From: VAX::JOHN "JOHN COOPER" 1-AUG-1989 18:27:24.81 To: ARCHIVE CC: Subj: gide {sc}a\ Henri Ghe/on{/sc> {ital}son franc camarade.{/ital} Je te loue, o^ mon dieu! de ce que tu m' as fait cre/ature si admirable. {ital}Psaume{/ital} {sc}cxxxix,{sc} 14. {ital}Je donne ce livre pour ce qu' il vaut. C' est un fruit plein de cendre ame\re; il est pareil aux coloquintes du de/sert qui croissent aux endroits calcine/s et ne pre/sentent a\ la soif qu' une plus atroce bru%lure, mais sur le sable d' or ne sont pas sans beaute/. Que si j' avais donne/ mon he/ros pour exemple, il faut convenir que j' aurais bien mal re/ussi; les quelques rares qui voulurent bien s' inte/resser a\ l' aventure de Michel, ce fut pour le honnir de toute la force de leur bonte/. Je n' avais pas en vain orne/ de tant de vertus Marceline; on ne pardonnait pas a\ Michel de ne pas la pre/fe/rer a\ soi. Que si j' avais donne/ ce livre pour un acte d' accusation contre Michel, je n' aurais gue\re re/ussi davantage, car nul ne me sut gre/ de l' indignation qu' il ressentait contre mon he/ros; cette indignation, il semblait qu' on la ressenti^t malgre/ moi; de Michel elle de/bordait sur moi-me^me; pour un peu l' on voulait me confondre avec lui. Mais je n' ai voulu faire en ce livre non plus acte d' accusation qu' apologie, et me suis garde/ de juger. Le public ne pardonne plus aujourd'hui que l' auteur, apre\s l' action qu' il peint, ne se de/clare pas pour ou contre; bien plus, au cours me^me du drame on voudrait qu' il pri^t parti, qu' il se prononc#a^t nettement soit pour Alceste, soit pour Philinte, pour Hamlet ou pour Ophe/lie, pour Faust ou pour Marguerite, pour Adam ou pour Je/hovah. Je ne pre/tends pas, certes, que la neutralite/ (j' allais dire: l' {/ital}inde/cision{ital}) soit signe su%r d' un grand esprit; mais je crois que maints grands esprits ont beaucoup re/pugne/ a\... conclure-- et que bien poser un proble\me n' est pas le supposer d' avance re/solu. C' est a\ contre-coeur que j' emploie ici le mot <>. A vrai dire, en art, il n' y a pas de proble\mes-- dont l' oeuvre d' art ne soit la suffisante solution. Si par <> on entend <>, dirai- je que celui que ce livre raconte, pour se jouer en l' a^me me^me de mon he/ros, n' en est pas moins trop ge/ne/ral pour rester circonscrit dans sa singulie\re aventure. Je n' ai pas la pre/tention d' avoir invente/ ce <>; il existait avant mon livre; que Michel triomphe ou succombe, le <> continue d' e^tre, et l' auteur ne propose comme acquis ni le triomphe, ni la de/faite. Que si quelques esprits distingue/s n' ont consenti de voir en ce drame que l' expose/ d' un cas bizarre, et en son he/ros qu' un malade; s' ils ont me/connu que quelques ide/es tre\s pressantes et d' inte/re^t tre\s ge/ne/ral pussent cependant l' habiter-- la faute n' en est pas a\ ces ide/es ou a\ ce drame, mais a\ l' auteur, et j' entends: a\ sa maladresse-- encore qu' il ait mis dans ce livre toute sa passion, toutes ses larmes et tout son soin. Mais l' inte/re^t re/el d' une oeuvre et celui que le public d' un jour y porte, ce sont deux choses tre\s diffe/rentes. On peut sans trop de fatuite/, je crois, pre/fe/rer risquer de n' inte/resser point le premier jour, avec des choses inte/ressantes-- que passionner sans lendemain un public friand de fadaises. Au demeurant, je n' ai cherche/ de rien prouver, mais de bien peindre et d' e/clairer bien ma peinture.{/ital} {sc}a\ Monsieur D. R.{/sc} {ital}Pre/sident du Conseil{/ital} Sidi b. M. 30 jui' air d' ici vous emplit d' une exaltation tre\s vague et vous fait connai^tre un e/tat qui parai^t aussi loin de la gaiete/ que de la peine; peut-e^tre que c' est le bonheur. Nous restons aupre\s de Michel; nous ne voulons pas le quitter; tu comprendras pourquoi si tu veux bien lire ces pages; donc ici, dans sa demeure, que nous attendons ta re/ponse; ne tarde pas. Tu sais quelle amitie/ de college tourner a\ bien des faculte/s qui se manifestent cruelles?-- Mais il en est plus d' un aujourd'hui, je le crains, qui oserait en ce re/cit se reconnai^tre. Saura- t- on inventer l' emploi de tant d' intelligence et de force-- ou refuser a\ tout cela droit de cite/? En quoi Michel peut- il servir l' E/tat? J' avoue que je l' ignore... Il lui faut une occupation. La haute position que t' ont value tes grands me/rites, le pouvoir que tu tiens, permettront- ils de la trouver?-- Ha^te- toi. Michel est de/voue/: il l' est encore; il ne le sera biento^t plus qu' a\ lui-me^me. je t' e/cris sous un azur parfait; depuis les douze jours que Denis, Daniel et moi sommes ici, pas un nuage, pas une diminution de soleil. Michel dit que le ciel est pur depuis deux mois. Je ne suis ni triste, ni gai; l' air d' ici vous emplit d' une exaltation tre\s vague et vous fait connai^tre un e/tat qui parai^t aussi loin de la gaiete/ que de la peine; peut-e^tre que c' est le bonheur. Nous restons aupre\s de Michel; nous ne voulons pas le quitter; tu comprendras pourquoi si tu veux bien lire ces pages; donc ici, dans sa demeure, que nous attendons ta re/ponse; ne tarde pas. Tu sais quelle amitie/ de colle\ge, forte de/ja\, mais chaque anne/e grandie, liait Michel a\ Denis, a\ Daniel, a\ moi. Entre nous quatre une sorte de pacte fut conclu: au moindre appel de l' un devaient re/pondre les trois autres. Quand donc je rec#us de Michel ce myste/rieux cri d' alarme, je pre/vins aussito^t Daniel et Denis, et tous trois, quittant tout, nous parti^mes. Nous n' avions pas revu Michel depuis trois ans. Il s' e/tait marie/, avait emmene/ sa femme en voyage; et, lors de son dernier passage a\ Paris, Denis e/tait en Gre\ce, Daniel en Russie, moi retenu, tu le sais, aupre\s de notre pe\re malade. Nous n' e/tions pourtant pas reste/s sans nouvelles; mais celles que Silas et Will, qui l' avaient revu, nous donne\rent, n' avaient pu que nous e/tonner. Un changement se produisait en lui, que nous n' expliquions pas encore. Ce n' e/tait plus le puritain tre\s docte de nague\re, aux gestes maladroits a\ force d' e^tre convaincus, aux regards si clairs que devant eux souvent nos trop libres propos s' arre^te\rent. C' e/tait... mais pourquoi t' indiquer de/ja\ ce que son re/cit va te dire. Je t' adresse donc ce re/cit, tel que Denis, Daniel et moi l' entendi^mes: Michel le fit sur sa terrasse ou\ pre\s de lui nous e/tions e/tendus dans l' ombre et dans la clarte/ des e/toiles. A la fin du re/cit nous avons vu le jour se lever sur la plaine. La maison de Michel la domine, ainsi que le village dont elle n' est distante que peu. Par la chaleur, et toutes les moissons fauche/es, cette plaine ressemble au de/sert. La maison de Michel, bien que pauvre et bizarre, est charmante. l' hiver on souffrait du froid, car pas de vitres aux fene^tres; ou pluto^t pas de fene^tres du tout, mais de vastes trous dans les murs. Il fait si beau que nous couchons dehors sur des nattes. Que je te dise encore que nous avions fait bon voyage. Nous sommes arrive/s ici le soir, exte/nue/s de chaleur, ivres de nouveaute/, nous e/tant arre^te/s a\ peine a\ Alger, puis a\ Constantine. De Constantine un nouveau train nous emmenait jusqu' a\ Sidi b. M. ou\ une carriole attendait. La route cesse loin du village. celui-ci perche au haut d' un roc comme certains bourgs de l' Ombrie. Nous monta^mes a\ pied; deux mulets avaient pris nos valises. Quand on y vient par ce chemin, la maison de Michel est la premie\re du village. Un jardin ferme/ de murs bas, ou pluto^t un enclos l' entoure, ou\ croissent trois grenadiers de/jete/s et un superbe laurier-rose. Un enfant kabyle e/tait la\, qui s' est enfui de\s notre approche, escaladant le mur sans fac#on. Michel nous a rec#us sans te/moigner de joie; tre\s simple, il semblait craindre toute manifestation de tendresse; mais sur le seuil, d' abord, il embrassa chacun de nous trois gravement. Jusqu' a\ la nuit nous n' e/changea^mes pas dix paroles. Un di^ner presque tout frugal e/tait pre^t dans un salon dont les somptueuses de/corations nous e/tonne\rent, mais que t' expliquera le re/cit de Michel. Puis il nous servit le cafe/ qu' il prit soin de faire lui-me^me. Puis nous monta^mes sur la terrasse d' ou\ la vue a\ l' infini s' e/tendait, et tous trois, pareils aux trois amis de Job, nous attendi^mes, admirant sur la plaine en feu le de/clin brusque de la journe/e. Quand ce fut la nuit, Michel dit: Mes chers amis, je vous savais fide\les. A mon appel vous e^tes accourus, tout comme j' eusse fait au vo^tre. Pourtant voici trois ans que vous ne m' aviez vu. Puisse votre amitie/, qui re/siste si bien a\ l' absence, re/sister aussi bien au re/cit que je veux vous faire. Car si je vous appelai brusquement, et vous fis voyager jusqu' a\ ma demeure lointaine, c' est pour vous voir, uniquement, et pour que vous puissiez m' entendre. Je ne veux pas d' autre secours que celui-la\: vous parler. -- Car je suis a\ tel point de ma vie que je ne peux plus de/passer. Pourtant ce n' est pas lassitude. Mais je ne comprends plus. J' ai besoin... J' ai besoin de parler, vous dis- je. Savoir se libe/rer n' est rien; l' ardu, c' est savoir e^tre libre.-- Souffrez que je parle de moi; je vais vous raconter ma vie, simplement, sans modestie et sans orgueil, plus simplement que si je parlais a\ moi-me^me. E/coutez- moi: La dernie\re fois que nous nous vi^mes, c' e/tait, il m' en souvient, aux environs d' Angers, dans la petite e/glise de campagne ou\ mon mariage se ce/le/brait. Le public e/tait peu nombreux, et l' excellence des amis faisait de cette ce/re/monie banale une ce/re/monie touchante. Il me semblait que l' on e/tait e/mu, et cela m' e/mouvait moi-me^me. Dans la maison de celle qui devenait ma femme, un court repas, sans rires et sans cris, vous re/unit a\ nous au sortir de l' e/glise; puis la voiture commande/e nous emmena, selon l' usage qui joint en nos esprits, a\ l' ide/e d' un mariage, la vision d' un quai de de/part. Je connaissais tre\s peu ma femme et pensais, sans en trop souffrir, qu' elle ne me connaissait pas plus. Je l' avais e/pouse/e sans amour, beaucoup pour complaire a\ mon pe\re, qui, mourant, s' inquie/tait de me laisser seul. J' aimais mon pe\re tendrement; occupe/ par son agonie, je ne songeai, en ces tristes moments, qu' a\ lui rendre sa fin plus douce; et ainsi j' engageai ma vie sans savoir ce que pouvait e^tre la vie. Nos fianc#ailles au chevet du mourant furent sans rires, mais non sans grave joie, tant la paix qu' en obtint mon pe\re fut grande. Si je n' aimais pas, dis- je, ma fiance/e, du moins n' avais- je jamais aime/ d' autre femme. Cela suffisait a\ mes yeux pour assurer notre bonheur; et, m' ignorant encore moi-me^me, je crus me donner tout a\ elle. Elle e/tait orpheline aussi et vivait avec ses deux fre\res. Elle s' appelait Marceline; elle avait a\ peine vingt ans; j' en avais quatre de plus qu' elle. J' ai dit que je ne l' aimais point-- du moins n' e/prouvais- je pour elle rien de ce qu' on appelle amour, mais je l' aimais, si l' on veut entendre par la\ de la tendresse, une sorte de pitie/, enfin une estime assez grande. Elle e/tait catholique et je suis protestant... mais je croyais l' e^tre si peu! le pre^tre m' accepta; moi j' acceptai le pre^tre: cela se joua sans impair. Mon pe\re e/tait, comme l' on dit, <>,-- du moins je le suppose, n' ayant, par une sorte d' invincible pudeur que je crois bien qu' il partageait, jamais pu causer avec lui de ses croyances. Le grave enseignement huguenot de ma me\re s' e/tait, avec sa belle image, lentement efface/ en mon coeur; vous savez que je la perdis jeune. Je ne soupc#onnais pas encore combien cette premie\re morale d' enfant nous mai^trise, ni quels plis elle laisse a\ l' esprit. Cette sorte d' auste/rite/ dont ma me\re m' avait laisse/ le gou%t en m' en inculquant les principes, je la reportai toute a\ l' e/tude. J' avais quinze ans quand je perdis ma me\re; mon pe\re s' occupa de moi, m' entoura et mit sa passion a\ m' instruire. Je savais de/ja\ bien le latin et le grec; avec lui j' appris vite l' he/breu, le sanscrit, et enfin le persan et l' arabe. Vers vingt ans j' e/tais si chauffe/ qu' il osait m' associer a\ ses travaux. il s' amusait a\ me pre/tendre son e/gal et voulut m' en donner la preuve. L' {ital}Essai sur les cultes phrygiens{/ital}, qui parut sous son nom, fut mon oeuvre; a\ peine l' avait- il revu; rien jamais ne lui valut tant d' e/loges. Il fut ravi. Pour moi, j' e/tais confus de voir cette supercherie re/ussir. Mais de/sormais je fus lance/. Les savants les plus e/rudits me traitaient comme leur colle\gue. Je souris maintenant de tous les honneurs qu' on me fit... Ainsi j' atteignis vingt-cinq ans, n' ayant presque rien regarde/ que des ruines ou des livres, et ne connaissant rien de la vie; j' usais dans le travail une ferveur singulie\re. J' aimais quelques amis (vous en fu%tes), mais pluto^t l' amitie/ qu' eux-me^mes, mon de/vouement pour eux e/tait grand, mais c' e/tait besoin de noblesse; je che/rissais en moi chaque beau sentiment. Au demeurant, j' ignorais mes amis, comme je m' ignorais moi-me^me. Pas un instant ne me survint l' ide/e que j' eusse pu mener une existence diffe/rente ni qu' on pu%t vivre diffe/remment. A mon pe\re et a\ moi des choses simples suffisaient; nous de/pensions si peu tous deux, que j' atteignis mes vingt-cinq ans sans savoir que nous e/tions riches. J' imaginais, sans y songer souvent, que nous avions seulement de quoi vivre; et j' avais pris, pre\s de mon pe\re, des habitudes d' e/conomie telles, que je fus presque ge^ne/ quand je compris que nous posse/dions beaucoup plus. J' e/tais a\ ce point distrait de ces choses, que ce ne fut me^me pas apre\s le de/ce\s de mon pe\re, dont j' e/tais unique he/ritier, que je pris conscience un peu plus nette de ma fortune, mais seulement lors du contrat de mon mariage, et pour m' apercevoir du me^me coup que Marceline ne m' apportait presque rien. Une autre chose que j' ignorais, plus importante encore peut-e^tre, c' est que j' e/tais d' une sante/ tre\s de/licate. Comment l' eusse/- je su, ne l' ayant pas mise a\ l' e/preuve? J' avais des rhumes de temps a\ autre, et les soignais ne/gligemment. La vie trop calme que je menais m' affaiblissait et me pre/servait a\ la fois. Marceline, au contraire, semblait robuste,-- et qu' elle le fu%t plus que moi, c' est ce que nous devions biento^t savoir. Le soir me^me de nos noces nous couchions dans mon appartement de Paris, ou\ l' on nous avait pre/pare/ deux chambres. Nous ne resta^mes a\ Paris que le temps qu' il fallut pour d' indispensables emplettes, puis gagna^mes Marseille, d' ou\ nous nous embarqua^mes aussito^t pour Tunis. Les soins urgents, l' e/tourdissement des derniers e/ve/nements trop rapides, l' indispensable e/motion des noces venant sito^t apre\s celle plus re/ele de mon deuil, tout cela m' avait e/puise/. Ce ne fut que sur le bateau que je pus sentir ma fatigue. Jusqu' alors chaque occupation, en l' accroissant, m' en distrayait. Le loisir oblige/ du bord me permettait enfin de re/fle/chir. C' e/tait, me semblait- il, pour la premie\re fois. Pour la premie\re fois aussi je consentais d' e^tre prive/ longtemps de mon travail. Je ne m' e/tais accorde/ jusqu' alors que de courtes vacances. Un voyage en Espagne avec mon pe\re, peu de temps apre\s la mort de ma me\re, avait, il est vrai, dure/ plus d' un mois; un autre, en Allemagne, six semaines; d' autres encore -- mais c' e/taient des voyages d' e/tudes; mon pe\re ne s' y distrayait point de ses recherches tre\s pre/cises; moi, sito^t que je ne l' y suivais plus, je lisais. Et pourtant, a\ peine avions- nous quitte/ Marseille, divers souvenirs de Granade et de Se/ville me revinrent, de ciel plus pur, d' ombres plus franches, de fe^tes, de rires et de chants. Voila\ ce que nous allons retrouver, pensai- je. Je montai sur le pont du navire et regardai Marseille s' e/carter. Puis, brusquement, je songeai que je de/laissais un peu Marceline. Elle e/tait assise a\ l' avant; je m' approchai, et, pour la premie\re fois vraiment, la regardai. Marceline e/tait tre\s jolie. Vous le savez; vous l' avez vue. Je me reprochai de ne m' en e^tre pas d' abord aperc#u. Je la connaissais trop pour la voir avec nouveaute/; nos familles de tout temps e/taient lie/es; je l' avais vue grandir; j' e/tais habitue/ a\ sa gra^ce... Pour la premie\re fois je m' e/tonnai, tant cette gra^ce me parut grande. Sur un simple chapeau de paille noire elle laissait flotter un grand voile; elle e/tait blonde, mais ne paraissait pas de/licate. Sa jupe et son corsage pareils e/taient faits d' un cha^le e/cossais que nous avions choisi ensemble. Je n' avais pas voulu qu' elle s' assombri^t de mon deuil. Elle sentit que je la regardais, se retourna vers moi... jusqu' alors je n' avais eu pre\s d' elle qu' un empressement de commande; je remplac#ais, tant bien que mal, l' amour par une sorte de galanterie froide qui, je le voyais bien, l' importunait un peu; Marceline sentit- elle a\ cet instant que je la regardais pour la premie\re fois d' une manie\re diffe/rente? A son tour elle me regarda fixement; puis, tre\s tendrement, me sourit. Sans parler, je m' assis pre\s d' elle. J' avais ve/cu pour moi ou du moins selon moi jusqu' alors; je m' e/tais marie/ sans imaginer en ma femme autre chose qu' un camarade, sans songer bien pre/cise/ment que, de notre union, ma vie pourrait e^tre change/e. Je venais de comprendre enfin que la\ cessait le monologue. Nous e/tions tous deux seuls sur le pont. Elle tendit son front vers moi; je la pressai doucement contre moi; elle leva les jeux; je l' embrassai sur les paupie\res, et sentis brusquement, a\ la faveur de mon baiser, une sorte de pitie/ nouvelle; elle m' emplit si violemment, que je ne pus retenir mes larmes. <> me dit Marceline. Nous commenc#a^mes a\ parler. Ses propos charmants me ravirent. Je m' e/tais fait, comme j' avais pu, quelques ide/es sur la sottise des femmes. pre\s d' elle, ce soir-la\, ce fut moi qui me parus gauche et stupide. Ainsi donc celle a\ qui j' attachais ma vie avait sa vie propre et re/elle! L' importance de cette pense/e m' e/veilla plusieurs fois cette nuit; plusieurs fois je me dressai sur ma couchette pour voir, sur l' autre couchette, plus bas, Marceline, ma femme, dormir. Le lendemain le ciel e/tait splendide; la mer calme a\ peu pre\s. Quelques conversations point presse/es diminue\rent encore notre ge^ne. Le mariage vraiment commenc#ait. Au matin du dernier jour d' octobre nous de/barqua^mes a\ Tunis. Mon intention e/tait de n' y rester que peu de jours. Je vous confesserai ma sottise: rien dans ce pays neuf ne m' attirait que Carthage et quelques ruines romaines: Timgad, dont Octave m' avait parle/, les mosai%ques de Sousse et surtout l' amphithe/a^tre d' El Djem, ou\ je me proposais de courir sans retard. Il fallait d' abord gagner Sousse, puis de Sousse prendre la voiture des postes; je voulais que rien d' ici la\ ne fu%t digne de m' occuper. Pourtant Tunis me surprit fort. Au toucher de nouvelles sensations s' e/mouvaient telles parties de moi, des faculte/s endormies qui, n' ayant pas encore servi, avaient garde/ toute leur myste/rieuse jeunesse. J' e/tais plus e/tonne/, ahuri, qu' amuse/ et ce qui me plaisait surtout, c' e/tait la joie de Marceline. Ma fatigue cependant devenait chaque jour plus grande; mais j' eusse trouve/ honteux d' y ce/der. Je toussais et sentais au haut de la poitrine un trouble e/trange. Nous allons vers le sud, pensais- je; la chaleur me remettra. La diligence de Sfax quitte Sousse le soir a\ huit heures; elle traverse El Djem a\ une heure du matin. Nous avions retenu les places du coupe/. Je m' attendais a\ trouver une guimbarde inconfortable; nous e/tions au contraire assez commode/ment installe/s. Mais le froid!... Par quelle pue/rile confiance en la douceur d' air du Midi, le/ge\rement ve^tus tous deux, n' avions- nous emporte/ qu' un cha^le? Sito^t sortis de Sousse et de l' abri de ses collines, le vent commenc#a de souffler. Il faisait de grands bonds sur la plaine, hurlait, sifflait, entrait par chaque fente des portie\res; rien ne pouvait en pre/server. Nous arriva^mes tout transis; moi, de plus, exte/nue/ par les cahots de la voiture, et par une horrible toux qui me secouait encore plus. Quelle nuit!