamais perdu pour elle. Surtout elle craignait Versac, qui se ferait un point d'honneur de conduire une intrigue dans laquelle il m'avait embarque/, moins par amitie/ pour Madame de Senanges et pour moi, que dans le dessein de lui enlever mon co|eur. Le mal e/tait certain, et le reme\de difficile a\ trouver; elle avait perdu par sa lenteur le droit d'acque/rir de l'empire sur moi, et ne croyait pas pouvoir me retenir, en me faisant espe/rer des faveurs que je ne sollicitais plus. Incertaine de la fac#on dont je prendrais le ton sur lequel elle me parlerait, elle n'osait en hasarder aucun; celui de l'amour ne se/duit qu'autant qu'il est employe/ sur quelqu'un qui aime, et devient ridicule partout ou\ il n'attendrit pas. Elle jugea cependant que ce serait le seul qui pu$t me ramener, puisque les airs ironiques et me/pri- sants n'avaient point paru seulement me donner a penser. Elle vint donc s'asseoir aupre\s de moi. Madame de 179 The/ville, qui e/crivait, lui laissait le loisir de me parler. Elle me regarda quelque temps, et, me voyant toujours plonge/ dans la re$verie la plus profonde : y songez-vous? me dit-elle fort bas. Que voulez-vous qu'on pense ici de la mine que vous faites ? Ce qu'on voudra, Madame, re/pondis je, d'un ton chagrin. Il semble a\ voirs, reprit- elle doucement, que vous y soyez malgre/ vous; quelque chose vous a-t-il de/plu? Mais non, ajouta-t-elle en sou- pirant, j'ai tort de vous interroger sur ce que je ne sais que trop bien; ma pre/sence seule vous afflige, et l'inte/re$t que je prends a\ vous, commence a\ vous devenir insupporta- ble. Vous ne re/pondez rien; voudriez-vous donc que je le crusse ? Vous vous impatientez aise/ment, re/pliquai-je, et je crains que la querelle que vous me faites a\ pre/sent, ne soit pas mieux fonde/e que celle que vous m'avez faite tanto$t. Mais quand il serait vrai que toutes deux fussent injustes, devriez-vous, re/pondit-elle, vous en offenser ? Peut-e$tre fais-je mal de vous le dire? Mais, Meilcour, si jamais vous aviez pense/ a\ ce que vous m'avez re/pe/te/ tant de fois, loin de vous plaindre de moi, vous me remercie- riez sans doute. Eh ! quel est donc mon crime ? Je vous ai dit que je vous soupc#onnais, non d'aimer Madame de Senanges, vous pensez trop bien pour e$tre capable d'un gou$t aussi peu fait pour un honne$te homme ; mais de vous e$tre livre/ trop e/tourdiment a\ ses agaceries dont vous ne sentiez pas la conse/quence. Je sais mieux que vous-me$me ce qu'une femme de cette espe\ce peut prendre sur vous; ce ne serait point le sentiment qui vous conduirait aupre\s d'elle; mais, en la me/prisant, vous lui ce/deriez. Qui pourrait vous re/pondre que ce me$me caprice, dont d'abord vous auriez eu honte en le satisfaisant, ne devi$nt pas pour vous une passion violente? Malheureusement, les objets les plus me/prisables sont presque toujours ceux qui les inspirent. On se repose sur le peu de gou$t que d'abord on prend pour eux, on n'imagine pas qu'ils puissent jamais e$tre a\ craindre; mais, sans qu'on s'en aperc#oive l'imagination s'e/chauffe, la te$te se frappe, on se trouve amoureux de ce qu'on croyait de/tester, et le co|eur partage enfin le de/sordre de l'esprit. Que me reste- ra-t-il donc, je ne dis pas des sentiments que, si je vous en 180 crois, je vous ai inspire/s; mais de l'amitie/ que j'ai tou- jours eue pour vous, si je ne puis vous donner des conseils sans vous re/volter? Quand il serait vrai que, plus sensible en effet que je n'ai voulu vous le parai$tre, je craignisse en secret de vous perdre, qu'enfin je fusse jalouse, serait-ce pour vous une raison de me hai%r? Mais je ne vous hais pas, Madame. Vous ne me hai%ssez pas! re/pliqua-t-elle. Ah ! la plus cruelle indiffe/rence pourrait- elle s'exprimer avec plus de froideur? Vous ne me hai%s- sez point; vous me le dites, et vous ne rougissez point de me le dire. Que voulez-vous que je vous re/ponde, Ma- dame ? lui dis-je. Rien de ma part ne vous satisfait; tout vous irrite, tout est crime a\ vos yeux. Je vois chez vous une femme que je ne cherchais pas, pour qui je n'ai rien marque/ s ; vous trouvez cependant que je l'aime. Je suis re$veur ici, parce que je me sens un mal de te$te affreux, c'est l'ennui que vous me causez qui me tourmente. Si chacune de mes actions vous fait faire de pareils com- mentaires, nous serons, a\ ce que je pre/vois, souvent mal ensemble. Non, Monsieur, re/pondit-elle, indigne/e de mes discours, vous pre/voyez mal; je ne suis pas assez bien paye/e de mes soins pour daigner les prendre davan- tage. Je connais votre co|eur, et l'estime ce qu'il vaut, peut-e$tre serez-vous quelque jour fa$che/ d'avoir perdu le mien. En achevant ces paroles elle se leva brusquement et moi, impatiente/ de ses reproches et de la pre/sence de Germeuil, et ne pouvant plus soutenir l'un et l'autre, je pris conge/ de Madame de The/ville, qui fit, mais vaine- ment, tous ses efforts pour me retenir. J'e/tais trop pique/ des proce/de/s d'Hortense pour vouloir lui parai$tre content d'elle, et je lui te/moignai, en la quittant, une extre$me froideur, que de son co$te/ elle me rendit sans me/nage- ment. J'avais ordonne/, malgre/ Madame de Lursay, que mon carrosse suivi$t le sien, et j'y montai, de/sespe/re/ d'avoir laisse/ Hortense avec mon rival, et sur le point de rentrer chez elle; ce que j'aurais fait sans doute, si j'avais ima- gine/ quelque chose qui eu$t pu justifier cette de/marche. Livre/ a\ moi-me$me, et l'esprit dans la situation du monde 181 la moins tranquille, je ne sus d'abord de quel co$te/ tourner mes pas. On me demanda deux fois inutilement ou\ je voulais aller. Je craignais la solitude et ne me sentais pas en e/tat de voir du monde. Enfin, irre/solu encore sur ce que je voulais faire, je dis a\ tout hasard, et pour gagner du temps, qu'on me mena$t chez Madame de Senanges. Mon dessein cependant n'e/tait point du tout de la voir. Il e/tait de/ja\ assez tard pour que je pusse espe/rer de ne la pas trouver, et je comptais, en me faisant e/crire s, et laissant les couplets qu'elle m'avait demande/s, e$tre de/barrasse/ d'elle pour longtemps. J'arrivai; mais je n'e/tais pas fait ce jour-la\ pour e$tre heureux. Madame de Senanges e/tait chez elle. Son carrosse, que je vis dans la cour, me fit connai$tre qu'elle e/tait pre\s de sortir, et qu'heureusement ma visite ne serait pas longue. Je montai fort inquiet du te$te-a\-te$te que j'allais avoir avec elle : je ne savais pas encore l'art de les rendre courts quand ils ennuient, et de les remplir quand ils doivent amuser. L'ide/e que j'allais voir une femme qui e/tait pre/venue s de gou$t pour moi, me donna cependant plus d'audace qu'a\ mon ordinaire. J'aurais en effet e/te/ le seul homme a\ qui Madame de Senanges eu$t pu inspirer de la crainte; si ce n'est pourtant qu'on eu$t celle de lui plaire un peu plus qu'on n'aurait voulu, ce qui aurait e/te/ tre\s pardonnable. Je ne connais- sais pas assez le pe/ril ou\ je m'exposais pour le craindre beaucoup; je savais bien que naturellement elle e/tait fort tendre, mais j'avais trop peu d'expe/rience pour porter la\-dessus mes ide/es bien loin. J'entrai: quoique la jour- ne/e fu$t de/ja\ fort avance/e, Madame de Senanges e/tait encore a\ sa toilette; cela n'e/tait pas bien surprenant : plus les agre/ments diminuent chez les femmes, plus elles doivent employer de temps a\ ta$cher d'en re/parer la perte ; et Madame de Senanges avait beaucoup a\ re/parer. Elle me parut comme la veille a\ peu pre\s, si ce n'est qu'au grand jour je lui trouvai quelques anne/es de plus et quelques beaute/s de moins. Comme elle pensait aussi biens d'elle que tout le monde en pensait mal, elle ne s'aperc#ut pas de l'impression de/savantageuse qu'elle fai- sait sur moi. Elle croyait d'ailleurs m'avoir conquis le soir pre/ce/dent, et se flattait que ma visite n'avait pour 182 objet que de re/gler entre nous certains pre/liminaires, qui, avec la disposition qu'elle apportait a\ finir, devaient vrai- semblablement e$tre peu dispute/s. Elle fit un cri de joie en me voyant: ah, c'est vous, me dit-elle familie\rement; vous e$tes charmant d'e$tre re/gu- liers. Je craignais qu'on ne vous reti$nt, je n'osais pres- que plus vous espe/rer; je vous attendais pourtant. je suis au de/sespoir, Madame, lui dis-je, d'e$tre venu si tard; mais des affaires indispensables m'ont arre$te/ plus long- temps que je n'aurais voulu. Des affaires ! Vous, inter- rompit-elle ? A votre a$ge, en connai$t-on d'autres que celles de co|eur? En serait-ce par hasard une de cette espe\ce qui vous aurait retenu ? Non je vous jure, Ma- dame, re/pliquai-je; on laisse mon co|eur assez tranquille. Vous me surprenez, reprit-elle, et ce n'est pas ce que j'aurais imagine/. Mais le croyez-vous fait pour cet aban- don-la\, Madame, demanda-t-elle a\ une femme qui e/tait chez elle, et que jusque-la\ j'avais a\ peine remarque/e : ce qu'il dit ne vous e/tonne-t-il pas comme moi ? L'autre ne re/pondit que par un geste d'approbation. Mais vous n'e$tes pas since\re, continua Madame de Senanges, ou l'on ne vous dit pas tout ce qu'on pense de vous. Ah ! Madame, repartis je : et qu'en pourrait-on penser qui me fu$t si favorable? je n'aime point, re/pondit-elle, les gens qui pensent trop bien d'eux-me$mes. Mais, en ve/rite/, il y a une justice qu'il faut se rendre. Quand on est fait d'une certaine fac#on, il me semble qu'il est ridicule de l'ignorer a\ un certain point, et vous e$tes au mieuxs. N'est-il pas vrai, Madame ? Mais c'est qu'on voit fort peu de figures comme la sienne. On en admire toute la journe/e qui n'en approchent pas. Je vois les femmes s'ente$ter sans qu'elles sachent pourquoi, mettre a\ la mode de petits riens qui ne sont point faits seulement pour e$tre regarde/s : ne diriez- vous pas que c'est quelquefois le re\gne des <1atomes>1 s? Avec le plus beau visage du monde, il est fait merveilleu- sement : je l'ai dit, et cela est vrai, ajouta-t-elle affirmati- vement, on n'est pas mieux. Pendant qu'elle me louait avec cette maussade inde/- cence, ses regards aussi peu mesure/s que ses discours, m'assuraient qu'elle e/tait pe/ne/tre/e de ce qu'elle me di- 183 sait. Elle me regardait, je ne dirai pas avec tendresse, ce n'e/tait pas la\ l'expression de ses yeux; mais qui pourrait peindre ce qu'ils e/taient? Ennuye/ de mon pane/gyrique, et plus encore de celle qui le faisait: voila\, Madame, lui dis-je, les chansons que vous me demanda$tes hier. Ah ! oui, je vous en remercie, elles sont charmantes. Puis me tirant a part : Savez-vous bien, me dit-elle, que si Ma- dame de Mongennes n'e/tait pas ici, je vous gronderais fort se/rieusement d'e$tre venu si tard; et que le plaisir que j'ai a\ vous voir ne m'empe$che pas de sentir que, si vous l'aviez voulu, je vous aurais vu plus to$t? Mais, pour m'en de/dommager, je veux que vous veniez avec nous aux Tuileries. Cette proposition ne m'agre/ant pas, je fis ce que je pus pour m'en de/fendre, mais elle m'en pressa tant, que je fus oblige/ de lui ce/der. En descendant, je lui donnai le bras. Elle s'appuya familie\rement dessus, me sourit, et me donna enfin toutes les marques d'attention et de bonte/s que le temps et le lieu lui permettaient. Plus embarrasse/ que flatte/ de ce qu'elle faisait pour moi, chaque moment augmentait l'aversion qu'elle m'avait inspire/e. Quelque pre/venu que je fusse contre Madame de Lursay, je ne laissais pas de sentir toute la distance qu'il y avait de l' une a\ l'autre. Si Madame de Lursay n'avait pas toutes les vertus de son sexe, elle en avait du moins; ses faiblesses e/taient cache/es sous des dehors imposants, elle pensait et s'exprimait avec noblesse, et rien ne de/dommageait en Madame de Senanges des vices de son co|eur. Faite pour le me/pris, il semblait qu'elle craigni$t qu'on ne vi$t pas assez to$t combien on lui en devait : ses ide/es e/taient pue/riles, et ses discours rebu- tants. Jamais elle n'avait su masquer ses vues, et l'on ne saurait dire ce qu'elle paraissait dans les cas ou\ presque toutes les femmes de son espe\ce ont l'art de ne passer que pour galantes. Quelquefois cependant elle prenait des tons de dignite/, mais qui la rendaient si ridicule : elle soutenait si mal l'air d'une personne respectable, que l'on ne voyait jamais mieux a\ quel point la vertu lui e/tait etrange\re, que quand elle feignait de la connai$tre. L'air serieux avec lequel je recevais ses attentions, ne lui donna pas d'inquie/tudes; et ma tristesse ne lui paraissant cause/e 184 que par l'incertitude ou\ je pouvais e$tre encore de lui plaire, elle ne s'en crut que plus oblige/e a\ me remettre l'esprit sur des craintes qui ne lui semblaient pas nai$tre a\ propos. A tout ce qu'elle employa pour me rassurer, je dus croire qu'elle ne jugeait pas ma peur me/diocre, et je descendis aux Tuileries avec elle, comble/ de ses faveurs, et accable/ d'ennui. TROISIE\ME PARTIE L'heure du Cours s e/tait passe/e quand nous entra$mes dans les Tuileries; le jardin e/tait rempli de monde. Ma- dame de Senanges, qui ne m'y menait que pour me montrer, en fut charme/e, et re/solut de se comporter si bien, qu'on ne pu$t pas douter que je ne lui appartinsse. Je n'e/tais pas en e/tat de m'opposer a\ ses projets; et quoique fa$che/ de lui plaire, je ne savais ni comment recevoir les soins qu'elle marquait pour moi, ni le moyen de m'y de/rober. Ce que j'avais vu chez Mademoiselle de The/- ville, m'avait rempli le co|eur d'une tristesse, que les objets les plus agre/ables n'auraient pas dissipe/e, et que les deux femmes avec qui je me trouvais, augmentaient a\ chaque instant. Madame de Mongennes, surtout, me de/plaisait. Elle avait une de ces figures qui, sans avoir rien de de/cide/, forment cependant un tout de/sagre/able, et auxquelles le de/sir immode/re/ de plaire, ajoute de nouvelles disgra$ces. Avec beaucoup trop d'embonpoint, et une taille qui n'avait jamais e/te/ faite pours e$tre aise/e, elle cherchait les airs le/gers. A force de vouloir se faire un maintien libre, elle e/tait parvenue a\ une impudence si de/termine/e et si ignoble, qu'il e/tait impossible, a\ moins que de penser comme elle, de n'en e$tre pas re/volte/. Jeune, elle n'avait aucun des charmes de la jeunesse, et paraissait si fatigue/e et si fle/trie, qu'elle en faisait compassion. Telle qu'elle e/tait cependant, elle plaisait, et ses vices lui te- naient lieu d'agre/ments dans un sie\cle ou\, pour e$tre de mode, une femme ne pouvait trop marquer jusqu'ou\ elle portait l'extravagance et le dere\glement. 186 Loin qu'elle me toucha$t, le sot orgueil que je lisais dans ses yeux, et ses gra$ces force/es, m'indignaient contre elle. Je ne lui faisais pas injustice dans le fond, mais je doute que, sans ses airs de/daigneux, j'en eusse d'abord aussi mal pense/. Te/moin de tout ce que Madame de Senanges m'avait dit de tendre, elle n'avait pas semble/ m'en estimer davantage. Cette inattention me de/plut, et me la fit examiner moi-me$me avec une se/ve/rite/ qui ne lui pardonna rien, et me la montra me$me un peu plus mal qu'elle n'e/tait. J'ignorais qu'on n'en e/tait pas moins bien avec elle pour parai$tre ne la pas se/duire au premier coup d'o|eil, et que souvent elle affectait cette me/prisante indiffe/rence, uniquement pour qu'on fu$t tente/ d'en triompher: car, ainsi que je le lui ai depuis entendu dire, une facilite/ continuelle et une vertu qui ne rela$che jamais rien de sa se/ve/rite/, sont deux choses e/galement a\ craindre pour une femme. Ce fut apparemment pour se conformer a\ cette sage maxime, qu'elle ne com- menc#a a\ m'e$tre favorable qu'une heure environ apre\s m'avoir vu. Tant que nous fu$mes dans un endroit ou\ les spectateurs lui manquaient, elle ne daigna pas m'adresser la parole; mais en approchant de la grande alle/e, je vis changer sa physionomie. Ses fac#ons devinrent vives; elle me parla sans cesse, et avec une familiarite/ de/place/e, et que, sans de grands desseins, on n'a jamais a\ la premie\re vue. Peu touche/ d'un changement dont j'ignorais l'objet, et qui, quand je l'aurais devine/, ne m'en aurait pas inte/resse/ davantage, je continuais avec elle sur le ton que d'abord elle semblait m'avoir marque/. Madame de Senanges ne s'aperc#ut pas plus to$t des nouvelles ide/es de Madame de Mongennes, qu'elle en conc#ut des alarmes : elle jugea, et je crois avec raison, que si elle ne voulait pas me plaire, elle voulait du moins qu'on pu$t penser qu'elle me plai- sait. L'insulte e/tait la me$me pour Madame de Senanges, qui peut-e$tre aussi e/tait moins flatte/e de ma conque$te, que du bruit qu'elle pourrait faire. Les entreprises de Madame de Mongennes allant directement contre ses intentions, elle prit avec elle un air se/rieux et sec. L'autre y re/pondit un peu plus se\chement encore; et j'eus la 187 gloire, en commenc#ant ma carrie$re, de de/sunir deux femmes auxquelles je ne pensais pas s Sans comprendre alors ce qui causait entre elles le froid que j'y remarquais depuis un instant, leurs regards me firent juger qu'elles se tenaient pour brouille/es. Elles s'examinaient mutuellement avec un o|eil railleur et criti- que; et apre\s quelques moments d'une extre$me attention, Madame de Senanges dit a\ Madame de Mongennes, qu'elle se coiffait trop en arrie\re pour son visage. Cela se peut, Madame, re/pondit l'autre ; le soin de ma parure ne m'occupe pas assez pour savoir jamais comme je suis. En ve/rite/ ! Madame, re/pliqua Madame de Senanges, c'est que cela ne vous sied pas du tout, et je ne sais comment j'ai jusqu'ici ne/glige/ de vous le dire. Pranzi me$me, qui, comme vous savez, vous trouve aimable, le remarquait aussi la dernie\re fois. Monsieur de Pranzi, re/pondit-elle, peut faire des remarques sur ma personne; mais je ne lui conseillerais pas de me les confier. Mais pourquoi donc ? Madame, reprit Madame de Senanges. Qui voulez-vous, si ce n'est pas notre ami, qui nous dise ces sortes de choses ? Ce n'est point que vous ne soyez fort bien, mais c'est que fort peu de personnes pourraient soutenir cette coiffure-la\; c'est vouloir de gaiete/ de co|eur ga$ter sa fi- gure, que de ne pas consulter quelquefois comme elle doit e$tre, ou pluto$t, ajouta-t-elle avec un ris malin, c'est vouloir penser qu'on la croit faite pour aller avec tout, et cela ne ferait pas une pre/tention modeste. Eh ! mon Dieu ! Madame, re/pondit-elle, qui est-ce qui n'en a pas des pre/tentions, qui ne se croit point toujours jeune, toujours aimable, et qui ne se coiffe pas a\ cinquante ans comme je le fais a\ vingt-deux? Ce discours tombait si visiblement sur Madame de Senanges, qu'elle en rougit de cole\re, mais la discussion la\-dessus lui pouvait e$tre si de/savantageuse, qu'elle crut a\ propos de n'y pas entrer: ce n'e/tait d'ailleurs, ni le lieu, ni le temps de se livrer a\ de petits inte/re$ts; aussi ne s'occupa-t-elle que de l'objet qui seul alors la remuait vivement. Il s'agissait de prouver que je n'e/tais pas a\ Madame de Mongennes, et tout le reste ne lui paraissai$t rien. 188 Nous ne nous e/tions pas plus to$t montre/s dans la grande alle/e, que tous les regards s'e/taient re/unis sur nous. Les deux Dames avec qui je me promenais, n'e/taient pas assure/ment un objet nouveau pour le public, mais j'en devenais un digne de son attention et de sa curiosite/. On les connaissait trop pour croire que je ne fusse la\ pour aucune d'elles, et le soin que toutes deux prenaient de me plaire, empe$chait qu'on ne pu$t bien savoir a\ laquelle j'appartenais. Madame