-- Arrive/s a\ El Djem, pas d' auberge; un affreux bordj en tenait lieu. Que faire? La diligence repartait. Le village e/tait endormi; dans la nuit qui paraissait immense on entrevoyait vaguement la masse lugubre des ruines; des chiens hurlaient. Nous rentra^mes dans une salle terreuse ou\ deux lits mise/rables e/taient dresse/s. Marceline tremblait de froid, mais la\ du moins le vent ne nous atteignait plus. Le lendemain fut un jour morne. Nous fu%mes surpris, en sortant, de voir un ciel uniforme/ment gris. Le vent soufflait toujours, mais moins impe/tueusement que la veille. La diligence ne devait repasser que le soir... Ce fut, vous dis- je, un jour lugubre. L' amphithe/a^tre, en quelques instants parcouru, me de/c#ut; me^me il me parut laid, sous ce ciel terne. Peut-e^tre ma fatigue aidait- elle, augmentait- elle mon ennui. Vers le milieu du jour, par de/soeuvrement, j' y revins, cherchant en vain quelques inscriptions sur les pierres. Marceline, a\ l' abri du vent, lisait un livre anglais qu' elle avait par bonheur emporte/. Je revins m' asseoir aupre\s d' elle. <> La nuit, le vent reprit sa force... Enfin la diligence arriva. Nous reparti^mes. De\s les premiers cahots je me sentis brise/. Marceline tre\s fatigue/e, s' endormit vite sur mon e/paule. Mais ma toux va la re/veiller, pensai- je, et doucement, doucement, me de/gageant, je l' inclinai vers la paroi de la voiture. Cependant je ne toussais plus, non: je crachais; c' e/tait nouveau; j' amenais cela sans effort; cela venait par petits coups, a\ intervalles re/guliers; c' e/tait une sensation si bizarre que d' abord je m' en amusai presque, mais je fus bien vite e/coeure/ par le gou%t inconnu que cela me laissait dans la bouche. Mon mouchoir fut vite hors d' usage. De/ja\ j' en avais plein les doigts. Vais- je re/veiller Marceline?... Heureusement je me souvins d' un grand foulard qu' elle passait a\ sa ceinture. Je m' en emparai doucement. Les crachats que je ne retins plus vinrent avec plus d' abondance. J' en e/tais extraordinairement soulage/. C' est la fin du rhume, pensais- je. Soudain je me sentis tre\s faible; tout se mit a\ tourner et je crus que j' allais me trouver mal. Vais- je la re/veiller?... ah! fi!... (J' ai garde/, je crois, de mon enfance puritaine la haine de tout abandon par faiblesse; je le nomme aussito^t la^chete/.) Je me repris, me cramponnai, finis par mai^triser mon vertige... Je me crus sur mer de nouveau, et le bruit des roues devenait le bruit de la lame... Mais j' avais cesse/ de cracher. Puis, je roulai dans une sorte de sommeil. Quand j' en sortis, le ciel e/tait de/ja\ plein d' aube; Marceline dormait encore. Nous approchions. Le foulard que je tenais a\ la main e/tait sombre, de sorte qu' il n' y paraissait rien d' abord; mais, quand je ressortis mon mouchoir, je vis avec stupeur qu' il e/tait plein de sang. Ma premie\re pense/e fut de cacher ce sang a\ Marceline. Mais comment?-- J' en e/tais tout tache/; j' en voyais partout, a\ pre/sent; mes doigts surtout...-- J' aurai saigne/ du nez... C' est cela; si elle interroge, je lui dirai que j' ai saigne/ du nez. Marceline dormait toujours. On arriva. Elle dut descendre d' abord et ne vit rien. On nous avait garde/ deux chambres. Je pus m' e/lancer dans la mienne, laver, faire disparai^tre le sang. Marceline n' avait rien vu. Pourtant je me sentais tre\s faible et fis monter du the/ pour nous deux. Et tandis qu' elle l' appre^tait, tre\s calme, un peu pa^le elle-me^me, souriante, une sorte d' irritation me vint de ce qu' elle n' eu%t rien su voir. Je me sentais injuste, il est vrai, me disais: si elle n' a rien vu c' est que je cachais bien; n' importe; rien n' y fit; cela grandit en moi comme un instinct, m' envahit... a\ la fin cela fut trop fort; je n' y tins plus; comme distraitement je lui dis: <> Elle n' eut pas un cri; simplement elle devint beaucoup plus pa^le, chancela, voulut se retenir, et tomba lourdement sur le plancher. Je m' e/lanc#ai vers elle avec une sorte de rage: <>-- Allons bon! qu' ai- je fait! Ne suffisait- il pas que {ital}moi{/ital} je sois malade?-- Mais j' e/tais, je l' ai dit, tre\s faible; peu s' en fallut que je ne me trouvasse mal a\ mon tour. J' ouvris la porte; j' appelai; on accourut. Dans ma valise se trouvait, je m' en souvins, une lettre d' introduction aupre\s d' un officier de la ville; je m' autorisai de ce mot pour envoyer chercher le major. Marceline cependant s' e/tait remise; a\ pre/sent elle e/tait au chevet de mon lit, dans lequel je tremblais de fie\vre. Le major arriva, nous examina tous les deux: Marceline n' avait rien, affirma- t- il, et ne se ressentait pas de sa chute; moi j' e/tais atteint gravement; me^me il ne voulut pas se prononcer et promit de revenir avant le soir. Il revint, me sourit, me parla et me donna divers reme\des. Je compris qu' il me condamnait.-- Vous l' avouerai- je? Je n' eus pas un sursaut. J' e/tais las. Je m' abandonnai, simplement.-- <> pensais- je, en trouvant suffisamment beau mon stoi%cisme. Mais ce dont je souffrais, c' e/tait de la laideur du lieu. <>-- et je la regardai. Brusquement, je songeai qu' a\ co^te/, dans une chambre pareille, e/tait ma femme, Marceline; et je l' entendis qui parlait. Le docteur n' e/tait pas parti; il s' entretenait avec elle; il s' efforc#ait de parler bas.-- Un peu de temps passa; je dus dormir... Quand je me re/veillai, Marceline e/tait la\. Je compris qu' elle avait pleure/. Je n' aimais pas assez la vie pour avoir pitie/ de moi-me^me; mais la laideur de ce lieu me ge^nait; presque avec volupte/ mes yeux se reposaient sur elle. A pre/sent, pre\s de moi, elle e/crivait. Elle me paraissait jolie. Je la vis fermer plusieurs lettres. Puis elle se leva, s' approcha de mon lit, tendrement prit ma main: <> me dit- elle. Je souris, lui dis tristement: <> Mais, aussito^t, elle me re/pondit: <>, avec une si passionne/e conviction que, presque convaincu moi-me^me, j' eus comme un confus sentiment de tout ce que la vie pouvait e^tre, de son amour a\ elle, la vague vision de si pathe/tiques beaute/s,-- que les larmes jaillirent de mes yeux et que je pleurai longuement sans pouvoir ni vouloir m' en de/fendre. Par quelle violence d' amour elle put me faire quitter Sousse; entoure/ de quels soins charmants, prote/ge/, secouru, veille/... de Sousse a\ Tunis, puis de Tunis a\ Constantine, Marceline fut admirable. C' est a\ Biskra que je devais gue/rir. Sa confiance e/tait parfaite; son ze\le ne retomba pas un instant. Elle pre/parait tout, dirigeait les de/parts et s' assurait des logements. Elle ne pouvait faire, he/las! que ce voyage fu%t moins atroce. Je crus plusieurs fois devoir m' arre^ter et finir. Je suais comme un moribond, j' e/touffais, par moments perdais connaissance.-- A la fin du troisie\me jour, j' arrivai a\ Biskra comme mort. Pourquoi parler des premiers jours? Qu' en reste- t- il? Leur affreux souvenir est sans voix. Je ne savais plus ni qui, ni ou\ j' e/tais. Je revois seulement, au-dessus de mon lit d' agonie, Marceline, ma femme, ma vie, se pencher. Je sais que ses soins passionne/s, que son amour seul, me sauve\rent. Un jour enfin, comme un marin perdu qui aperc#oit la terre, je sentis qu' une lueur de vie se re/veillait; je pus sourire a\ Marceline.-- Pourquoi raconter tout cela? L' important, c' e/tait que la mort m' eu%t touche/, comme l' on dit, de son aile. L' important, c' est qu' il devi^nt pour moi tre\s e/tonnant que je ve/cusse, c' est que le jour devi^nt pour moi d' une lumie\re inespe/re/e. Avant, pensais- je, je ne comprenais pas que je vivais. Je devais faire de la vie la palpitante de/couverte. Le jour vint ou\ je pus me lever. Je fus comple\tement se/duit par notre home. Ce n' e/tait presque qu' une terrasse. Quelle terrasse! Ma chambre et celle de Marceline y donnaient; elle se prolongeait sur des toits. L' on voyait, lorsqu' on en avait atteint la partie la plus haute, par-dessus les maison, des palmiers; par-dessus les palmiers, le de/sert. L' autre co^te/ de la terrasse touchait aux jardins de la ville; les branches des dernie\res cassies l' ombrageaient; enfin elle longeait la cour, une petite cour re/gulie\re, plante/e de six palmiers re/guliers, et finissait a\ l' escalier qui la reliait a\ la cour. Ma chambre e/tait vaste, ae/re/e; murs blanchis a\ la chaux, rien aux murs; une petite porte menait a\ la chambre de Marceline; une grande porte vitre/e ouvrait sur la terrasse. La\ coule\rent des jours sans heures. Que de fois, dans ma solitude, j' ai revu ces lentes journe/es!... Marceline est aupre\s de moi. Elle lit; elle coud; elle e/crit. Je ne fais rien. Je la regarde. o^ Marceline!... Je regarde. Je vois le soleil; je vois l' ombre; je vois la ligne de l' ombre se de/placer; j' ai si peu a\ penser, que je l' observe. Je suis encore tre\s faible; je respire mal; tout me fatigue, me^me lire; d' ailleurs que lire? e^tre, m' occupe assez. Un matin Marceline entre en riant: <> Le petit s' assied par terre, sort un couteau du capuchon de son burnous, un morceau de djerid, et commence a\ le travailler. C' est un sifflet, je crois, qu' il Vj faire. Au bout d' un peu de temps, je ne suis plus ge^ne/ par sa pre/sence. Je le regarde; il semble avoir oublie/ qu' il est la\. Ses pieds sont nus; ses chevilles sont charmantes, et les attaches de ses poignets. Il manie son mauvais couteau avec une amusante adresse... Vraiment, vais- je m' inte/resser a\ cela?... Ses cheveux sont rase/s a\ la manie\re arabe; il porte une pauvre che/chia qui n' a qu' un trou a\ la place du gland. La gandourah, un peu tombe/e, de/couvre sa mignonne e/paule. J' ai le besoin de la toucher. Je me penche; il se retourne et me sourit. Je fais signe qu' il doit me passer son sifflet, le prends et feins de l' admirer beaucoup.-- A pre/sent il veut partir. Marceline lui donne un ga^teau, moi deux sous. Le lendemain, pour la premie\re fois, je m' ennuie; j' attends; j' attends quoi? je me sens de/soeuvre/, inquiet. Enfin je n' y tiens plus: <> Elle me laisse, descend; au bout d' un instant, rentre seule. Qu' a fait de moi la maladie? Je suis triste a\ pleurer de la voir revenir sans Bachir. <> Le lendemain Bachir revint. Il s' assit comme l' avant-veille, sortit son couteau, voulut tailler un bois trop dur, et fit si bien qu' il s' enfonc#a la lame dans le pouce. J' eus un frisson d' horreur; il en rit, montra la coupure brillante et s' amusa de voir couler son sang. Quand il riait, il de/couvrait des dents tre\s blanches; il le/cha plaisamment sa blessure; sa langue e/tait rose comme celle d' un chat. Ah! qu' il se portait bien! C' e/tait la\ ce dont je m' e/prenais en lui: la sante/. La sante/ de ce petit corps e/tait belle. Le jour suivant il apporta des billes. Il voulut me faire jouer. Marceline n' e/tait pas la\; elle m' eu%t retenu. J' he/sitai, regardai Bachir; le petit me saisit le bras, me mit les billes dans la main, me forc#a. Je m' essoufflais beaucoup a\ me baisser, mais j' essayai de jouer quand me^me. Enfin je n' en pus plus. J' e/tais en nage. Je rejetai les billes et me laissai tomber dans un fauteuil. Bachir, un peu trouble/, me regardait. <> dit- il gentiment; le timbre de sa voix e/tait exquis. Marceline rentra. <> Quelques heures apre\s j' eus un crachement de sang. C' e/tait comme je marchais pe/niblement sur la terrasse; Marceline e/tait occupe/e dans sa chambre; heureusement elle n' en put rien voir. J' avais fait, par essoufflement, une aspiration plus profonde, et tout a\ coup c' e/tait venu. Cela m' avait empli la bouche... Mais ce n' e/tait plus du sang clair, comme lors des premiers crachements; c' e/tait un gros affreux caillot que je crachai par terre avec de/gou%t. Je fis quelques pas, chancelant. J' e/tais horriblement e/mu. Je tremblais. J' avais peur; j' e/tais en cole\re.-- Car jusqu' alors j' avais pense/ que, pas a\ pas, la gue/rison allait venir et qu' il ne restait qu' a\ l' attendre. Cet accident brutal venait de me rejeter en arrie\re. Chose e/trange, les premiers crachements ne m' avaient pas fait tant d' effet; je me souvenais a\ pre/sent qu' ils m' avaient laisse/ presque calme. D' ou\ venait donc ma peur, mon horreur, a\ pre/sent? C' est que je commenc#ais, he/las! d' aimer la vie. Je revins en arrie\re, me courbai, retrouvai mon crachat, pris une paille et, soulevant le caillot, le de/posai sur mon mouchoir. Je regardai. C' e/tait un vilain sang presque noir, quelque chose de gluant, d' e/pouvantable... Je songeai au beau sang rutilant de Bachir... Et soudain me prit un de/sir, une envie, quelque chose de plus furieux, de plus impe/rieux que tout ce que j' avais ressenti jusqu' alors: vivre! je veux vivre. Je veux vivre. Je serrai les dents, les poings, me concentrai tout entier e/perdument, de/sole/ment, dans cet effort vers l' existence. J' avais rec#u la veille une lettre de T...; en re/ponse a\ d' anxieuses questions de Marceline, elle e/tait pleine de conseils me/dicaux; T... avait me^me joint a\ sa lettre quelques brochures de vulgarisation me/dicale et un livre plus spe/cial, qui pour cela me parut plus se/rieux. J' avais lu ne/gligemment la lettre et point du tout les imprime/s; d' abord parce que la ressemblance de ces brochures avec les petits traite/s moraux dont on avait agace/ mon enfance, ne me disposait pas en leur faveur; parce qu' aussi tous les conseils m' importunaient; puis je ne pensais pas que ces <>, <> pussent s' appliquer a\ mon cas. Je ne me croyais pas tuberculeux. Volontiers j' attribuais ma premie\re he/moptysie a\ une cause diffe/rente; ou pluto^t, a\ vrai dire, je ne l' attribuais a\ rien, e/vitais d' y pensais gue\re, et me jugeais, sinon gue/ri, du moins pre\s de l' e^tre... Je lus la lettre; je de/vorai le livre, les traite/s. Brusquement, avec une e/vidence effarante, il m' apparut que je ne m' e/tais pas soigne/ comme il fallait. Jusqu' alors je m' e/tais laisse/ vivre, me fiant au plus vague espoir;-- brusquement ma vie m' apparut attaque/e, attaque/e atrocement a\ son centre. Un ennemi nombreux, actif, vivait en moi. Je l' e/coutai: je l' e/piai; je le sentis. Je ne le vaincrais pas sans lutte... et j' ajoutais a\ demi-voix, comme pour mieux m' en convaincre moi-me^me: C' est une affaire de volonte/. Je me mis en e/tat d' hostilite/. Le soir tombait: j' organisai ma strate/gie. Pour un temps, seule ma gue/rison devait devenir mon e/tude; mon devoir c' e/tait ma sante/; il fallait juger bon, nommer {ital}Bien{/ital}, tout ce qui m' e/tait salutaire, oublier, repousser tout ce qui ne gue/rissait pas.-- Avant le repas du soir, pour la respiration, l' exercice, la nourriture, j' avais pris des re/solutions. Nous prenions nos repas dans une sorte de petit kiosque que la terrasse enveloppait de toutes parts. Seuls, tranquilles, loin de tout, l' intimite/ de nos repas e/tait charmante. D' un ho^tel voisin, un vieux ne\gre nous apportait une passable nourriture. Marceline surveillait les menus, commandait un plat, en repoussait tel autre... N' ayant pas tre\s grand- faim d' ordinaire, je ne souffrais pas trop de plats manque/s, ni des menus insuffisants. Marceline, habitue/e elle-me^me a\ ne pas beaucoup se nourrir, ne savait pas, ne se rendait pas compte que je ne mangeais pas suffisamment. Manger beaucoup e/tait, de toutes mes re/solutions, la premie\re. Je pre/tendais la mettre a\ exe/cution de\s ce soir.-- Je ne pus. Nous avions je ne sais quel salmis immangeable, puis un ro^ti ridiculement trop cuit. Mon irritation fut si vive, que, la reportant sur Marceline, je me re/pandis devant elle en paroles immode/re/es. Je l' accusai; il semblait, a\ m' entendre, qu' elle eu%t du% se sentir responsable de la mauvaise qualite/ de ces mets. Ce petit retard au re/gime que j' avais re/solu d' adopter devenait de la plus grave importance; j' oubliais les jours pre/ce/dents; ce repas manque/ ga^tait tout. Je m' ente^tai. Marceline dut descendre en ville chercher une conserve, un pa^te/ de n' importe quoi. Elle revint biento^t avec une petite terrine que je de/vorai presque entie\re, comme pour nous prouver a\ tous deux combien j' avais besoin de manger davantage. Ce me^me soir nous arre^ta^mes ceci: Les repas seraient beaucoup meilleurs: plus nombreux aussi, un toutes les trois heures; le premier de\s six heures et demie. Une abondante provision de conserves de toutes sortes supple/erait les me/diocres plats de l' ho^tel... Je ne pus dormir cette nuit, tant le pressentiment de mes nouvelles vertus me grisait. J' avais, je pense, un peu de fie\vre; une bouteille d' eau mine/rale e/tait la\; j' en bus un verre, deux verres; a\ la troisie\me fois, buvant a\ me^me, j' achevai toute la bouteille d' un coup. Je repassais ma volonte/ comme une lec#on; j' apprenais mon hostilite/, la dirigeais sur toutes choses; je devais lutter contre tout: mon salut de/pendait de moi seul. Enfin, je vis la nuit pa^lir; le jour parut. C#' avait e/te/ ma veille/e d' armes. Le lendemain, c' e/tait dimanche. Je ne m' e/tais jusqu' alors pas inquie/te/, l' avouerai- je, des croyances de Marceline; par indiffe/rence ou pudeur, il me semblait que cela ne me regardait pas; puis je n' y attachais pas d' importance. Ce jour-la\ Marceline se rendit a\ la messe. J' appris au retour qu' elle avait prie/ pour moi. Je la regardai fixement, puis, avec le plus de douceur que je pus: <> Nous avions l' air de plaisanter, mais ne nous me/prenions nullement sur l' importance de nos paroles. <> Puis, voyant sa tristesse, j' ajoutai moins brutalement: <> Je vais parler longuement de mon corps. Je vais en parler tant, qu' il vous semblera tout d' abord que j' oublie la part de l' esprit. Ma ne/gligence, en ce re/cit, est volontaire; elle e/tait re/ele la\-bas. Je n' avais pas de force assez pour entretenir double vie; l' esprit et le reste, pensais- je, j' y songerai plus tard, quand j' irai mieux. J' e/tais encore loin d' aller bien. Pour un rien j' e/tais en sueur et pour un rien je prenais froid; j' avais, comme disait Rousseau, <>; parfois un peu de fie\vre; souvent, de\s le matin, un sentiment d' affreuse lassitude, et je restais, alors, prostre/ dans un fauteuil, indiffe/rent a\ tout, e/goi%ste, m' occupant tre\s uniquement a\ ta^cher de bien respirer. Je respirais pe/niblement, avec me/thode, soigneusement; mes expirations se faisaient avec deux saccades, que ma volonte/ surtendue ne pouvait comple\tement retenir; longtemps apre\s encore, je ne les e/vitais qu' a\ force d' attention. Mais ce dont j' eus le plus a\ souffrir, ce fut de ma sensibilite/ maladive a\ tout changement de tempe/rature. Je pense, quand j' y re/fle/chis aujourd'hui, qu' un trouble nerveux ge/ne/ral s' ajoutait a\ la maladie; je ne puis expliquer autrement une se/rie de phe/nome\nes, irre/ductibles, me semble- t- il, au simple e/tat tuberculeux. J' avais toujours ou trop chaud ou trop froid; me couvrais aussito^t avec une exage/ration ridicule, ne cessais de frissonner que pour suer, me de/couvrais un peu, et frissonnais sito^t que je ne transpirais plus. Des parties de mon corps se glac#aient, devenaient, malgre/ la sueur, froides au toucher comme un marbre; rien ne les pouvait plus re/chauffer. J' e/tais sensible au froid a\ ce point qu' un peu d' eau tombe/e sur mon pied, lorsque je faisais ma toilette, m' enrhumait; sensible au chaud de me^me... Je gardai cette sensibilite/, la garde encore, mais, aujourd'hui, c' est pour voluptueusement en jouir. Toute sensibilite/ tre\s vive peut, suivant que l' organisme est robuste ou de/bile, devenir, je le crois, cause de de/lice ou de ge^ne. Tout ce qui me troublait nague\re m' est devenu de/licieux. Je ne sais comment j' avais fait jusqu' alors pour dormir avec les vitres closes; sur les conseils de T... j' essayai donc de les ouvrir la nuit; un peu, d' abord; biento^t je les poussai toutes grandes; biento^t ce fut une habitude, un besoin tel que, de\s que la fene^tre e/tait referme/e, j' e/touffais. Avec quelles de/lices plus tard sentirai- je entrer vers moi le vent des nuits, le clair de lune... Il me tarde enfin d' en finir avec ces premiers be/gaiements de sante/. Gra^ce a\ des soins constants en effet, a\ l' air pur, a\ la meilleure nourriture, je ne tardai pas d' aller mieux. Jusqu' alors, craignant l' essoufflement de l' escalier, je n' avais pas ose/ quitter la terrasse; dans les derniers jours de janvier, enfin, je descendis, m' aventurai dans le jardin. Marceline m' accompagnait, portant un cha^le. Il e/tait trois heures du soir. Le vent, souvent violent dans ce pays, et qui m' avait beaucoup ge^ne/ depuis trois jours, e/tait tombe/. La douceur d' air e/tait charmante. Jardin public... Une tre\s large alle/e le coupait, ombrage/e par deux rangs de cette espe\ce de mimosas tre\s hauts qu' on appelle la\-bas des cassies. Des bancs, a\ l' ombre de ces arbres. Une rivie\re canalise/e, je veux dire plus profonde que large, a\ peu pre\s droite, longeant l' alle/e; puis d' autres canaux plus petits, divisant l' eau de la rivie\re, la menant, a\ travers le jardin, vers les plantes; l' eau lourde est couleur de la terre, couleur d' argile rose ou grise. Presque pas d' e/trangers, quelques Arabes; ils circulent, et, de\s qu' ils ont quitte/ le soleil, leur manteau blanc prend la couleur de l' ombre. Un singulier frisson me saisit quand j' entrai dans cette ombre e/trange; je m' enveloppai de mon cha^le; pourtant aucun malaise; au contraire... Nous nous assi^mes sur un banc. Marceline se taisait. Des Arabes passe\rent; puis survint une troupe d' enfants. Marceline en connaissait plusieurs et leur fit signe; ils s' approche\rent. Elle me dit des noms; il y eut des questions, des re/ponses, des sourires, des moues, de petits jeux. Tout cela m' agac#ait quelque peu et de nouveau revint mon malaise; je me sentis las et suant. Mais ce qui me ge^nait, l' avouerai- je, ce n' e/taient pas les enfants, c' e/tait elle. Oui, si peu que ce fu%t, j' e/tait ge^ne/ par sa pre/sence. Si je m' e/tais leve/, elle m' aurait suivi; j' avais enleve/ mon cha^le, elle aurait voulu le porter; si je l' avais remis ensuite, elle aurait dit: <> Et puis, parler aux enfants, je ne l' osais pas devant elle; je voyais qu' elle avait ses prote/ge/s; malgre/ moi, mais par parti pris, moi je m' inte/ressais aux autres.-- Rentrons, lui dis- je; et je re/solus a\ part moi de retourner seul au jardin. Le lendemain, elle avait a\ sortir vers dix heures; j' en profitai. Le petit Bachir, qui manquait rarement de venir le matin, prit mon cha^le; je me sentais alerte, le coeur le/ger. Nous e/tions presque seuls dans l' alle/e; je marchais lentement, m' asseyais un instant, repartais. Bachir suivait, bavard; fide\le et souple comme un chien. Je parvins a\ l' endroit du canal ou\ viennent laver les laveuses; au milieu du courant une pierre plate est pose/e; dessus, une fillette couche/e et le visage penche/ vers l' eau, la main dans le courant, y jetait ou y rattrapait des brindilles. Ses pieds nus avaient plonge/ dans l' eau; ils gardaient de ce bain la trace humide, et la\ sa peau paraissait plus fonce/e. Bachir s' approcha d' elle et lui parla; elle se retourna, me sourit, re/pondit a\ Bachir en arabe.-- C' est ma soeur, me dit- il; puis il m' expliqua que sa me\re allait venir laver du linge, et que sa petite soeur l' attendait. Elle s' appelait Rhadra, ce qui voulait dire Verte, en arabe. Il disait tout cela d' une voix charmante, claire, enfantine autant que l' e/motion que j' en avais. <>, ajouta- t- il. t- il. Je lui en donnai dix et m' appre^tais a\ repartir, lorsque arriva la me\re, la laveuse. C' e/tait une femme admirable, pesante, au grand front tatoue/ de bleu, qui portait un panier de linge sur la te^te, pareille aux cane/phores antiques, et, comme elles, voile/e simplement d' une large e/toffe bleu sombre qui se rele\ve a\ la ceinture et retombe d' un coup jusqu' aux pieds. De\s qu' elle vit Bachir, elle l' apostropha rudement. Il re/pondit avec violence; la petite fille s' en me^la; entre eux trois s' engagea une discussion des plus vives. Enfin, Bachir, comme vaincu, me fit comprendre que sa me\re avait besoin de lui ce matin; il me tendit mon cha^le tristement et je dus repartir tout seul. Je n' eus pas fait vingt pas que mon cha^le me parut d' un poids insupportable; tout en sueur, je m' assis au premier banc que je trouvai. J' espe/rais qu' un enfant surviendrait qui me de/chargerait de ce faix. Celui qui vint biento^t, ce fut un grand garc#on de quatorze ans, noir comme un Soudanais, pas timide du tout, qui s' offrit de lui-me^me. Il se nommait Ashour. Il m' aurait paru beau s' il n' avait e/te/ borgne. Il aimait a\ causer, m' apprit d' ou\ venait la rivie\re, et qu' apre\s le jardin public elle fuyait dans l' oasis et la traversait en entier. Je l' e/coutais, oubliant ma fatigue. Quelque plaisant que me paru%t Bachir, je le connaissais trop a\ pre/sent, et j' e/tais heureux de changer. Me^me, je me promis, un autre jour, de descendre tout seul au jardin et d' attendre, assis sur un banc, le hasard d' une rencontre heureuse... Apre\s m' e^tre arre^te/ plusieurs instants encore, nous arriva^mes, Ashour et moi, devant ma porte. Je de/sirais l' inviter a\ monter, mais n' osai point, ne sachant ce qu' en aurait pense/ Marceline. Je la trouvai dans la salle a\ manger, occupe/e pre\s d' un enfant tre\s jeune, si malingre et d' aspect si che/tif, que j' eus pour lui d' abord plus de de/gou%t que de pitie/. Un peu craintivement, Marceline me dit: <> Puis, comme pour s' excuser, et parce que je restais la\, moi, sans rien dire: <> Et je songeai, m' irritant un peu de ne l' avoir point fait, que j' aurais fort bien pu faire monter Ashour. Je regardais ma femme cependant; elle e/tait maternelle et caressante. Sa tendresse e/tait si touchante que le petit partit biento^t tout re/chauffe/e.-- Je parlai de ma promenade et fis comprendre sans rudesse a\ Marceline pourquoi je pre/fe/rais sortir seul. Mes nuits a\ l' ordinaire e/taient encore coupe/es de sursauts qui m' e/veillaient glace/ ou trempe/ de sueur. Cette nuit fut tre\s bonne et presque sans re/veils. Le lendemain matin j' e/tais pre^t a\ sortir de\s neuf heures. Il faisait beau; je me sentais bien repose/, point faible, joyeux, ou pluto^t amuse/. L' air e/tait calme et tie\de, mais je pris mon cha^le pourtant, comme pre/texte a\ lier connaissance avec celui qui me le porterait. J' ai dit que le jardin touchait notre terrasse; j' y fus donc aussito^t. J' entrai avec ravissement dans son ombre. L' air e/tait lumineux. Les cassies, dont les fleurs viennent tre\s to^t avant les feuilles, embaumaient-- a\ moins que ne vi^nt de partout cette sorte d' odeur le/ge\re inconnue qui me semblait entrer en moi par plusieurs sens et m' exaltait. Je respirais plus aise/ment d' ailleurs; ma marche en e/tait plus le/ge\re; pourtant au premier banc je m' assis, mais plus grise/, plus e/tourdi que las. Je regardai. L' ombre e/tait mobile et le/ge\re; elle ne tombait pas sur le sol, et semblait a\ peine y poser. o^ lumie\re!-- J' e/coutai. Qu' entendis- je? Rien; tout; je m' amusais de chaque bruit.-- Je me souviens d' un arbuste, dont l' e/corce, de loin, me parut de consistance si bizarre que je dus me lever pour aller la palper. Je la touchai comme on caresse; j' y trouvais un ravissement. Je me souviens... E/tait- ce enfin ce matin-la\ que j' allais nai^tre? J' avais oublie/ que j' e/tais seul, n' attendais rien, oubliai l' heure. Il me semblait avoir jusqu' a\ ce jour si peu senti pour tant penser, que je m' e/tonnais a\ la fin de ceci: ma sensation devenait aussi forte qu' une pense/e. Je dis: Il me semblait-- car du fond du passe/ de ma premie\re enfance se re/veillaient enfin mille lueurs, de mille sensations e/gare/es. La conscience que je prenais a\ nouveau de mes sens m' en permettait l' inquie\te reconnaissance. Oui, mes sens, re/veille/s de/sormais, se retrouvaient toute une histoire, se recomposaient un passe/. Ils vivaient! ils vivaient! n' avaient jamais cesse/ de vivre, se de/couvraient, me^me a\ travers mes ans d' e/tude, une vie latente et ruse/e. Je ne fis aucune rencontre ce jour-la\, et j' en fus aise; je sortis de ma poche un petit Home\re que je n' avais pas rouvert depuis mon de/part de Marseille, relus trois phrases de l' {ital}Odysse/e{/ital}, les appris, puis, trouvant un aliment suffisant dans leur rythme et m' en de/lectant a\ loisir, fermai le livre et demeurai, tremblant, plus vivant que je n' aurais cru qu' on pu%t e^tre, et l' esprit engourdi de bonheur... Marceline, cependant, qui voyait avec joie ma sante/ enfin revenir, commenc#ait depuis quelques jours a\ me parler des merveilleux vergers de l' oasis. Elle aimait le grand air et la marche. La liberte/ que lui valait ma maladie lui permettait de longues courses dont elle revenait e/blouie; jusqu' alors elle n' en parlait gue\re, n' osant m' inciter a\ l' y suivre et craignant de me voir m' attrister au re/cit de plaisirs dont je n' aurais pu jouir de/ja\. Mais, a\ pre/sent que j' allais mieux, elle comptait sur leur attrait pour achever de me remettre. Le gou%t que je reprenais a\ marcher et a\ regarder m' y portait. Et de\s le lendemain nous sorti^mes ensemble. Elle me pre/ce/da dans un chemin bizarre et tel que dans aucun pays je n' en vis jamais de pareil. Entre deux assez hauts murs de terre il circule comme indolemment; les formes des jardins, que ces hauts murs limitent, l' inclinent a\ loisir; il se courbe ou brise sa ligne; de\s l' entre/e, un de/tour vous perd; on ne sait plus ni d' ou\ l' on vient, ni ou\ l' on va. L' eau fide\le de la rivie\re suit le sentier, longe un des murs; les murs sont faits avec la terre me^me de la route, celle de l' oasis entie\re, une argile rosa^tre ou gris tendre, que l' eau rend un peu plus fonce/e, que le soleil ardent craquelle et qui durcit a\ la chaleur, mais qui mollit de\s la premie\re averse et forme alors un sol plastique ou\ les pieds nus restent inscrits. -- Par-dessus les murs, des palmiers. A notre approche, des tourterelles y vole\rent. Marceline me regardait. J' oubliais ma fatigue et ma ge^ne. Je marchais dans une sorte d' extase, d' alle/gresse silencieuse, d' exaltation des sens et de la chair. A ce moment, des souffles le/gers s' e/leve\rent; toutes les palmes s' agite\rent et nous vi^mes les palmiers les plus hauts s' incliner;-- puis l' air entier redevint calme, et j' entendis distinctement, derrie\re le mur, un chant de flu%te.-- Une bre\che au mur; nous entra^mes. C' e/tait un lieu plein d' ombre et de lumie\re; tranquille, et qui semblait comme a\ l' abri du temps; plein de silences et de fre/missements, bruit le/ger de l' eau qui s' e/coule, abreuve les palmiers, et d' arbre en arbre fuit, appel discret des tourterelles, chant de flu%te dont un enfant jouait. Il gardait un troupeau de che\vres; il e/tait assis, presque nu, sur le tronc d' un palmier abattu; il ne se troubla pas a\ notre approche, ne s' enfuit pas, ne cessa qu' un instant de jouer. Je m' aperc#us, durant ce court silence, qu' une autre flu%te au loin re/pondait. Nous avanc#a^mes encore un peu, puis: <> Combien de temps nous y resta^mes? je ne sais plus; -- qu' importait l' heure? Marceline e/tait pre\s de moi; je m' e/tendis, posai sur ses genoux ma te^te. Le chant de flu%te coulait encore, cessait par instants, reprenait; le bruit de l' eau... Par instants une che\vre be^lait. Je fermai les yeux; je sentis se poser sur mon front la main frai^che de Marceline; je sentais le soleil ardent doucement tamise/ par les palmes; je ne pensais a\ rien; qu' importait la pense/e? je sentais extraordinairement... Et par instants, un bruit nouveau; j' ouvrais les yeux; c' e/tait le vent le/ger dans les palmes; il ne descendait pas jusqu' a\ nous, n' agitait que les palmes hautes... Le lendemain matin, dans ce me^me jardin je revins avec Marceline; le soir du me^me jour j' y allai seul. Le chevrier qui jouait de la flu%te e/tait la\. Je m' approchai de lui, lui parlai. Il se nommait Lassif, n' avait que douze ans, e/tait beau. Il me dit le nom de ses che\vres, me dit que les canaux s' appellent {ital}se/ghias{/ital} toutes ne coulent pas tous les jours, m' apprit- il; l' eau, sagement et parcimonieusement re/partie, satisfait a\ la soif des plantes, puis leur est aussito^t retire/e. Au pied de chacun des palmiers un e/troit bassin est creuse/ qui tient l' eau pour abreuver l' arbre; un inge/nieux syste\me d' e/cluses que l' enfant, en les faisant jouer, m' expliqua, mai^trise, l' eau, l' ame\ne ou\ la soif est trop grande. Le jour suivant je vis un fre\re de Lassif: il e/tait un peu plus a^ge/, moins beau; il se nommait Lachmi. A l' aide de la sorte d' e/chelle que fait, le long du fu%t, la cicatrice des anciennes palmes coupe/es, il grimpa tout au haut d' un palmier e/te^te/; puis descendit agilement, laissant, sous son manteau flottant, voir une nudite/ dore/e. Il rapportait du haut de l' arbre, dont on avait fauche/ la cime, une petite gourde de terre: elle e/tait appendue la\-haut, pre\s de la re/cente blessure, pour recueillir la se\ve du palmier dont on fait un vin doux qui plai^t fort aux Arabes. Sur l' invite de Lachmi j' y gou%tai; mais ce gou%t fade, a^pre et sirupeux me de/plut. Les jours suivants j' allai plus loin; je vis d' autres jardins, d' autres bergers et d' autres che\vres. Ainsi que Marceline l' avait dit, ces jardins e/taient tous pareils; et pourtant chacun diffe/rait. Parfois Marceline m' accompagnait encore; mais, plus souvent, de\s l' entre/e des vergers, je la quittais, lui persuadant que j' e/tais las, que je voulais m' asseoir, qu' elle ne devait pas m' attendre, car elle avait besoin de marcher plus; de sorte qu' elle achevait sans moi la promenade.-- Je restais aupre\s des enfants. Biento^t j' en connus un grand nombre; je causais avec eux longuement; j' apprenais leurs jeux, leur en indiquais d' autres, perdais au {ital}bouchon{/ital} tous mes sous. Certains m' accompagnaient au loin (chaque jour j' allongeais mes marches), m' indiquaient, pour rentrer, un passage nouveau, se chargeaient de mon manteau et de mon cha^le quand parfois j' emportais les deux; avant de les quitter je leur distribuais des pie/cettes; parfois ils me suivaient, toujours jouant, jusqu' a\ ma porte; parfois enfin ils la passe\rent. Puis Marceline en amena de son co^te/. Elle amenait ceux de l' e/cole, qu' elle encourageait au travail; a\ la sortie des classes, les sages et les doux montaient; ceux que moi j' amenais e/taient autres; mais des jeux les re/unissaient. Nous eu%mes soin d' avoir toujours pre^ts des sirops et des friandises. Biento^t d' autres vinrent d' eux-me^mes, me^me plus invite/s par nous. Je me souviens de chacun d' eux; je les revois... Vers la fin de janvier, le temps se ga^ta brusquement; un vent froid se mit a\ souffler et ma sante/ aussito^t s' en ressentit. Le grand espace de/couvert, qui se/pare l' oasis de la ville, me redevint infranchissable, et je dus de nouveau me contenter du jardin public. Puis il plut; une pluie glace/e, qui tout a\ l' horizon, au nord, couvrit de neige les montagnes. Je passai ces tristes jours pre\s du feu, morne, luttant rageusement contre la maladie qui, par ce mauvais temps, triomphait. Jours lugubres: je ne pouvais lire ni travailler; le moindre effort amenait des transpirations incommodes; fixer mon attention m' exte/nuait; de\s que je ne veillais pas a\ soigneusement respirer, j' e/touffais. Les enfants, durant ces tristes jours, furent pour moi la seule distraction possible. Par la pluie, seuls les tre\s familiers entraient; leurs ve^tements e/taient trempe/s; ils s' asseyaient devant le feu, en cercle. De longs temps se passaient sans rien dire. J' e/tais trop fatigue/, trop souffrant pour autre chose que les regarder; mais la pre/sence de leur sante/ me gue/rissait. Ceux que Marceline choyait e/taient faibles, che/tifs, et trop sages; je m' irritai contre elle et contre eux et finalement les repoussai. A vrai dire, ils me faisaient peur. Un matin j' eus une curieuse re/ve/lation sur moi-me^me: Moktir, le seul des prote/ge/s de ma femme qui ne m' irrita^t point (peut-e^tre parce qu' il e/tait beau), e/tait seul avec moi dans ma chambre; jusqu' alors je l' aimais me/diocrement, mais son regard brillant et sombre m' intriguait. Une curiosite/ que je ne m' expliquais pas bien me faisait surveiller ses gestes. J' e/tais debout aupre\s du feu, les deux coudes sur la chemine/e, devant un livre, et je paraissais absorbe/, mais pouvais voir se refle/ter dans la glace les mouvements de l' enfant a\ qui je tournais le dos. Moktir ne se savait pas observe/ et me croyait plonge/ dans la lecture. Je le vis s' approcher sans bruit d' une table ou\ Marceline avait pose/, pre\s d' un ouvrage, une paire de petits ciseaux, s' en emparer furtivement, et d' un coup les engouffrer dans son burnous. Mon coeur battit avec force un instant, mais les plus sages raisonnements ne purent faire aboutir en moi le moindre sentiment de re/volte. Bien plus! je ne parvins pas a\ me prouver que le sentiment qui m' emplit alors fu%t autre chose que de la joie. Quand j' eus laisse/ a\ Moktir tout le temps de me bien voler, je me tournai de nouveau vers lui et lui parlai comme si rien ne s' e/tait passe/. Marceline aimait beaucoup cet enfant; pourtant ce ne fut pas, je crois, la peur de la peiner qui me fit, quand je la revis, pluto^t que de/noncer Moktir, imaginer je ne sais quelle fable pour expliquer la perte des ciseaux. A partir de ce jour, Moktir devint mon pre/fe/re/. Notre se/jour a\ Biskra ne devait pas se prolonger longtemps encore. Les pluies de fe/vrier passe/es, la chaleur e/clata trop forte. Apre\s plusieurs pe/nibles jours, que nous avions ve/cus sous l' averse, un matin, brusquement, je me re/veillai dans l' azur. Sito^t leve/ je courus a\ la terrasse la plus haute. Le ciel, d' un horizon a\ l' autre e/tait pur. Sous le soleil, ardent de/ja\, des