de Senanges, que cette irre/solution impatientait, n'e/pargnait rien pour faire de/cider la chose en sa faveur: chaque fois que sa rivale voulait me regarder, un coup d'e/ventail donne/ a\ propos, interceptait le regard et le rendait inutile : elle ajoutait a\ cela toutes les minauderies qui lui avaient autrefois re/ussi, me parlait bas, avait des airs si tendres, si languissants, si abandonne/s, qu'a\ cette inde/cence si supe/rieurement employe/e, il fut impossible au public de ne pas croire ce qu'elle voulait qu'il cru$t. Cette victoire lui fut d'autant plus douce, qu'elle avait entendu louer extre$mement ma figure ; cependant ce n'e/tait encore rien pour elle de triompher de Madame de Mongennes, si je ne me pre$tais pas mieux aux gra$ces dont elle me com- blait. Inattentif et re$veur, a\ peine daignais-je re/pondre aux interrogations fre/quentes dont elle ne cessait de me fatiguer. Versac l'avait si positivement assure/e qu'elle m'avait vivement touche/, qu'elle ne concevait pas ce qui m'empe$chait de le lui dire. Elle sentait que, sans s'expo- ser aux railleries de Madame de Mongennes, elle ne pouvait point parai$tre douter de mon amour; cependant elle de/sirait de me faire parler. Elle se souvint en ce moment que Versac lui avait dit que Madame de Lursay avait des vues sur moi, et qu'il lui avait semble/ que je ne m'e/loignais pas d'y re/pondre. Elle imagina que, sans se compromettre, il lui serait aise/ d'e/claircir ses doutes, et me demanda, d'un air ne/gligent, s'il y avait longtemps que je connaissais Madame de Lursay. Je lui re/pondis que depuis fort longtemps elle e/tait amie de ma me\re. Je la croyais pour vous plus nouvelle connaissance, dit-elle ; on m'avait me$me assure/e qu'elle avait eu l'envie du monde la plus forte de vous plaire. A moi! Madame, 189 m'e/criai-je, je vous jure qu'elle n'y a jamais pense/. Peut-e$tre, re/pondit-elle, n'avez-vous pas voulu le voir, n'est-il pas vrai ? Cela vous aura e/chappe/ ? Peut-e$tre aussi l'avez-vous aime/e: il est un a$ge ou\ tout plai$t, c'est un malheur. On prend quelqu'un sans savoir pourquoi, parce qu'il le veut, parce qu'on est trop jeune aussi pour savoir dire qu'on ne le veut pas, qu'on est presse/ d'avoir une affaire, et que la plus promptement de/cide/e parai$t tou- jours la meilleure. On est amoureux quelque temps, les yeux s'ouvrent a\ la fin, on voit ce qu'on a pris, on s'ennuie de l'avoir, on en rougit, et l'on quitte; et voila\ comme vous aurez eu Madame de Lursay. Elle a, je crois, re/pondis-je, beaucoup d'amitie/ pour moi; mais... Eh ! oui, interrompit-elle, vous allez e$tre discret, et ce ne sera que par vanite/. Je ne crois pas, dit alors Madame de Mongennes, que ce soit la\ sa raison. Il ferait trop d'injus- tice a\ Madame de Lursay, s'il pensait d'elle aussi mal, et je la trouve assez aimable pour n'e$tre pas surprise qu'elle eu$t pu lui plaire. Vous le trouvez, Madame, reprit-elle, d'un ton de pitie/. C'est un gou$t qui vous est particulier: elle a peut-e$tre plu jadis; mais personne d'aujourd'hui n'e/tait de ce temps-la\. Il n'est pourtant pas si e/loigne/ que vous ne puissiez vous en souvenir, re/pliqua Madame de Mongennes. Moi qui vous parle, je l'ai vu, ce temps. Eh bien! Madame, re/pondit-elle, vous ne voulez pas appa- remment qu'on vous croie jeune. Comme elles en e/taient la\, et qu'une aigreur polie se mettait dans leurs discours, nous aperc#u$mes Versac. Ma- dame de Senanges l'appela, il vint a\ nous, mais sans cet air libre que j'admirais en lui, et que je cherchais vaine- ment a\ prendre. Il semblait que la vue de Madame de Mongennes le ge$na$t, et qu'elle eu$t sur lui cette supe/riorite/ qu'il avait sur toutes les autres femmess. Ah ! venez, comte, lui dit Madame de Senanges, j'ai besoin de vous contre Madame, qui me soutient depuis deux heures des choses inoui%es. Je le croirais bien, re/- pondit-il se/rieusement. Avec un esprit supe/rieur, il n'y a rien de bizarre et me$me d'absurde, qu'on ne puisse sou- tenir avec succe\s: eh bien ! quel e/tait l'objet de la dis- pute? Vous connaissez Madame de Lursay, lui demanda- 190 t-elle ? Excessivement s, Madame re/pondit-il c'est assure/ment une personne respectable, et dont tout le monde connai$t les agre/ments et la vertu. Madame sou- tient, reprit-elle, qu'on peut encore aimer Madame de Lursay avec de/cence. J'y trouverais pour moi, dit-il, plus de ge/ne/rosite/ et de grandeur d'a$me. C'est ce que je dis, repartit-elle, et qu'on ne peut s'attacher a\ quelqu'un de l'a$ge de Madame de Lursay, sans se faire un tort consi- de/rable. Cela est exactement vrai, repartit-il, mais du premier vrai s. Il y a mille belles actions comme cel- les-la\ qu'on ne saurait faire sans se commettre, et qui ne prennent jamais en bien s dans le monde. Eh ! que dites-vous ? dit Madame de Mongennes. On excuse tous les jours des gou$ts extraordinaires : plus ils sont bizarres, plus on s'en fait honneur, et vous voudriez... Oui, Ma- dame, interrompit-il, non seulement on les tole\re, on fait pis, on les approuve, et vous n'ignorez pas que j'en ai des preuves; mais le public n'est pas toujours aussi complai- sant que je l'ai trouve/ : il est des gou$ts qu'il s'obstine a\ proscrire. Il serait, comme vous le dites, peu complaisant, reprit- elle, et j'ajoute qu'il serait fort injuste, si l'on ne pouvait aimer Madame de Lursay sans qu'il y trouva$t a\ redire : je conviens qu'elle n'est plus de la premie\re jeunesse; mais combien ne voit-on pas de femmes, beaucoup moins jeunes qu'elle, inspirer encore des sentiments, ou du moins chercher a\ les faire nai$tre ? Cela n'est pas douteux, dit Versac, mais aussi ne le souffre-t-on pas tranquille- ment. Ah ! pour cela, dit Madame de Senanges, on en voit fort peu. Il est un a$ge ou\ l'on sait qu'il faut se rendre justice. Oui, reprit Versac, mais il me semble qu'il n'ar- rive pour personne, et que commune/ment on meurt de vieillesse en l'attendant encore. Moi, par exemple, je connais des femmes qui ont vieilli beaucoup, extre$me- ment, qui par conse/quent sont devenues laides, et ne s'en doutent seulement pas, et qui croient, de la meilleure foi du monde, avoir encore tous les charmes de leur jeu- nesse, parce qu elles en ont conserve/ soigneusement tous les travers. Ah ! que c'est bien Madame de Lursay, s'e/cria-t-elle, des travers qu'on prend pour des charmes ! 191 Il est inconcevable combien cela est frappant! cela est d'un lumineux particulier! et combien de gens cela ne peint-il pas ? Pour moi, j'y reconnais mille personnes. Pas encore toutes celles a\ qui cela ressemble, dit Madame de Mongennes, et vous l'attribuez a\ beaucoup d'autres pour qui il n'est point fait: car en ve/rite/, Madame de Lursay n'est ni vieille, ni ridicule. Je ne conc#ois rien a\ votre ente$tement, Madame, re/pliqua Madame de Senanges; il me pique : laissons la\ ses ridicules, ils sont prouve/s; mais enfin, quel a$ge a-t-elle donc " Eh bien ! Madame, dit Versac, elle n'a ve/ritablement que quarante ans: mais je soutiens qu'elle en a plus, parce que je ne l'aime pas assez pour permettre qu'elle n'ait que son a$ge. Assure/- ment vous vous trompez, re/pliqua-t-elle aigrement; qua- rante ans! il est impossible qu'elle n'ait que cela. Je me souviens... Madame, interrompit-il, en poussant cela jusqu'a\ la calomnie, elle en a quarante-cinq, mais je ne saurais aller plus loin. Au reste, voudriez-vous bien me dire a\ propos de quoi cette obligeante dissertation sur Madame de Lursay ? Vous le voyez bien, dit-elle; ce ne peut e$tre qu'a\ propos de l'amour qu'elle avait inspire/, l'on ne sait com- ment, a\ Monsieur de Meilcour. Ah ! Madame, re/pondit-il d'un air myste/rieux, pour peu qu'on estime les gens, on ne dit point ces choses-la\ tout haut, on ne devrait pas me$me les penser: mais la faiblesse humaine ne permet pas une si grande perfection. Je ne connais personne qu'un fait pareil, s'il e/tait ave/re/, ne perdi$t a\ jamais dans le monde. Monsieur de Meilcour a sans doute pour Ma- dame de Lursay de l'estime, du respect, de la ve/ne/ration me$me, si vous voulez ; mais il serait trop dangereux pour lui qu'on le soupc#onna$t seulement du reste. Vous le de/fendez mieux que lui-me$me, reprit-elle ; vous voyez qu'il s'en laisse accuser sans re/pondre et que ce propos l'embarrasse. Peut-e$tre aussi, dit-il, ne fait-il que l'en- nuyer et j'en serais peu surpris. A l'e/gard de son embar- ras, je ne vois pas ce que vous en pouvez conclure. E$tre embarrasse/ de l'accusation, n'est pas e$tre convaincu du crime. Il est bien vrai que Madame de Lursay a pour lui d'assez tendres sentiments; mais qui, dans le monde, est 192 a\ l'abri de ces accidents-la\ ? Re/pond-on de toutes les passions qu'on inspire, et, pourvu qu'on les me/prise, qu'on les rende bien infortune/es, quand il n'est pas de la dignite/ de s'y pre$ter, que reste-t-il au public a\ dire? Je suis, pour moi, tre\s certain que Monsieur de Meilcour a fait de me$me, et qu'il n'a pas la\-dessus la moindre com- plaisance a\ se reprocher. Tant pis si cela est vrai, dit Madame de Mongennes; je ne vois pas qu'il puisse mieux faire, ou du moins je vois qu'il pourrait faire beaucoup plus mal. Malgre/ l'extre$me et malheureuse de/fe/rence que j'ai pour tout ce que vous pensez, Madame, re/pondit Versac, je ne saurais e$tre de votre avis. Pour vous, Madame, continua-t-il, en parlant a\ Madame de Senanges, je suis surpris que vous soyez assez mal instruite de son choix, pour avoir encore Madame de Lursay a\ lui reprocher. Moi! lui dit-elle, je suis, je vous jure, dans la bonne foi; il ne m'a point encore fait de confidences. Qu'importe, Madame? Vous a\ qui j'ai vu deviner tant de choses plus obscures que ne l'est le secret de son co|eur, ne pourriez- vous pas vous servir encore de votre pe/ne/tration ? Par pitie/, Madame, devinez-nous. Non, dit-elle, cela ne se- rait pas convenable : quand il m'aura confie/ ses tour- ments, je verrai ce qu'il sera a\ propos de lui re/pondre. Allons, Monsieur, me dit Versac, confiez s, vous e$tes trop heureux : mais, ajouta-t-il, en me voyant interdit, ces sortes de confidences se font rarement devant te/moins. Enfin, demanda-t-elle, qu'est-ce donc que ce secret? Je ne l'imagine pas. J'en suis fa$che/, Madame, re/pondit-il, car si vous ne paraissez pas avoir devine/ quelque chose, on n'aura rien du tout a\ vous dire. Vous concevez bien, Madame, dit alors Madame de Mongennes, que ce secret si merveilleux ne peut vous e/chapper. Et cependant, reprit-elle, on me le cache encore. Je crois voir a\ pre/sent, dit Versac, que nous ne ris- quons plus rien a\ vous l'apprendre. Mais ou\ soupez-vous aujourd'hui ? Au Faubourg s? Oui, re/pondit-elle, mais ce n'est pas chez moi: nous allons toutes deux chez la Mare/chale de***; vous devriez bien y venir. Je ne sau- rais, dit-il, il y a aussi un faubourg ou\ je soupe, mais ce 193 n'est pas le vo$tre. Quelque tendre engagement vous y retient sans doute ? Tendre ! reprit-il, non. Est-ce toujours la petite de*** ? Il serait un peu difficile, repartit-il, que ce fu$t toujours elle. Je ne l'ai jamais eue. Ah ! quelle folie, s'e/cria Madame de Mongennes, de/nier une affaire aussi publique, et dont tout le monde se tue de parler depuis deux mois ! je voudrais bien, Madame, lui dit-il, que vous fussiez quelquefois persuade/e que je ne prends pas toujours, ni toutes les femmes, ni tous les travers qu'on me donne. Est-ce, dit Madame de Senanges, une vieille affaire? Non, dit-il, j'en ai fini une ce matin. Pourrait-on savoir qui vous attache a\ pre/sent? Qui? La plus nouvelle? Oui, la plus nouvelle. Vous l'ignorez! reprit-il; il est singulier que vous ne sachiez pas qui c'est; on se tuera d'en parler, vous l'ap- prendrez de reste : j'imaginais pourtant que le fait e/tait de/ja\ public. Cela s'est commence/ tre\s vivement a\ l'Ope/ra, continue/ ailleurs, et cela s'ache\ve aujourd'hui dans ma petite maison s. Elle est charmante ! ajouta-t-il, ma petite maison, je pre/tends au premier jour vous y donner une fe$te. Cela est galant au possible, dit Madame de Mongennes ; est-ce ?. . . Oui, Madame, interrompit-il, c'est toujours la me$me. Eh bien ! Acceptez-vous ma pro- position ? Une fe$te dans une petite maison ! dit Mada- me de Senanges, vous n'y pensez pas; voila\ de ces par- ties qui ne sont pas de/centes, et qu'on a raison de bla$mer. Mais quel conte ! reprit Versac ; et quand il serait vrai qu'on les bla\ma\t, serait-il juste de s'en contraindre? Ca- chez-vous, le public vous devine-t-il moins ? Quelques e/gards que vous vouliez avoir pour lui, il est su$r qu'il parle ; et d'ailleurs, je ne connais, moi, rien de plus de/cent qu'une petite maison, rien qui vous expose moins a\ ces discours qu'il semble que vous craigniez. Je com- mence me$me a\ croire que l'amour des biense/ances, plus encore que la ne/cessite/, les a mises a\ la mode. N'est-ce pas dans une petite maison qu'on soupe sans scandale te$te-a\-te$te ? Et peut-on, sans cette ressource, former aujourd'hui un engagement? N'en fait-elle pas me$me un des premiers articles? Une femme qui se res- pecte, c'est-a\-dire, qui, avec le co|eur tendre, ou l'esprit 194 libertin, veut cacher sa faiblesse, ou ses sottises, peut-elle en imposer sans le secours d'une petite maison ? Eh ! quoi de plus pur, de moins interrompu, de plus ignore/, que les plaisirs qu'on y gou$te ? Tous deux soustraits a\ une pompe embarrassante, arrache/s de ces appartements somptueux ou\ l'amour querelle, ou languit sans cesse, c'est dans une petite raison qu'on le re/veille, ou qu'on le retrouve : c'est sous son humble toit que l'on sent renai$tre ces de/sirs e/touffe/s dans le monde par la dissipation, et qu'on les satisfait sans les perdre. Ah ! Comte, dit Madame de Senanges en riant, s'il e/tait vrai qu'une petite maison eu$t cette dernie\re vertu, qui voudrait en habiter une grande ? Je ne vous dirai pas bien positivement qu'on ne les y perde pas, reprit Versac, mais il est su$r qu'on les y amuse davantage. C'est tou- jours y gagner, re/pondit-elle ; mais en attendant qu'on accepte la fe$te que vous proposez, vous feriez bien de souper tous deux chez moi a\ mon retour de Versailles, qui sera dans fort peu de jours. Je vous le manderai, Versac; a\ moi ! s'e/cria-t-il. Vous connaissez mes distractions, j'oublierais peut-e$tre de le faire avertir: e/crivez-lui, cela sera plus su$r et plus honne$te, et il voudra bien m'instruire du jour que vous aurez choisi. Je le veux bien, dit-elle, c'est un billet sans conse/quence. Oh! vous e$tes insoute- nable aussi avec vos me/nagements sur les biense/ances; je ne vois personne les pousser aussi loin que vous; vous en deviendrez ridicule a\ la fin, reprit-il. Il est bon de s'ob- server; mais une trop grande exactitude est ge$nante, je meurs de peur que vous ne deveniez prude. Non, re/pon- dit-elle, pour prude, je ne crois pas que je la devienne, cela n'est pas de mon caracte\re; mais je vous avouerai que je hais l'inde/cence. E$tre inde/cente, est une chose qui me re/volte, et que je ne pardonne pas. On ne saurait penser autrement quand on est aussi bien ne/e que vous l'e$tes, re/pondit-il d'un air se/rieux ; mais rassurez-vous sur ce billet: tous les jours on en e/crit de pareils. Viendrez- vous, Monsieur, me demanda-t-elle ? Je de/sire assure/- ment de le pouvoir, Madame, re/pondis-je; mais je ne sais si je ne vais pas a\ la campagne avec ma me\re, avant votre retour. Non, Monsieur, me dit Versac, non, vous n'irez 195 pas a\ la campagne, ou vous en reviendrez: ce n'est pas dans une situation aussi charmante que la vo$tre, qu'on s'embarque dans de semblables parties. Quelque chose que pu$t dire Versac, mon air me/content lui prouvait qu'il ne me persuadait pas, et je m'aperc#us que Madame de Senanges s'alarmait de l'obstacle que j'apportais a\ ce souper. Versac, qui avait re/solu de m'enlever a\ Madame de Lursay, m'engagea si positive- ment, qu'il me fut impossible de songer davantage a\ me de/fendre, et je promis, tre\s de/cide/ a\ manquer a\ une parole que je donnais aussi force/ment s. Je re$vais avec un extre$me chagrin a\ la violence qu'on me faisait, et je me confirmais plus que jamais dans l'ide/e que Madame de Senanges, malgre/ ses discours contre l'inde/cence, n'e/tait que ce qu'au premier coup d'o|eil elle m'avait paru, elle ne s'en flatta pas moins que je ne m'occupais que de mon bonheur prochain. Que je suis satisfaite de votre complaisance! me dit- elle tendrement, vous e$tes charmant ! Cela est vrai, vous e$tes charmant! Mais dites-moi donc, que vous serez bien aise de me revoir. Oui, Madame, re/pondis-je froidement. Je ne sais, continua-t-elle, si je devrais vous dire que je penserai a\ vous avec plaisir: je crains que vous ne vous inte/ressiez que me/diocrement a\ ce que je pourrais vous apprendre la\-dessus. Pourquoi, Madame, re/pondis-je ? Ah ! pourquoi ? reprit-elle. Voila\ ce que je ne dois pas encore vous apprendre. Cependant... : mais quel usage ferez-vous de ce que je vous dirai? Exce/de/ d'impatience et d'ennui, j'allais, je crois, la prier de vouloir bien ne me rien confier, lorsqu'au de/tour de l'alle/e, je vis Madame de Lursay, Hortense, et sa me\re, qui venaient vers nous. Le de/sordre ou\ cette vue inopine/e me plongea, fut extre$me. Sans croire que je fusse aime/ d'Hortense, j'e/tais de/sespe/re/, qu' apre\s l'avoir quitte/e si brusquement, elle me retrouva$t avec Madame de Senanges. Quoique la crainte de de/plaire a\ Madame de Lursay ne m'occupa$t plus, sa pre/sence ne laissait pas de m'embarrasser. Le reproche de faussete/ qu'elle m'avait fait devant Hortense, et la dernie\re querelle que nous avions eue ensemble, m'avaient aigri contre elle au der- 196 nier point, et m'e/loignaient d'un raccommodement dont je craignais les suites ; mais je redoutais ses discours. Sans de/couvrir l'inte/re$t qui la ferait parler sur mes liai- sons avec Madame de Senanges, sachant me$me a\ cet e/gard, se couvrir du masque le plus noble, elle pouvait faire penser a\ Hortense qu'elles n'e/taient pas innocentes, et si elle n'allait pas a\ me de/truire dans son co|eur, contri- buer du moins a\ m'en fermer l'acce\s pour toujours. Je m'efforc#ais vainement de cacher mon trouble ; il e/tait peint dans toutes mes actions et dans mes yeux : je n'osais les lever sur Hortense, et ne pouvais pas en me$me temps les porter ailleurs; un charme secret et invincible les arre$tait sur elle malgre/ moi. Madame de Lursay me parut pe/ne/tre/e de douleur; mais, accoutume/e a\ prendre sur elle s, son visage chan- geait a\ mesure qu'elle approchait de nous ; et elle re/pondit en souriant, et de l'air du monde le plus libre et le plus ouvert, a\ la re/ve/rence de/contenance/e que je leur fis. Pour Hortense, que j'examinais avec soin, elle ne marqua en me voyant, ni trouble, ni plaisir. J'entendais cependant de tous co$te/s se re/crier sur ses charmes, et j'en sentais augmenter mon amour et ma douleur. Nous passa$mes sans nous parler. Voila\ donc, dit Madame de Mongennes, en regardant Madame de Lursay, cette femme qu'on ne pourrait plus aimer que par ge/ne/rosite/ ? Il serait singulier assure/ment qu'avec autant d'agre/ments elle ne pu$t pas faire une passion. He/las ! oui, Madame, re/pondit Madame de Se- nanges, elle a pre/cise/ment ce malheur-la\, et votre e/ton- nement ne le fera pas cesser. Eh bien! Monsieur, ajou- ta-t-elle en s'adressant a\ moi, rien ne pourra-t-il vous tirer de votre re$verie ? Est-ce Madame de Lursay