bue/es s' e/levaient; l' oasis fumait tout entie\re; on entendait gronder au loin l' Oued de/borde/. L' air e/tait si pur et si beau qu' aussito^t je me sentis aller mieux. Marceline vint; nous voulu%mes sortir, mais la boue ce jour-la\ nous retint. Quelques jours apre\s nous rentrions au verger de Lassif; les tiges semblaient lourdes, molles et gonfle/es d' eau. Cette terre africaine, dont je ne connaissais pas l' attente, submerge/e durant de longs jours, a\ pre/sent s' e/veillait de l' hiver, ivre d' eau, e/clatant de se\ves nouvelles; elle riait d' un printemps forcene/ dont je sentais le retentissement et comme le double en moi-me^me. Ashour et Moktir nous accompagne\rent d' abord; je savourais encore leur le/ge\re amitie/ qui ne cou%tait qu' un demi-franc par jour; mais biento^t, lasse/ d' eux, n' e/tant plus moi-me^me si faible que j' eusse encore besoin de l' exemple de leur sante/ et ne trouvant plus dans leurs jeux l' aliment qu' il fallait pour ma joie, je retournai vers Marceline l' exaltation de mon esprit et de mes sens. A la joie qu' elle en eut, je m' aperc#us qu' avant elle e/tait reste/e triste. Je m' excusai comme un enfant de l' avoir souvent de/laisse/e, mis sur le compte de ma faiblesse mon humeur fuyante et bizarre, affirmai que jusqu' a\ pre/sent j' avais e/te/ trop las pour aimer, mais que je sentirais de/sormais croi^tre avec ma sante/ mon amour. Je disais vrai; mais sans doute j' e/tais bien faible encore, car ce ne fut que plus d' un mois apre\s que je de/sirai Marceline. Chaque jour cependant augmentait la chaleur. Rien ne nous retenait a\ Biskra-- que ce charme qui devait m' y rappeler ensuite. Notre re/solution de partir fut subite. En trois heures nos paquets furent pre^ts. Le train partait le lendemain a\ l' aube... Je me souviens de la dernie\re nuit. La lune e/tait a\ peu pre\s pleine; par ma fene^tre grande ouverte elle entrait en plein dans ma chambre. Marceline dormait, je pense. J' e/tais couche/, mais ne pouvais dormir. Je me sentais bru%ler d' une sorte de fie\vre heureuse, qui n' e/tait autre que la vie... Je me levai, trempai dans l' eau mes mains et mon visage, puis, poussant la porte vitre/e, je sortis. Il e/tait tard de/ja\; pas un bruit; pas un souffle; l' air me^me paraissait endormi. A peine, au loin, entendait- on les chiens arabes, qui, comme des chacals, glapissent tout le long de la nuit. Devant moi, la petite cour; la muraille, en face de moi, y portait un pan d' ombre oblique; les palmiers re/guliers, sans plus de couleur ni de vie, semblaient immobilise/s pour toujours... Mais on retrouve dans le sommeil encore une palpitation de vie,-- ici rien ne semblait dormir; tout semblait mort. Je m' e/pouvantai de ce calme; et brusquement m' envahit de nouveau, comme pour protester, s' affirmer, se de/soler dans le silence, le sentiment tragique de ma vie, si violent, douloureux presque, et si impe/tueux que j' en aurais crie/, si j' avais pu crier comme les be^tes. Je pris ma main, je me souviens, ma main gauche dans ma main droite; je voulus la porter a\ ma te^te et le fis. Pourquoi? pour m' affirmer que je vivais et trouver cela admirable. Je touchai mon front, mes paupie\res. Un frisson me saisit. Un jour viendra-- pensai- je,-- un jour viendra ou\ me^me pour porter a\ mes le\vres me^me l' eau dont j' aurai le plus soif, je n' aurai plus assez de forces... Je rentrai, mais ne me recouchai pas encore; je voulais fixer cette nuit, en imposer le souvenir a\ ma pense/e, la retenir; inde/cis de ce que je ferais, je pris un livre sur ma table,-- la Bible,-- la laissai s' ouvrir au hasard; penche/ dans la clarte/ de la lune je pouvais lire; je lus ces mots du Christ a\ Pierre, ces mots, he/las! que je ne devais plus oublier: << Maintenant tu te ceins toi-me^me et tu vas ou\ tu veux aller; mais quand tu seras vieux, tu e/tendras les mains...>> Tu e/tendras les mains... Le lendemain, a\ l' aube, nous parti^mes. Je ne parlerai pas de chaque e/tape de voyage. Certaines n' ont laisse/ qu' un souvenir confus; ma sante/ tanto^t meilleure et tanto^t pire, chancelait encore au vent froid, s' inquie/tait de l' ombre d' un nuage, et mon e/tat nerveux amenait des troubles fre/quents; mais mes poumons du moins se gue/rissaient. Chaque rechute e/tait moins longue et moins se/rieuse; son attaque e/tait aussi vive, mais mon corps devenait contre elle mieux arme/. Nous avions, de Tunis, gagne/ Malte, puis Syracuse; je rentrais sur la classique terre dont le langage et le passe/ m' e/taient connus. Depuis le de/but de mon mal, j' avais ve/cu sans examen, sans loi, m' appliquant simplement a\ vivre, comme fait l' animal ou l' enfant. Moins absorbe/ par le mal a\ pre/sent, ma vie redevenait certaine et consciente. Apre\s cette longue agonie, j' avais cru renai^tre le me^me et rattacher biento^t mon pre/sent au passe/; en pleine nouveaute/ d' une terre inconnue je pouvais ainsi m' abuser; ici, plus; tout m' y apprenait ce qui me surprenait encore: j' e/tais change/. Quand, a\ Syracuse et plus loin, je voulus reprendre mes e/tudes, me replonger comme jadis dans l' examen minutieux du passe/, je de/couvris que quelque chose en avait, pour moi, sinon supprime/, du moins modifie/ le gou%t; c' e/tait le sentiment du pre/sent. L' histoire du passe/ prenait maintenant a\ mes yeux cette immobilite/, cette fixite/ terrifiante des ombres nocturnes dans la petite cour de Biskra, l' immobilite/ de la mort. Avant je me plaisais a\ cette fixite/ me^me qui permettait la pre/cision de mon esprit; tous les faits de l' histoire m' apparaissaient comme les pie\ces d' un muse/e, ou mieux les plantes d' un herbier, dont la se/cheresse de/finitive m' aida^t a\ oublier qu' un jour, riches de se\ve, elles avaient ve/cu sous le soleil. A pre/sent, si je pouvais me plaire encore dans l' histoire, c' e/tait en l' imaginant au pre/sent. Les grands faits politiques devaient donc m' e/mouvoir beaucoup moins que l' e/motion renaissante en moi des poe\tes, ou de certains hommes d' action. A Syracuse je relus The/ocrite, et songeai que ses bergers au beau nom e/taient ceux me^mes que j' avais aime/s a\ Biskra. Mon e/rudition qui s' e/veillait a\ chaque pas m' encombrait, empe^chant ma joie. Je ne pouvais voir un the/a^tre grec, un temple, sans aussito^t le reconstruire abstraitement. A chaque fe^te antique, la ruine qui restait en son lieu me faisait me de/soler qu' elle fu%t morte; et j' avais horreur de la mort. J' en vins a\ fuir les ruines; a\ pre/fe/rer aux plus beaux monuments du passe/ ces jardins bas qu' on appelle les Latomies, ou\ les citrons ont l' acide douceur des oranges, et les rives de la Cyane/ qui, dans les papyrus, coule encore aussi bleue que le jour ou\ ce fut pour pleurer Proserpine. J' en vins a\ me/priser en moi cette science qui d' abord faisait mon orgueil; ces e/tudes, qui d' abord e/taient toute ma vie, ne me paraissaient plus avoir qu' un rapport tout accidentel et conventionnel avec moi. Je me de/couvrais autre et j' existais, o^ joie! en dehors d' elles. En tant que spe/cialiste, je m' apparus stupide. En tant qu' homme, me connaissais- je? je naissais seulement a\ peine et ne pouvais de/ja\ savoir qui je naissais. Voila\ ce qu' il fallait apprendre. Rien de plus tragique, pour qui crut mourir, qu' une lente convalescence. Apre\s que l' aile de la mort a touche/, ce qui paraissait important ne l' est plus; d' autres choses le sont, qui ne paraissaient pas importantes, ou qu' on ne savait me^me pas exister. L' amas sur notre esprit de toutes connaissances acquises s' e/caille comme un fard et, par places, laisse voir a\ nu la chair me^me, l' e^tre authentique qui se cachait. Ce fut de\s lors {ital}celui{/ital} que je pre/tendis de/couvrir: l' e^tre authentique, le <>, celui dont ne voulait plus l' E/vangile; celui que tout, autour de moi, livres, mai^tres, parents, et que moi-me^me avions ta^che/ d' abord de supprimer. Et il m' apparaissait de/ja\, gra^ce aux surcharges, plus fruste et difficile a\ de/couvrir mais d' autant plus utile a\ de/couvrir et valeureux. Je me/prisai de\s lors cet e^tre secondaire, appris, que l' instruction avait dessine/ par-dessus. Il fallait secouer ces surcharges. Et je me comparais aux palimpsestes; je gou%tais la joie du savant, qui, sous les e/critures plus re/centes, de/couvre, sur un me^me papier, un texte tre\s ancien infiniment plus pre/cieux. Quel e/tait- il, ce texte occulte/? Pour le lire, ne fallait- il pas tout d' abord effacer les textes re/cents? Aussi bien n' e/tais- je plus l' e^tre malingre et studieux a\ qui ma morale pre/ce/dente, toute rigide et restrictive, convenait. Il y avait ici plus qu' une convalescence; il y avait une augmentation, une recrudescence de vie, l' afflux d' un sang plus riche et plus chaud qui devait toucher mes pense/es, les toucher une a\ une, pe/ne/trer tout, e/mouvoir, colorer les plus lointaines, de/licates et secre\tes fibres de mon e^tre. Car, robustesse ou faiblesse, on s' y fait; l' e^tre, selon les forces qu' il a, se compose; mais, qu' elles augmentent, qu' elles permettent de pouvoir plus, et... Toutes ces pense/es je ne les avais pas alors, et ma peinture ici me fausse. A vrai dire, je ne pensais point, ne m' examinais point; une fatalite/ heureuse me guidait. Je craignais qu' un regard trop ha^tif ne vi^nt a\ de/ranger le myste\re de ma lente transformation. Il fallait laisser le temps, aux caracte\res efface/s, de reparai^tre, ne pas chercher a\ les former. Laissant donc mon cerveau, non pas a\ l' abandon, mais en jache\re, je me livrai voluptueusement a\ moi-me^me, aux choses, au tout, qui me parut divin. Nous avions quitte/ Syracuse et je courais sur la route escarpe/e qui joint Taormine a\ La Mo^le, criant, pour l' appeler en moi: Un nouvel e^tre! Un nouvel e^tre! Mon seul effort, effort constant alors, e/tait donc de syste/matiquement honnir ou supprimer tout ce que je croyais ne devoir qu' a\ mon instruction passe/e et a\ ma premie\re morale. Par de/dain re/solu pour ma science, par me/pris pour mes gou%ts de savant, je refusai de voir Agrigente, et, quelques jours plus tard, sur la route qui me\ne a\ Naples, je ne m' arre^tai point pre\s du beau temple de Poestum ou\ respire encore la Gre\ce, et ou\ j' allai, deux ans plus tard, prier je ne sais plus quel dieu. Que parle/- je d' unique effort? Pouvais- je m' inte/resser a\ moi, sinon comme a\ un e^tre perfectible? Cette perfection inconnue et que j' imaginais confuse/ment, jamais ma volonte/ n' avait e/te/ plus exalte/e que pour y tendre; j' employais cette volonte/ tout entie\re a\ fortifier mon corps, a\ le bronzer. Pre\s de Salerne, quittant la co^te, nous avions gagne/ Ravello. La\, l' air plus vif, l' attrait des rocs pleins de retraits et de surprises, la profondeur inconnue des vallons, aidant a\ ma force, a\ ma joie, favorise\rent mon e/lan. Plus rapproche/ du ciel qu' e/carte/ du rivage, Ravello, sur une abrupte hauteur, fait face a\ la lointaine et plate rive de Poestum. C' e/tait, sous la domination normande, une cite/ presque importante; ce n' est plus qu' un e/troit village ou\ nous e/tions, je crois, seuls e/trangers. Une ancienne maison religieuse, a\ pre/sent transforme/e en ho^tel, nous he/bergea; sise a\ l' extre/mite/ du roc, ses terrasses et son jardin semblaient surplomber dans l' azur. Apre\s le mur charge/ de pampres, on ne voyait d' abord rien que la mer; il fallait s' approcher du mur pour pouvoir suivre le de/valement cultive/ qui, par des escaliers plus que par des sentiers, joignait Ravello au rivage. Au-dessus de Ravello, la montagne continuait. Des oliviers, des caroubiers e/normes; a\ leur ombre des cyclamens; plus haut, des cha^taigniers en grand nombre, un air frais, des plantes du Nord; plus bas, des citronniers pre\s de la mer. Ils sont range/s par petites cultures que motive la pente du sol; ce sont jardins en escalier, presque pareils; une e/troite alle/e, au milieu, d' un bout a\ l' autre les traverse; on y entre sans bruit, en voleur. On re\ve, sous cette ombre verte; le feuillage est e/pais, pesant; pas un rayon franc ne pe/ne\tre; comme des gouttes de cire e/paisse, les citrons pendent, parfume/s; dans l' ombre ils sont blancs et verda^tres; ils sont a\ porte/e de la main, de la soif; ils sont doux, a^cres; ils rafrai^chissent. L' ombre e/tait si dense, sous eux, que je n' osais m' y arre^ter apre\s la marche qui me faisait encore transpirer. Pourtant les escaliers ne m' exte/nuaient plus; je m' exerc#ais a\ les gravir la bouche close; j' espac#ais toujours plus mes haltes, me disais: j' irai jusque-la\ sans faiblir; puis, arrive/ au but, trouvant dans mon orgueil content ma re/compense, je respirais longuement, puissamment, et de fac#on qu' il me sembla^t sentir l' air pe/ne/trer plus efficacement ma poitrine. Je reportais a\ tous ces soins du corps mon assiduite/ de nague\re. Je progressais. Je m' e/tonnais parfois que ma sante/ revi^nt si vite. J' en arrivais a\ croire que je m' e/tais d' abord exage/re/ la gravite/ de mon e/tat; a\ douter que j' eusse e/te/ tre\s malade, a\ rire de mon sang crache/, a\ regretter que ma gue/rison me fu%t pas demeure/e plus ardue. Je m' e/tais soigne/ d' abord fort sottement, ignorant les besoins de mon corps. J' en fis la patiente e/tude et devins, quant a\ la prudence et aux soins, d' une inge/niosite/ si constante que je m' y amusai comme a\ un jeu. Ce dont encore je souffrais le plus, c' e/tait ma sensibilite/ maladive au moindre changement de la tempe/rature. J' attribuais, a\ pre/sent que mes poumons e/taient gue/ris, cette hyperesthe/sie a\ ma de/bilite/ nerveuse, reliquat de la maladie. Je re/solus de vaincre cela. La vue des belles peaux ha^le/es et comme pe/ne/tre/es de soleil, que montraient, en travaillant aux champs, la veste ouverte, quelques paysans de/braille/s, m' incitait a\ me laisser ha^ler de me^me. Un matin, m' e/tant mis a\ nu, je me regardai; la vue de mes trop maigres bras, de mes e/paules, que les plus grands efforts ne pouvaient rejeter suffisamment en arrie\re, mais surtout la blancheur ou pluto^t la de/coloration de ma peau, m' emplit et de honte et de larmes. Je me rhabillai vite, et, au lieu de descendre vers Amalfi, comme j' avais accoutume/ de faire, me dirigeai vers des rochers couverts d' herbe rase et de mousse, loin des habitations, loin des routes, ou\ je savais ne pouvoir e^tre vu. Arrive/ la\, je me de/ve^tis lentement. L' air e/tait presque vif, mais le soleil ardent. J' offris tout mon corps a\ sa flamme. Je m' assis, me couchai, me tournai. Je sentais sous moi le sol dur; l' agitation des herbes folles me fro^lait. Bien qu' a\ l' abri du vent, je fre/missais et palpitais a\ chaque souffle. Biento^t m' enveloppa une cuisson de/licieuse; tout mon e^tre affluait vers ma peau. Nous demeura^mes a\ Ravello quinze jours; chaque matin je retournais vers ces rochers, faisais ma cure. Biento^t l' exce\s de ve^tement dont je me recouvrais encore devint ge^nant et superflu; mon e/piderme tonifie/ cessa de transpirer sans cesse et sut se prote/ger par sa propre chaleur. Le matin d' un des derniers jours (nous e/tions au milieu d' avril) j' osai plus. Dans une anfractuosite/ des rochers dont je parle, une source claire coulait. Elle retombait ici me^me en cascade, assez peu abondante, il est vrai, mais elle avait creuse/ sous la cascade un bassin plus profond ou\ l' eau tre\s pure s' attardait. Par trois fois j' y e/tais venu, m' e/tais penche/, m' e/tais e/tendu sur la berge, plein de soif et plein de de/sirs; j' avais contemple/ longuement le fond de roc poli, ou\ l' on ne de/couvrait pas une salissure, pas une herbe, ou\ le soleil, en vibrant et en se diaprant, pe/ne/trait. Ce quatrie\me jour, j' avanc#ai, re/solu d' avance, jusqu' a\ l' eau plus claire que jamais, et, sans plus re/fle/chir, m' y plongeai d' un coup tout entier. Vite transi, je quittai l' eau, m' e/tendis sur l' herbe, au soleil. La\, des menthes croissaient, odorantes; j' en cueillis, j' en froissai les feuilles, j' en frottai tout mon corps humide mais bru%lant. Je me regardai longuement, sans plus de honte aucune, avec joie. Je me trouvais, non pas robuste encore, mais pouvant l' e^tre, harmonieux, sensuel, presque beau. Ainsi me contentais- je pour toute action, tout travail, d' exercices physiques qui, certes, impliquaient ma morale change/e, mais qui ne m' apparaissaient de/ja\ plus que comme un entrai^nement, un moyen, et ne me satisfaisaient plus pour eux-me^mes. Un autre acte pourtant, a\ vos yeux ridicule peut-e^tre, mais que je redirai, car il pre/cise en sa pue/rilite/ le besoin qui me tourmentait de manifester au-dehors l' intime changement de mon e^tre: A Amalfi, je m' e/tais fait raser. Jusqu' a\ ce jour j' avais porte/ toute ma barbe, avec les cheveux presque ras. Il ne me venait pas a\ l' ide/e qu' aussi bien j' aurais pu porter une coiffure diffe/rente. Et, brusquement, le jour ou\ je me mis pour la premie\re fois nu sur la roche, cette barbe ne ge^na; c' e/tait comme un dernier ve^tement que je n' aurais pu de/pouiller; je la sentais comme postiche; elle e/tait soigneusement taille/e, non pas en pointe, mais en une forme carre/e, qui me parut aussito^t tre\s de/plaisante et ridicule. Rentre/ dans la chambre d' ho^tel, je me regardai dans la glace et me de/plus; j' avais l' air de ce que j' avais e/te/ jusqu' alors: un chartiste. Sito^t apre\s le de/jeuner, je descendis a\ Amalfi, ma re/solution prise. La ville est tre\s petite: je dus me contenter d' une vulgaire e/choppe sur la place. C' e/tait jour de marche/; la boutique e/tait pleine; je dus attendre interminablement; mais rien, ni les rasoirs douteux, le blaireau jaune, l' odeur, les propos du barbier, ne put me faire reculer. Sentant sous les ciseaux tomber ma barbe, c' e/tait comme si j' enlevais un masque. N' importe! quand, apre\s, je m' apparus, l' e/motion qui m' emplit et que je re/primai de mon mieux, ne fut pas la joie, mais la peur. Je ne discute pas ce sentiment; je le constate. Je trouvais mes traits assez beaux... non, la peur venait de ce qu' il me semblait qu' on voyait a\ nu ma pense/e et de ce que, soudain, elle me paraissait redoutable. Par contre, je laissai pousser mes cheveux. Voila\ tout ce que mon e^tre neuf, encore de/soeuvre/, trouvait a\ faire. Je pensais qu' il nai^trait de lui des actes e/tonnants pour moi-me^me; mais plus tard; plus tard, me disais- je,-- quand l' e^tre serait plus forme/. Force/ de vivre en attendant, je conservais, comme Descartes, une fac#on provisoire d' agir. Marceline ainsi put s' y tromper. Le changement de mon regard, il est vrai, et, surtout le jour ou\ j' apparus sans barbe, l' expression nouvelle de mes traits, l' auraient inquie/te/e peut-e^tre, mais elle m' aimait trop de/ja\ pour me bien voir; puis je la rassurais de mon mieux. Il importait qu' elle ne troubla^t pas ma reconnaissance; pour la soustraire a\ ses regards, je devais donc dissimuler. Aussi bien celui que Marceline aimait, celui qu' elle avait e/pouse/, ce n' e/tait pas mon <>. Et je me redisais cela, pour m' exciter a\ le cacher. Ainsi ne lui livrai- je de moi qu' une image qui, pour e^tre constante et fide\le au passe/, devenait de jour en jour plus fausse. Mes rapports avec Marceline demeure\rent donc, en attendant, les me^mes-- quoique plus exalte/s de jour en jour, par un toujours plus grand amour. Ma dissimulation me^me (si l' on peut appeler ainsi le besoin de pre/server de son jugement ma pense/e), ma dissimulation l' augmentait. Je veux dire que ce jeu m' occupait de Marceline sans cesse. Peut-e^tre cette contrainte au mensonge me cou%ta- t- elle un peu d' abord; mais j' arrivai vite a\ comprendre que les choses re/pute/es les pires (le mensonge, pour ne citer que celle-la\) ne sont difficiles a\ faire que tant qu' on ne les a jamais faites; mais qu' elles deviennent chacune, et tre\s vite, aise/es, plaisantes, douces a\ refaire, et biento^t comme naturelles. Ainsi donc, comme a\ chaque chose pour laquelle un premier de/gou%t est vaincu, je finis par trouver plaisir a\ cette dissimulation me^me, a\ m' y attarder, comme au jeu de mes faculte/s inconnues. Et j' avanc#ais chaque jour, dans une vie plus riche et plus pleine, vers un plus savoureux bonheur. La route de Ravello a\ Sorrente est si belle que je ne souhaitais ce matin rien voir de plus beau sur la terre. L' a^prete/ chaude de la roche, l' abondance de l' air, les senteurs, la limpidite/, tout m' emplissait du charme adorable de vivre et me suffisait a\ ce point que rien d' autre qu' une joie le/ge\re ne semblait habiter en moi; souvenirs ou regrets, espe/rance ou de/sir, avenir et passe/ se taisaient; je ne connaissais plus de la vie que ce qu' en apportait, en emportait l' instant.