qui la cause ? Je vous ai de/ja\ dit, Madame, interrompis-je, qu'elle ne prend rien sur mon co|eur; une autre ide/e que la sienne l'occupe trop vivement pour qu'il puisse e$tre partage/; et du$t cette passion causer tous les tourments de ma vie, je sens avec plaisir qu'elle n'en peut jamais e$tre efface/e. L'amour dont j'e/tais pe/ne/tre/, me donnait une expres- sion de sentiment a\ laquelle Madame de Senanges se me/prit. Je vis ses yeux s'animer. Vous, malheureux ! me 197 dit-elle. Eh, pourquoi le seriez-vous ? Devez-vous seule- ment imaginer que vous puissiez l'e$tre ; et fait-on quelque chose qui doive vous le faire craindre? Soyez constant, mais que ce ne soit que pour e$tre toujours heureux! Je reconnus sa me/prise, et la lui laissai. Il m'importait assez peu qu'elle me cru$t amoureux d'elle, et j'e/tais su$r qu'elle ne pourrait pas le croire longtemps. Versac, qui s'amusait a\ contredire Madame de Mon- gennes, repassa dans cet instant de notre co$te/. N'est-il rien arrive/ d'extraordinaire a\ Madame de Mongennes, qui ait bouleverse/ ses ide/es, demanda-t-il ? Elle veut que Madame de Lursay soit belle, et n'imagine seulement pas que Mademoiselle de The/ville puisse l'e$tre. Mais sur la dernie\re partie de ce qu'elle pense, je serais assez de son avis, re/pondit Madame de Senanges : Mademoi- selle de The/ville a plus d'e/clat que de beaute/, plus d'air que de taille, c'est en tout une personne a\ passer fort vite. Pour moi, qui m'y connais, dit Versac, je ne lui trouve qu'un de/faut, c'est d'avoir l'air trop modeste: elle s'en de/fera dans le monde vraisemblablement; et plu$t au ciel que je fusse le premier a\ l'en corriger ! Donnez-lui, si vous pouvez aussi, l'air spirituel, dit Madame de Mongennes; de/faites-la de ces grands yeux inanime/s, dont il parai$t qu'elle ne sait que faire; jetez-y de l'intention et du feu, ce sera un d'autant plus bel ouvrage, que su$rement il n'est pas facile. Si vous le trou- viez plus aise/, repartit-il, il le serait bien moins, et la fac#on dont vous parlez d'elle m'assure qu'elle n'a rien a\ acque/rir. Indigne/ de la basse jalousie qui re/gnait dans les dis- cours de ces deux femmes, et du peu de cas qu'elles faisaient de la beaute/ de Mademoiselle de The/ville, je ne pus me contenir. En effet, dis-je a\ Versac, elle est trop belle pour qu'on ne veuille pas lui trouver des de/fauts; il est plus su$r de louer Madame de Lursay, elle peut enlever moins de conque$tes. L'air me/prisant avec lequel je parlais ne devait pas plaire a\ Madame de Mongennes; mais je lui aurais dit des choses plus de/sobligeantes, qu'elle ne s'en serait pas offense/e : ses desseins sur moi e/taient moins de/truits que 198 dissimule/s; et quoiqu'elle n'affecta$t plus cette grande vivacite/ qui avait alarme/ Madame de Senanges, et que le de/sir qu'elle avait de m'engager fu$t exte/rieurement mo- de/re/, il n'en e/tait pas dans le fond moins ardent. Elle jugeait aux fac#ons froides que j'avais pour Madame de Senanges, que je ne l'aimais point, et trop sotte pour n'etre pas excessivement vaine, elle ne doutait point que je ne lui ce/dasse aussito$t qu'elle le voudrait. Je jugeais de ses espe/rances par ses attentions, et par certains regards dont je commenc#ais a\ comprendre la valeur, quoiqu'ils ne m'en trouvassent pas plus sensible. Depuis que j'avais rencontre/ Mademoiselle de The/- ville, j'avais senti redoubler l'ennui que m'inspirait Ma- dame de Senanges; mais la crainte de lui faire penser que je/tais impatient de retrouver Madame de Lursay, m'avait retenu aupre\s d'elle. Heureusement, ma contrainte ne fut pas longue, et elle partit peu d'instants apre\s, en me priant de songer a\ elle, et en m'assurant qu'elle n'ou- blierait pas de m'e/crire a\ son retour de Versailles. Je me se/parai d'elle et de Versac, re/solu de chercher l'un avec autant de soin que je me promettais d'en mettre a\ e/viter l'autre. Je ne fus pas pluto$t libre, que je cherchar Mademoiselle de The/ville. Quelque chose que je souffrisse de sa froi- deur, je souffrais encore plus de son absence ; il semblait, quand je ne la voyais pas, que ma jalousie me tourmenta$t plus violemment. J'imaginais qu'elle pensait sans dis- traction a\ Germeuil, et que son co|eur jouissait trop tran- quillement d'une ide/e que je lui croyais si che\re; j'espe/- rais que du moins ma pre/sence l'empe$cherait de s'en occuper autant que je le craignais; enfin, et sans tous ces motifs, je voulais la revoir, dusse/-je encore e$tre te/moin de son amour pour mon rival. Enfin, je la retrouvai. Elles venaient de mon co$te/. Madame de Lursay rougit a\ ma vue; mais, peu inquiet de ses mouvements, ce fut dans les yeux d'Hortense que je cherehai ma destine/e. Il me parut qu'elle me voyait arri- ver comme quelqu'un a\ qui l'on prend peu d'inte/re$t. J'eus lieu de penser qu'il lui e/tait e/gal que je fusse aupre\s de Madame de Senanges, ou aupre\s d'elle; et les nouvel- 199 les preuves que je recevais de son indifference acheve\rent de me percer le co|eur. Madame de Lursay, pendant le temps que j'employais a\ examiner Hortense, me regardait fixement, et d'un air railleur, dont enfin je m'aperc#us, et qui redoubla l'aver- sion que je commenc#ais a\ sentir pour elle. Je savais tout ce qu'elle avait a\ me dire, et les ide/es qu'elle s'e/tait faites sur Madame de Senanges. Ce qui s'e/tait passe/ entre elle et moi, e/tait encore trop secret pour que ce lui fu$t une raison de se contraindre. Elle pouvait, sans se sacrifier, parler librement du nouvel amour dont elle me croyait occupe/, et j'e/tais presque certain qu'elle l'avait fait: si nous avions e/te/ seuls, j'aurais e/te/ moins embarrasse/ d'une explication, ou\ j'aurais pu lui montrer qu'il ne me restait pour elle pas plus d'estime que d'amour; mais la pre/sence de Madame de The/ville et d'Hortense, lui don- nait sur moi un avantage que, sans renoncer a\ toutes biense/ances, je ne lui pouvais o$ter. Eh bien ! Monsieur, me demanda-t-elle d'un ton rail- leur, ce mal de te$te si violent n'a pas, ce me semble, e/te/ de longue dure/e ? En effet, re/pondis-je, la promenade l'a dissipe/. Serait-ce seulement a\ la promenade qu'il fau- drait, re/pliqua-t-elle, attribuer une gue/rison si prompte ; et Madame de Senanges y sera-t-elle compte/e pour rien ? Je n'avais pas encore imagine/, re/pondis-je, que ce fu$t elle que j'en dusse remercier. Instruit par vos bonte/s de tout ce que je lui dois, je n'oublierai pas de lui en marquer ma reconnaissance. Elle vous en donnera sans doute des sujets plus importants, re/pondit-elle, et je la crois per- sonne a\ ne pas borner ses bienfaits a\ si peu de chose. Elle est fort noble, Madame de Senanges ; mais comment e$tes-vous reste/ ici sans elle ? Apparemment, repartis-je avec une aigreur qui commenc#ait a\ me surmonter, qu'il ne m'a pas e/te/ possible de la suivre: mais la certitude de la revoir biento$t adoucit extre$mement le regret que j'ai de son absence. Madame de Lursay ne me re/pondit que par un regard d'indignation qui redoubla la mienne, et sans rien dire, nous nous exprima$mes avec force toute la cole\re que nous ressentions. Elle ne s'en tint pas aux regards, et croyant 200 me mortifier d'avilir Madame de Senanges, elle employa tout son esprit a\ peindre, avec les traits les plus marque/s, ses vices et ses ridicules. Elle ne pouvait pas en penser plus mal que moi-me$me, mais, loin de l'en laisser me/dire a\ son gre/, je me crus oblige/ de la de/fendre, et je le fis avec tant d'ardeur, et si peu de me/nagement, qu'il ne fut plus possible a\ Madame de Lursay de douter de la nou- velle passion, dont auparavant elle ne faisait que me soupc#onner. Aveugle/ par ma cole\re, je ne crus pas que ce fu$t assez que je parusse estimer Madame de Senanges et j'en parlai cornme si je l'eusse trouve/e jeune, jolie et spirituelle, et avec cet enchantement ou\ nous met un objet qui commence a\ nous plaire. Je m'aperc#us, a\ la douleur de Madame de Lursay, que je venais de la convaincre qu'elle m'avait perdu, et je gou$tai pendant quelques instants le plaisir de la ven- geance. Ce fut trop tard que je sentis ce qu'il m'allait cou$ter. Occupe/ du de/sir de la tourmenter, j'avais oublie/ qu'Hortense m'e/coutait, et que je ne pouvais persuader l'une de mon amour pour Madame de Senanges, sans donner a\ l'autre la me$me ide/e. Cette re/flexion que je fis enfin, m'accabla. Avant une si cruelle e/tourderie que celle que je venais de faire, je n'avais a\ combattre que la froideur d'Hortense ; mais comment lui oser parler de ma tendresse, apre\s avoir avoue/ que Madame de Senanges avait fait sur moi la plus vive des impressions ? Devais-je lui confier les raisons qui m'avaient porte/ a\ louer avec opinia$trete/ une femme si digne de me/pris ? Pouvais-je moi-me$me, sans me/riter le sien, me justifier aux de/pens de Madame de Lursay, et sacrifier le secret de son co|eur? Moi, a\ qui l'honneur imposait si se/ve\rement la loi de ne le laisser me$me jamais pe/ne/trer? Plus je me voyais condamne/ a\ garder le silence, moins j'espe/rais pouvoir sortir de l'embarrassante situation ou\ je m'e/tais mis; quelque peu d'inte/re$t qu'Hortense eu$t paru prendre a\ mes discours, je ne sais quelle ide/e que je trouvais sans fondement, mais qui ne m'en occupait pas moins, ranimait mes espe/rances. Presque certain que je serais un jour oblige/ de me justifier aupre\s d'elle, je pre/parais de/ja\ tout ce qui pouvait de/truire dans son esprit 201 une pre/vention qu'elle aurait prise avec d'autant plus de justice, que j'avais travaille/ moi-me$me a\ la lui donner. Sa tristesse augmentait encore mon trouble et mon inquie/- tude. Un e/tat aussi singulier que le sien, ne pouvait gue\re e$tre attribue/ qu'a\ une passion secre\te et malheureuse ; mais s'il e/tait vrai, comme ce jour me$me je l'avais cru, qu'elle aima$t Germeuil, quelle pouvait e$tre la cause de sa me/lancolie? Quand je les avais quitte/s, aucun nuage ne paraissait devoir s'e/lever entre eux s ; son absence avait- elle pu faire nai$tre un si violent chagrin? On s'attriste quand on perd pour longtemps ce qu'on aime : ne fait-on que le quitter pour quelques instants, on pense a\ lui, l'on s'en occupe, mais cette re$verie est plus tendre que dou- loureuse ; Germeuil n'e/tait donc pas l'objet de ses peines. Dans le fond, je ne pouvais le croire mon rival que parce qu'il est assez naturel que, quand on en craint un aupre\s d'une femme, ce soit l'ami qu'elle parai$t aimer le plus tendrement, qui nous cause le plus d'inquie/tude. Le moyen le plus simple de me de/livrer des miennes e/tait sans doute de m'expliquer avec Hortense, et je le sentais bien; mais convenir que cette explication m'e/tait ne/cessaire, n'e/tait pas me la rendre plus facile. Je n'en- trevoyais rien qui pu$t me conduire su$rement a\ l'e/claircis- sement que je souhaitais, et m'aider a\ de/couvrir si Ger- meuil e/tait cet inconnu que je savais aime/, ou si je n'avais pas a\ craindre quelque autre que lui. Absorbe/ dans cette confusion d'ide/es et de sentiments, les parcourant toutes, les e/prouvant tous, sans m'arre$ter sur aucun, je marchais aupre\s d'Hortense dans un e/tat peu diffe$rent du sien. Je voulais interrompre sa re$verie, et je ne trouvais rien a\ lui dire. Ce fut aussi vainement que je cherchai a\ fixer ses yeux sur moi, et nous arriva$mes a\ la porte sans qu'il lui fu$t rien e/chappe/ de tout ce qui pouvait m'instruire, ou me satisfaire. Madame de Lursay qui, depuis le pane/gyrique qu'elle m'avait entendu faire de Madame de Senanges, ne m'avait point parle/, apre\s avoir vu partir Madame de The/ville et Hortense, me demanda, mais avec une dou- ceur extre$me, si je voulais qu'elle me ramena$t chez moi, ou qu'elle me conduisi$t chez elle. Le chagrin que ce jour 202 me$me elle m'avait cause/, et l'e/tat ou\ m'avait mis l'opi- nia$tre froideur d'Hortense, m'e/loignaient e/galement de ce qu'elle me proposait, et je lui re/pondis se\chement que je ne pouvais faire ni l'un, ni l'autre. Il me parut qu'elle e/tait consterne/e de ma re/ponse, et de la profonde et se/rieuse re/ve/rence dont je l'avais accompagne/e ; cepen- dant elle insista. Je lui soutins avec moins de me/nage- ment encore, que des raisons invincibles s'opposaient a\ ce qu'elle de/sirait, et nous nous se/para$mes enfin tous deux, tristes et me/contents l'un de l'autre. Je rentrai chez moi l'esprit et le coeur trop tourmente/s pour vouloir y voir personne, et je passai toute la nuit a\ faire sur mon aventure les plus cruelles, et les plus inuti- les re/flexions. On connai$t assez les songes des amants, leurs incerti- tudes, leurs diffe/rentes re/solutions, pour concevoir tous les mouvements dont je fus agite/ tour a\ tour; et j'ai trop parle/ de mon peu d'expe/rience; on voit trop par ce re/cit combien je lui devais d'ide/es fausses, pour avoir besoin de m'arre$ter sur ce sujet plus longtemps. Je ne savais encore a\ quel projet je devais m'arre$ter, lorsqu'on entra chez moi. Je rec#us en me$me temps ce billet de la part de Madame de Lursay : <1Si je ne consultais que votre co|eur, je ne prendrais pas>1 <1la peine de vous e/crire, mon silence sans doute m'e/par->1 <1gnerait de nouveaux affronts, plus tendre que je ne suis>1 <1vaine, je ne crains pas de m'y exposer encore. Je vais>1 <1aujourd'hui a\ la campagne pour deux jours, vous ne>1 <1me/riteriez pas que je vous en avertisse, beaucoup moins>1 <1que je vous priasse de m'y accompagner, cependant je>1 <1fais l'un et l'autre. Tant d'indulgence de ma part, ne vous>1 <1rendra peut-e$tre que plus ingrat; mais il me sera doux de>1 <1vous confondre par mes bonte/s, si je ne puis vous y>1 <1rendre sensible. Je suis d'ailleurs curieuse de savoir si>1 <1vous trouvez a\ Madame de Senanges autant de charmes>1 <1que vous lui en trouviez hier. Je veux bien encore m'in->1 <1quie/ter de de que vous pensez sur ce sujet. Songez que je>1 <1puis ne le pas vouloir long/emps. Adieu, je vous attends a\>1 <1quatre heures.>1 203 Ce billet ne m'o$ta rien de ma cole\re contre Madame de Lursay, avec qui je ne voulais point d'explication; ainsi, sans re/fle/chir sur cette partie de campagne si subitement forme/e, et dont la veille je n'avais pas entendu parler, je lui e/crivis avec la dernie\re froideur, qu'il m'e/tait impos- sible de faire ce qu'elle de/sirait; et que j'avais pris, la veille, des engagements que je ne pouvais rompre. Dans la situation ou\ nous e/tions ensemble, cette re/ponse e/tait impertinente ; mais plus je le sentis, plus je fus content de la lui avoir faite. J'e/tais de/termine/ a\ rompre avec elle. C'e/tait, de tous mes projets, le seul qui me fu$t reste/ constamment dans l'esprit, et je ne pouvais me bla$mer d'un refus qui, selon toutes les apparences, assurait et avanc#ait notre rupture. La haine que je ressentais alors pour Madame de Lur- say, ne me l'avait pas seule dicte/e. J'avais craint encore moins d'ennui pour moi, a\ e$tre aupre\s d'elle, que de chagrin a\ e$tre e/loigne/ d'Hortense, que je ne voulais pas quitter, dans des circonstances ou\ il m'e/tait important de lui dire que je l'aimais, ou de veiller du moins sur mes rivaux. Je passai a\ m'occuper de son ide/e, tous les mo- ments ou\ il ne m'e/tait pas encore permis de la voir; et il e/tait a\ peine cinq heures, que je volai chez elle. J'arrivai biento$t, on ouvrit. Entre quelques e/quipages que je vis dans la cour, je reconnus celui de Madame de Lursay. Il ne m'en fallut pas davantage pour me faire connai$tre la faute que j'avais faite, et l'impossibilite/ de la re/parer me de/sespe/ra. Je ne pouvais plus douter qu'Hor- tense ne fu$t de cette partie que j'avais refuse/e. La hauteur avec laquelle j'avais e/crit a\ Madame de Lursay que je ne pouvais en e$tre, ne me permettait pas de songer a\ la renouer s avec elle, et ne la dispensait que trop de vouloir bien m'en prier encore. Plein de fureur contre moi-me$me, j'entrai, mais de/- contenance/ et tremblant. Madame de Lursay pa$lit a\ ma vue, et il me parut qu'elle lui causait autant de cole\re que d'e/tonnement. Quoique je me/ritasse toute sa haine, je ne laissai pas de m'offenser autant de ce qu'elle m'en mar- quait, que si elle m'eu$t fait injustice. Je ne m'arre$tai pas longternps a\ cette ide/e. Hortense qui parlait a\ Germeuil, 204 l'air familier que je lui trouvais avec lui, la surprise qu'elle marqua en me voyant, et sa rougeur subite, e/taient pour moi des objets qui ane/antissaient tous les autres dans mon esprit, et me donnaient seuls a\ re$ver. Vous venez sans doute avec nous, Monsieur, me de- manda Madame de The/ville ? Non, Madame, re/pondit vivement Madame de Lursay, je l'en avais prie/, mais il a des engagements qu'il ne saurait rompre ; je crois que vous les devinez. Quelle folie! s'e/cria Germeuil; je vous jure, Madame, qu'il n'a rien a\ faire. Je sais le contraire positivement, reprit-elle d'un air sec; mais l'heure nous presse, et il voudrait, sans doute, d'autant moins retarder notre de/part, que su$rement nous retardons ses plaisirs. Adieu, Monsieur, me dit-elle en souriant, je serai peut- e$tre plus heureuse une autre fois, ou vous serez molns occupe/. En achevant ces paroles, elle me pre/senta la main d'un air aussi libre que s'il n'eu$t e/te/ question de rien entre nous; et, mourant de rage, je fus oblige/ de la conduire jusques a\ son carrosse. Il serait cependant singulier, me dit-elle tout bas, en descendant, que vous fussiez fa$che/ de la re/ponse que vous m'avez faite; mais non, vous ne savez qu'offenser, et j'aurais tort de vous croire capable de repentir. Ah ! de gra$ce, Madame, re/pondis-je, cessons de pareils discours, le temps en est passe/ pour vous, et pour moi. Je connais, reprit-elle, votre obligeante fac#on de re/pondre, mais je veux bien ne m'y pas arre$ter, vous m'avez accoutume/e a\ e$tre indulgente. Que je sache seulement si, comme vous ne pensez pas longtemps la me$me chose, il ne vous aurait pas pris un remords? Ne craignez pas de me l'avouer, serait-il vrai que vous voulussiez venir? C'est, Madame, repartis-je, une question a\ laquelle j'ai re/pondu de\s ce matin. Il suffit, reprit-elle, et je vous supplie de vouloir bien oublier que j'ai ose/ vous la faire deux fois. Elle me fit alors une de ces re/ve/rences choquantes, que je savais si bien lui faire quelquefois. Je voulais en vain de/guiser mon chagrin. Voir Germeuil aupre\s d'Hortense, et penser que, dans la solitude de la campagne, il trouve- rait mille moments pour lui dire les choses les plus ten- 205 dres, e/tait un supplice que je ne pouvais supporter, sur- tout quand je me souvenais qu'il avait de/pendu de moi de me l'e/pargner. Je me repentis, en les voyant pre\s de partir, de cette fausse honte a\ laquelle je venais de sacri- fier l'inte/re$t le plus vif de mon co|eur. Je tenais encore la main de Madame de Lursay, et je crus qu'il ne me serait pas difficile d'obtenir d'elle, une chose qu'elle m'avait paru de/sirer vivement. je pris enfin assez sur ma sotte vanite/ pour essayer de me faire parler encore de cette partie, que je ne voyais faire sans moi qu'avec la plus vive douleur. Si vous m'aviez averti plus to$t, Madame, dis-je a\ Madame de Lursay, vous ne m'auriez pas trouve/ engage/. Oh ! je le crois, re/pondit-elle, sans me regarder. Si vous le vouliez me$me, continuai-je... Non, assure/- ment, interrompit-elle, je ne veux rien. Je ne me/rite pas le moindre des sacrifices que vous voudriez me faire, et n'en accepterai aucun. Vous pensiez