-- o^ joie physique! m' e/criais- je; rythme su%r de mes muscles! sante/!... J' e/tais parti de grand matin, pre/ce/dant Marceline dont la trop calme joie eu%t tempe/re/ la mienne, comme son pas eu%t ralenti le mien. Elle me rejoindrait en voiture, a\ Positano, ou\ nous devions de/jeuner. J' approchais de Positano lorsqu' un bruit de roues, formant basse a\ un chant bizarre, me fit tout a\ coup retourner. Et d' abord je ne pus rien voir, a\ cause d' un tournant de la route qui borde en cet endroit la falaise; puis brusquement une voiture surgit, a\ l' allure de/sordonne/e; c' e/tait celle de Marceline. Le cocher chantait a\ tue-te^te, faisait de grands gestes, se dressait debout sur son sie\ge, fouettait fe/rocement le cheval affole/. Quelle brute! Il passa devant moi qui n' eus que le temps de me ranger, n' arre^ta pas a\ mon appel... Je m' e/lanc#ai: mais la voiture allait trop vite. Je tremblais a\ la fois et d' en voir sauter brusquement Marceline, et de l' y voir rester; un sursaut du cheval pouvait la pre/cipiter dans la mer... Soudain le cheval s' abat. Marceline descend, veut fuir; mais de/ja\ je suis aupre\s d' elle. Le cocher, sito^t qu' il me voit, m' accueille avec d' horribles jurons. J' e/tais furieux contre cet homme; a\ sa premie\re insulte je m' e/lanc#ai et brutalement le jetai bas de son sie\ge. Je roulai par terre avec lui, mais ne perdis pas l' avantage; il semblait e/tourdi par sa chute, et biento^t le fut plus encore par un coup de poing que je lui allongeai en plein visage quand je vis qu' il voulait me mordre. Pourtant je ne le la^chai point, pesant du genou sur sa poitrine et ta^chant de mai^triser ses bras. Je regardais sa figure hideuse que mon poing venait d' enlaidir davantage; il crachait, bavait, saignait, jurait, ah! l' horrible e^tre! Vrai! l' e/trangler paraissait le/gitime-- et peut-e^tre l' eusse/- je fait... du moins je m' en sentis capable; et je crois bien que seule l' ide/e de la police m' arre^ta. Je parvins, non sans peine, a\ ligoter solidement l' enrage/. Comme un sac je le jetai dans la voiture. Ah! quels regards apre\s, et quels baisers nous e/changea^mes. Le danger n' avait pas e/te/ grand; mais j' avais du% montrer ma force, et cela pour la prote/ger. Il m' avait aussito^t semble/ que je pourrais donner ma vie pour elle... et la donner toute avec joie... Le cheval s' e/tait releve/. Laissant le fond de la voiture a\ l' ivrogne nous monta^mes sur le sie\ge tous deux, et, conduisant tant bien que mal, pu%mes gagner Positano, puis Sorrente. Ce fut cette nuit-la\ que je posse/dai Marceline. Avez- vous bien compris ou dois- je vous redire que j' e/tais comme neuf aux choses de l' amour? Peut-e^tre est- ce a\ sa nouveaute/ que notre nuit de noces dut sa gra^ce... Car il me semble, a\ m' en souvenir aujourd'hui, que cette premie\re nuit fut la seule, tant l' attente et la surprise de l' amour ajoutaient a\ la volupte/ de de/lices, -- tant une seule nuit suffit au plus grand amour pour se dire, et tant mon souvenir s' obstine a\ me la rappeler uniquement. Ce fut un rire d' un moment, ou\ nos a^mes se confondirent... Mais je crois qu' il est un point de l' amour, unique, et que l' a^me plus tard, ah! cherche en vain a\ de/passer; que l' effort qu' elle fait pour ressusciter son bonheur, l' use; que rien n' empe^che le bonheur comme le souvenir du bonheur. He/las! je me souviens de cette nuit... Notre ho^tel e/tait hors de la ville, entoure/ de jardins, de vergers; un tre\s large balcon prolongeait notre chambre; des branches le fro^laient. L' aube entra librement par notre croise/e grande ouverte. Je me soulevai doucement, et tendrement je me penchai sur Marceline. Elle dormait; elle semblait sourire en dormant. Il me sembla, d' e^tre plus fort, que je la sentais plus de/licate, et que sa gra^ce e/tait une fragilite/. De tumultueuses pense/es vinrent tourbillonner en ma te^te. Je songeai qu' elle ne mentait pas, disant que j' e/tais tout pour elle; puis aussito^t: <> Des larmes emplirent mes yeux. En vain cherchai- je en me de/bilite/ passe/e comme une excuse; qu' avais- je affaire maintenant de soins constant et d' e/goi%sme? n' e/tais- je pas plus fort qu' elle a\ pre/sent?... Le sourire avait quitte/ ses joues; l' aurore, malgre/ qu' elle dora^t chaque chose, me la fit voir soudain triste et pa^le;-- et peut-e^tre l' approche du matin me disposait- elle a\ l' angoisse: <> m' e/criai- je au-dedans de moi. Je frissonnai; et, tout transi d' amour, de pitie/, de tendresse, je posai doucement entre ses yeux ferme/s le plus tendre, le plus amoureux et le plus pieux des baisers. Les quelques jours que nous ve/cu%mes a\ Sorrente furent des jours souriants et tre\s calmes. Avais- je jamais gou%te/ tel repos, tel bonheur? En gou%terais- je pareil de/sormais?... J' e/tais pre\s de Marceline sans cesse; m' occupant moins de moi, je m' occupais plus d' elle et trouvais a\ causer avec elle la joie que je prenais les jours pre/ce/dents a\ me taire. Je pus e^tre e/tonne/ d' abord de sentir que notre vie errante, ou\ je pre/tendais me satisfaire pleinement, ne lui plaisait que comme un e/tat provisoire; mais tout aussito^t le de/soeuvrement de cette vie m' apparut; j' acceptai qu' elle n' eu%t qu' un temps et pour la premie\re fois, un de/sir de travail renaissant de l' inoccupation me^me ou\ me laissait enfin ma sante/ re/tablie-- je parlai se/rieusement de retour; a\ la joie qu' en montra Marceline, je compris qu' elle y songeait depuis longtemps. Cependant les quelques travaux d' histoire auxquels je recommenc#ais de songer n' avaient plus pour moi me^me gou%t. Je vous l' ai dit: depuis ma maladie, la connaissance abstraite et neutre du passe/ me semblait vaine, et si nague\re j' avais pu m' occuper a\ des recherches philologiques, m' attachant par exemple a\ pre/ciser la part de l' influence gothique dans la de/formation de la langue latine, et ne/gligeant, me/connaissant les figures de The/odoric, de Cassiodore, d' Amalasonthe et leurs passions admirables pour ne m' exalter plus que sur des signes et sur le re/sidu de leur vie, a\ pre/sent ces me^mes signes, et la philologie tout entie\re, ne m' e/taient plus que comme un moyen de pe/ne/trer mieux dans ce dont la sauvage grandeur et la noblesse m' apparurent. Je re/solus de m' occuper de cette e/poque davantage, de me limiter pour un temps aux dernie\res anne/es de l' empire des Goths, et de mettre a\ profit notre prochain passage a\ Ravenne, the/a^tre de son agonie. Mais, l' avouerai- je, la figure du jeune roi Athalaric e/tait ce qui m' y attirait le plus. J' imaginais cet enfant de quinze ans, sourdement excite/ par les Goths, se re/volter contre sa me\re Amalasonthe, regimber contre son e/ducation latine, rejeter la culture comme un cheval entier fait un harnais ge^nant, et, pre/fe/rant la socie/te/ des Goths impolice/s a\ celle du trop sage et vieux Cassiodore, gou%ter quelques anne/es, avec de rudes favoris de son a^ge, une vie violente, voluptueuse et de/bride/e, pour mourir a\ dix-huit ans, tout ga^te/, sou%le/ de de/bauches. Je retrouvais dans ce tragique e/lan vers un e/tat plus sauvage et intact quelque chose de ce que Marceline appelait en souriant <>. Je cherchais un consentement a\ y appliquer au moins mon esprit, puisque je n' y occupais plus mon corps; et, dans la mort affreuse d' Athalaric, je me persuadais de mon mieux qu' il fallait lire une lec#on. Avant Ravenne, ou\ nous nous attarderions donc quinze jours, nous verrions rapidement Rome et Florence, puis, laissant Venise et Ve/rone, brusquerions la fin du voyage pour ne nous arre^ter plus qu' a\ Paris. Je trouvais un plaisir tout neuf a\ parler d' avenir avec Marceline; une certaine inde/cision restait encore au sujet de l' emploi de l' e/te/; las de voyages l' un et l' autre, nous voulions ne pas repartir; je souhaitais pour mes e/tudes la plus grande tranquillite/; et nous pensa^mes a\ une proprie/te/ de rapport entre Lisieux et Pont-l'E/ve^que, en la plus verte Normandie,-- proprie/te/ que posse/dait jadis ma me\re, ou\ j' avais avec elle passe/ quelques e/te/s de mon enfance, mais ou\, depuis sa mort, je n' e/tais pas retourne/. Mon pe\re en avait confie/ l' entretien et la surveillance a\ un garde, a^ge/ maintenant, qui touchait pour lui puis nous envoyait re/gulie\rement les fermages. Une grande et tre\s agre/able maison, dans un jardin coupe/ d' eaux vives, m' avait laisse/ des souvenirs enchante/s; on l' appelait La Morinie\re; il me semblait qu' il ferait bon y demeurer. L' hiver prochain, je parlais de le passer a\ Rome-- en travailleur, non plus en voyageur cette fois... Mais ce dernier projet fut vite renverse/: dans l' important courrier qui, depuis longtemps, nous attendait a\ Naples, une lettre m' apprenait brusquement que, se trouvant vacante une chaire au Colle\ge de France, mon nom avait e/te/ plusieurs fois prononce/; ce n' e/tait qu' une supple/ance, mais qui pre/cise/ment, pour l' avenir, me laisserait une plus grande liberte/; l' ami qui m' instruisait de ceci m' indiquait, si je voulais bien accepter, quelques faciles de/marches a\ faire,-- et me pressait fort d' accepter. J' he/sitai, voyant surtout d' abord un esclavage; puis songeai qu' il pourrait e^tre inte/ressant d' exposer, en un cours, mes travaux sur Cassiodore... Le plaisir que j' allais faire a\ Marceline, en fin de compte me de/cida. Et, sito^t ma de/cision prise, je n' en vis plus que l' avantage. Dans le monde savant de Rome et de Florence, mon pe\re entretenait diverses relations avec qui j' e/tais moi-me^me entre/ en correspondance. Elles me donne\rent tous moyens de faire les recherches que je voudrais, a\ Ravenne et ailleurs; je ne songeais plus qu' au travail. Marceline s' inge/niait a\ le favoriser par mille soins charmants et mille pre/venances. Notre bonheur, durant cette fin de voyage, fut si e/gal, si calme, que je n' en peux rien raconter. Les plus belles oeuvres des hommes son obstine/ment douloureuses. Que serait le re/cit du bonheur? Rien que ce qui le pre/pare, puis ce qui le de/truit, ne se raconte. Et je vous ai dit maintenant tout ce qui l' avait pre/pare/. Nous arriva^mes a\ La Morinie\re dans les premiers jours de juillet, ne nous e/tant arre^te/s a\ Paris que le temps strictement ne/cessaire pour nos approvisionnements et pour quelques rares visites. La Morinie\re, je vous l' ai dit, est situe/e entre Lisieux et Pont-l'E/ve^que, dans le pays le plus ombreux, le plus mouille/ que je connaisse. De multiples vallonnements, e/troits et mollement courbe/s, aboutissent non loin a\ la tre\s large valle/e d' Auge qui s' aplanit d' un coup jusqu' a\ la mer. Nul horizon; des bois-taillis pleins de myste\re; quelques champs, mais des pre/s surtout, des pacages aux molles pentes, dont l' herbe e/paisse est deux fois l' an fauche/e, ou\ des pommiers nombreux, quand le soleil est bas, joignent leur ombre, ou\ passent de libres troupeaux; dans chaque creux, de l' eau, e/tang, mare ou rivie\re; on entend des ruissellements continus. Ah! comme je reconnus bien la maison! ses toits bleus, ses murs de briques et de pierre, ses douves, les reflets dans les dormantes eaux... C' e/tait une vieille maison ou\ l' on aurait loge/ plus de douze; Marceline, trois domestiques, moi-me^me parfois y aidant, nous avions fort a\ faire d' en animer une partie. Notre vieux garde, qui se nommait Bocage, avait de/ja\ fait appre^ter de son mieux quelques pie\ces: de leur sommeil de vingt anne/es les vieux meubles se re/veille\rent; tout e/tait reste/ tel que mon souvenir le voyait, les lambris point trop de/labre/s, les chambres aise/ment habitables. Pour nous mieux accueillir, Bocage avait rempli de fleurs tous les vases qu' il avait trouve/s. Il avait fait sarcler, ratisser la grand- cour et du parc les plus proches alle/es. La maison, quand nous arriva^mes, recevait le dernier rayon du soleil, et de la valle/e devant elle une immobile brume e/tait monte/e qui voilait et qui re/ve/lait la rivie\re. De\s avant d' arriver, je reconnus soudain l' odeur de l' herbe; et quand j' entendis de nouveau tourner autour de la maison les cris aigus des hirondelles, tout le passe/ soudain se souleva, comme s' il m' attendait et, me reconnaissant, voulait se refermer sur mon approche. Au bout de quelques jours, la maison devint a\ peu pre\s confortable; j' aurais pu me mettre au travail; je tardais, e/coutant encore se rappeler a\ moi minutieusement mon passe/, puis biento^t occupe/ par une e/motion trop nouvelle: Marceline, une semaine apre\s notre arrive/e, me confia qu' elle e/tait enceinte. Il me sembla de\s lors que je lui dusse des soins nouveaux, qu' elle eu%t droit a\ plus de tendresse; tout au moins dans les premiers temps qui suivirent sa confidence je passai donc pre\s d' elle presque tous les moments du jour. Nous allions nous asseoir pre\s du bois, sur le banc ou\ jadis j' allais m' asseoir avec ma me\re; la\, plus voluptueusement se pre/sentait a\ nous chaque instant, plus insensiblement coulait l' heure. De cette e/poque de ma vie, si nul souvenir distinct ne se de/tache, ce n' est point que j' en garde une moins vive reconnaissance-- mais bien parce que tout s' y me^lait, s' y fondait en un uniforme bien-e^tre, ou\ le soir s' unissait au matin sans saccades, ou\ les jours se liaient les uns aux autres sans surprises. Je repris lentement mon travail, l' esprit calme, dispos, su%r de sa force, regardant le futur avec confiance et sans fie\vre, la volonte/ comme adoucie, et comme e/coutant le conseil de cette terre tempe/re/e. Nul doute, pensais- je, que l' exemple de cette terre, ou\ tout s' appre^te au fruit, a\ l' utile moisson, ne doive avoir sur moi la plus excellente influence. J' admirais quel tranquille avenir promettaient ces robustes boeufs, ces vaches pleines dans ces opulentes prairies. Les pommiers en ordre plante/s aux favorables penchants des collines annonc#aient cet e/te/ des re/coltes superbes; je re^vais sous quelle riche charge de fruits allaient biento^t ployer leurs branches. De cette abondance ordonne/e, de cet asservissement joyeux, de ces souriantes cultures, une harmonie s' e/tablissait, non plus fortuite mais dicte/e, un rythme, une beaute/ tout a\ la fois humaine et naturelle, ou\ l' on ne savait plus ce que l' on admirait, tant e/taient confondus en une tre\s parfaite entente l' e/clatement fe/cond de la libre nature, l' effort savant de l' homme pour la re/gler. Que serait cet effort, pensais- je, sans la puissante sauvagerie qu' il domine? Que serait le sauvage e/lan de cette se\ve de/bordante sans l' intelligent effort qui l' endigue et l' ame\ne en riant au luxe?-- Et je me laissais re^ver a\ telles terres ou\ toutes forces fussent si bien re/gle/es, toutes de/penses si compense/es, tous e/changes si stricts, que le moindre de/chet devi^nt sensible; puis, appliquant mon re^ve a\ la vie, je me construisais une e/thique qui devenait une science de la parfaite utilisation de soi par une intelligente contrainte. Ou\ s' enfonc#aient, ou\ se cachaient alors mes turbulences de la veille? Il semblait, tant j' e/tais calme, qu' elles n' eussent jamais e/te/. Le flot de mon amour les avait recouvertes toutes... Cependant le vieux Bocage autour de nous faisait du ze\le; il dirigeait, surveillait, conseillait; on sentait a\ l' exce\s son besoin de se parai^tre indispensable. Pour ne pas le de/sobliger, il fallut examiner ses comptes, e/couter tout au long ses explications infinies. cela me^me ne lui suffit point; je dus l' accompagner sur les terres. Sa sentencieuse prud'homie, ses continuels discours, l' e/vidente satisfaction de lui-me^me, la montre qu' il faisait de son honne^tete/, au bout de peu de temps m' exaspe/re\rent; il devenait de plus en plus pressant, et tous moyens m' eussent parus bons, pour reconque/rir mes aises-- lorsqu' un e/ve/nement inattendu vint donner a\ mes relations avec lui un caracte\re diffe/rent: Bocage, un certain soir, m' annonc#a qu' il attendait pour le lendemain son fils Charles. Je dis: <> presque indiffe/rent, ne m' e/tant, jusqu' alors, pas beaucoup soucie/ des enfants que pouvait bien avoir Bocage; puis, voyant que mon indiffe/rence l' affectait, qu' il attendait de moi quelque marque d' inte/re^t et de surprise: <> Et Bocage une fois lance/, rien ne pouvait plus l' arre^ter, si visible que je fisse parai^tre ma lassitude. Le lendemain je ne pensais plus a\ cela, quand Charles, vers la fin du jour, frais arrive/, vint pre/senter a\ Marceline et a\ moi ses respects. C' e/tait un beau gaillard, si riche de sante/, si souple, si bien fait, que les affreux habits de ville qu' il avait mis en notre honneur ne parvenaient pas a\ le rendre trop ridicule; a\ peine sa timidite/ ajoutait- elle encore a\ sa belle rougeur naturellle. Il semblait n' avoir que quinze ans, tant la clarte/ de son regard e/tait demeure/e enfantine; il s' exprimait bien clairement, sans fausse honte, et, contrairement a\ son pe\re, ne parlait pas pour ne rien dire. Je ne sais plus quels propos nous e/changea^mes ce premier soir; occupe/ de le regarder, je ne trouvais rien a\ lui dire et laissais Marceline lui parler. Mais le jour suivant, pour la premie\re fois, je n' attendis pas que le vieux Bocage vi^nt me prendre pour monter sur la ferme, ou\ je savais qu' e/taient commence/s des travaux. Il s' agissait de re/parer une mare. Cette mare, grande comme un e/tang, fuyait; on connaissait le lieu de cette fuite et l' on devait le cimenter. Il fallait pour cela commencer par vider la mare, ce qu' on n' avait pas fait depuis quinze ans. Carpes et tanches y abondaient, quelques-unes tre\s grosses, qui ne quittaient plus les bas-fonds. J' e/tais de/sireux d' en acclimater dans les eaux des douves et d' en donner aux ouvriers, de sorte que la partie de plaisir d' une pe^che s' ajoutait cette fois au travail, ainsi que l' annonc#ait l' extraordinaire animation de la ferme; quelques enfants des environs e/taient venus, s' e/taient me^le/s aux travailleurs. Marceline elle-me^me devait un peu plus tard nous rejoindre. L' eau