diffe/remment tout a\ l'heure, repris-je, et j'ai cru pouvoir... Eh bien ! inter- rompit-elle encore, je pensais fort mal, et je m'en suis corrige/e. A ces mots, elle me quitta, et me laissa d'autant plus pique/ que je croyais m'e$tre compromis, en la priant d'une chose qu'un moment auparavant j'avais refuse/e d'elle, et que j'avais vainement abaisse/ mon orgueil. Quelque inte/re$t que j'eusse a\ ne point quitter Hortense, j'imaginai qu'il fallait le faire ce/der a\ ce que je croyais me devoir a\ moi-me$me, et que mon amour m'avait me$me engage/ trop loin; ainsi ne pouvant me pardonner d'avoir donne/ a\ Madame de Lursay lieu de penser qu'elle me mortifiait, je les laissai partir, de/sespe/re/ qu'Hortense, qui n'avait seulement pas daigne/ me parler, n'eu$t pas e/te/ te/moin de mes dernie\res de/marches aupre\s de Madame de Lursay, et qu'elle pu$t attribuer mes refus a\ mon amour pour Madame de Senanges. Ils e/taient de/ja\ loin, que je n'e\tais pas encore sorti du trouble ou\ cette situation m'avait plonge/. Revenu enfin a\ moi-me$me, je retournai chez moi, me/diter profonde/ment sur des minuties, penser faux sur tout ce qui m'arrivait, et m'affliger jusques au retour d'Hortense. Quoique je susse qu'elle devait e$tre deux jours a\ la campagne, j'envoyai le lendemain savoir si elle n'e/tait 206 pas revenue. Tourmente/ par mon impatience et ma jalou- sie, le jour d'apre\s j'y allai moi-me$me, et, ne la trouvant pas, je fus cent fois tente/ d'aller la joindre; mais plus vain encore que je n'e/tais amoureux, la crainte de faire croire a\ Madame de Lursay que je ne pouvais supporter son ab- sence, l'emporta, et malgre/ mes terreurs, me fit rester. J'e/tais a\ peine rentre/ qu'on m'annonc#a Versac. Quel- que occupe/ que je fusse de mon amour, la solitude a\ laquelle je m'e/tais condamne/, m'ennuyait, et je fus charme/ de le revoir. Je viens savoir, me dit-il, ce que vous faites depuis deux jours. Il n'y a pas d'endroit dans Paris que je n'aie parcouru sans vous y rencontrer. Je suis, re/pondis-je, de la plus mauvaise humeur du monde. Les amants heureux ont-ils du chagrin, me demanda-t-il ? je ne suis pas fa$che/ de vous voir sensible a\ l'absence de Madame de Senanges, mais vous devez e$tre si su$r d'e$tre aime/... Ah ! Ciel, m'e/criai-je. Cette exclamation tragique me confond, interrompit-il a\ son tour, est-ce qu'on ne vous aurait pas encore e/crit? Non assure/ment, re/pon- dis-je, il n'y a que deux jours qu'elle est partie, et vous savez qu'elle ne doit m'e/crire qu'a\ son retour ici. Cela est vrai, repartit-il, mais je n'en suis pas moins surpris que vous n'ayez encore entendu parler de rien. Avant-hier on vous demanda la permission de vous e/crire, et dans toutes les re\gles, vous auriez du$ recevoir quelques bil- lets. C'est une femme charmante que Madame de Se- nanges! On n'a jamais avec elle, ni sottes re/flexions, ni lenteurs affecte/es a\ craindre. En un instant, son esprit a tout aperc#u, son co|eur a tout senti. Ce ne serait pas, repris-je, ce qui me la ferait aimer davantage. Un peu d'inde/cision, quand il s'agit du choix d'un amant, sied, je crois, mieux a\ une femme que cette pre/cipitation dont vous savez si bon gre/ a\ Madame de Senanges. Autre- fois, dit-il, on pensait comme vous, mais les temps sont change/s. Nous parlerons la\-dessus plus a\ loisir; reve- nons a\ Madame de Senanges. Apre\s les espe/rances que vous lui avez donne/es, et les soins que vous lui avez rendus, votre indiffe/rence m'e/tonne. Moi, m'e/criai-je, je lui ai donne/ des espe/rances? Mais sans doute, re/pon- dit-il froidement, quand un homme de votre a$ge va chez 207 une femme comme Madame de Senanges, parai$t en pu- blic avec elle, et laisse e/tablir un commerce de lettres, il faut bien qu'il ait ses raisons. Commune/ment on ne fait point ces choses-la\ sans ide/e. Elle doit croire que vous l'adorez. Ce qu'elle croit m'importe peu, repris-je, je saurai la de/tromper. Cela ne sera pas honne$te, repar- tit-il, et vous la mettez en droit de se plaindre de vos proce/de/s. Il me semble, re/pondis-je, que je suis plus en droit de me plaindre des siens. A propos de quoi peut-elle croire que je lui dois mon co|eur? Votre co|eur! dit-il; jargon de roman. Sur quoi supposez-vous qu'elle vous le demande ? Elle est incapable d'une pre/tention si ridicule. Que de- mande-t-elle donc ? re/pondis-je. Une sorte de commerce intime, reprit-il, une amitie/ vive qui ressemble a\ l'amour par les plaisirs, sans en avoir les sottes de/licatesses. C'est, en un mot, du gou$t qu'elle a pour vous, et ce n'est que du gou$t que vous lui devez. Je crois, re/pliquai-je, que je le lui devrai longtemps. Peut-e$tre, dit-il. La raison vous e/clairera sur une re/pugnance si mal fonde/e; Ma- dame de Senanges ne vous inspire rien a\ pre/sent; mais vous ne pouvez pas empe$cher qu'incessamment elle ne vous paraisse plus aimable. Ce sera malgre/ vous, mais cela sera, ou vous renoncerez a\ toutes sortes de biense/ances ces et d'usages. Je suis, quoi que vous en disiez, re/pondis-je, tre\s certain que cela ne saurait e$tre. On pensera de moi ce qu'on voudra, il est de/cide/ que je n'en veux point. Je le vois avec une extre$me douleur, reprit-il, il ne vous reste seulement qu'a\ examiner si vous avez raison de n'en pas vouloir. Mais, vous, lui demandai-je, la prendriez-vous ? Si j'e/tais, dit-il, assez infortune/ pour qu'elle le voulu$t, je ne vois pas que je pusse faire autrement, et par mille raisons cependant je pourrais m'en dispenser. Eh ! pour- quoi pourrais-je m'en dispenser moins que vous? Vous e$tes trop jeune, me re/pondit-il, pour ne pas avoir Madame de Senanges. Pour vous, c'est un devoir s; si je la prenais, moi, ce ne serait que par politesse. Vous avez actuellement besoin d'une femme qui vous mette dans le monde s, et c'est moi qui y mets toutes celles 208 qui veulent y e$tre ce/le\bres. Cela seul doit faire la diffe/- rence de votre choix et du mien. Permettez-moi une question, lui dis-je, ne soyez me$me pas surpris si dans le cours de cette conversation, je vous en fais quelques-unes. Vous me dites des choses qui me sont trop nouvelles, pour que je les saisisse d'abord comme vous le voudriez. Vous devez d'ailleurs vous attendre a\ me trouver incre/dule, aussi souvent que vous m'e/tonnerez. Comme je n'ai d'autre but que celui de vous instruire, je me ferai toujours un vrai plaisir d'e/claircir vos doutes, repartit-il, et de vous montrer le monde tel que vous devez le voir. Mais pour nous livrer plus librement a\ des objets qui, par leur e/tendue et leur varie/te/ pourront nous mener loin, je voudrais que nous allassions chercher quelque promenade solitaire, ou\ nous pussions n'e$tre pas interrompus, et je crois que l'Etoile s pourrait convenir a\ notre dessein. J'approuvai son ide/e, et nous parti$mes. Nous ne nous entreti$nmes en chemin que de choses indiffe/rentes, et ce ne fut qu'en arrivant a\ l'E/toile que nous commenc#a$mes une conversation, qui n'a que trop influe/ sur les actions de ma vie. Vous avez pique/ ma curiosite/, lui dis-je, voudriez-vous la satisfaire ? N'en doutez pas, re/pondit-il, je serai charme/ de vous instruire s. 11 y a des choses qu'on ne peut ignorer longtemps sans une sorte de honte, parce qu'elles renferment la science s du monde, et que sans elle, les avantages que nous avons rec#us de la nature, loin de nous tirer de l'obscurite/, tournent souvent contre nous. Je sais que cette science n'est, a\ proprement parler, qu'un amas de minuties, et que beaucoup de ses principes bles- sent l'honneur et la raison; mais en la me/prisant, il faut l'apprendre, et s'y attacher plus qu'a\ des connaissances moins frivoles, puisque a\ notre honte, il est moins dan- gereux de manquer par le co|eur que par les manie\res s. Vous re$vez de/ja\, continua-t-il. Ce n'est pas, repar- tis-je, que je ne vous pre$te une extre$me attention, mais ce ton se/rieux me parai$t si peu fait, pour vous, que je ne puis revenir de la surprise qu'il me cause. Je vous trouve philosophe s, vous!... Cessez de vous en e/tonner, in- 209 terrompit-il; mon amitie/ pour vous ne m'a pas permis de vous tromper longtemps, et le besoin que vous avez d'e$tre instruit, m'a contraint de vous montrer que je sais penser, et re/fle/chir. Je me flatte, au reste, que vous saurez me garder le secret le plus inviolable sur ce que je vous dis, et sur ce que je vais vous dire. Quoi! lui dis-je en riant, vous pourriez e$tre fa$che/ que je disse, <1Versac sait>1 <1penser ?>1 Sans doute, re/pliqua-t-il fort se/rieusement, et vous saurez biento$t pourquoi il m'est important que vous ne le disiez pas. Revenons a\ vous. Je me suis aperc#u avec surprise en mille occasions, que le monde vous e/tait absolument inconnu. Quoique vous soyez fort jeune, vous e$tes d'un rang a\ n'avoir pas du$ conserver jusques a\ pre/sent, les pre/juge/s que je vous trouve. Je ne puis surtout m'e/tonner assez que vous connaissiez si peu les femmes. Les re/flexions que j'ai faites sur elles, pourront vous e$tre utiles. Ce n'est pas cependant que je me flatte que vous puissiez marcher su$rement d'apre\s mes seuls pre/ceptes; mais du moins ils afflaibliront en vous des ide/es qui retarderaient longtemps vos lumie\res, ou vous empe$cheraient peut-e$tre a\ jamais d'en acque/rir. Quelque ne/cessaire que vous soit la connaissance des femmes, elle n'est cependant pas la seule a\ laquelle vous deviez vous borner. Celle des usages, des gou$ts, et des erreurs de votre sie\cle s, doit partager vos soins, avec cette diffe/rence, qu'il vous sera facile de vous former des femmes l'ide/e que vous en devez avoir, et qu'apre\s l'e/tude la plus opinia$tre, vous ne connai$trez peut-e$tre jamais le reste parfaitement. C'est une erreur de croire que l'on puisse conserver dans le monde cette innocence de mo|eurs, que l'on a commune/ment quand on y entre, et que l'on y puisse e$tre toujours vertueux, et toujours naturel, sans risquer sa re/putation ou sa fortune. Le co|eur et l'esprit sont force/s de s'y ga$ter, tout y est mode et affectation. Les vertus, les agre/ments, et les talents y sont purement arbitraires, et l'on n'y peut re/ussir qu'en se de/figurant sans cesse. Voila\ des principes que vous ne devez jamais perdre de vue; mais ce n'est pas assez de savoir que pour re/ussir il faut 210 e$tre ridicule, il faut e/tudier avec soin le ton du monde ou\ notre rang nous a place/s, les ridicules qui conviennent le plus a\ notre e/tat, ceux, en un mot, qui sont en cre/dit; et cette e/tude exige plus de finesse et d'attention qu'on ne peut l'imaginer. Qu'entendez-vous, lui demandai-je, par des ridicules en cre/dit? J'entends, reprit-il, ceux qui, de/pendant du caprice, sont sujets a\ varier, n'ont comme toutes les modes, qu'un certain temps pour plaire, et qui pendant qu'ils sont en re\gne s, effacent tous les autres. C'est dans le temps de leur vogue qu'il faut les saisir; souvent il y a aussi peu de fruit a\ les prendre, lorsqu'on commence a\ s'en de/gou$ter, que de risque a\ les garder, lorsqu'ils sont absolument proscrits. Mais quand on sait, lui dis-je, que ce re\gne est un ridicule, comment peut-on se re/soudre a\ le prendre ? Bien peu de gens, re/pondit-il, sont assez en e/tat de re/fle/chir, pour savoir ce qui en est; et ceux qui pensent, se livrent souvent, me$me par re/flexion, aux erreurs qu'inte/rieurement ils condamnent de plus. Vous dirai-je davantage? C'est presque toujours a\ ceux d'entre nous qui raisonnent le plus profonde/ment, que l'on doit ces opinions absurdes qui font honte a\ l'esprit, et ce maintien affecte/ qui ga$te et contraint la figure. Moi, par exemple, qui suis l'inventeur de presque tous les travers qui re/us- sissent, ou qui du moins les perfectionne, pensez-vous que je les choisisse, les entretienne, et les varie, unique- ment par caprice, et sans que la connaissance que j'ai du monde, re\gle et conduise mes ide/es la\-dessus? Sans sa- voir, re/pondis-je, toutes les raisons qui peuvent vous de/terminer, je conc#ois que vous n'imaginez des ridicules que parce que vous les croyez des moyens de plaire dans la socie/te/. Oui, je le crois, re/pliqua-t-il : la fac#on dont j'ai pris s dans le monde est, je pense, une assez bonne preuve que je ne me trompe pas, et que ce n'est qu'en suivant mes traces, qu'on peut parvenir a\ une aussi grande re/putation. Ne soyez point, au reste, arre$te/ par le nom s que je donne aux choses qui sont en possession s de se/duire: tant qu'un ridicule plai$t, il est gra$ce, agre/ment, esprit, et 211 ce n'est que quand pour l'avoir use/, on s'en lasse, qu'on lui donne le nom qu'en effet il me/rite. Mais, lui dis-je, a\ quoi s'aperc#oit-on qu'un ridicule commence a\ vieillir? Au peu de cas que les femmes en font, re/pliqua-t-il. C'est, je crois, une e/tude bien pe/nible, que celle que vous me prescrivez, re/pondis-je. Non, reprit-il, l'on peut re/duire l'art de plaire aujourd'hui a\ quelques pre/ceptes assez peu e/tendus, et dont la pratique ne souffre aucunes difficulte/s. Je suppose d'abord, et avec assez de raison, ce me semble, qu'un homme de notre rang, et de votre a$ge, ne doit avoir pour objet que de rendre son nom ce/le\bre. Le moyen le plus simple, et en me$me temps le plus agre/able pour y parvenir, est de parai$tre n'avoir dans tout ce qu'on fait que les femmes en vue, de croire qu'il n'y a d'agre/ment que ce qui les se/duit, et que le genre d'esprit qui leur plai$t, quel qu'il soit, est en effet le seul qui doive plaire. Ce n'est qu'en paraissant soumis a\ tout ce qu'elles veulent, qu'on par- vient a\ les dominer. Je puis aise/ment vous faire convenir de cette ve/rite/; mais avant que de vous parler des fem- mes, j'ai quelques conseils a\ vous donner sur le chemin que vous devez prendre pour plaire dans le monde : conseils fonde/s, au reste, sur ma propre expe/rience. Il faut d'abord se persuader, qu'en suivant les principes connus, on n'est jamais qu'un homme ordinaire, que l'on ne parai$t neuf qu'en s'en e/cartant: que les hommes n'ad- mirent que ce qui les frappe, et que la singularite/ seule produit cet effet sur eux. On ne peut donc e$tre trop singulier, c'est-a\-dire, qu'on ne peut trop affecter de ne ressembler a\ personne, soit par les ide/es, soit par les fac#ons. Un travers que l'on posse\de seul fait plus d'hon- neur, qu'un me/rite que l'on partage avec quelqu'un. Ce n'est pas tout; vous devez apprendre a\ de/guiser si parfaitement votre caracte\re, que ce soit en vain qu'on s'e/tudie a\ le de/me$ler. Il faut encore que vous joigniez a\ l'art de tromper les autres, celui de les pe/ne/trer; que vous cherchiez toujours sous ce qu'ils veulent vous parai$tre, ce qu'ils sont en effet. C'est aussi un grand de/faut pour le monde, que de vouloir ramener tout a\ son propre carac- te\re. Ne paraissez point offense/ des vices que l'on vous 212 montre, et ne vous vantez jamais d'avoir de/couvert ceux que l'on croit vous avoir de/robe/s. Il vaut souvent mieux donner mauvaise opinion de son esprit, que de montrer tout ce qu'on en a ; cacher sous un air inapplique/ et e/tourdi, le penchant qui vous porte a\ la re/flexion, et sacrifier votre vanite/ a\ vos inte/re$ts. Nous ne nous de/gui- sons jamais avec plus de soin que devant ceux a\ qui nous croyons l'esprit d'examen s. Leurs lumie\res nous ge$- nent. En nous moquant de leur raison, nous voulons cependant leur montrer qu'ils n'en ont pas plus que nous. Sans nous corriger, ils nous forcent a\ dissimuler ce que nous sommes, et nos travers sont perdus pour eux. Si nous e/tudions les hommes, que ce soit moins pour pre/- tendre a\ les instruire, que pour parvenir a\ les bien connai$tre. Renonc#ons a\ la gloire de leur donner des le- c#ons. Paraissons quelquefois leurs imitateurs, pour e$tre plus su$rement leurs juges; aidons-les par notre exemple, par nos e/loges me$mes, a\ se de/velopper devant nous, et que notre esprit ne nous serve qu'a\ nous plier a\ toutes les opinions. Ce n'est qu'en paraissant se livrer soi-me$me a\ l'impertinence, qu'il n'e/chappe rien de celle d'autrui. Vous me semblez vous contredire, interrompis-je, ce dernier pre/cepte de/truit l'autre ; si je deviens imitateur, je cesse d'e$tre singulier. Non, reprit-il, cette souplesse d'esprit que je vous conseille, n'exclut pas la singularite/ que je vous ai re- commande/e. L'une ne vous est pas moins ne/cessaire que l'autre ; sans la premie\re, vous ne frapperiez personne, sans la seconde, vous de/plairiez a\ tout le monde, ou du moins, vous perdriez le fruit de toutes les observations que vous feriez. D'ailleurs on n'est jamais moins a\ porte/e de deviner ce que vous e$tes, que lorsque vous paraissez e$tre tout, et un ge/nie supe/rieur sait embellir ce que les autres lui fournissent, et le rendre neuf a\ leurs yeux me$mes. Une chose encore extre$mement ne/cessaire, c'est de ne s'occuper jamais que du soin de se faire valoir s. On vous aura dit, peut-e$tre me$me aurez-vous lu, que celui de faire valoir les autres est plus convenable; mais il me semble qu'on peut s'en reposer sur eux; et, pour moi, je 213 n'ai encore vu personne, quelque modestie qu'il affecta$t, qui ne trouva$t toujours en fort peu de temps le secret de m'apprendre a\ quel point il s'estimait, et combien je devais l'estimer moi-me$me. De toutes les vertus, celle qui, dans le monde, m'a toujours paru re/ussir le moins a\ celui qui la pratique, c'est la modestie. Ne soyons pas inte/rieurement pre/venus de notre me/rite; je le veux : mais paraissons l'e$tre : qu'une certaine confiance soit peinte dans nos yeux, dans nos tons, dans nos gestes, et jusque dans les e/gards que nous avons pour les autres. Surtout, parlons toujours, et en bien de nous-me$mes : ne craignons point de dire et de re/pe/ter, que nous avons un me/rite supe/rieur. Il y a mille gens a\ qui l'on n'en croit, que parce qu'ils ne cessent pas de dire qu'ils en ont. Ne vous arre$tez point a\ l'air de froideur et de de\gou$t avec lequel on vous e/coutera, au reproche me$me qu'on vous fera de ne vous perdre jamais de vue. Tout homme qui vous bla$me de trop parler de vous, ne le fait que parce que vous ne lui laissez pas toujours le temps de parler de lui: plus modeste, vous seriez martyr de sa vanite/. Je ne sais d'ailleurs, si quelqu'un qui entretient les autres de ce qu'il croit valoir, est plus bla$mable que celui qui, en se taisant sur lui- me$me, pense qu'il fait un sacrifice a\ la socie/te/, et s'il n'y a pas bien de l'orgueil a\ se croire oblige/ d'e$tre modeste. Quoi qu'il en soit, il est plus su$r de subjuguer les autres, que de leur immoler sans cesse les inte/re$ts de notre amour-propre. Le trop grand de/sir de leur plaire, suppose le besoin qu'on en a. Ils ne sont jamais plus porte/s a\ nous juger avec se/ve/rite/ que lorsqu'ils nous voient chercher servilement a\ nous les rendre favorables. C'est avouer que nous croyons qu'un homme nous est supe/rieur, que d'e$tre timide devant lui. Cette crainte de lui de/plaire, me$me en le flattant, ne nous le gagne pas. L'hommage que nous lui rendons, l'enhardit a\ nous trou- ver des de/fauts, sur lesquels, sans nos me/nagements pour lui, il n'aurait peut-e$tre jamais ose/ porter ses yeux : il est vrai qu'il veut bien s'y pre$ter, mais la bonte/ avec laquelle il les excuse, est une injure pour nous, que plus de confiance en nous-me$mes nous aurait e/pargne/e. Cet or- 214 gueilleux qui pousse la facilite/ jusques a\ vouloir bien nous rassurer, qui en bla$mant