baissait depuis longtemps de/ja\ quand j' arrivai. Parfois un grand fre/missement en ridait soudain la surface, et les dos bruns des poisson inquiets transparaissaient. Dans les flaques du bord, des enfants pataugeurs capturaient un fretin brillant qu' ils jetaient dans des seaux pleins d' eau claire. L' eau de la mare, que l' e/moi des poissons achevait de troubler, e/tait terreuse et devenait d' instant en instant plus opaque. Les poissons abondaient au-dela\ de toute espe/rance; quatre valets de ferme en ramenaient en plongeant la main au hasard. Je regrettais que Marceline se fi^t attendre et je me de/cidais a\ courir la chercher lorsque quelques cris annonce\rent les premie\res anguilles. On ne re/ussissait pas a\ les prendre; elles glissaient entre les doigts. Charles, qui jusqu' alors e/tait reste/ pre\s de son pe\re sur la rive, n' y tint plus; il o^ta brusquement ses souliers, ses chaussettes, mit bas sa veste et son gilet, puis relevant tre\s haut son pantalon et les manches de sa chemise, il entra dans la vase re/solument. Tout aussito^t je l' imitai. <> Il ne re/pondit rien, mais me regarda tout riant, de/ja\ fort occupe/ a\ sa pe^che. Je l' appelai biento^t pour m' aider a\ cerner une grosse anguille; nous unissions nos mains pour la saisir... Puis, apre\s celle-la\, ce fut une autre; la vase nous e/claboussait au visage; parfois on enfonc#ait brusquement et l' eau nous montait jusqu' aux cuisses; nous fu%mes biento^t tout trempe/s. A peine dans l' ardeur du jeu e/changions- nous quelques cris, quelques phrases; mais, a\ la fin du jour, je m' aperc#us que je tutoyais Charles, sans bien savoir quand j' avais commence/. Cette action commune nous en avait appris plus l' un sur l' autre que n' aurait pu le faire une longue conversation. Marceline n' e/tait pas encore venue et ne vint pas, mais de/ja\ je ne regrettais plus son absence; il me semblait qu' elle eu%t un peu ge^ne/ notre joie. De\s le lendemain je sortis retrouver Charles sur la ferme. Nous nous dirigea^mes tous deux vers les bois. Moi qui connaissais mal mes terres et m' inquie/tais peu de ne les pas connai^tre, je fus fort e/tonne/ de voir que Charles les connaissait fort bien, ainsi que les re/partitions des fermages; il m' apprit, ce dont je me doutais a\ peine, que j' avais six fermiers, que j' eusse pu toucher seize a\ dix-huit mille francs de fermages, et que si j' en touchais a\ grand-peine la moitie/ c' est que presque tout s' absorbait en re/parations de toutes sortes et en paiement d' interme/diaires. Certains sourires qu' il avait en examinant les cultures me firent biento^t douter que l' exploitation de mes terres fu%t aussi excellente que j' avais pu le croire d' abord et que me le donnait a\ entendre Bocage; je poussai Charles sur ce sujet, et cette intelligence tout pratique, qui m' exaspe/rait en Bocage, en cet enfant sut m' amuser. Nous repri^mes jour apre\s jour nos promenades; la proprie/te/ e/tait vaste, et quand nous eu%mes bien fouille/ tous les coins nous recommenc#a^mes avec plus de me/thode. Charles ne me dissimulait point l' irritation que lui causait la vue de certains champs mal cultive/s, d' espaces pris de gene^ts, de chardons, d' herbes sures; il sut me faire partager cette haine pour la jache\re et re^ver avec lui de cultures mieux ordonne/es. <> Et Charles s' irritait un peu:-- Vous n' y connaissez rien, se permettait- il de re/pondre-- et je souriais aussito^t.-- Ne conside/rant que le revenu, vous ne voulez pas remarquer que le capital se de/te/riore. Vos terres, a\ e^tre imparfaitement cultive/es, perdent lentement leur valeur. <> Et la conversation continuait. Parfois pendant une heure et tout en arpentant les champs nous semblions ressasser les me^mes choses; mais j' e/coutais et, petit a\ petit, m' instruisais. <>, ajoutait- il. Des six fermes que je me trouvais avoir, celle ou\ je me rendais le plus volontiers e/tait situe/e sur la colline qui dominait La Morinie\re; on l' appelait La Valterie; le fermier qui l' occupait n' e/tait pas de/plaisant; je causais volontiers avec lui. Plus pre\s de La Morinie\re, une ferme dite <> e/tait loue/e a\ demi par un syste\me de demi-me/tayage qui laissait Bocage, a\ de/faut du proprie/taire absent, possesseur d' une partie du be/tail. A pre/sent que ma de/fiance e/tait ne/e, je commenc#ais a\ soupc#onner l' honne^te Bocage, lui-me^me, sinon de me duper, du moins de me laisser duper par plusieurs. On me re/servait, il est vrai, une e/curie et une e/table, mais il me parut biento^t qu' elles n' e/taient invente/es que pour permettre au fermier de nourrir ses vaches et ses chevaux avec mon avoine et mon foin. J' avais e/coute/ be/ne/volement jusqu' alors les plus invraisemblables nouvelles que Bocage, de temps a\ autre, m' en donnait: mortalite/s, malformations et maladies, j' acceptais tout. Qu' il suffi^t qu' une des vaches du fermier tomba^t malade pour devenir une de mes vaches, je n' avais pas encore pense/ que cela fu%t possible; ni qu' il suffi^t qu' une de mes vaches alla^t tre\s bien pour devenir vache du fermier; cependant quelques remarques imprudentes de Charles, quelques observations personnelles commence\rent a\ m' e/clairer; puis mon esprit, une fois en e/veil, alla vite. Marceline avertie par moi ve/rifia minutieusement tous les comptes, mais n' y put relever aucune erreur; l' honne^tete/ de Bocage s' y re/fugiait.-- Que faire?-- Laisser faire.-- Mais au moins, sourdement irrite/, surveillai- je a\ pre/sent les be^tes, sans pourtant trop le laisser voir. J' avais quatre chevaux et dix vaches; c' e/tait assez pour bien me tourmenter. De mes quatre chevaux, il en e/tait un qu' on nommait encore <>, malgre/ qu' il eu%t trois ans passe/s; on s' occupait alors de le dresser; je commenc#ais a\ m' y inte/resser lorsqu' un beau jour on vint me de/clarer qu' il e/tait parfaitement intraitable, qu' on n' en pourrait jamais rien faire et que le mieux e/tait de m' en de/barrasser. Comme si j' en eusse voulu douter, on l' avait fait briser le devant d' une petite charrette et s' y ensanglanter les jarrets. J' eus, ce jour-la\, peine a\ garder mon calme, et ce qui me retint ce fut la ge^ne de Bocage. Apre\s tout, il y avait chez lui plus de faiblesse que de mauvais vouloir, pensai- je, la faute en est aux serviteurs; mais ils ne se sentent pas dirige/s. Je sortis dans la cour, voir la poulain. De\s qu' il m' entendit approcher, un serviteur qui le frappait le caressa; je fis comme si je n' avais rien vu. Je ne connaissais pas grand-chose aux chevaux, mais ce poulain me semblait beau: c' e/tait un demi-sang bai clair, aux formes remarquablement e/lance/es; il avait l' oeil tre\s vif, la crinie\re, ainsi que la queue, presque blonde. Je m' assurai qu' il n' e/tait pas blesse/, exigeai qu' on pansa^t ses e/corchures et repartis sans ajouter un mot. Le soir, de\s que je revis Charles, je ta^chai de savoir ce que lui pensait du poulain. <> Le lendemain Charles emmena le poulain dans un recoin de prairie qu' ombrageait un noyer superbe et que contournait la rivie\re; je m' y rendis accompagne/ de Marceline. C' est un de mes plus vifs souvenirs. Charles avait attache/ le poulain, par une corde de quelques me\tres, a\ un pieu solidement fiche/ dans le sol. Le poulain, trop nerveux, s' e/tait, parai^t- il, fougueusemeent de/battu quelque temps; a\ pre/sent, assagi, lasse/, il tournait en rond d' une fac#on plus calme; son trot, d' une e/lasticite/ surprenante, e/tait aimable a\ regarder et se/duisait comme une danse. Charles, au centre du cercle, e/vitant a\ chaque tour la corde d' un saut brusque, l' excitait ou le calmait de la parole; il tenait a\ la main un grand fouet, mais je ne le vis pas s' en servir. Tout, dans son air et dans ses gestes, par sa jeunesse et par sa joie, donnait a\ ce travail le bel aspect fervent du plaisir. Brusquement et je ne sais comment, il enfourcha la be^te; elle avait ralenti son allure, puis s' e/tait arre^te/e; il l' avait caresse/e un peu, puis soudain je le vis a\ cheval, su%r de lui, se maintenant a\ peine a\ la crinie\re, riant, penche/, prolongeant sa caresse. A peine le poulain avait- il un instant regimbe/; a\ pre/sent il reprenait son trot e/gal, si beau, si souple, que j' enviai Charles et le lui dis. <> Il disait vrai; quelques jours apre\s, le cheval se laissa caresser, habiller, mener, sans de/fiance; et Marceline me^me l' eu%t monte/ si son e/tat lui eu%t permis cet exercice. <>, me dit Charles. C' est ce que je n' eusse jamais fait seul; mais Charles proposa de seller pour lui-me^me un autre cheval de la ferme; le plaisir de l' accompagner m' emporta. Que je fus reconnaissant a\ ma me\re de m' avoir conduit au mane\ge durant ma premie\re jeunesse! Le lointain souvenir de ces premie\res lec#ons me servit. Je ne me sentis pas trop e/tonne/ d' e^tre en selle; au bout de peu d' instants j' e/tais sans crainte aucune et a\ mon aise. Le cheval que montait Charles e/tait plus lourd sans race, mais point de/sagre/able a\ voir; surtout, Charles le montait bien. Nous pri^mes l' habitude de sortir un peu chaque jour; de pre/fe/rence nous partions de grand matin, dans l' herbe claire de rose/e; nous gagnions la limite des bois; des coudres ruisselants, secoue/s au passage, nous trempaient; l' horizon tout a\ coup s' ouvrait; c' e/tait la vaste valle/e d' Auge; au loin on soupc#onnait la mer. Nous restions un instant, sans descendre; le soleil naissant colorait, e/cartait, dispersait les brumes; puis nous repartions au grand trot; nous nous attardions sur la ferme; le travail commenc#ait a\ peine; nous savourions cette joie fie\re, de pre/ce/der et dominer les travailleurs; puis brusquement nous les quittions; je rentrais a\ La Morinie\re, au moment que Marceline se levait. Je rentrais ivre d' air, e/tourdi de vitesse, les membres engourdis un peu d' une voluptueuse lassitude, l' esprit plein de sante/, d' appe/tit, de frai^cheur. Marceline approuvait. encourageait ma fantaisie. En rentrant, encore tout gue^tre/, j' apportais, vers le lit ou\ elle s' attardait a\ m' attendre, une odeur de feuilles mouille/es qui lui plaisait, me disait- elle. Et elle m' e/coutait raconter notre course, l' e/veil des champs, le recommencement du travail... Elle prenait autant de joie, semblait- il, a\ me sentir vivre, qu' a\ vivre.-- Biento^t de cette joie aussi j' abusai; nos promenades s' allonge\rent, et parfois je ne rentrais plus que vers midi. Cependant je re/servais de mon mieux la fin du jour et la soire/e a\ la pre/paration de mon cours. Mon travail avanc#ait; j' en e/tais satisfait et ne conside/rais pas comme impossible qu' il valu%t la peine plus tard de re/unir mes lec#ons en volume. Par une sorte de re/action naturelle, tandis que ma vie s' ordonnait, se re/glait et que je me plaisais autour de moi a\ re/gler et a\ ordonner toutes choses, je m' e/prenais de plus en plus de l' e/thique fruste des Goths, et, tandis qu' au long de mon cours je m' occupais, avec une hardiesse que l' on me reprocha suffisamment dans la suite, d' exalter l' inculture et d' en dresser l' apologie, je m' inge/niais laborieusement a\ dominer sinon a\ supprimer tout ce qui la pouvait rappeler autour de moi comme en moi-me^me. Cette sagesse, ou bien cette folie, jusqu' ou\ ne la poussai- je pas? Deux de mes fermiers, dont le bail expirait a\ la Noe%l, de/sireux de le renouveler vinrent me trouve; il s' agissait de signer, selon l' usage, la feuille dite <>. Fort des assurances de Charles, excite/ par ses conversaitons quotidiennes, j' attendais re/solument les fermiers. Eux, forts de ce qu' un fermier se remplace malaise/ment, re/clame\rent d' abord une diminution de loyer. Leur stupeur fut d' autant plus grande lorsque je leur lus les <> que j' avais re/dige/es moi-me^me, ou\ non seulement je me refusais a\ baisser le prix des fermages, mais encore leur retirais certaines pie\ces de terre dont j' avais constate/ qu' ils ne faisaient aucun usage. Ils feignirent d' abord le prendre en riant: Je plaisantais. Qu' avais- je affaire de ces terres? Elles ne valaient rien; et s' ils n' en faisaient rien, c' e/tait qu' on n' en pouvait rien faire... Puis, voyant mon se/rieux, ils s' obstine\rent; je m' obstinai de mon co^te/. Ils crurent m' effrayer en me menac#ant de partir. Moi qui n' attendais que ce mot: <>, leur dis- je. Je pris les promesses de bail et les de/chirai devant eux. Je restai donc, avec plus de cent hectares sur les bras. Depuis quelque temps de/ja\ je projetais d' en confier la haute direction a\ Bocage, pensant bien qu' indirectement c' est a\ Charles que je la donnais; je pre/tendais aussi m' en occuper beaucoup moi-me^me; d' ailleurs je ne re/fle/chis gue\re: le risque me^me de l' entreprise me tentait. Les fermiers ne de/logeaient qu' a\ la Noe%l; d' ici la\ nous pouvions bien nous retourner. Je pre/vins Charles; sa joie aussito^t me de/plut; il ne put la dissimuler; elle me fit sentir encore plus sa beaucoup trop grande jeunesse. Le temps pressait de/ja\; nous e/tions a\ cette e/poque de l' anne/e ou\ les premie\res re/coltes laissent libres les champs pour les premiers labours. Par une convention e/tablie, les travaux du fermier sortant et ceux du nouveau se co^toient, le premier abandonnant son bien pie\ce apre\s pie\ce et sito^t les moissons rentre/es. Je redoutais, comme une sorte de vengeance, l' animosite/ des deux fermiers conge/die/s; il leur plut au contraire de feindre a\ mon e/gard une parfaite complaisance (je ne sus que plus tard l' avantage qu' ils y trouvaient). J' en profitai pour courir le matin et le soir sur leurs terres qui devaient donc me revenir biento^t. L' automne commenc#ait; il fallut embaucher plus d' hommes pour ha^ter les labours, les semailles; nous avions achete/ herses, rouleaux, charrues; je me promenais a\ cheval, surveillant, dirigeant les travaux, prenant plaisir a\ commander moi-me^me, a\ dominer. Cependant, dans les pre/s voisins, les fermiers re/coltaient les pommes; elles tombaient, roulaient dans l' herbe e/paisse, abondantes comme a\ nulle autre anne/e; les travailleurs n' y pouvaient point suffire; il en venait des villages voisins; on les embauchait pour huit jours; Charles et moi, parfois nous amusions a\ les aider. Les uns gaulaient les branches pour en faire tomber les fruits tardifs; on re/coltait a\ part les fruits tombe/s d' eux-me^mes, trop mu%rs, souvent tale/s, e/crase/s dans les hautes herbes; on ne pouvait marcher sans en fouler. L' odeur montant du pre/ e/tait a^cre et doucea^tre et se me^lait a\ celle des labours. L' automne s' avanc#ait. Les matins des derniers beaux jours sont les plus frais, les plus limpides. Parfois l' atmosphe\re mouille/e bleuissait les lointains, les reculait encore, faisait d' une promenade un voyage; le pays semblait agrandi; parfois, au contraire, la transparence anormale de l' air rendait les horizons tout proches; on les eu%t atteints d' un coup d' aile; et je ne sais ce qui des deux emplissait de plus de langueur. Mon travail e/tait a\ peu pre\s acheve/; du moins je le disais afin d' oser mieux m' en distraire. Le temps que je ne passais plus a\ la ferme, je le donnais a\ Marceline. Ensemble nous sortions dans le jardin; nous marchions lentement, elle languissamment et pesant a\ mon bras; nous allions nous asseoir sur un banc, d' ou\ l' on dominait le vallon que le soir emplissait de lumie\re. Elle avait une tendre fac#on de s' appuyer sur mon e/paule; en nous restions ainsi jusqu' au soir, sentant fondre en nous la journe/e, sans gestes, sans paroles... De combien de silence de/ja\ savait s' envelopper notre amour! C' est que de/ja\ l' amour de Marceline e/tait plus fort que les mots pour le dire, et que j' e/tais parfois presque angoisse/ par cet amour. Comme un souffle parfois plisse une eau tre\s tranquille, la plus le/ge\re e/motion sur son front se laissait lire; en elle, myste/rieusement, elle e/coutait fre/mir une nouvelle vie; je me penchais sur elle comme sur une profonde eau pure, ou\, si loin qu' on voyait, on ne voyait que de l' amour. Ah! si c' e/tait encore le bonheur, je sais que j' ai voulu de\s lors le retenir, comme on veut retenir dans ses mains rapproche/es, en vain, une eau fuyante; mais de/ja\ je sentais, a\ co^te/ du bonheur, quelque autre chose que le bonheur, qui colorait bien mon amour, mais comme colore l' automne. L' automne s' avanc#ait. L' herbe, chaque matin plus trempe/e, ne se/chait plus au revers de l' ore/e; a\ la fine aube elle e/tait blanche. Les canards, sur l' eau des douves, battaient de l' aile; ils s' agitaient sauvagement; on les voyait parfois se soulever, faire avec de grands cris, dans un vol tapageur, tout le tour de La Morinie\re. Un matin nous ne les vi^mes plus; Bocage les avait enferme/s. Charles me dit qu' on les enferme ainsi chaque automne, a\ l' e/poque de la migration. Et, peu de jours apre\s, le temps changea. Ce fut, un soir, tout a\ coup, un grand souffle, une haleine de mer, forte, non divise/e, amenant le nord et la pluie, emportant les oiseaux nomades. De/ja\ l' e/tat de Marceline, les soins d' une installation nouvelle, les premiers soucis de mon cours nous eussent rappele/s en ville. La mauvaise saison, qui commenc#ait to^t, nous chassa. Les travaux de la ferme, il est vrai, devaient me rappeler en novembre. J' avais e/te/ fort de/pite/ d' apprendre les dispositions de Bocage pour l' hiver; il me de/clara son de/sir de renvoyer Charles sur la ferme mode\le ou\ il avait, pre/tendait- il, encore passablement a\ apprendre; je causai longuement, employai tous les arguments que je trouvai mais ne pus le faire ce/der; tout au plus accepta- t- il d' e/courter un peu ces e/tudes pour permettre a\ Charles de revenir un peu plus to^t. Bocage ne me dissimulait pas que l' exploitation des deux fermes ne se ferait pas sans grand-peine; mais il avait en vue, m' apprit- il, deux paysans tre\s su%rs qu' il comptait prendre sous ses ordres; ce seraient presque des fermiers, presque des me/tayers, presque des serviteurs; la chose e/tait, pour le pays, trop nouvelle pour qu' il en augura^t rien de bon; mais c' e/tait, disait- il, moi qui l' avais voulu.