nos vices, nous estime assez peu pour ne plus nous dissimuler les siens, se serait cru trop heureux d'obtenir de nous l'indulgence qu'il nous accorde, si nous n'avions pas cru avoir besoin de la sienne. Ce n'est pas la\ le seul inconve/nient ou\ nous jette la timidite/ : je ne pre/tends pas vous parler ici de celle qui ne vient que du peu d'usage que l'on a du monde, et qui ne ge$ne l'esprit, et la figure, que pour peu d'instants; mais de cette timidite/, qui naissant, ou du peu de connaissance que nous avons de nos avantages, ou du trop de cas que nous faisons de ceux des autres, nous jette dans le de/- couragement, nous rend fort infe/rieurs a\ nous-me$mes, et nous donne pour mai$tres, ou nous rend e/gaux du moins des gens que la nature a place/s au-dessous de nous. Vous ne sauriez donc trop pre/sumer de vos forces, ni vous affaiblir assez celles des autres. Gardez-vous surtout de vous faire du monde une trop haute ide/e : n'imaginez pas que pour y briller, il faille e$tre doue/ d'un me/rite supe/rieur: si vous le croyez encore, examinez-moi, voyez (car je vais me donner pour exemple, et cela m'arrivera encore quelquefois) voyez ce que je deviens quand je veux plaire : que d'affectations, de gra$ces for- ce/es, d'ide/es frivoles ! Dans quels travers enfn ne donne/-je pas ? Pensez-vous que je me sois condamne/ sans re/flexion au tourment de me de/guiser sans cesse? Entre/ de bonne heure dans le monde, j'en saisis aise/ment le faux. J'y vis les qualite/s solides proscrites, ou du moins ridiculise/es, et les femmes, seuls juges de notre me/rite, ne nous en trouver qu'autant que nous nous formions sur leurs ide/es. Su$r que je ne pourrais, sans me perdre, vouloir re/sister au torrent, je le suivis. Je sacrifai tout au frivole; je devins e/tourdi, pour parai$tre plus brillant; enfn, je me cre/ai les vices dont j'avais besoin pour plaire : une conduite si me/nage/e me re/ussit. Je suis ne/ si diffe/rent de ce que je parais, que ce ne fut pas sans une peine extre$me, que je parvins a\ me ga$ter l'esprit. Je rougissais quelquefois de mon impertinence: 215 je ne me/disais qu'avec timidite/. J'e/tais fat, a\ la ve/rite/, mais sans gra$ces, sans brillant, tel que beaucoup d'autres, et bien loin encore de cette supe/riorite/ qu'en ce genre, depuis je me suis acquise. Il est sans doute aise/ d'e$tre fat, puisque quelqu'un qui craint de le devenir, a besoin de veiller sans cesse sur lui-me$me, et que cependant il n'y a personne qui n'ait sa sorte de fatuite/, mais il n'est pas si facile d'acque/rir celle qu'il me fallait. Cette fatuite/ audacieuse et singulie\re qui, n'ayant point de mode\le, soit seule digne d'en servir. Car quels que soient les avantages de la fatuite/, il ne faut pas croire qu'elle seule re/ussisse, et qu'un homme qui est fat de bonne foi et sans principes, aille aussi loin que celui qui sait raisonner sur sa fatuite/, et qui occupe/ du soin de se/duire, et en poussant l'impertinence aussi loin qu'elle peut aller, ne s'enivre point dans ses succe\s, et n'oublie point ce qu'il doit penser de lui-me$me. Un fat dont l'esprit est borne/, et qui se croit ve/ritablement tout le me/rite qu'il se dit, ne va jamais au grand s. Vous ne saurez imaginer combien il faut avoir d'esprit pour se procurer un succe\s brillant et durable, dans un genre ou\ vous avez tant de rivaux a\ combattre, et ou\ le caprice d'une seule femme suffit souvent pour faire un nom a\ l'homme du monde le moins fait pour e$tre connu. Com- bien de pe/ne/tration ne faut-il pas avoir pour saisir le caracte\re d'une femme que vous voulez attaquer, ou (ce qui est infiniment plus flatteur, et ne laisse pas d'arriver quelquefois) que vous voulez re/duire a\ vous parler la premie\re ! De quelle justesse ne faut-il pas e$tre doue/, pour ne pas se tromper a\ la sorte de ridicule que vous devez exposer a\ ses yeux, pour la rendre plus promptement sensible ! De quelle finesse n'avez-vous pas besoin pour conduire tout as\ la fois plusieurs intrigues, que pour votre honneur vous ne devez pas cacher au public, et qu'il faut cependant que vous de/robiez a\ chacune des femmes avec qui vous e$tes lie/! Croyez-vous qu'il ne faille pas avoir dans l'esprit bien de la varie/te/, bien de l'e/tendue, pour e$tre toujours, et sans contrainte, du caracte\re que l'instant ou\ vous vous trouvez exige de vous; tendre avec la de/licate, sensuel avec la voluptueuse, galant avec la co- 216 quette. E$tre passionne/ sans sentiment, pleurer sans e$tre attendri, tourmenter sans e$tre jaloux; voila\ tous les ro$- les s que vous devez jouer; voila\ ce que vous devez e$tre. Sans compter encore que vous ne pouvez avoir trop d'usage du monde, pour voir une femme telle qu'elle est, malgre/ le soin extre$me qu'elle apporte a\ se de/guiser, et ne croire pas plus a\ la fausse vertu que souvent elle oppose, qu'a\ l'envie qu'elle te/moigne de vous garder, lorsqu'elle s'est rendue. Ce de/tail est e/tonnant, lui dis-je, il m'effraie, je sens que je ne pourrai jamais en porter le poids. J'avoue, reprit-il, qu'il n'est pas fait pour tout le monde, mais j'ai meilleure opinion de vous que vous-me$me, et je ne doute pas que je ne vous voie biento$t partager avec moi l'atten- tion publique. Mais continuons. Je vous ai dit que vous ne pouviez point trop parler de vous: a\ ce pre/cepte, j'en ajoute un que je ne crois pas moins ne/cessaire : c'est qu'en ge/ne/ral, vous ne pouvez assez vous emparer de la conversation. L'essentiel dans le monde n'est pas d'attendre pour parler que l'imagina- tion fournisse des ide/es. Pour briller toujours, on n'a qu'a\ le vouloir. L'arrangement, ou pluto$t l'abus des mots s, tient lieu de pense/es. J'ai vu beaucoup de ces gens ste/riles, qui ne pensent, ni ne raisonnent jamais, a\ qui la justesse et les gra$ces sont interdites, mais qui parlent avec un air de capacite/ des choses me$mes qu'ils connaissent le moins, joignent la volubilite/ a\ l'impudence, et mentent aussi souvent qu'ils racontent, l'emporter sur des gens de beaucoup d'esprit, qui, modestes, naturels et vrais, me/- prisent e/galement le mensonge et le jargon. Souvenez- vous donc que la modestie ane/antit les gra$ces et les talents; qu'en songeant a\ ce que l'on a a\ dire, on perd le temps de parler, et que pour persuader il faut e/tourdir. Je me souviens, lui dis je, d'avoir vu quelquefois de ces gens que vous venez de me de/peindre ; mais, loin qu'ils plussent, il me semble qu'on les accablait de tout le me/pris qu'on leur doit, et qu'on les trouvait aussi insup- portables qu'ils le sont. Dites, re/pondit-il, qu'on bla$mait leurs travers, qu'on 217 en riait me$me; mais que malgre/ cela, ils ne plussent pas, l'expe/rience y est totalement contraire. Voila\ l'avantage des ridicules, c'est de se/duire, et d'entrai$ner les person- nes me$mes qui les bla$ment le plus. De tous ceux qui re\gnent aujourd'hui, le fracas est celui qui en impose plus ge/ne/ralement, et surtout aux femmes. Elles ne regardent jamais comme vraies pas- sions que celles qui commencent par les enlever a\ elles- me$mes s. Ces attachements que l'habitude de se voir forme quelquefois, ne leur paraissent presque toujours que des affaires de convenance, dont elles ne croient devoir s'occuper que me/diocrement. L'impression qu'on ne leur fait qu'avec lenteur, n'agit jamais sur elles avec vivacite/. Il faut, pour qu'elles aiment vivement, qu'elles ne sachent pas ce qui les a de/termine/es a\ la tendresse. On leur a dit qu'une passion, pour e$tre forte, devait commen- cer par un trouble extre$me, et il y a trop longtemps qu'elles le croient, pour pouvoir imaginer qu'elles re- viennent jamais de cette ide/e. Rien n'est plus propre a\ faire nai$tre dans leur a$me ce trouble enchanteur, que cette ivresse de vous-me$me, qui vous faisant tout hasarder, anime les gra$ces de votre personne, ou en couvre les de/fauts. Une femme admire, s'e/tonne, s'enchante, et parce qu'elle se refuse a\ la re/flexion, croit que ce sont vos charmes qui ne lui en laissent pas le temps. Si par hasard elle songe a\ la re/sistance qu'elle pourrait vous faire, ce n'est que pour mieux se persuader qu'elle serait inutile, et qu'on n'en doit point employer contre quelque chose d'aussi fort, d'aussi impre/vu, d'aussi extraordinaire, en- fin, qu'un coup de sympathie s. Pre/texte assez bien imagine/, dans le fond, pour se rendre promptement, sans donner mauvaise opinion d'elle; puisqu'il n'y a point d'homme qui ne soit plus flatte/ d'inspirer tout d'un coup un amour violent, que de le faire nai$tre par degre/s. Quels que soient, lui dis-je, les avantages que l'on peut retirer d'une impudence sans bornes, je doute que je puisse jamais adopter un syste\me qui m'obligerait a\ ca- cher les vertus que je puis avoir, pour me parer des vices que je n'aurais pas. Ce que vous venez de dire, est parfaitement beau quant a\ la morale, reprit-il ; mais le 218 monde et elle ne s'accordent pas toujours, et vous e/prou- verez que le plus souvent, on ne re/ussit dans l'un, qu'aux de/pens de l'autre. Il vaut mieux, encore un coup, prendre les erreurs de son sie\cle, ou du moins s'y plier, que d'y montrer des vertus qui y parai$traient e/trange\res, ou ne seraient pas du bon ton. Du bon ton ! repris-je. Vous ne saurez peut-e$tre pas encore ce que c'est? repartit-il, d'un air railleur. Je vous avouerai, lui dis-je, qu'on m'a souvent ennuye/ de ce terme, et d'autant plus, qu'on n'a pas encore pu me le de/finir. Ce ton de la bonne compagnie, si ce/le/bre/, en quoi consiste-t-il? Les gens qui le veulent partout, et le trou- vent a\ si peu de personnes, et dans si peu de choses, l'ont-ils eux-me$mes? Qu'est-ce enfin que ce ton? Cette question m'embarrasse, re/pondit-il. C'est un terme, une fac#on de parler dont tout le monde se sert, et que personne ne comprend. Ce que nous appelons le ton de la bonne compagnie, nous, c'est le no$tre, et nous sommes bien de/termine/s a\ ne le trouver qu'a\ ceux qui pensent, parlent, et agissent comme nous. Pour moi, en attendant qu'on le de/finisse mieux, je le fais consister dans la noblesse et l'aisance des ridicules, et je vais, en vous disant tout ce qu'il faut pour avoir le ton de la bonne compagnie, vous mettre en e/tat de juger si ma de/fnition est juste. Une ne/gligence dans le maintien, qui, chez les fem- mes, aille jusques a\ l'inde/cence, et passe chez nous, ce qu'on appelle aisance et liberte/ ; tons et manie\res affecte/s, soit dans la vivacite/, soit dans la langueur; l'esprit frivole et me/chant, un discours entortille/ : voila\ ce qui, ou je me trompe fort, compose aujourd'hui le ton de la bonne compagnie. Mais ces ide/es sont trop ge/ne/rales pour vous, e/tendons-les. Quelqu'un qui veut avoir le ton de la bonne compa- gnie, doit e/viter de dire souvent des choses pense/es : quelque naturellement qu'il les exprime, quelque peu de vanite/ qu'il en tire, on y trouve une affectation marque/e de parler autrement que tout le monde, et l'on dit d'un homme qui a le malheur de tomber dans cet inconve/nient, non qu'il a de l'esprit, mais qu'il s'en croit. 219 Comme c'est a\ la me/disance uniquement que se rap- porte aujourd'hui l'esprit du monde, on s'est applique/ a\ lui donner un tour particulier, et c'est plus a\ la fac#on de me/dire qu'a\ toute autre chose, que l'on reconnai$t ceux qui posse\dent le bon ton. Elle ne saurait e$tre ni trop cruelle, ni trop pre/cieuse. En ge/ne/ral, et me$me lorsqu'on songe le moins a\ railler, ou qu'on en a le moins de sujet, on ne peut avoir l'air trop ricaneur, ni le ton trop malin. Rien n'embarrasse les autres davantage, ni ne donne une plus haute opinion de votre enjouement et de votre esprit. Que votre sourire soit me/prisant, qu'une fade causticite/ re\gne dans tous vos propos. Avec de pareils secours, quelque peu de me/rite qu'on ait d'ailleurs, on se distin- gue, parce qu'on se fait craindre, et que, dans le monde, un sot qui se tourne vers la me/chancete/, est plus respecte/ qu'un homme d'esprit, qui, trop supe/rieur a\ ces vils objets pour descendre jusqu'a\ eux, rit en secret des tra- vers de son sie\cle, et les me/prise assez pour ne pas me$me les bla$mer tout haut. La noble ne/gligence qu'on veut dans les manie\res, quelque recommandable qu'elle soit, est peu de chose sans celle de l'esprit. Les gens du bon ton laissent au vulgaire, et le soin de penser, et la crainte de penser faux. Persuade/s d'ailleurs, que plus l'esprit est cultive/, moins il conserve de naturel s, ils se sont volontairement borne/s a\ quelques ide/es frivoles, sur lesquelles ils voltigent sans cesse; ou si, par hasard, ils savent quelque chose, c'est d'une fac#on si superficielle, ils en font eux-me$mes si peu de cas, qu'il serait impossible de leur donner des ridicules la\-dessus. Comme rien n'est plus ignoble a\ une femme que d'e$tre vertueuse, rien n'est plus inde/cent a\ un homme du bon ton, que de passer pour savant. L'extre$me igno- rance a\ laquelle l'usage semble le condamner, est cepen- dant d'autant plus singulie\re, qu'il est en me$me temps e/tabli qu'il ne doit he/siter sur aucune de/cision. En effet, repris-je, cela ne laisse pas d'e$tre embarras- sant. Moins que vous ne croyez, re/pondit-il. Une pro- fonde ignorance avec beaucoup de modestie, serait a\ la ve/rite/ fort incommode, mais avec une extre$me pre/somp- tion, je puis vous assurer qu'elle n'a rien de ge$nant. 220 D'ailleurs, devant qui parlez-vous ordinairement, pour e$tre si inquiet sur ce que vous dites? S'il est du ton de la bonne compagnie de de/cider toujours, il n'en est point de justifier jamais sa de/cision, et la bonne opinion que l'on a de soi-me$me. Ignorer tout, et croire n'ignorer rien; ne rien voir, quelque chose que ce puisse e$tre, qu'on ne me/prise, ou ne loue a\ l'exce\s; se croire e/galement capa- ble du se/rieux et de la plaisanterie; ne craindre jamais d'e$tre ridicule, et l'e$tre sans cesse; mettre de la finesse dans ses tours, et du pue/ril dans ses ide/es; prononcer des absurdite/s, les soutenir, les recommencer : voila\ le ton de l'extre$mement bonne compagnie. Une chose m'embarrasse, interrompis-je. Comment des personnes qui n'ont rien appris, ou se sont cru dans l'obligation de tout oublier, peuvent-elles se parler sans cesse ? Il faut ne/cessairement avoir l'esprit bien fe/cond pour soutenir, sans les ressources que fournissent les diverses connaissances, une conversation perpe/tuelle. Car enfin, je vois que dans le monde on ne tarit pas. C'est qu'on n'y a pas de fonds a\ e/puiser, re/pliqua-t-il. Vous avez remarque/ qu'on ne tarissait point dans le monde, ne vous seriez-vous pas aperc#u aussi qu'on s'y parle toujours sans se rien dire; que quelques mots favo- ris, quelques tours pre/cieux, quelques exclamations, de fades sourires, de petits airs fns, y tiennent lieu de tout? Mais on y disserte sans cesse! repris-je. Eh bien! oui, re/pondit-il, on y disserte sans raisonner, et voila\ ce qui fait le sublime du bon ton. Est-ce que l'on peut, sans s'appesantir, suivre une ide/e ? On peut la proposer, mais a-t-on jamais le temps de l'e/tablir ? N'est-ce pas me$me blesser la biense/ance que d'y songer? Oui. La conversa- tion s, pour e$tre vive, ne saurait e$tre assez peu suivie. Il faut que quelqu'un qui parle guerre, se laisse interrompre par une femme qui veut parler sentiment; que celle-ci, au milieu de toutes les ide/es que lui fait nai$tre un sujet si noble, et qu'elle posse\de si bien, se taise pour e/couter un couplet galamment obsce\ne ; que celui, ou celle qui le chante, ce\de, au grand regret de tout le monde, la place a\ un fragment de morale, qu'on se ha$te d'interrompre, pour ne rien perdre d'une histoire me/disante, qui, quoique 221 e/coute/e avec un extre$me plaisir, bien ou mal conte/e, est coupe/e par des re/flexions use/es ou fausses, sur la musi- que ou la poe/sie, qui disparaissent peu a\ peu, et sont suivies par des ide/es politiques sur le gouvernement, que le re/cit de quelques coups singuliers arrive/s au jeu, abre\ge dans le temps qu'on y compte le moins; et qu'en- fin un petit-mai$tre, apre\s avoir longtemps re$ve/, traverse le cercle et de/range tout, pour aller dire a\ une femme qui est loin de lui, qu'elle n'a pas assez de rouge, ou qu'il la trouve belle comme un ange. Voila\ un portrait bien bizarre, lui dis-je. Il n'en est pas moins ressemblant, re/pliqua-t-il. Au reste, il peut vous prouver qu'il n'y a personne qui ne puisse trouver dans sa vanite/, ou dans la ste/rilite/ d'autrui, de quoi sentir moins le peu qu'il vaut, et se faire, en de/pit de la nature meme, une sorte de me/rite qui le mette au niveau de tout le monde. Mais, vous, lui demandai-je, avez-vous le ton de la bonne compagnie ? Assure/ment, reprit-il, je le me/prise, mais je l'ai pris. Vous avez du$ vous apercevoir que je n'ose parler devant personne comme je viens de le faire avec vous; et quand je vous ai prie/ de me garder, sur tout ce que je vous dirais, un secret inviolable, c'est qu'il m'est d'une ex- tre$me conse/quence qu'on ne sache pas ce que je suis, et a\ quel point je me de/guise. Je vous conseille, encore un coup, de m'imiter. Sans cette condescendance, vous n'acquerrez que la re/putation d'un esprit dur, et peu fait pour la socie/te/. Plus vous refuserez de vous pre$ter aux travers, plus on s'empressera a\ vous en donner. Je ne suis pas le seul qui ai senti, que pour ne point passer pour ridicule, il faut le devenir, ou le parai$tre du moins. Le bon ton a moins d'admirateurs qu'on ne croit, et quel- ques-uns de ceux qui semblent s'y livrer le plus, ne laissent pas d'e$tre persuade/s avec moi, que pour avoir le ton de la vraiment bonne compagnie, il faut avoir l'esprit orne/ sans pe/danterie, et de l'e/le/gance sans affectation, e$tre enjoue/ sans bassesse et libre sans inde/cence. A pre/sent, ajouta-t-il, nous pourrions en venir aux femmes. Mais la conversation que nous venons d'avoir ensemble, a e/te/ d'une longueur si e/norme, qu'avec plus 222 d'ordre, et des ide/es plus approfondies, elle pourrait presque passer pour un Traite/ de Morale. Remettons-en le reste a\ un autre jour. Si vous avez autant d'envie d'ap- prendre que j'en ai de vous instruire, nous saurons aise/- ment nous retrouver. Au moins, lui dis-je, re/pondez a\ la question que je voulais vous faire. Pourquoi avons-nous besoin qu'une femme nous mette dans le monde s? Quelque simple que cette question vous paraisse, elle tient a$ tant de choses, que je ne saurais y re/pondre sans m'engager dans des de/tails immenses, re/pliqua-t-il; je me suis plu a\ l'e/tude des femmes, je crois a\ pre/sent les connai$tre; je vous en parlerais trop longtemps. Eh bien ! lui dis-je, effleurons la matie\re, quelque autre jour nous l'approfon- dirons. Non, reprit-il, il m'en cou$terait tout autant, et vous ne seriez pas bien instruit. C'est un sujet qu'il faut traiter de suite s; et qui me/rite une attention particu- lie\re . Pour moi, lui dis-je, il me semble que ce n'est pas travailler pour ses plaisirs, que de chercher tant a\ connai$- tre les femmes. Cette e/tude, quand on ne la perd pas de vue, occupe l'esprit dans les temps me$mes ou\ le senti- ment seul devrait agir. D'ailleurs, je crois qu'il vaut mieux compter trop sur ce qu'on aime, que de l'examiner avec tant de se/ve/rite/. Vous supposez apparemment, re/- pliqua-t-il, que ce que l'on aime doit perdre a\ l'examen. Je connais si peu les femmes, re/pondis-je, qu'il serait peu convenable de me de/cider sur ce que j'en dois penser; mais je crois en me$me temps qu'il y en a, dont je puis, en attendant que vous m'instruisiez, penser aussi mal que je voudrai. Ne me laissez-vous point, par exemple, le champ libre sur Madame de Senanges? Oh ! oui, re/pon- dit-il, mais vous serez un jour bien honteux du mal que vous m'en aurez dit, et bien plus encore, quelque temps apre\s, des e/loges que vous m'en aurez faits. Je pre/vois tout ce qui arrivera du de/gou$t que vous avez conc#u pour elle, quoique fort injustement. Vous rendrez, malgre/ vous, justice a\ ses charmes, et qui sait si ce n'est point par amour-propre que vous dissimulez actuellement l'impres- sion qu'elle vous a faite ? Qui sait enfn, si, dans le temps 223 que vous paraissez si content de son absence, et du silence qu'elle garde avec vous, vous ne soupirez pas apre\s son retour, ou ne mourez pas de douleur de sa ne/gligence ? Si cela est ainsi, repris-je, il faut avouer que les tourments de l'amour sont bien aise/s a\ soutenir, car on ne peut pas e$tre moins occupe/ de quelque chose, que je ne le suis de Madame de Senanges. Je vous avouerai cepen- dant que je suis surpris qu'entre deux femmes, qui me paraissent d'un e/gal me/rite, vous ne cherchiez pas a\ me de/terminer pour la plus jeune, et apre\s tout, la plus aimable. Madame de Mongennes. . . Je ne m'y oppose assure/ment pas, interrompit-il, mais je ne puis en hon- neur vous conseiller de la prendre; et sans entrer dans les raisons que j'ai pour cela, et qui a\ pre/sent nous me\ne- raient trop loin, je vous dirai simplement, que Mada- me de Senanges vous convient mieux que Madame de Mongennes : celle-ci compterait pour rien, me$me en vous ayant, le bonheur de vous plaire ; l'autre ne croirait jamais pouvoir assez s'en faire honneur, et a\ l'a$ge ou\ vous e$tes, c'est a\ la plus reconnaissante, et non a\ la plus aimable, que vous devez donner la pre/fe/rence. Nous remonta$mes alors en carrosse, et nous employa$- mes le temps que nous avions encore a\ e$tre ensemble, lui, a\ ta$cher de me convaincre du besoin que j'avais de prendre Madame de Senanges, et moi a\ lui persuader que cela ne pourrait jamais e$tre. Je ne fus pas pluto$t rentre/, que sans faire beaucoup de re/flexions a\ tout ce que Versac m'avait dit, je repris mon emploi s ordinaire. Re$ver a\ Hortense, m'affliger de son de/part, et soupirer apre\s son retour, e/taient alors les seules choses dont je pusse m'occuper. Ce jour si vivement de/sire/, vint enfn. J'allai chez Hortense, et j'appris qu'elle et Madame de The/ville e/taient revenues et sorties. Je crus, je ne sais pourquoi, qu'elles ne pouvaient e$tre que chez Madame de Lursay, et j'y volai. Un inte/re$t trop vif m'y conduisait, pour qu'il pu$t e$tre balance/ par la crainte de la revoir, et d'ailleurs ma cole\re s'e/tait affaiblie, et par le temps, et par les re/flexions que, malgre/ moi-me$me, j'avais faites sur mon injustice. 224 Il y avait beaucoup de monde chez Madame de Lursay, mais je n'y trouvai pas Hortense. L'espe/rance de l'y voir arriver et la certitude qu'au milieu d'un cercle si nom- breux, Madame de Lursay ne trouverait pas un moment pour me parler, mode/re\rent mon chagrin, et me firent rester. Elle jouait quand j'arrivai, et sans parai$tre ni trouble/e, ni e/mue de ma pre/sence, elle ne prit avec moi que les fac#ons que je lui avais vues, lorsqu'il n'e/tait encore question de rien entre nous deux. Apre\s les premie\res politesses qu'elle me fit dans tou- tes les re\gles, sans embarras et sans affectation, elle se rendit a\ son jeu. J'e/tais aupre\s d'elle, et quelquefois elle me parlait sur les coups singuliers qui lui arrivaient, mais d'un air de/tache/ : elle avait tant de gaiete/ dans les yeux, je lui trouvais l'esprit si libre, que je ne pus pas douter qu'elle ne m'eu$t oublie/. Les raisons que j'avais de souhaiter son indiffe/rence me firent recevoir avec une extre$me joie, tout ce qui pouvait me la prouver. Tout de/termine/ que j'e/tais a\ rompre avec elle, je ne savais pas comment lui dire que je ne l'aimais plus. Le respect qu'elle m'avait inspire/, e/tait en moi comme ces pre/juge/s d'enfance, contre lesquels on se re/volte longtemps, avant que de pouvoir les de/truire. Quelques choses que j'en pensasse dans ce moment, l'estime que j'avais eue pour elle, me tyrannisait encore, et me forc#ait a\ lui de/guiser mes sentiments. Je redoutais surtout une explication qui ne pouvait m'e$tre jamais que de/savantageuse, puisqu'il n'y avait eu dans ses proce/de/s, rien qui pu$t justifier mon changement, et que j' avais a\ me reprocher tous les miens. Le parti que je lui voyais pren- dre, e/tait donc le seul qui pu$t me convenir; il nous faisait rompre sans e/clat, sans altercation, sans lenteurs, et nous de/livrait, l'un et l'autre, de ces conversations funestes qui brouillent souvent les amants qui se quittent, plus encore que leurs torts me$mes. Au milieu de tant de sujets de joie, je ne sais quel mouvement s'e/leva dans mon co|eur. Charme/ qu'elle m'eu$t quitte/, je ne concevais pas qu'elle l'eu$t pu faire aussi promptement. je craignis, a\ ce qu'il me sembla, que sa froideur ne fu$t affecte/e, et que je ne la dusse qu'a\ la 225 contrainte, que le monde qui e/tait chez elle lui imposait. Sans connai$tre beaucoup l'amour, j'imaginais qu'il ne s'e/teint pas tout d'un coup; qu'on peut, dans un violent acce\s de jalousie, former le projet de ne plus aimer, mais qu'on ne l'exe/cute pas ; que souvent on se de/guise ses sentiments, qu'on veut me$me les cacher a\ l'objet qui les fait nai$tre; mais que cette dissimulation cou$te trop pour durer longtemps, et qu'on ne sort souvent de cette feinte tranquillite/, que pour e/clater avec moins de me/nagement. De ce raisonnement je concluais que Madame de Lursay pouvait bien n'e$tre pas aussi libre qu'elle me le paraissait, et que j'e/tais peut-e$tre assez malheureux pour en e$tre plus aime/ que jamais. Pour m'en e/claircir, je l'e/tudiais avec soin, et plus par l'examen que j'en faisais, je trouvais de quoi m'assurer que son changement e/tait re/el, plus je sentais diminuer la joie que d'abord il m'avait cause/e. Sans pe/ne/trer la cause du trouble qui se re/pandait dans mon a$me, je m'y plon- geai tout entier : je devins re$veur, et me croyant toujours charme/ d'avoir perdu Madame de Lursay, je cessai ce- pendant de lui savoir si bon gre/ de son inconstance. Je me demandai enfin, quelle e/tait la sorte d'inte/re$t qui m'attachait aux mouvements d'une femme que je n'ai- mais plus, et que je n'avais me$me jamais aime/e. En effet, que m'importait-il qu'elle m'eu$t o$te/ son co|eur, et que pouvais-je avoir a\ craindre, que le malheur d'en e$tre encore aime/ s? Ce que je me disais la\-dessus e/tait sense/, et a\ force de me le redire, je crus avoir triomphe/ de ma vanite/. Ce n'e/tait pas sans dessein que Madame de Lursay cherchait a\ la mortifier, et ce ne fut pas non plus sans succe\s. Sa partie finit: elle me proposa de jouer avec elle; j'acceptai. Mon oisivete/ m'ennuyait, et je me flattai que l'occupation du jeu m'enle\verait a\ des ide/es qui commen- c#alent a\ m'e$tre importunes. Je jouai donc, mais avec une distraction extre$me, et n'osant presque jamais regarder Madame de Lursay, dont l'air assure/ et tranquille ne se de/mentait pas, et qui se livrait avec intre/pidite/ aux remar- ques qu'elle voyait que je faisais sur elle. Jusque-la\, je pouvais croire simplement que je n'e/tais 226 plus aime/, et elle ne m'avait pas encore donne/ lieu de penser qu'elle en aima$t un autre. Le marquis de*** qui jouait avec nous et qu'elle avait ramene/ de la campagne, lui parut apparemment propre a\ me donner de l'inquie/tude, elle commenc#a a\ lui sourire, a\ le regarder fixement et a\ lui faire enfin de ces agaceries qui, quoique peu fortes en elles-me$mes, re/pe/te/es, de- viennent de/cisives. Sans se compromettre au point de lui donner des espe/- rances, et de s'attirer une de/claration dont elle aurait e/te/ embarrasse/e, elle en fit assez pour me faire croire que, non contente de rompre avec moi, elle cherchait a\ se consoler de ma perte, et que c'e/tait assure/ment un commencement d'aventure. Je ne la regardais jamais que je ne trouvasse ses yeux attache/s sur le marquis, et elle ne s'apercevait pas pluto$t de l'attention avec laquelle je l'examinais, qu'elle ne les ramena$t pre/cipitamment sur ses cartes, comme si c'eu$t e/te/ a\ moi surtout qu'elle eu$t voulu cacher ses sentiments. Ce mane\ge a\ la fin m'impatienta: ce n'e/tait pas qu'il inte/ressa$t mon co|eur; mais il me semblait que je jouais la\ un ro$le de/sagre/able, et qu'au moins elle aurait du$ me l'e/pargner. Je me sentais pour elle un me/pris ! Elle m'inspirait une indignation qu'a\ peine je pouvais dissi- muler ! Versac ne m'a pas trompe/, me disais-je, et je ne sais pas comment on ne donne que le nom de coquette a\ une femme de cette espe\ce. Jamais on n'a agi avec moins de me/nagements. Qu'elle ait cesse/ de m'aimer, cela est simple, son changement m'oblige s, et a\ Dieu ne plaise que je veuille le lui reprocher! Mais que rien ne l'arre$te, et qu'avec plus d'inde/cence qu'elle n'en peut trouver a\ Madame de Senanges, que, sans m'avoir dit du moins qu'elle voulait rompre avec moi, sans que ma pre/sence la contraigne s, sans e$tre su$re me$me que je ne l'aime plus, elle se livre avec tant de fureur a\ un nouveau gou$t, c'est, je l'avoue, ce que je n'aurais jamais ose/ imaginer. Mais elle ne m'a pas aime/, reprenais-je, je n'ai e/te/, comme Pranzi, et mille autres, que l'objet de son caprice. L'homme qui lui plai$t aujourd'hui, lui sera inconnu de- 227 main, et j'aurai biento$t le plaisir de lui voir un succes- seur. Pendant que je m'entretenais d'une fac#on si peu flat- teuse pour elle, je ne songeais point a\ m'observer, et mon air froid et brusque ne lui permettait pas d'ignorer ce qui se passait dans mon co|eur. Il m'e/chappait des mouve- ments d'impatience qu'elle savait bien qu'ordinairement le jeu ne me donnait pas, et que je ne pouvais pas me$me alors rejeter sur lui. Je regardais ma montre a\ chaque instant, et comme si ce n'eu$t pas e/te/ assez d'elle pour m'apprendre l'heure qu'il e/tait, je consultais encore celle des autres. Madame de Lursay m'interrogea deux fois, sans pouvoir tirer de moi rien qui re/pondi$t a\ ce qu'elle m'avait demande/. J'e/tais devenu stupide, et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que tout cela se passait dans mon co|eur pour une femme a\ qui le moment d'auparavant j'aurais dit avec joie, rompons, ne nous soyons plus rien l'un a\ l'autre; dont le changement m'e/tait ne/cessaire, et dont la seule ide/e m'e/tait importune ; et qu'enfin ce co|eur, que son inconstance de/chirait, e/tait tout entier a\ une autre . Quelle bizarrerie ! Et nous osons reprocher aux femmes leur vanite/ ! Nous, qui sommes sans cesse le jouet de la no$tre, qu'elle fait passer a\ son gre/ de la haine, a\ l'amour, et de l'amour a\ la haine, et qui nous fait sacrifer la mai$tresse la plus tendrement aime/e, et la plus digne de l'e$tre, a\ la femme du monde que nous aimons le moins, et que souvent nous me/prisons le plus. Telle e/tait a\ peu pre\s ma situation. Je ce/dais insensi- blement a\ Madame de Lursay sans le savoir. J'e/tais outre/ qu'elle eu$t pu sito$t songer a\ un autre engagement, et ce qui, si j'avais su penser, aurait du$ me de/tacher d'elle pour toujours, e/tait ce qui la rendait pour mon co|eur plus redoutable que jamais. Je ne pouvais cependant pas dire que ce qu'elle m'ins- pirait fu$t de l'amour : j'e/tais entrai$ne/ par des mouvements que je ne connaissais point, et que je n'aurais pas pu me de/finir; ils e/taient violents sans e$tre tendres; aucun de/sir ne s'y me$lait, et j'e/tais pique/, sans e$tre amoureux. Qu'elle eu$t paru sensible un instant, que je l'eusse revue 228 jalouse, emporte/e, qu'elle eu$t fait des efforts pour me ramener, le charme se serait dissipe/ : ma vanite/ contente de l'humiliation ou\ je l'aurais vue, mon co|eur n'aurait plus retrouve/ en elle qu'un objet indiffe/rent, et peut-e$tre me/prise/ . Ce fut ce qui n'arriva pas. Madame de Lursay savait combien il serait dangereux pour elle de me de/tromper: elle n'avait pas besoin de m'e/tudier pour de/me$ler ce qui se passait dans mon a$me. J'aurais e/te/ le premier sur qui son stratage\me, tout use/ qu'il e/tait, aurait e/te/ sans puis- sance; mais pour qu'il fi$t tout ce qu'elle en attendait, il fallait le pousser jusqu'ou\ il pouvait aller. Je n'e/tais encore qu'e/branle/, et elle me voulait vaincu. La partie ou\ elle m'avait engage/, ne fut pas sito$t finie, que, dans mon premier mouvement de de/pit, je m'appro- chai pour prendre conge/ d'elle ; mais d'un air si contraint, qu'elle sentit bien qu'elle n'aurait pas de peine a\ me faire rester. Ou\ voulez-vous aller? me dit-elle gaiement. Quelle folie ! Il est si tard ! J'ai compte/ sur vous. Vous me de/sobligerez de ne pas demeurer ici. Je vous de/soblige- rais bien plus d'y rester, re/pondis-je d'un ton e/mu, et je ne pars que pour ne vous pas de/plaire. C'est, reprit-elle, sans me contraindre en aucune fac#on que je cherehe a\ vous retenir. J'ai toujours beaucoup de plaisir a\ vous voir. Je ne conc#ois pas sur quoi vous pouvez jamais vous croire de trop chez moi. On est accoutume/ a\ vous y voir vivre avec une extre$me liberte/, et l'on doit e$tre surpris, je dois l'e$tre toute la premie\re, de vous voir aujourd'hui faire des fac#ons si longtemps bannies d'entre nous. Je les crois a\ pre/sent, Madame, repartis-je, plus ne/cessaires que jamais. Quelle ide/e ! re/pondit-elle, en haussant les e/paules; que vous e$tes de/raisonnable ! Ah, que je le suis peu, Madame, re/pliquai-je, et que vous savez bien... Enfin (interrompit-elle en se levant comme si elle eu$t craint d'entrer dans le moindre de/tail) vous e$tes le mai$tre, je ne pre/tends pas vous ge$ner. Restez, vous me ferez plaisir. Partez, si ce que je vous propose ne vous en fait pas. Je crus voir, a\ son air froid qu'elle avait dans le fond 229 envie que je partisse, et qu'elle destinait, sans doute, l'apre\s-souper au marquis. Je me fis un plaisir secret de les ge$ner par ma pre/sence, et de me donner d'ailleurs la douce satisfaction de voir Madame de Lursay se de/grader de plus en plus a\ mes yeux, et justifier tout le me/pris que je croyais avoir pour elle. Peu de temps apre\s on servit. Sans y penser, a\ ce que je croyais, et uniquement par habitude, je voulus me mettre aupre\s de Madame de Lursay. Elle s'en aperc#ut; et loin de parai$tre m'en savoir gre/, elle arrangea les choses de fac#on que ce fut le marquis, que je regardais toujours comme mon successeur, qui se mit a\ la place ou\ je de/sirais d'e$tre. Quoique cette pre/fe/rence qu'elle lui don- nait sur moi, eu$t e/te/ habilement conduite, elle ne m'e/chappa pas, et j'en ressentis un de/pit extre$me, Si elle m'avait offert cette place, il est constant que je ne l'aurais pas prise : mais je ne pus, sans cole\re, la voir remplir par un autre. Biento$t le souper s'anima. Madame de Lursay, qui apre\s avoir mortifie/ ma vanite/, voulait me plaire, n'e/par- gna rien pour y re/ussir. Cette se/duisante coquetterie, plus puissante sur nous que la beaute/ me$me, ces airs agac#ants que nous me/prisons quelquefois, et auxquels nous ce/dons toujours, les sourires les plus tendres, les regards les plus vifs, tout fut, et inutilement, employe/. Persuade/ que le seul de/sir d'engager mon rival, lui donnait tous ces char- mes, je me revoltai contre eux. Son enjouement me parut contraint, son esprit, appre$te/, et les gra$ces dont elle venait de s'embellir, me semble\rent peu faites pour son a$ge. Je regardais tout avec des yeux jaloux. Mon co|eur e/tait trouble/ par la cole\re, mais tranquille du co$te/ de l'amour. Du moins tout entier a\ la haine que m'inspirait Madame de Lursay, n'eus-je pas lieu de me douter que je la trouvais belle. Nous marquons trop nos de/sirs, ils agissent trop sensi- blement sur nous, pour qu'ils puissent e/chapper a\ la femme me$me la moins habile. Madame de Lursay, qui n'e/tait point dans le cas de pouvoir se me/prendre a\ mes mouvements, connut, a\ la froideur de mes regards, qu'elle ne faisait pas sur moi une aussi vive impression 230 qu'elle aurait de/sire/. Il est a\ croire qu'elle craignit de m'avoir trop laisse/ penser qu'elle ne songeait plus a\ moi, puisque sans quitter absolument son premier projet, elle commenc#a a\ me regarder avec moins de tie/deur que je ne lui en avais vue jusque-la\. Elle en faisait trop peu pour me tirer de l'e/tat ou\ elle m'avait mis, et elle fit cependant bien de n'en pas risquer davantage. Quand elle m'aurait se/duit alors au point ou\ elle le voulait, que pouvait pour elle une se/duction mo- mentane/e que mes re/flexions auraient de/truite, ou qui se serait dissipe/e d'elle-me$me, avant qu'elle pu$t la saisir s, et qui peut-e$tre, pour avoir e/te/ pre/cipite/e, m'aurait use/ l'imagination inutilement, et moins dispose/ a\ e$tre sensi- ble, quand il lui aurait importe/ le plus que je le fusse ? Elle e/tait assez sage pour faire ces re/flexions, et sans doute elle les fit. Le souper continua, sans qu'elle paru$t avoir pour moi, plus que ces soins d'usage dans la so- cie/te/, et que les femmes ont pour les hommes qui leur sont le plus indiffe/rents, quand elles vivent avec eux. Ses discours furent aussi mesure/s que ses regards, et elle se conduisit avec tant d'adresse, qu'apre\s m'avoir d'abord donne/ lieu de croire qu'elle avait se/rieusement rompu avec moi, et qu'elle songeait me$me a\ s'engager avec un autre, je dus, en sortant de table, espe/rer seulement qu'il ne serait pas impossible de la faire ressouvenir qu'elle m'avait aime/, et de la retrouver plus tendre qu'elle ne l'avait jamais e/te/ pour moi. Quoique, vain comme je l'e/tais, il fu$t naturel que je songeasse a\ la rengager, et que les de/sirs dussent e$tre la suite de mes mouvements, ce ne fut pas ce qui m'occupa. J'e/tais pique/ de n'e$tre point regrette/ de Madame de Lur- say, et je ne la regrettais pas. Peu de temps me$me apre\s le souper, ayant presque perdu de vue l'objet qui m'avait de/termine/ a\ rester chez elle, je fus pre$t a\ suivre quelques personnes qui en sortaient. Qu'elle reste, me dis-je, avec cet heureux amant qui me succe\de. Qu'ils passent ensemble la plus charmante des nuits. Que m'importent leurs plaisirs, pour vouloir les troubler? je n'aime pas, pourquoi serais-je jaloux ? En conse/quence de ce raisonnement, je me levais, 231 lorsque le marquis, a\ qui je supposais une si grande impatience de se trouver seul avec Madame de Lursay, lui dit qu'il allait prendre conge/ d'elle. Ce discours me surprit. Je crus qu'elle ferait des efforts pour le retenir; mais apre\s lui avoir repre/sente/ froidement, qu'il pourrait la quitter plus tard, elle le laissa partir, sans prendre seulement avec lui, jour pour le revoir. Une si grande indiffe/rence, apre\s ce qui s'e/tait passe/, ne me parut pas naturelle. Loin d'imaginer qu'ils ne pensaient pas l'un a\ l'autre, et que mes soupc#ons e/taient mal fonde/s, je crus au contraire, comme ils s'e/taient longtemps parle/ bas, et que, pendant cette conversation, elle avait eu un air myste/rieux et embarrasse/, que leurs arrangements e/taient pris, que cette prompte retraite du marquis n'e/tait que simule/e, et qu'a\ peine le peu de monde qui e/tait encore chez Madame de Lursay, l'aurait quitte/e, qu'il y