-- Cette conversation avait lieu vers la fin d' octobre. Aux premiers jours de novembre, nous nous installions a\ Paris. Ce fut dans la rue S..., pre\s de Passy, que nous nous installa^mes. L' appartement que nous avait indique/ un des fre\res de Marceline, et que nous avions pu visiter lors de notre dernier passage a\ Paris, e/tait beaucoup plus grand que celui que m' avait laisse/ mon pe\re, et Marceline put s' inquie/ter quelque peu, non point seulement du loyer plus e/leve/, mais aussi de toutes les de/penses auxquelles nous allions nous laisser entrai^ner. A toutes ses craintes j' opposais une factice horreur du provisoire; je me forc#ais moi-me^me d' y croire et l' exage/rais a\ dessein. Certainement les divers frais d' installation exce/deraient nous revenus, cette anne/e, mais notre fortune de/ja\ belle devait s' accroi^tre encore; je comptais pour cela sur mon cours, sur la publication de mon livre et me^me, avec quelle folie! sur les nouveaux rendements de mes fermes. Je ne m' arre^tai donc devant aucune de/pense, me disant, a\ chacune, que je me liais d' autant plus et pre/tendant supprimer du me^me coup toute humeur vagabonde que je pouvais sentir, ou craindre de sentir en moi. Les premiers jours, et du matin au soir, notre temps se passa en courses; et bien que le fre\re de Marceline, tre\s obligeamment, s' offri^t pour nous en e/pargner plusieurs, Marceline ne tarda pas a\ se sentir tre\s fatigue/e. Puis, au lieu du repos qui lui eu%t e/te/ ne/cessaire, il lui fallut, aussito^t installe/e, recevoir visites sur visites; l' e/loignement ou\ nous avions ve/cu jusqu' alors les faisait a\ pre/sent affluer, et Marceline, de/shabitue/e du monde, ni ne savait les abre/ger, ni n' osait condamner sa porte; je la trouvais, le soir, exte/nue/e; et si je ne m' inquie/tai pas d' une fatigue dont je savais la cause naturelle, du moins m' inge/niai- je a\ la diminuer, recevant souvent a\ sa place, ce qui ne m' amusait gue\re, et parfois rendant les visites, ce qui m' amusait moins encore. Je n' ai jamais e/te/ brillant causeur; la frivolite/ des salons, leur esprit, est chose a\ quoi je ne pouvais me plaire; j' en avais pourtant bien fre/quente/ quelques-uns nague\re-- mais que ce temps e/tait donc loin! Que s' e/tait- il passe/ depuis? Je me sentais, aupre\s des autres, terne, triste, fa^cheux, a\ la fois ge^nant et ge^ne/... Par une singulie\re malchance, vous, que je conside/rais de/ja\ comme mes seuls amis ve/ritables, n' e/tiez pas a\ Paris et n' y deviez pas revenir de longtemps. Eusse/- je pu mieux vous parler? M' eussiez- vous peut-e^tre compris mieux que je ne faisais moi-me^me? Mais de tout ce qui grandissait en moi et que je vous dis aujourd'hui, que savais- je? L' avenir m' apparaissait tout su%r, et jamais je ne m' en e/tais cru plus mai^tre. Et quand bien me^me j' eusse e/te/ plus perspicace, quel recours contre moi-me^me pouvais- je trouver en Hubert, Didier, Maurice, en tant d' autres, que vous connaissez et jugez comme moi. Je reconnus bien vite, he/las! l' impossibilite/ de me faire entendre d' eux. De\s les premie\res causeries que nous eu%mes, je me vis comme contraint par eux de jouer un faux personnage, de ressembler a\ celui qu' ils croyaient que j' e/tais reste/, sous peine de parai^tre feindre; et, pour plus de commodite/, je feignis donc d' avoir les pense/es et les gou%ts qu' on me pre^tait. On ne peut a\ la fois e^tre since\re et le parai^tre. Je revis un peu plus volontiers les gens de ma partie, arche/ologues et philologues, mais ne trouvai a\ causer avec eux gue\re plus de plaisir et pas plus d' e/motion qu' a\ feuilleter de bons dictionnaires d' histoire. Tout d' abord je pus espe/rer trouver une compre/hension un peu plus directe de la vie chez quelques romanciers et chez quelques poe\tes; mais s' ils l' avaient, cette compre/hension, il faut avouer qu' ils ne la montraient gue\re; il me parut que la plupart ne vivaient point, se contentaient de parai^tre vivre et, pour un peu, eussent conside/re/ la vie comme un fa^cheux empe^chement d' e/crire. Et je ne pouvais pas les en bla^mer; et je n' affirme pas que l' erreur ne vi^nt pas de moi... D' ailleurs qu' entendais- je par: vivre?-- C' est pre/cise/ment ce que j' aurais voulu qu' on m' appri^t.-- Les uns et les autres causaient habilement des divers e/ve/nements de la vie, jamais de ce qui les motive. Quant aux quelques philosophes, dont le ro^le eu%t e/te/ de me renseigner, je savais depuis longtemps ce qu' il fallait attendre d' eux; mathe/maticiens ou ne/o-criticistes, ils se tenaient aussi loin que possible de la troublante re/alite/ et ne s' en occupaient pas plus que l' alge/briste de l' existence des quantite/s qu' il mesure. De retour pre\s de Marceline, je ne lui cachai point l' ennui que ces fre/quentations me causaient. <> Et puis je reprenais plus tristement: <> Pourtant je n' aurais pas su dire ni ce que j' entendais par {ital}vivre{/ital}, ni si le gou%t que j' avais pris d' une vie plus spacieuse et ae/re/e, moins contrainte et moins soucieuse d' autrui, n' e/tait pas le secret tre\s simple de ma ge^ne; ce secret me semblait bien plus myste/rieux: un secret de ressuscite/, pensais- je; car je restais un e/tranger parmi les autres, comme quelqu'un qui revient de chez les morts. Et d' abord je ne ressentis qu' un assez douloureux de/sarroi; mais biento^t un sentiment tre\s neuf se fit jour. Je n' avais e/prouve/ nul orgueil, je l' affirme, lors de la publication des travaux qui me valurent tant d' e/loges. E/tait- ce de l' orgueil, a\ pre/sent? Peut-e^tre; mais du moins aucune nuance de vanite/ ne s' y me^lait. C' e/tait, pour la premie\re fois, la conscience de ma valeur propre: ce qui me se/parait, me distinguait des autres, importait; ce que personne d' autre que moi ne disait ni ne pouvait dire, c' e/tait ce que j' avais a\ dire. Mon cours commenc#a to^t apre\s; le sujet m' y portant, je gonflai ma premie\re lec#on de toute ma passion nouvelle. A propos de l' extre^me civilisation latine, je peignais la culture artistique, montant a\ fleur de peuple, a\ la manie\re d' une se/cre/tion, qui d' abord indique ple/thore, surabondance de sante/, puis aussito^t se fige, se durcit, s' oppose a\ tout parfait contact de l' esprit avec la nature, cache sous l' apparence persistante de la vie la diminution de la vie, forme gaine ou\ l' esprit ge^ne/ languit et biento^t s' e/tiole, puis meurt. Enfin, poussant a\ bout ma pense/e, je disais la Culture, ne/e de la vie, tuant la vie. Les historiens bla^me\rent une tendance, dirent- ils, aux ge/ne/ralisations trop rapides. D' autres bla^me\rent ma me/thode; et ceux qui me complimente\rent furent ceux qui m' avaient le moins compris. Ce fut a\ la sortie de mon cours que je revis pour la premie\re fois Me/nalque. Je ne l' avais jamais beaucoup fre/quente/, et, peu de temps avant mon mariage, il e/tait reparti pour une de ces explorations lointaines qui nous privaient de lui parfois plus d' une anne/e. Jadis il ne me plaisait gue\re; il semblait fier et ne s' inte/ressait pas a\ ma vie. Je fus donc e/tonne/ de le voir a\ ma premie\re lec#on. Son insolence me^me, qui m' e/cartait de lui d' abord, me plut, et le sourire qu' il me fit me parut plus charmant de ce que je le savais plus rare. Re/cemment, un absurde, un honteux proce\s a\ scandale avait e/te/ pour les journaux une commode occasion de le salir; ceux que son de/dain et sa supe/riorite/ blessaient s' empare\rent de ce pre/texte a\ leur vengeance; et ce qui les irritait le plus, c' est qu' il n' en paru%t pas affecte/. <> Mais la <> s' indigna et ceux qui, comme l' on dit, <> crurent devoir se de/tourner de lui et lui rendre ainsi son me/pris. Ce me fut une raison de plus: attire/ vers lui par une secre\te influence, je m' approchai et l' embrassai amicalement devant tous. Voyant avec qui je causais, les derniers importuns se retire\rent; je restai seul avec Me/nalque. Apre\s les irritantes critiques et les ineptes compliments, ses quelques paroles au sujet de mon cours me repose\rent. <> Je craignis de l' avoir blesse/; plus encore de parai^tre faible, et lui dis que je le rejoindrais apre\s di^ner. A Paris, toujours en passage, Me/nalque logeait a\ l' ho^tel; il s' y e/tait, pour ce se/jour, fait ame/nager plusieurs pie\ces en manie\re d' appartement; il avait la\ ses domestiques, mangeait a\ part, vivait a\ part, avait e/tendu sur les murs, sur les meubles dont la banale laideur l' offusquait, quelques e/toffes de haut prix qu' il avait rapporte/es du Ne/pal et qu' il achevait, disait- il, de ternir avant de les offrir a\ un muse/e. Ma ha^te a\ le rejoindre avait e/te/ si grande, que je le surpris encore a\ table quand j' entrai; et comme je m' excusais de troubler son repas: <> J' acceptai, pensant qu' il en prendrait aussi; puis, voyant qu' on n' apportait qu' un verre, je m' e/tonnai: << Excusez- moi, dit- il, mais je n' en bois presque jamais. -- Craindriez- vous de vous griser? -- Oh! re/pondit- il, au contraire! Mais je tiens la sobrie/te/ pour une plus puissante ivresse; j' y garde ma lucidite/. -- Et vous versez a\ boire aux autres...>> Il sourit. <> Je sentis que je rougissais. <> Me/nalque cependant s' e/tait leve/ et avait sorti d' un tiroir une petite boi^te qu' il ouvrit. <> Nous resta^mes pendant quelque temps sans parler. Me/nalque, qui marchait de long en large dans la pie\ce, alluma distraitement une cigarette, puis tout aussito^t la jeta. <>, comme disent les autres, un <> qui semble vous manquer, cher Michel. -- Le <>, peut-e^tre, dis- je en m' efforc#ant de sourire. -- Oh! simplement celui de la proprie/te/. -- Il ne me parai^t pas que vous l' ayez beaucoup vous-me^me. -- Je l' ai si peu, qu' ici, voyez, rien n' est a\ moi; pas me^me ou surtout pas, le lit ou\ je me couche. J' ai l' horreur de repos; la possession y encourage et dans la se/curite/ l' on s' endort; j' aime assez vivre pour pre/tendre vivre e/veille/, et maintiens donc, au sein de mes richesses me^mes, ce sentiment d' e/tat pre/caire par quoi j' exaspe\re, ou du moins j' exalte ma vie. Je ne peux pas dire que j' aime le danger, mais j' aime la vie hasardeuse et veux qu' elle exige de moi, a\ chaque instant, tout mon courage, tout mon bonheur et toute ma sante/... -- Alors que me reprochez- vous? interrompis- je. -- Oh! que vous me comprenez mal, cher Michel; pour un coup que je fais la sottise d' essayer de professer ma foi!... Si je me soucie peu, Michel, de l' approbation ou de la de/sapprobation des hommes, ce n' est pas pour venir approuver ou de/sapprouver a\ mon tour; ces mots n' ont pour moi pas grand sens. J' ai parle/ beaucoup trop de moi tout a\ l' heure; de me croire compris m' entrai^nait... Je voulais simplement vous dire que, pour quelqu'un qui n' a pas le sens de la proprie/te/, vous semblez posse/der beaucoup; c' est grave. -- Que posse/de/- je tant? -- Rien, si vous le prenez sur ce ton... Mais n' ouvrez- vous pas votre cours? N' e^tes- vous pas proprie/taire en Normandie? Ne venez- vous pas de vous installer, et luxueusement, a\ Passy? Vous e^tes marie/. N' attendez- vous pas un enfant? -- Eh bien! dis- je impatiente/, cela prouve simplement que j' ai su me faire une vie plus <> (comme vous dites) que la vo^tre. -- Oui, simplement, redit ironiquement Me/nalque; puis, se retournant brusquement, et me tendant la main: -- Allons, adieu; voila\ qui suffit pour ce soir, et nous ne dirions rien de mieux. Mais, a\ biento^t.>> Je restai quelque temps sans le revoir. De nouveaux soins, de nouveaux soucis m' occupe\rent; un savant italien me signala des documents nouveaux qu' il mit au jour et que j' e/tudiai longuement pour mon cours. Sentir ma premie\re lec#on mal comprise avait e/peronne/ mon de/sir d' e/clairer diffe/remment et plus puissamment les suivantes; je fus par la\ porte/ a\ poser en doctrine ce que je n' avais fait d' abord que hasarder a\ titre d' inge/nieuse hypothe\se. Combien d' affirmateurs doivent leur force a\ cette chance de n' avoir pas e/te/ compris a\ demi-mot! Pour moi je ne peux discerner, je l' avoue, la part d' ente^tement qui, peut-e^tre, vint se me^ler au besoin d' affirmation naturelle. Ce que j' avais de neuf a\ dire me parut d' autant plus urgent que j' avais plus de mal a\ le dire, et surtout a\ le faire entendre. Mais combien les phrases, he/las! devenaient pa^les pre\s des actes! La vie, le moindre geste de Me/nalque, n' e/tait- il pas plus e/loquent mille fois que mon cours? Ah! que je compris bien, de\s lors, que l' enseignement presque tout moral des grands philosophes antiques ait e/te/ d' exemple autant et plus encore que de paroles! Ce fut chez moi que je revis Me/nalque, pre\s de trois semaines apre\s notre premie\re rencontre. Ce fut presque a\ la fin d' une re/union trop nombreuse. Pour e/viter un de/rangement quotidien, Marceline et moi pre/fe/rions laisser nos portes grandes ouvertes le jeudi soir; nous les fermions ainsi plus aise/ment les autres jours. Chaque jeudi, ceux qui se disaient nos amis venaient donc; la belle dimension de nos salons nous permettait de les recevoir en grand nombre et la re/union se prolongeait fort avant dans la nuit. Je pense que les attirait surtout l' exquise gra^ce de Marceline et le plaisir de converser entre eux, car, pour moi, de\s la seconde de ces soire/es, je ne trouvai plus rien a\ e/couter, rien a\ dire, et dissimulai mal mon ennui. J' errais du fumoir au salon, de l' antichambre a\ la bibliothe\que, accroche/ parfois par une phrase, observant peu, mais regardant comme au hasard. Antoine, E/tienne et Godefroy discutaient le dernier vote de la Chambre, vautre/s sur les de/licats fauteuils de ma femme. Hubert et Louis maniaient sans pre/caution et froissaient d' admirables eaux-fortes de la collection de mon pe\re. Dans le fumoir, Mathias, pour e/couter mieux Le/onard, avait pose/ son cigare ardent sur une table en bois de rose. Un verre de curac#ao s' e/tait re/pandu sur le tapis. Les pieds boueux d' Albert, impudemment couche/ sur un divan, salissaient une e/toffe. Et la poussie\re qu' on respirait e/tait faite de l' horrible usure des choses... Il me prit une furieuse envie de pousser tous mes invite/s par les e/paules. Meubles, e/toffes, estampes, a\ la premie\re tache perdaient pour moi toute valeur; choses tache/es, choses atteintes de maladie et comme de/signe/es par la mort. J' aurais voulu tout prote/ger, mettre tout sous clef pour moi seul. Que Me/nalque est heureux, pensai- je, qui n' a rien! Moi, c' est parce que je veux conserver que je souffre. Que m' importe au fond tout cela?...-- Dans un petit salon moins e/claire/, se/pare/ par une glace sans tain, Marceline ne recevait que quelques intimes; elle e/tait a\ demi e/tendue sur des coussins; elle e/tait affreusement pa^le, et me parut si fatigue/e que j' en fus effraye/ soudain et me promis que cette re/ception serait la dernie\re. Il e/tait de/ja\ tard. J' allais regarder l' heure a\ ma montre quand je sentis dans la poche de mon gilet les petits ciseaux de Moktir. -- Et pourquoi les avait- il vole/s, celui-la\, si c' e/tait aussito^t pour les abi^mer, les de/truire?-- A ce moment quelqu'un frappa sur mon e/paule; je me retournai brusquement: c' e/tait Me/nalque. Il e/tait, presque le seul, en habit. Il venait d' arriver. Il me pria de le pre/senter a\ ma femme; je ne l' eusse certes pas fait de moi-me^me. Me/nalque e/tait e/le/gant, presque beau; d' e/normes moustaches tombantes, de/ja\ grises, coupaient son visage de pirate; la flamme froide de son regard indiquait plus de courage et de de/cision que de bonte/. Il ne fut pas pluto^t devant Marceline que je compris qu' il ne lui plaisait pas. Apre\s qu' il eut avec elle e/change/ quelques banales phrases de politesse, je l' entrai^nai dans le fumoir. J' avais appris le matin me^me la nouvelle mission dont le ministe\re des Colonies le chargeait; divers journaux rappelant a\ ce sujet son aventureuse carrie\re semblaient oublier leurs basses insultes de la veille et ne trouvaient pas de termes assez vifs pour le louer. Ils exage/raient a\ l' envi les services rendus au pays, a\ l' humanite/ tout entie\re par les e/tranges de/couvertes de ses dernie\res exploraitons, tout comme s' il n' entreprenait rien que dans un but humanitaire; et l' on vantait de lui des traits d' abne/gation, de de/vouement, de hardiesse, tout comme s' il eu%t du% trouver une re/compense en ces e/loges. Je commenc#ais de le fe/liciter; il m' interrompit de\s les premiers mots: <> Je laissais Me/nalque parler; ce qu' il disait c' e/tait pre/cise/ment ce que le mois d' avant, moi, je disais a\ Marceline; et j' aurais donc du% l' approuver. Pourquoi, par quelle la^chete/ l' interrompis- je, et lui dis- je, imitant Marceline, la phrase mot pour mot par laquelle elle m' avait alors interrompu: <> Me/nalque se tut brusquement, me regarda d' une fac#on bizarre, puis, comme Euse\be pre/cise/ment s' approchait pour prendre conge/ de moi, il me tourna le dos sans fac#on et alla s' entretenir avec Hector de choses insignifiantes. Aussito^t dite, ma phrase m' avait paru stupide; et je me de/solai surtout qu' elle pu%t faire croire a\ Me/nalque que je me sentais attaque/ par ses paroles. Il e/tait tard; mes invite/s partaient. Quand le salon fut presque vide, Me/nalque revint a\ moi: <> Quelques jours apre\s cette soire/e, Marceline commenc#a d' aller moins bien. J' ai de/ja\ dit qu' elle e/tait souvent fatigue/e; mais elle e/vitait de se plaindre, et comme j' attribuais a\ son e/tat cette fatigue, je croyais celle-ci naturelle et j' e/vitais de m' inquie/ter. Un vieux me/decin assez sot, ou insuffisamment renseigne/, nous avait tout d' abord rassure/s a\ l' exce\s. Cependant des troubles nouveaux, accompagne/s de fie\vre, me de/cide\rent a\ appeler le docteur Tr... qui passait alors pour le plus avise/ spe/cialiste. Il s' e/tonna que je ne l' eusse pas appele/ plus to^t, et prescrivit un re/gime strict que, depuis quelque temps de/ja\, elle eu%t du% suivre. Par un tre\s imprudent courage, Marceline s' e/tait jusqu' a\ ce jour surmene/e; jusqu' a\ la de/livrance, qu' on attendait vers la fin de janvier, elle devait garder la chaise longue. Sans doute un peu inquie\te et plus dolente qu' elle ne voulait l' avouer, Marceline se plia tre\s doucement aux prescriptions les plus ge^nantes. Une courte re/volte pourtant l' agita lorsque Tr... lui ordonna de la quinine, a\ des doses dont elle savait que son enfant pouvait souffrir. Durant trois jours, elle refusa obstine/ment d' en prendre; puis, la fie\vre augmentant, a\ cela aussi elle dut se soumettre; mais ce fut cette fois avec une grande tristesse et comme un douloureux renoncement a\ l' avenir; une sorte de re/signation religieuse rompit la volonte/ qui la soutenait jusqu' alors, de sorte que son e/tat empira brusquement durant les quelques jours qui suivirent. Je l' entourai de plus de soins encore et la rassurai de mon mieux, me servant des paroles me^mes de Tr... qui ne voyait en son e/tat rien de bien grave; mais la violence de ses craintes finit par m' alarmer a\ mon tour. Ah! combien dangereusement de/ja\ notre bonheur se reposait sur l' espe/rance! et sur quel futur incertain. Moi qui d' abord ne trouvais de gou%t qu' au passe/, la subite saveur de l' instant m' a pu griser un jour, pensai- je, mais le futur de/senchante l' heure pre/sente, plus encore que le pre/sent ne de/senchanta le passe/; et depuis notre nuit de Sorrente de/ja\ tout mon amour, toute ma vie se projett34 32 nouvelle; je la repoussai, luttai contre elle, m' irritant contre moi de ne pas mieux m' en libe/rer. Je parvins ainsi peu a\ peu a\ un e/tat de surtension, d' exaltation singulie\re, tre\s diffe/rente et tre\s proche a\ la fois de l' inquie/tude douloureuse qui l' avait fait nai^tre, mais plus proche encore du bonheur. Il e/tait tard; je marchais a\ grands pas; la neige commenc#a de tomber en abondance; j'34 32 nouvelle; je la repoussai, luttai contre elle, m' irritant contre moi de ne pas mieux m' en libe/rer. Je parvins ainsi peu a\ peu a\ un e/tat de surtension, d' exaltation singulie\re, tre\s diffe/rente et tre\s proche a\ la fois de l' inquie/tude douloureuse qui l' avait fait nai^tre, mais plus proche encore du bonheur. Il e/tait tard; je marchais a\ grands pas; la neige commenc#a de tomber en abondance; j' e/tais heureux de respirer enfin un air plus vif, de lutter contre le froid, heureux contre le vent, la nuit, la neige; je savourais mon e/nergie. Me/nalque, qui m' entendit venir, parut sur le palier de l' escalier. Il m' attendait sans patience. Il e/tait pa^le et paraissait un peu crispe/. Il me de/barrassa de mon