reparai$trait. Cette ide/e n'e/tait rien moins que romanesque s, et je pouvais l'avoir, sans blesser la vraisemblance et nos usages. Je pensai aussi, qu'il y aurait autant de finesse a\ troubler Madame de Lursay dans son rendez-vous, qu'il y en avait eu a\ le deviner. Je me fis une joie maligne de rester si longtemps chez elle, que le marquis s'en impa- tienta$t, et pu$t me$me penser que, sans avoir e/te/ heureux, ou sans l'e$tre encore, je ne pouvais pas avoir le droit d'e$tre importun, au point ou\ je me promettais de le lui paraitre . A tant de raisons, il s'en joignit une a\ laquelle je ne fus pas insensible et qui, plus que toutes les autres, me porta a\ de/sirer une conversation particulie\re avec Madame de Lursay. J'e/tais persuade/ qu'elle m'avait trompe/, et que je ne devais jamais lui pardonner la faussete/ d'avoir voulu me parai$tre respectable. Il me semblait, que ne voulant plus la revoir sur le pied ou\ nous avions e/te/ ensemble, il y allait de ma gloire a\ lui apprendre combien j'e/tais instruit, et a\ lui o$ter le plaisir de croire que je conservais pour elle toute l'estime qu'elle se flattait de m'avoir inspire/e; que je ne pouvais pas, pour exe/cuter ce projet, saisir un meilleur temps que celui, ou\ malgre/ cette rigide vertu, dont par trois mois de soins, je n'avais pas pu triompher, 232 elle donnait des rendez-vous a\ quelqu'un qui, peut-e$tre, n'avait eu ni le temps, ni le de/sir de lui en demander. Je me faisais enfn un tableau si touchant de la confusion ou\ je ne doutais pas qu'elle ne tomba$t, et de l'impatience ou\ je la mettrais, qu'il me fut impossible de m'en refuser le spectacle. Occupe/ de ces agre/ables ide/es, j'attendais le moment ou\ je pourrais les voir remplies; il vint enfn. Je fis semblant de sortir avec tous les autres et je dis adieu a\ Madame de Lursay d'un air si naturel, qu'elle m'en parut choque/e. Je restai quelque temps dans l'antichambre a\ parler bas a\ un de mes gens, a\ qui je n'avais rien de particulier a\ dire; et tous les e/quipages sortis, je rentrai. Je trouvai Madame de Lursay sur un canape/ ou\ elle re$vait. De quelque courage que je me fusse arme/, je ne me vis pas pluto$t seul avec elle, que je fus fa$che/ de m'y e$tre renferme/, et que j'eusse bien voulu n'avoir pas ima- gine/ que j'avais tant de choses a\ lui dire. Toutefois, la ne/cessite/ de me tirer heureusement d'une aventure ou\ je m'e/tais embarque/ moi-me$me, le de/pit que sa vue m'ins- pirait, et le plaisir de la mortifier, me rendirent ma fer- mete/. Quoi ! c'est vous, me dit-elle avec e/tonnement. Ose- rais-je vous demander pourquoi vous revenez ? Que vou- lez-vous qu'on pense de vous voir rester ici? Je crois, Madame, re/pondis-je d'un air railleur, que ce n'est pas de ce qu'on en peut penser que vous e$tes inquie\te, et qu'un soin plus important vous tourmente. Je n'ai jamais re/pondu a\ ce que je n'entendais pas, re/pliqua-t-elle, ni demande/ ce que je ne me souciais pas d'apprendre; ainsi, sans vous interroger sur le sens de ce que vous venez de me dire, je vous prierai simplement de vouloir bien ne pas rester chez moi a\ l'heure qu'il est. Je sais, repris-je, combien je vous obligerais de partir, mais il n'est qu'une heure, et je voudrais bien que vous me permissiez d'en passer encore quelques-unes aupre\s de vous. La proposition est sans doute fort honne$te, re/pondit-elle en contrefaisant le ton poli dont je lui par- lais, et je suis since\rement fa$che/e de ne pouvoir pas 233 l'accepter. Vous le pouvez, Madame, repris-je, et j' ai peut-e$tre assez de choses a\ vous dire pour vous faire passer sans ennui, le temps que je vous supplie de vou- loir bien m'accorder. Quand je voudrais bien n'en pas douter, repartit-elle, les instants que vous prenez pour cela, n'en seraient pas mieux choisis; et d'ailleurs, vous pouvez avoir beaucoup de choses a\ me dire, sans qu'elles aient de quoi me plaire; car, entre nous, et sans vouloir vous rien reprocher, je ne vois pas que jusqu'ici vous m'ayez amuse/e beaucoup. Vous serez ce soir plus contente de moi, Madame, re/pon- dis-je, et la certitude que j'en ai m'a fait hasarder une demande que je ne suis pas surpris que vous trouviez indiscre\te. Je n'ignore aucune des raisons qui vous la font parai$tre telle. Je sais que je remplis des moments que vous aviez destine/s a\ des plaisirs plus doux que celui de m'entendre, et que, sans compter l'impatience que je vous cause, vous avez a\ partager celle de quelqu'un qui, peut-e$tre, en ge/missant de l'obstacle que j'apporte a\ ses plaisirs, ne vous croit pas absolument innocente du cha- grin que je lui fais. Voila\ sans contredit, s'e/cria-t-elle, une belle phrase ! Elle est d'une e/le/gance, d'une obscurite/, et d'une lon- gueur admirables ! Il faut, pour se rendre si intelligi- ble s, furieusement travailler d'esprit s. Si vous me le permettez, lui dis-je, je serai plus clair. Oh! je vous le permets, reprit-elle vivement, j'ose me$me vous en prier. Je ne serai pas fa$che/e de connai$tre toutes les petites ide/es qui vous occupent: elles doivent e$tre rares. Mais, par- donnez-moi, Madame, ces ide/es que vous croyez rares, sont assez ge/ne/ralement re/pandues. Le pre/ambule m'ex- ce\de, Monsieur, reprit-elle brusquement, venons au fait: venons-y donc, re/pondis-je, en rougissant de cole\re. Vous avez cru longtemps, Madame, continuai-je, que vous pourriez m'en imposer toujours, et que, sur la belle re/sistance qu'il vous a plu de me faire, j'estimerais votre conque$te assez, pour croire que j'aurais e/te/ s le seul qui l'eu$t faite, et pour vous en tenir compte sur ce pied-la\ s. Vous l'avez cru, et vous aviez raison... Asseyez-vous, Monsieur, interrompit-elle tranquillement, ce de/but 234 m'annonce quelque chose de long, et je serai charme/e que vous soyez a\ votre aise. Je m'assis vis-a\-vis d'elle, et quoique un peu de/con- certe/ par son air ironique, je poursuivis ainsi : Je vous disais, Madame, que vous aviez raison de croire que je me trouverais infniment heureux de vous plaire. Ma jeunesse, et le peu d'usage que j'avais du monde, vous re/pondaient de ma cre/dulite/, et, si j'avais e/te/ plus instruit, vous auriez du$ compter moins sur elle. Vous n'avez pas eu besoin de beaucoup d'artifce; vous pouviez meme en employer moins que vous n'avez fait, et c'e/tait penser de moi trop avantageusement, que de croire qu'il fallu$t, pour me tromper, tout le mane\ge dont vous vous e$tes servie. Oui, Madame, je l'avouerai, je vous respectais trop aveugle/ment pour oser douter un instant que vous ne fussiez telle que vous vouliez me le parai$tre, que vous n'eussiez toujours ve/cu loin de l'amour, que ce ne fu$t en vain qu'on avait attaque/ votre co|eur, et que je ne fusse le premier qui eu$t pu le rendre sensible. Vous l'avez cru, interrompit-elle; mais il me semble que, pensant avantageusement de moi, vous n'aviez pas mauvaise opinion de vous-me$me. Ce n'etait assure/ment pas vous estimer peu, que de vous croire fait pour se/duire une femme qui, jusques a\ vous, avait si bien re/siste/. Eh bien! ensuite d'une ide/e aussi modeste, que pensa$tes- vous ? Ne me la reprochez pas, Madame, repris-je avec e/mo- tion, vous y gagniez plus que moi. Si je ne vous avais regarde/e que comme une femme ordinaire, je vous aurais peut-e$tre moins aime/e, et j'ose douter que vous eussiez e/te/ satisfaite de ne m'avoir inspire/ qu'un gou$t faible, peu digne de vos charmes, et qu'il n'aurait pas e/te/ de/cent a\ vous de re/compenser. Mon extre$me timidite/, et la peine que j'eus a\ vous parler de mon amour, durent vous apprendre que j'avais peu d'espe/rance de vous plaire, et vous prouver tout le respect que vous m'aviez fait nai$tre. A votre a$ge, dit-elle, qu'on respecte ou non une femme, on est de me$me aupre\s d'elle, et je ne vois pas a\ 235 propos de quoi vous voudriez que je vous tinsse compte d'un mouvement de crainte que je devais plus a\ votre imbe/cillite/, qu'au respect que vous aviez pour moi. Quelle qu'en fu$t la cause, repris-je, mon trouble ne vous en e/tait pas moins agre/able, et vous deviez e$tre flatte/e de me voir des craintes que peut-e$tre vous ne deviez pas m'inspirer. Mais non, re/pliqua-t-elle, le plaisir qu'elles m'ont donne/, a e/te/ me/diocre. Les choses ridicules n'amusent pas longtemps. Poursuivez. Eh bien ! vous ne deviez pas m'estimer autant que vous avez fait, et vous vous en repentez, n'est-il pas vrai ? Apre\s. On m'a de/trompe/, Madame, j'ai appris combien mes craintes e/taient de/place/es, et je ne me consolerais jamais du ridicule qu'elles m'ont donne/, si le plaisir de me les voir ne vous en avait pas cou$te/ d'autres. Oui, repartit-elle, avec un extre$me sang-froid, je ne disconviens pas qu'elles ne m'aient fait jouer plus d'une fois un assez mauvais personnage; mais c'e/tait pre/cise/- ment par cette raison qu'elles ne pouvaient pas m'amu- ser. Je ne les aurais pas aujourd'hui, repris-je, d'un ton menac#ant. Ce serait peut-e$tre un peu tard que vous voudriez vous en de/faire, re/pliqua-t-elle, et vous ferez tout aussi bien de les garder. Mais, dites-moi, j'ai donc eu le co|eur extre$- mement tendre ? Vous savez sans doute toutes mes aven- tures, pourrais-je espe/rer de vous la complaisance de me les raconter ? Je craindrais d'abuser de votre patience, re/pondis-je, fort embarrasse/ des impertinences que je lui disais, et du peu de cas qu'elle semblait en faire. Ce n'est la\ qu'un mot, repartit-elle, et un mot aussi mauvais qu'il est impoli; mais je vous le pardonne. Vous ignorez avec les femmes, jusqu'a\ la fac#on dont on doit leur parler. Ce que vous venez de me dire, par exemple, n'est mal que par votre faute. Mieux dit, il aurait e/te/ plaisant. Passons. Sans vouloir, repris-je, outre/ de fureur, entrer dans un de/tail qui serait fort inutile, je puis vous dire simplement, 236 qu'on m'en a assez appris pour me faire sentir votre faussete/ avec moi, et me faire regretter toute ma vie d'en avoir e/te/ la dupe. A votre tour, ne me reprochez pas cela, re/pondit-elle en riant. Ce n'est pas de ma finesse que vous avez e/te/ la dupe, c'est de votre peu d'expe/rience. Pourquoi voulez- vous m'imputer vos be/vues? Devals-je vous apprendre a quel point vous me plaisiez, et vous dire, moment a\ moment, l'impression que vous faisiez sur moi? Ce soin, de ma part, eu$t sans doute e$te/ fort obligeant; mais m'au- riez-vous pardonne/ de le prendre ? N'e/tait-ce pas a\ vous a\ connai$tre, et saisir mes mouvements ? Est-ce ma faute enfin, s'ils vous ont tous e/chappe/ ? Et quelqu'un, avant vous, s'est-il jamais avise/ de faire des reproches aussi ridicules que ceux que vous me faites ? Est-ce ici du moins qu'ils fnissent ? Il ne me reste plus, re/pliquai-je, confondu de sa fac#on de me re/pondre, qu'a\ vous fe/liciter sur le pre/texte que vous avez pris pour rompre avec moi ; sur le secret avec lequel vous avez forme/ cette partie de campagne, dont vous ne m'avez averti que lorsqu'il ne me restait pas le temps de m'arranger pour vous y suivre, et enfin sur l'amour prompt que vous avez pris pour le marquis, que je retiens cache/ dans un recoin de votre cabinet, et qui, sans doute, attend avec impatience que vous vouliez bien me conge/dier. Je crois en effet, ajoutai-je, que j'ai retarde/ les instants de son bonheur, assez pour ne devoir plus y mettre d'obstacle, et je vais... Non, Monsieur, interrom- pit-elle, je vous ai si patiemment e/coute/, que je dois croire que vous voudrez bien m'accorder la me$me gra$ce. J'en demande pardon au marquis, mais du$t-il s'impa- tienter d'une conversation si peu faite pour lui, je ne saurais me refuser le plaisir de vous re/pondre. Ce n'est pas pour vous que je le veux faire. Ma re/putation ne de/pend ni de vous, ni des gens qui prennent a\ ta$che de la noircir. On ne peut, a\ votre a$ge, juger sainement de rien, et moins encore des femmes que de toute autre chose. Vous n'e$tes fait, ni pour e$tre e/coute/, ni pour e$tre cru, et vous pouvez, sans tirer a\ conse/quence, penser aussi mal de moi, que vous pensez bien de vous-me$me. Ce n'est 237 pas sur vos discours que le public me jugera; ainsi ma justifcation n'est pas ce qui m'inte/resse, c'est le plaisir de vous confondre, de de/voiler votre mauvaise foi, vos caprices, et de vous faire enfin rougir de vous-me$me. Je vais, continua-t-elle, commencer par vous parler de moi : vous ne pourrez pas croire que ce soit par amour- propre. Je suis force/e de rappeler des faits qui m'avilis- sent, et vous m'avez mise dans le cas de ne pouvoir jeter ies yeux sur moi-me$me, sans me me/priser des erreurs dans lesquelles vous m'avez fait tomber. Vous me connaissez depuis longtemps. Lie/e a\ votre me\re par l'amitie/ la plus tendre, je vous ai aime/ avant que je susse si vous me/ritiez de l'e$tre, avant que vous sussiez vous-me$me ce que c'est que d'e$tre aime/, et sans que je pusse imaginer que le gou$t que j'avais pour vous, pu$t me conduire ou\ j'ose enfn avouer que je suis. Eh ! quelle apparence en effet que je dusse craindre de vous trop aimer ? Quand j'aurais pu pre/voir que vous penseriez a\ moi, devais-je imaginer que vous me rendriez sensible, et qu'un e/ve/nement si peu vraisemblable, du$t un jour e$tre compte/ parmi ceux de ma vie ? Je ne l'ai pas cru, et vous ne pouvez pas me le reprocher. Toute autre que moi ne vous aurait pas craint davantage, et, a\ ne consi- de/rer que votre a$ge et le mien (je laisse a\ part ma fac#on de penser), ma se/curite/ e/tait bien naturelle. Ce fut donc, non seulement sans craindre pour moi- me$me, mais encore sans faire la moindre re/flexion sur vous, que je vous vis chercher a\ me plaire. Vos soins plus marque/s, vos visites plus fre/quentes et plus longues, et le plaisir qu'il semblait que vous prissiez a\ me voir, ne me parurent que les effets de notre ancienne amitie/. Vous entriez dans le monde, vous commenciez a\ vous former, et il e/tait tout simple que vous me cherchassiez avec plus d'ardeur que vous ne l'aviez fait dans votre enfance. Ce que vous me disiez sur l'amour, l'acharnement avec le- quel vous m'en parliez, et la difficulte/ que je trouvais a\ vous faire porter votre esprit sur d'autres matie\res, ne furent a\ mes yeux que les suites de la curiosite/ d'un jeune homme qui cherche a\ s'e/clairer sur un sentiment qui commence a\ troubler son co|eur, ou sur des ide/es qui 238 occupent son imagination. Vos regards ne m'instruisirent pas mieux, et je de/sirais si peu de vous plaire, que je ne pus jamais penser que je vous plaisais. Votre embarras enfin me fit nai$tre l'envie de savoir ce qui vous agitait, et croyant n'e$tre que confidente, je me trouvai inte/resse/e pour moi-me$me dans vos secrets. Vous devez vous sou- venir que je n'oubliai rien pour vous enlever a\ une fantai- sie qui me paraissait de/place/e, et dont j'e/tais fa$che/e d'e$tre l'objet. Mon amitie/ pour vous, votre jeunesse, une sorte de pitie/, m'empe$che\rent de vous imposer silence aussi durement que j'aurais du$ le faire. Je crus d'ailleurs pouvoir m'amuser de la fac#on dont un co|eur qui en est a\ sa premie\re passion, la sent et la conduit. Cet amusement, qui d'abord ne fut pas plus dangereux que je ne l'avais cru, le devint enfin. Je vous perdais avec plus de regret, vous attendais avec impatience, et votre vue me faisait sentir des mouvements, qu'avant que vous m'eussiez parle/, je ne connaissais pas. Je reconnus alors la ne/cessite/ de vous fuir, mais je ne le pouvais plus. Un je ne sais quel charme s, trop faible dans sa naissance pour que je crusse avoir besoin de le combattre, m'attachait a\ vos discours. Je me les re/pe/tais quand vous les aviez fnis. Je m'arrachais avec peine, et toujours trop tard, au plaisir de vous entendre. Cet affreux intervalle de votre a$ge au mien, et qui m'avait d'abord si sensiblement frappe/e, disparut a\ mes regards. Chaque jour que nous passions a\ nous voir, me semblait vous donner des anne/es, ou m'o$ter des miennes. L'amour seul pouvait m'aveugler a\ ce point; et croire que nous pouvions e$tre faits l'un pour l'autre, e/tait une preuve trop su$re du mien, pour pouvoir le me/connai$tre. Loin de chercher a\ me le dissimuler encore, je ne craignis pas de m'examiner, et quoique ce que je trouvai pour vous dans mon co|eur, m'effraya$t, je ne me crus pas sans ressource. Comme je ne souhaitais pas d'e$tre vaincue, je ne voulais pas voir que je l'e/tais de/ja\. Convaincue enfin de l'extre$me tendresse que vous m'aviez inspire/e, je cherchai du moins a\ retarder ma chute, et a\ m'e/pargner la honte et le danger de la dernie\re faiblesse. Votre peu d'expe/rience m'aidait dans mon projet, et je jouissais du plaisir de vous voir amoureux, 239 d'autant plus paisiblement, que je craignais moins de me voir devenir trop coupable. Il n'est donc pas extraordinaire, Monsieur, ajouta- t-elle, que je ne vous aie pas dit que je vous aimais, lorsque je ne vous aimais pas encore. Il ne l'est point davantage, qu'apre\s que mes sentiments pour vous m'ont e/te/ connus, j'aie fait ce que j'ai pu pour vous les cacher. C'e/tait a\ vous a\ ta$cher de les de/couvrir, et si je puis vous le dire, c'est a\ vous, et non a\ moi, <1qu'il a plu de faire une>1 <1belle re/sistance.>1 Mais, Madame, re/pondis-je en be/gayant, je n'ai pas, a\ ce qu'il me semble, eu tort de vous le dire, vous convenez vous-me$me que vous m'avez re/siste/, et vous concevez bien que... Vous he/sitez ! interrompit-elle. Achevez. Que voulez-vous que je vous dise, Madame ? re/pliquai-je, plus de/concerte/ que jamais, l'expression dont je me suis servi a pu vous choquer, je suis fa$che/ certainement qu'elle vous ait de/plu; je... mais, ajoutai-je, voyant que je ne savais ce que je lui disais, il est tard, et vous voulez bien que je prenne conge/ de vous. Non, Monsieur, re/- pondit-elle, je ne le veux pas. Ce que j'ai a\ vous dire encore, ne peut se remettre, et les articles qui me restent a\ traiter avec vous, sont les plus importants pour moi. Je me remis sur mon sie\ge, fort e/tonne/ de ce que c'e/tait moi qui e/tais confondu. Mon embarras augmenta encore quand elle m'ordonna (sans raison apparente a\ ce que je crus) de m'asseoir sur un fauteuil qui touchait a\ son canape/, ce qui me mettait beaucoup plus pre\s d'elle que je n'e/tais d'abord. J'obe/is en tremblant, sans oser la regarder, et avec une sorte d'e/motion tendre, que le re/cit qu'elle venait de me faire, m'avait involontairement s donne/e. Il est donc vrai, continua-t-elle, que je vous ai aime/. Je pourrais n'en pas convenir, puisque je ne vous l'ai jamais dit affrmativement; mais apre\s ce qui s'est passe/ entre nous, ce de/tour serait aussi inutile que de/- place/, et il vaudrait mieux pour moi que je vous eusse dit mille fois que je vous aime, que de vous l'avoir une seule fois prouve/ comme j'ai fait. J'avoue me$me que je pour- rais avoir plus a\ me reprocher, que je vous dois plus qu'a\ 240 ma raison, le bonheur de n'avoir pas entie\rement suc- combe/, et que, si vous aviez pu connai$tre toute ma faiblesse, je serais aujourd'hui, de toutes les femmes, la plus a\ plaindre. Ce n'est pas que je m'estime davantage de vous avoir e/chappe/ ; mais dans l'e/tat ou\ sont les choses, ce n'est une sorte de consolation de ne vous avoir pas tout sacrife/. Elle appuyait avec tant de plaisir sur cette consolation, et je me trouvai dans l'instant si ridicule de la lui avoir laisse/e, qu'il s'en fallut peu que je ne formasse le dessein de lui enlever un avantage dont elle paraissait si vaine. Je levai les yeux sur elle un moment, et je la trouvai si belle ! Elle e/tait dans une attitude si ne/glige/e, si touchante, et toutefois si modeste ! Ses yeux, qu'elle laissa tendrement tomber sur moi, m'assuraient encore de tant d'amour, qu'il se glissa dans mes sens, je ne sais quel trouble, qui, en me disposant mieux a\ l'e/couter, me rendit cependant plus distrait. Vous m'accusez, ajouta-t-elle, en me fxant toujours, d'avoir voulu vous parai$tre respectable, et vous m'en faites un crime. Qu'aurais-je fait, que je n'eusse du$ faire ? Si pour vous donner bonne opinion de moi, j'avais eu des vices a\ de/guiser, des aventures malheureuses a\ couvrir, et qu'enfn je n'eusse pu, sans risquer de vous perdre, me montrer a\ vos yeux, telle que j'aurais e/te/, pensez-vous que j'eusse e/te/ bla$mable de chercher a\ vous en imposer? D'ailleurs, quand il aurait e/te/ vrai que, par des e/clats inde/cents, j'eusse de/shonore/ ma jeunesse, aurait-il e/te/ impossible que je fusse revenue a\ moi-me$me ? Vous ne le savez pas encore, Monsieur, mais vous apprendrez, quel- que jour, qu'il ne faut pas toujours juger les femmes sur leurs premie\res de/marches, que telle a paru avoir l'a$me corrompue, qui n'avait qu'une imagination de/re/gle/e, ou une faiblesse de caracte\re, qui ne lui a point permis de re/sister au torrent et au mauvais exemple : que, s'il est presque impossible de se corriger des vices du co|eur, on revient des erreurs de l'esprit, et que la femme qui a e/te/ la plus galante, peut devenir, par ses seules re/flexions, ou la femme la plus vertueuse, ou la mai$tresse la plus fide\le. Vous dites encore que j'ai voulu vous faire penser, 241 qu'avant que mon co|eur fu$t a\ vous, il n'avait e/te/ a\ per- sonne. S'il est vrai que c#'ait e/te/ mon intention, je suis coupable d'une e/trange faussete/ : Non, Monsieur, j'ai aime/, et avec toute la violence possible. Si je n'avais pas connu l'amour, vous me l'auriez vu redouter moins. Peut-e$tre prendrez-vous, de l'aveu que je vous fais, une nouvelle raison de me me/priser. Il faudrait sans doute, pour me/riter votre estime, que je n'eusse jamais e/te/ de/termine/e a\ l'amour que par vous. Je ne l'ai pas moins de/sire/ que vous auriez pu le de/sirer vous-me$me, et quand j'ai commence/ a\ vous aimer, j'ai eu un extre$me regret de ce que mon co|eur n'e/tait pas aussi neuf que le vo$tre, et de ne pouvoir pas vous en offrir les pre/mices. Ce discours e/tait si tendre! Il me peignait si bien la violence et la ve/rite/ de sa passion! Il e/tait soutenu par un son de voix si flatteur, que je ne pus l'entendre sans me sentir vivement e/mu, et sans me repentir de faire le malheur d'une femme qui, par sa beaute/ du moins, ne meritait pas une si cruelle destine/e. Cette ide/e, sur laquelle j'appuyai, m'arracha un soupir. Madame de Lursay l'attendait depuis trop longtemps pour qu'il lui e/chappa$t. Elle se tut pour un instant me regardant toujours. Elle espe/rait sans doute que ce soupir me conduirait plus loin; mais voyant que je m'obstinais encore a\ garder le silence, elle poursuivit ainsi. Vous pouvez a\ pre/sent donner une libre carrie\re a\ vos ide/es; j'ai aime/, je l'avoue, et c'en est assez pour que vous ne puissiez pas douter s que je ne me pare d'une passion que pour vous de/rober mes fantaisies, et qu'il n'y a rien d'odieux dont je n'aie e/te/ capable. J'ai connu, en faisant cet aveu, tout le danger ou\ il m'exposait, mais je n'ai pas cru devoir vous cacher une chose que je vous aurais dite, si vous me l'aviez demande/e, et que par toutes sortes de raisons, je dois moins me reprocher, que l'amour que j'ai pris pour vous, qui, avec tous les de/fauts attache/s a\ votre a$ge, n'en avez ni la candeur, ni la since/rite/. Je doute, lui dis-je, pique/ de ce reproche (mais de/ja\ persuade/ cependant que Versac m'avait trompe/, et trop occupe/ des charmes que Madame de Lursay offrait a\ 242 mes yeux, pour ne pas vouloir lui parai$tre innocent), que je vous aie donne/ lieu de croire que je ne suis pas since\re. Je puis avoir des torts avec vous; je les sens me$me: mais ils ne sont pas de l'espe\ce de ceux dont vous vous plai- gnez, et si vous avez quelque chose a\ me reprocher, c'est d'avoir e/te/ trop cre/dule. Eh ! L'auriez-vous e/te/, si vous m'aviez aime/e? re/pon- dit-elle vivement. Ne m'auriez-vous pas, au contraire, de/fendue contre les calomnies dont on voulait me noircir aupre\s de vous? Pouviez-vous, sans vous de/grader vous- me$me, y ajouter foi ? La fac#on dont je vis, et dont depuis si longtemps vous e$tes te/moin, ne devait-elle pas du moins les balancer dans votre esprit? J'avoue que quand une femme de mon a$ge s'oublie assez pour aimer un homme du vo$tre, elle s'expose a\ faire penser qu'elle a moins ce/de/ a\ l'amour, qu'a\ l'habitude du de/re\glement, et que c'est toujours, pour celle me$me qui s'est le mieux conduite, une faiblesse qu'on lui reproche d'autant plus, qu'on l'attendait moins d'elle, et que le peu de conve- nance qui s'y trouve, la rend plus ridicule. Vous ne deviez point me soupc#onner d'e$tre dans ce cas, et plus je me sacrifiais, plus pour vous je m'e/cartais de mes princi- pes, plus vous me deviez de reconnaissance et d'amour. Un autre que vous aurait senti que sa tendresse seule pouvait m'e/tourdir sur la faute irre/parable que la mienne me faisait commettre; et qu'en l'aimant, je le chargeais du repos et du bonheur de ma vie; mais, ajouta-t-elle, en tourmant vers moi des yeux qui se remplissaient de lar- mes, cette fac#on de penser n'e/tait pas faite pour vous. Avant me$me que vous fussiez su$r d'e$tre aime/, vous m'avez fait essuyer des caprices, dont vous ne daigniez seulement pas vous excuser, et qu'il semblait que vous fussiez fa$che/ que je vous pardonnasse. Je vous ai vu dans le me$me temps, manquer a\ me rendre les devoirs me$me les plus simples, passer volontairement plusieurs jours sans me voir, ne me parler de votre amour qu'avec toute la froideur qui pouvait m'empe$cher de lui e$tre favorable, et agir enfin avec moi, moins comme avec une femme a\ qui vous vouliez plaire, que comme avec une que vous auriez voulu quitter. Si quelquefois vous paraissiez plus 243 anime/, je ne trouvais pas dans vos transports ce qui aurait pu me les faire partager, et vous ne paraissiez jamais vous livrer moins au sentiment, que lorsque vous vous laissiez le plus emporter a\ vos de/sirs. Tous ces de/fauts ne m'e/chappaient point; mais en me plongeant dans une douleur mortelle, ils n'arre$taient pas mon penchant pour vous. Je vous croyais peu forme/ aux usages du monde et ne voulais point vous voir coupable. J'espe/rais que l'ha- bitude d'aimer, vous o$terait cette rudesse que je trouvais dans vos fac#ons, que vous recevriez avec plaisir les avis d'une femme qui vous aimait, et que je pourrais enfin vous rendre tel que je de/sirais que vous fussiez. Ah ! Madame, m'e/criai-je, pe/ne/tre/ de ses larmes, transporte/, hors de moi-me$me, serais-je assez malheu- reux pour ne vous plus voir vous inte/resser a\ moi ? Non! continuai-je, en lui baisant la main avec ardeur, vous me rendrez vos bonte/s, j'en serai digne... Non, Meilcour, interrompit-elle, je ne dois plus espe/rer de vous retrouver aussi tendre que je le voudrais. Les transports que je vous vois, ne peuvent plus ni me flatter, ni me se/duire. Plus jeune, et par conse/quent plus e/tourdie, je prendrais peut- e$tre vos de/sirs pour de l'amour. Ils m'auraient e/mue, et vous seriez justife/; mais vous avez de/ja\ e/prouve/ dans une occasion, ou\ je pouvais ce/der sans avoir rien a\ me reprocher, puisque je pouvais me croire aime/e, que je ne veux me rendre qu'au sentiment. Ce qu'alors je n'ai pas fait, je dois le faire moins que jamais. Quand il serait vrai que je me fusse trompe/e en vous croyant amoureux de Madame de Senanges, la fac#on dont vous m'avez parle/ sur elle, me prouve que rien ne peut, ni vous retenir, ni vous ramener. Mais, est-il possible, lui dis-je tendrement, que vos craintes sur Madame de Senanges aient e/te/ re/elles ? Avez-vous pu croire, que quand me$me elle eu$t voulu m'engager, j'eusse daigne/ re/pondre a\ ses soins ? Oui, reprit-elle, Madame de Senanges aurait encore moins eu de quoi vous plaire, vous m'auriez aime/e mille fois plus que vous ne faisiez, que vous ne l'en auriez pas moins prise. Peut-e$tre ne l'auriez-vous pas garde/e : mais du moins elle vous aurait se/duit, et c'e/tait tout ce qu'elle 244 pouvait vouloir. S'il e/tait vrai qu'elle vous fu$t si indiffe/- rente, pourquoi avez-vous cherche/ a\ la revoir, et pour- quoi, le jour me$me que je vous ai dit que je ne voulais pas que vous ve/cussiez avec elle, vous ai-je retrouve/s ensem- ble aux Tuileries ? Quelle raison, si vous m'aviez aime/e, pouvait vous empe$cher de venir a\ la campagne avec moi ? Cette partie, dites-vous, s'est forme/e secre\tement. Le myste\re en e/tait bien simple, et vous seul en e/tiez l'objet. Je voulais vous enlever a\ Madame de Senanges, et je n'en trouvai que ce moyen. Au lieu de pe/ne/trer le motif de cette partie, ou de vouloir du moins parai$tre l'avoir fait, vous imaginez que je ne l'ai forme/e que pour y voir plus commode/ment le marquis. Je n'ai qu'un mot a\ vous re/pondre la\-dessus. Si j'avais eu du gou$t pour lui, apre\s ce qui s'e/tait passe/ entre vous et moi, vous e/tiez, de tous les hommes du monde, celui que j'aurais le moins voulu pour spectateur. J'abre\ge vos torts, comme vous voyez, et ne pe\se pas sur eux. Ce n'est pas que je fusse embar- rasse/e de me les rappeler tous; mais le reproche suppose de l'amour; et vous sentez bien qu'il ne m'est pas possi- ble d'en vouloir conserver pour vous. Ah ! Madame, m'e/criai-je, plein d'un trouble qui ne me laissait pas la liberte/ de re/fle/chir, vous ne m avez point aime/. Vous verriez moins tranquillement mon de/- sespoir, vous y seriez sensible, si votre tendresse pour moi avait e/te/ aussi forte que vous me le dites. Mais, Meilcour, reprit-elle, serait-il possible que je pusse encore me flatter de vous e$tre che\re ? Dois-je me$me le souhaiter; est-il bien vrai que vous soyez fa$che/ de me perdre? Vous qui n'avez rien e/pargne/ pour ta$cher de me de/plaire! Vous qui n'avez cru pouvoir vous justifer qu'en me cherchant des crimes, et qui ne doutez pas que le marquis ne soit assez bien avec moi, pour que je ne l'aie pas fait cacher s dans mon cabinet!. Pouvez-vous en parler encore, m'e/criai-je, et ne vous croyez-vous pas assez justifie/e dans mon esprit? Oui, reprit-elle en souriant, je vois bien que je le suis au- jourd'hui, mais je ne serais pas surprise de ne l'e$tre plus demain. Eh! quoi, lui dis-je, ne cesserez-vous pas de m'oppo- 245 ser d'aussi vaines terreurs? Ah ! Meilcour, s'e/cria-t-elle d'un ton plus attendri, l'inte/re$t dont il s'agit ici entre nous, est trop grand pour moi pour devoir e$tre traite/ si le/ge\rement, et je suis perdue, si je ne suis pas heureuse. Non, repris-je, en la pressant dans mes bras, ma tendresse ne vous laissera rien a\ de/sirer. Mais, Meilcour, re/pondit-elle, en paraissant re$ver, ne pouvez-vous pas e$tre content de mon amitie/ ? Songez- vous que je ne vous pre/fe/rerai personne et, qu'a\ peu de chose pre\s, j'aurai pour vous l'amour le plus tendre ? Croyez-moi, ajouta-t-elle, en me regardant avec des yeux que la passion la plus vive animait, c'est l'unique parti qui nous reste, et ce que je vous refuse ne vaut pas ce que je vous offre. Non, lui dis-je, en me jetant a\ ses genoux, et plus enflamme/ encore par sa re/sistance, non, vous me rendrez tout ce que j'ai perdu. Ah ! cruel, s'e/cria-t-elle, en soupirant, voulez-vous faire le malheur de ma vie, et n'avez-vous pas de/ja\ assez de preuves de ma tendresse ? Levez-vous, ajouta-t-elle d'une voix presque e/teinte, vous ne voyez que trop que je vous aime. Puissiez-vous un jour me prouver que vous m'aimez! En achevant ces paroles, elle baissa les yeux, comme si elle eu$t e/te/ honteuse de m'en avoir tant dit. Malgre/ le tour se/rieux que notre conversation avait pris sur sa fn, je me souvenais parfaitement du ridicule que Madame de Lur- say avait jete/ sur mes craintes. Je la pressai tendrement de me regarder. Je l'obtins. Nous nous fxa$mes. Je lui trou- vai dans les yeux cette impression de volupte/ que je lui avais vue le jour qu'elle m'apprenait par quelles progres- sions on arrive aux plaisirs, et combien l'amour les sub- divise. Plus hardi, et cependant encore trop timide, j'es- sayais en tremblant, jusques ou\ pouvait aller son indul- gence. Il semblait que mes transports augmentassent en- core ses charmes, et lui donnassent des gra$ces plus tou- chantes. Ses regards, ses soupirs, son silence, tout m'ap- prit, quoique un peu tard, a\ quel point j'e/tais aime/. J'e/tais trop jeune pour ne pas croire aimer moi-me$me. L'ou- vrage de mes sens me parut celui de mon co|eur. Je m'abandonnai a\ toute l'ivresse de ce dangereux moment, et je me rendis enfn aussi coupable que je pouvais l'e$tre. 246 Je l'avouerai; mon crime me plut, et mon illusion fut longue, soit que le male/fice de mon a$ge l'entreti$nt, ou que Madame de Lursay seule le prolongea$t. Loin de m'occuper de mon infide/lite/, je ne songeais qu'a\ jouir de ma victoire; ce que je croyais qu'elle m'avait cou$te/ me la rendait encore plus pre/cieuse; et quoique je ne triom- phasse, dans le fond, que des obstacles que je m'e/tais oppose/s, je n'en imaginai pas moins, que la re/sistance de Madame de Lursay avait e/te/ extre$me. Je n'en fus pas pluto$t possesseur, que je sentis renai$tre toute mon estime pour elle, et que je portai l'aveuglement au point d'ou- blier tous les amants que Versac lui avait donne/s, et celui dont elle venait elle-me$me de convenir avec moi. L'uni- que chose qu'alors je souhaitasse pour l'avenir, e/tait qu'elle ne cessa$t pas de m'aimer; ses charmes flattaient mes sens, et son amour, qui me paraissait prodigieux, se communiquait a\ mon a$me, et y re/pandait le trouble le plus flatteur. Je sentis enfin diminuer mon erreur, mais trop peu pour me livrer au repentir. Je me serais cependant peu a\ peu livre/ aux re/flexions, si Madame de Lursay avait bien voulu ne pas m'interrompre; mais, malheureusement pour ma raison, elle s'aperc#ut que je re$vais, et m'en montra une sorte d'inquie/tude qu'il n'aurait pas e/te/ hon- ne$te de lui laisser, et qu'en effet elle ne me/ritait pas d'avoir. Je la rassurai donc. Jamais amante n'a e/te/ moins vaine et plus timide. Plus je la louais sur ses charmes, plus je m'en occupais, moins elle osait, disait-elle, se flatter de leur pouvoir sur moi. Je paraissais transporte/, et peut-e$tre je n'aimais pas. E/tait-elle force/e de convenir que je l'aimais, elle n'en e/tait pas plus tranquille. Apre\s s'e$tre abandonne/e aux craintes, elle revenait aux trans- ports; l'enjouement le plus tendre, et le badinage le plus se/duisant, enfn, tout ce que l'amour a de charmant quand il ne se contraint plus, se succe/dait sans cesse, et m'en- tretenait dans une agitation qui me rendait peu propre a\ des re/flexions bien se/rieuses. Quelque enchante/ que je fusse, mes yeux s'ouvrirent enfn. Sans connai$tre ce qui me manquait, je sentis du vide dans mon a$me. Mon imagination seule e/tait e/mue et 247 pour ne pas tomber dans la langueur, j'avais besoin de l'exciter. J'e/tais encore empresse/, mais moins ardent. j'admirais toujours, et n'e/tais plus touche/. Ce fut en vain que je voulus me rendre mes premiers transports. Je ne me livrais plus a\ Madame de Lursay que d'un air contraint, et je me reprochais jusques aux moindres de/sirs que sa beaute/ m'arrachait encore. Hortense, cette Hortense que j'adorais, quoique je l'eusse si parfaitement oublie/e, revint re/gner sur mon co|eur. La vivacite/ des sentiments que je retrouvais pour elle, me rendait encore moins concevable ce qui s'e/tait passe/. N'est-ce pas dans la seule espe/rance de la voir que je suis venu chez Madame de Lursay, me disais-je ? Et pendant leur absence, n'est-ce pas elle seule que j'ai regrette/ ? Par quel enchantement me trouvais-je engage/ avec une femme qu'aujourd'hui me$me je de/testais? Ma situation devait en effet m'e/tonner, d'autant plus que j'avais e/te/ vain et jaloux sans le savoir, et que je ne m'e/tais point aperc#u de l'empire que ces deux mouve- ments avaient pris sur moi. Il e/tait, au reste, extre$mement simple que Madame de Lursay, qui joignait a\ beaucoup de beaute/, une extre$me connaissance du co|eur, m'eu$t conduit imperceptiblement ou\ j'en e/tais venu avec elle. Ce que j'en puis croire aujourd'hui, c'est que, si j'avais eu plus d'expe/rience, elle ne m'en aurait que plus promptement se/duit: ce qu'on appelle l'usage du monde ne nous rendant plus e/claire/s, que parce qu'il nous a plus corrompus. Il m'aurait donc fait sentir vivement combien il est honteux d'e$tre fide\le. Je n'aurais pas, a\ la ve/rite/, e/te/ saisi par le sentiment, il m'aurait paru ridicule dans Madame de Lursay, et pour me vaincre, il aurait fallu qu'elle eu$t e/te/ aussi me/prisable qu'elle avait e/vite/ de me le parai$tre. Loin me$me que l'ide/e d'Hortense eu$t e/te/ bannie un moment de ma me/moire, j'aurais trouve/ du plaisir a\ m'en occuper. Au milieu me$me du trouble ou\ Madame de Lursay m'aurait plonge/, j'aurais ge/mi de l'usage qui ne nous permet pas de re/sister a\ une femme a\ qui nous plaisons, j'aurais sauve/ mon co|eur du de/sordre de mes sens, et par ces distinctions de/licates, que l'on pourrait 248 appeler le quie/tisme de l'amour s, je me serais livre/ a\ tous les charmes de l'occasion, sans pouvoir courir le risque d'e$tre infde\le. Cette commode me/taphysique m'e/tait inconnue, et ce fut avec un extre$me regret, que je vis a\ quel point je m'e/tais trompe/. Les empressements de Madame de Lur- say augmente\rent pendant quelque temps mon chagrin; mais, soit que je m'ennuyasse de me trouver coupable, soit que je craignisse d'essuyer des reproches auxquels je n'aurais su que re/pondre, ou que, dans l'ivresse ou\ j'e/tais encore, le sentiment n'agi$t que faiblement sur moi, je me re/voltai contre une ide/e qui me devenait importune. De/- robe/ aux plaisirs par les remords, arrache/ aux remords par les plaisirs, je ne pouvais pas e$tre su$r un moment de moi-me$me. Je l'avouerai me$me a\ ma honte, quelquefois je me justifais mon proce/de/, et je ne concevais point comment j'avais pu manquer a\ Hortense, puisqu'elle ne m'aimait pas, que je ne lui avais rien promis, et que je ne pouvais pas espe/rer de lui devoir jamais autant de recon- naissance que j'en devais a\ Madame de Lursay. Je persuadais assez facilement a\ mon esprit, que ce raisonnement e/tait juste; mais je ne pouvais pas de me$me, tromper mon co|eur. Accable/ des reproches secrets qu'il me faisait, et ne pouvant en triompher, j'essayai de m'en distraire, et de perdre dans de nouveaux e/gare- ments, un souvenir importun qui m'occupait malgre/ moi. Ce fut en vain que je le tentai, et chaque instant me rendait plus criminel, sans que je m'en trouvasse plus tranquille. Quelques heures s'e/taient e/coule/es dans ces contradic- tions, et le jour commenc#ait a\ parai$tre, qu'il s'en fallait beaucoup que je fusse d'accord avec moi-me$me. Gra$ces aux biense/ances que Madame de Lursay observait se/ve\- rement, elle me renvoya enfin, et je la quittai, en lui promettant, malgre/ mes remords, de la voir le lendemain de bonne heure, tre\s de/termine/, de plus, a\ lui tenir parole.