manteau, et me forc#a de changer mes bottes mouille/es contre de molles pantoufles persanes. Sur un gue/ridon, pre\s du feu, e/taient pose/es des friandises. Deux lampes e/clairaient la pie\ce, moins que ne le faisait le foyer. Me/nalque, de\s l' abord, s' informa de la sante/ de Marceline; pour simplifier, je re/pondis qu' elle allait tre\s bien. <> Me/nalque s' inclina vers le feu, comme s' il eu%t voulu cacher son visage. Il se taisait. Il se tut si longtemps que j' en fus a\ la fin tout ge^ne/, ne sachant non plus que lui dire. Je me levai, fis quelques pas, puis, m' approchant de lui, posai ma main sur son e/paule. Alors, comme s' il continuait sa pense/e: <> Je m' irritais enfin de ces paroles, qui pre/ce/daient trop ma pense/e; j' eusse voulu tirer arrie\re, l' arre^ter; mais je cherchais en vain a\ contredire; et d' ailleurs m' irritais contre moi-me^me plus encore que contre Me/nalque. Je restai donc silencieux. Lui, tanto^t allant et venant a\ la fac#on d' un fauve en cage, tanto^t se penchant vers le feu, tanto^t se taisait longuement, puis tanto^t, brusquement, disait: <> De nouveau, long silence; et puis il reprenait: <> Me/nalque parla longtemps encore; je ne puis rapporter ici toutes ses phrases; beaucoup pourtant se grave\rent en moi, d' autant plus fortement que j' eusse de/sire/ les oublier plus vite; non qu' elles m' apprissent rien de bien neuf-- mais elles mettaient a\ nu brusquement ma pense/e; une pense/e que je couvrais de tant de voiles, que j' avais presque pu l' espe/rer e/touffe/e. Ainsi s' e/coula la veille/e. Quand, au matin, apre\s avoir conduit Me/nalque au train qui l' emporta, je m' acheminai seul pour rentrer pre\s de Marceline, je me sentis plein d' une tristesse abominable, de haine contre la joie cynique de Me/nalque; je voulais qu' elle fu%t factice; je m' efforc#ais de la nier. Je m' irritais de n' avoir rien su lui re/pondre; je m' irritais d' avoir dit quelques mots qui l' eussent fait douter de mon bonheur, de mon amour. Et je me cramponnais a\ mon douteux bonheur, a\ mon <>, comme disait Me/nalque; je ne pouvais, he/las! en e/carter l' inquie/tude, mais pre/tendais que cette inquie/tude servi^t d' aliment a\ l' amour. Je me penchais vers l' avenir ou\ de/ja\ je voyais mon petit enfant me sourire; pour lui se reformait et se fortifiait ma morale... De/cide/ment je marchais d' un pas ferme. He/las! quand je rentrai, ce matin-la\, un de/sordre inaccoutume/ me frappa de\s la premie\re pie\ce. La garde vint a\ ma rencontre et m' apprit, a\ mots tempe/re/s, que d' affreuses angoisses avaient saisi ma femme dans la nuit, puis des douleurs, bien qu' elle ne se cru%t pas encore au terme de sa grossesse; que se sentant tre\s mal, elle avait envoye/ chercher le docteur; que celui-ci, bien qu' arrive/ en ha^te dans la nuit, n' avait pas encore quitte/ la malade; puis, voyant ma pa^leur je pense, elle voulut me rassurer, me disant que tout allait de/ja\ bien mieux, que... Je m' e/lanc#ai vers la chambre de Marceline. La chambre e/tait peu e/claire/e; et d' abord je ne distinguai que le docteur qui, de la main, m' imposa silence; puis, dans l' ombre, une figure que je ne connaissais pas. Anxieusement, sans bruit, je m' approchai du lit. Marceline avait les yeux ferme/s; elle e/tait si terriblement pa^le que d' abord je la crus morte; mais, sans ouvrir les yeux, elle tourna vers moi la te^te. Dans un coin sombre de la pie\ce, la figure inconnue rangeait, cachait divers objets; je vis des instruments luisants, de l' ouate; je vis, crus voir, un linge tache/ de sang... Je sentis que je chancelais. Je tombai presque vers le docteur; il me soutint. Je comprenais; j' avais peur de comprendre... <> demandai- je anxieusement. Il eut un triste haussement d' e/paules.-- Sans plus savoir ce que je faisais, je me jetai contre le lit, en sanglotant. Ah! subit avenir! Le terrain ce/dait brusquement sous mon pas; devant moi n' e/tait plus qu' un trou vide ou\ je tre/buchais tout entier. Ici tout se confond en un te/ne/breux souvenir. Pourtant Marceline sembla d' abord assez vite se remettre. Les vacances du de/but de l' anne/e me laissant un peu de re/pit; je pus passer pre\s d' elle presque toutes les heures du jour. Pre\s d' elle je lisais, j' e/crivais, ou lui faisais doucement la lecture. Je ne sortais jamais sans lui rapporter quelques fleurs. Je me souvenais des tendres soins dont elle m' avait entoure/ alors que moi j' e/tais malade, et l' entourais de tant d' amour que parfois elle en souriait, comme heureuse. Pas un mot ne fut e/change/ au sujet du triste accident qui meurtrissait nos espe/rances... Puis la phle/bite se de/clara: et quand elle commenc#a de de/cliner, une embolie, soudain, mit Marceline entre la vie et la mort. C' e/tait la nuit; je me revois penche/ sur elle, sentant, avec le sien, mon coeur s' arre^ter ou revivre. Que de nuits la veillai- je ainsi! le regard obstine/ment fixe/ sur elle, espe/rant, a\ force d' amour, insinuer un peu de ma vie en la sienne. Et si je ne songeais plus beaucoup au bonheur, ma seule triste joie e/tait de voir parfois sourire Marceline. Mon cours avait repris. Ou\ trouvai- je la force de pre/parer mes lec#ons, de les dire?... Mon souvenir se perd et je ne sais comment se succe/de\rent les semaines. -- Pourtant un petit fait que je veux vous redire: C' est un matin, peu de temps apre\s l' embolie; je suis aupre\s de Marceline; elle semble aller un peu mieux, mais la plus grande immobilite/ lui est encore prescrite; elle ne doit me^me pas remuer les bras. Je me penche pour la faire boire, et lorsqu' elle a bu et que je suis encore penche/ pre\s d' elle, d' une voix que son trouble rend plus faible encore, elle me prie d' ouvrir un coffret que son regard me de/signe. Le coffret est la\ sur la table; je l' ouvre; il est plein de rubans, de chiffons, de petits bijoux sans valeur;-- que veut- elle? J' apporte pre\s du lit la boi^te; je sors un a\ un chaque objet. Est- ce ceci? cela?... non; pas encore; et je la sens qui s' inquie\te un peu. <> Elle s' efforce de sourire. <> murmure- t- elle.-- Et je me souviens de notre conversation de Biskra, de son craintif reproche en m' entendant repousser ce qu' elle appelle <>. Je reprends un peu rudement: <>, lui dis- je-- et je quitte la chambre, hostile, et comme si l' on m' en avait chasse/. Cependant l' embolie avait amene/ des de/sordres assez graves; l' affreux caillot de sang, que le coeur avait rejete/, fatiguait et congestionnait les poumons, obstruait la respiration, la rendait difficile et sifflante. Je pensais ne plus la voir gue/rir. La maladie e/tait entre/e en Marceline, l' habitait de/sormais, la marquait, la tachait. C' e/tait une chose abi^me/e. La saison devenait cle/mente. De\s que mon cours fut termine/, je transportai Marceline a\ La Morinie\re, le docteur affirmant que tout danger pressant e/tait passe/ et que, pour achever de la remettre, il ne fallait rien tant qu' un air meilleur. J' avais moi-me^me grand besoin de repos. Ces veilles que j' avais tenu a\ supporter presque toutes moi-me^me, cette angoisse prolonge/e, et surtout cette sorte de sympathie physique qui, lors de l' embolie de Marceline, m' avait fait ressentir en moi les affreux sursauts de son coeur, tout cela m' avait fatigue/ comme si j' avais moi-me^me e/te/ malade. J' eusse pre/fe/re/ emmener Marceline dans la montagne; mais elle me montra le de/sir le plus vif de retourner en Normandie, pre/tendit que nul climat ne lui serait meilleur, et me rappela que j' avais a\ revoir ces deux fermes, dont je m' e/tais un peu te/me/rairement charge/. Elle me persuada que je m' en e/tais fait responsable, et que je me devais d' y re/ussir. Nous ne fu%mes pas plus to^t arrive/s qu' elle me poussa donc de courir sur les terres... Je ne sais si, dans son amicale insistance, beaucoup d' abne/gation n' entrait pas; la crainte que, sinon, me croyant retenu pre\s d' elle par les soins qu' il fallait encore lui donner, je ne sentisse pas assez grande ma liberte/... Marceline pourtant allait mieux; du sang recolorait ses joues; et rien ne me reposait plus que de sentir moins triste son sourire; je pouvais la laisser sans crainte. Je retournai donc sur les fermes. On y faisant les premiers foins. L' air charge/ de pollens, de senteurs, m' e/tourdit tout d' abord comme une boisson capiteuse. Il me sembla que, depuis l' an passe/, je n' avais plus respire/, ou respire/ que des poussie\res, tant pe/ne/trait mielleusement en moi l' atmosphe\re. Du talus ou\ je m' e/tais assis, comme grise/, je dominais La Morinie\re; je voyais ses toits bleus, les eaux dormantes de ses douves; autour, des champs fauche/s, d' autres pleins d' herbes; plus loin, la courbe du ruisseau; plus loin, les bois ou\ l' automne dernier je me promenais a\ cheval avec Charles. Des chants que j' entendais depuis quelques instants se rapproche\rent; c' e/taient des faneurs qui rentraient, la fourche ou le ra^teau sur l' e/paule. Ces travailleurs, que je reconnus presque tous, me firent fa^cheusement souvenir que je n' e/tais point la\ en voyageur charme/, mais en mai^tre. Je m' approchai, leur souris, leur parlai, m' enquis de chacun longuement. De/ja\ Bocage le matin m' avait pu renseigner sur l' e/tat des cultures; par une correspondance re/gulie\re, il n' avait d' ailleurs pas cesse/ de me tenir au courant des moindres incidents des fermes. L' exploitation n' allait pas mal, beaucoup mieux que Bocage ne me le laissait d' abord espe/rer. Pourtant on m' attendait pour quelques de/cisions importantes, et, durant quelques jours, je dirigeai tout de mon mieux, sans plaisir, mais raccrochant a\ ce semblant de travail ma vie de/faite. De\s que Marceline fut assez bien pour recevoir, quelques amis vinrent habiter avec nous. Leur socie/te/ affectueuse et point bruyante sut plaire a\ Marceline, mais fit que je quittai d' autant plus volontiers la maison. Je pre/fe/rais la socie/te/ des gens de la ferme; il me semblait qu' avec eux je trouvais mieux a\ apprendre-- non point que je les interrogeasse beaucoup-- non, et je sais a\ peine exprimer cette sorte de joie que je ressentais aupre\s d' eux: il me semblait sentir a\ travers eux-- et tandis que la conversation de nos amis, avant qu' ils commenc#assent de parler, m' e/tait de/ja\ toute connue, la seule vue de ces gueux me causait un e/merveillement continuel. Si d' abord l' on eu%t dit qu' ils missent a\ me re/pondre toute la condescendance que j' e/vitais de mettre a\ les interroger, biento^t ils supporte\rent mieux ma pre/sence. J' entrais toujours plus en contact avec eux. Non content de les suivre au travail, je voulais les voir a\ leurs jeux; leurs obtuses pense/es ne m' inte/ressaient gue\re, mais j' assistais a\ leurs repas, j' e/coutais leurs plaisanteries, surveillais amoureusement leurs plaisirs. C' e/tait, dans une sorte de sympathie, pareille a\ celle qui faisait sursauter mon coeur aux sursauts de celui de Marceline, c' e/tait un imme/diat e/cho de chaque sensation e/trange\re -- non point vague, mais pre/cis, aigu. Je sentais en mes bras la courbature du faucheur; j' e/tais las de sa lassitude; la gorge/e de cidre qu' il buvait me de/salte/rait; je la sentais glisser dans sa gorge; un jour, en aiguisant sa faux, l' un s' entailla profonde/ment le pouce; je ressentis sa douleur, jusqu' a\ l' os. Il me semblait, ainsi, que ma vue ne fu%t plus seule a\ m' enseigner le paysage, mais que je le sentisse encore par une sorte d' attouchement qu' illimitait cette bizarre sympathie. La pre/sence de Bocage me ge^nait; il me fallait, quand il venait, jouer au mai^tre, et je n' y trouvais plus aucun gou%t. Je commandais encore, il le fallait, et dirigeais a\ ma fac#on les travailleurs; mais je ne montais plus a\ cheval, par crainte de les dominer trop. Mais, malgre/ les pre/cautions que je prenais pour qu' ils ne souffrissent plus de ma pre/sence et ne se contraignissent plus devant moi, je restais devant eux, comme avant, plein de curiosite/ mauvaise. L' existence de chacun d' eux me demeurait myste/rieuse. Il me semblait toujours qu' une partie de leur vie se cachait. Que faisaient- ils, quand je n' e/tais plus la\? Je ne consentais pas qu' ils ne s' amusassent pas plus. Et je pre^tais a\ chacun d' eux un secret que je m' ente^tais a\ de/sirer connai^tre. Je ro^dais, je suivais, j' e/piais. Je m' attachais aux plus frustes natures, comme si, de leur obscurite/, j' attendais, pour m' e/clairer, quelque lumie\re. Un surtout m' attirait: il e/tait assez beau, grand, point stupide, mais uniquement mene/ par l' instinct; il ne faisait jamais rien que de subit, et ce/dait a\ toute impulsion de passage. Il n' e/tait pas de ce pays; on l' avait embauche/ par hasard. Excellent travailleur deux jours, il se sou%lait a\ mort le troisie\me. Une nuit j' allai furtivement le voir dans la grange; il e/tait vautre/ dans le foin; il dormait d' un e/pais sommeil ivre. Que de temps je le regardai!... Un beau jour il partit comme il e/tait venu. J' eusse voulu savoir sur quelles routes... J' appris le soir me^me que Bocage l' avait renvoye/. Je fus furieux contre Bocage; le fis venir. <> Un peu interloque/ par ma cole\re, que pourtant je tempe/rais de mon mieux: <> Bocage, je l' ai dit, m' avait connu tout enfant; quelque blessant que fu%t le ton de mes paroles, il m' aimait trop pour beaucoup s' en fa^cher. Et me^me il ne me prit pas suffisamment au se/rieux. Le paysan normand demeure trop souvent sans cre/ance pour ce dont il ne pe/ne\tre pas le mobile, c'est-a\-dire pour ce que ne conduit pas l' inte/re^t. Bocage conside/rait simplement comme une lubie cette querelle. Pourtant je ne voulus pas rompre l' entretien sur un bla^me, et, sentant que j' avais e/te/ trop vif, je cherchais ce que je pourrais ajouter. <>,-- et je le conge/diai. Bocage avait presque raison: je n' avais certes pas oublie/ Charles, mais je ne me souciais plus de lui que fort peu. Comment expliquer qu' apre\s une camaraderie si fougueuse, je ne sentisse plus a\ son e/gard qu' une chagrine incuriosite/? C' est que mes occupations et mes gou%ts n' e/taient plus ceux de l' an passe/. Mes deux fermes, il me fallait me l' avouer, ne m' inte/ressaient plus autant que les gens que j' y employais; et pour les fre/quenter, la pre/sence de Charles allait e^tre ge^nante. Il e/tait bien trop raisonnable et se faisait trop respecter. Donc, malgre/ la vive e/motion qu' e/veillait en moi son souvenir, je voyais approcher son retour avec crainte. Il revint.-- Ah! que j' avais raison de craindre et que Me/nalque faisait bien de renier tout souvenir!-- Je vis entrer, a\ la place de Charles, un absurde Monsieur, coiffe/ d' un ridicule chapeau melon. Dieu! qu' il e/tait change/! Ge^ne/, contraint, je ta^chai pourtant de ne pas re/pondre avec trop de froideur a\ la joie qu' il montrait de me revoir; mais me^me cette joie me de/plut; elle e/tait gauche et ne me parut pas since\re. Je l' avais rec#u dans le salon, et, comme il e/tait tard, je ne distinguais pas bien son visage; mais quand on apporta la lampe, je vis avec de/gou%t qu' il avait laisse/ pousser ses favoris. L' entretien, ce soir-la\, fut pluto^t morne; puis, comme je savais qu' il serait sans cesse sur les fermes, j' e/vitai, durant pre\s de huit jours, d' y aller, et je me rabattis sur mes e/tudes et sur la socie/te/ de mes ho^tes. Puis, sito^t que je recommenc#ai de sortir, je fus requis par une occupation tre\s nouvelle: Des bu%cherons avaient envahi les bois. Chaque anne/e on en vendait une partie; partage/s en douze coupes e/gales, les bois fournissaient chaque anne/e, avec quelques baliveaux dont on n' espe/rait plus de croissance, un taillis de douze ans qu' on mettait en fagots. Ce travail se faisait a\ l' hiver, puis, avant le printemps, selon les clauses de la vente, les bu%cherons devaient avoir vide/ la coupe. Mais l' incurie du pe\re Heurtevent, le marchand de bois qui dirigeait l' ope/ration, e/tait telle, que parfois le printemps entrait dans la coupe encore encombre/e; on voyait alors de nouvelles pousses fragiles s' allonger au travers des ramures mortes, et lorsque enfin les bu%cherons faisaient vidange, ce n' e/tait point sans abi^mer bien des bourgeons. Cette anne/e la ne/gligence du pe\re Heurtevent, l' acheteur, passa nos craintes. En l' absence de toute surenche\re, j' avais du% lui laisser la coupe a\ tre\s bas prix; aussi, su%r d' y trouver toujours son compte, se pressait- il fort peu de de/biter un bois qu' il avait paye/ si peu cher. Et de semaine en semaine il diffe/rait le travail, pre/textant une fois l' absence d' ouvriers, une autre fois le mauvais temps, puis un cheval malade, des prestations, d' autres travaux... que sais- je? Si bien qu' au milieu de l' e/te/ rien n' e/tait encore enleve/. Ce qui, l' an pre/ce/dent, m' eu%t irrite/ au plus haut point, cette anne/e me laissait assez calme; je ne me dissimulais pas le tort que Heurtevent me faisait; mais ces bois ainsi de/vaste/s e/taient beaux, et je m' y promenais avec plaisir, e/piant, surveillant le gibier, surprenant les vipe\res, et parfois, m' asseyant longuement sur un des troncs couche/s qui semblait vivre encore et par ses plaies jetait quelques vertes brindilles. Puis, tout a\ coup, vers le milieu de la premie\re quinzaine d' aou%t, Heurtevent se de/cida a\ envoyer ses hommes. Ils vinrent six a\ la fois, pre/tendant achever tout l' ouvrage en dix jours. La partie des bois exploite/e touchait presque a\ La Valterie; j' acceptai, pour faciliter l' ouvrage des bu%cherons, qu' on apporta^t leur repas de la ferme. Celui qui fut charge/ de ce soin e/tait un loustic nomme/ Bute, que le re/giment venait de nous renvoyer tout pourri-- j' entends quant a\ l' esprit, car son corps allait a\ merveille; c' e/tait un de ceux de mes gens avec qui je causais volontiers. Je pus donc ainsi le revoir sans aller pour cela sur la ferme. Car c' est pre/cise/ment alors que je recommenc#ai de sortir. Et durant quelques jours, je ne quittai gue\re les bois, ne rentrant a\ La Morinie\re que pour les heures des repas, et souvent me faisant attendre. Je feignais de surveiller le travail, mais en ve/rite/ ne voyais que les travailleurs. Il se joignait parfois, a\ cette bande de six hommes, deux fils Heurtevent; l' un a^ge/ de vingt ans, l' autre de quinze, e/lance/s, cambre/s, les traits durs. Ils semblaient de type e/tranger, et j' appris plus tard, en effet, que leur me\re e/tait espagnole. Je m' e/tonnai d' abord qu' elle eu%t pu venir jusqu' ici, mais Heurtevent, un vagabond fieffe/ dans sa jeunesse, l' avait, parai^t- il, e/pouse/e en Espagne. Il e/tait pour cette raison assez mal vu dans le pays. La premie\re fois que j' avais rencontre/ le plus jeune des fils, c' e/tait, il m' en souvient, sous la pluie; il e/tait seul, assis sur une tre\s haute charrette au plus haut d' un entassement de fagots; et la\, tout renverse/ parmi les branches, il chantait ou pluto^t gueulait une espe\ce de chant bizarre et tel que je n' en avais jamais oui% dans le pays. Les chevaux qui trai^naient la charrette, connaissant le chemin, avanc#aient sans e^tre conduits. Je ne puis dire l' effet que ce chant produisit sur moi; car je n' en avais entendu de pareil qu' en Afrique... Le petit, exalte/, paraissait ivre; quand je passai, il ne me regarda me^me ouvait dire; de\s lors il ne se ge^na gue\re et de/shabilla le pays. Avidement je me penchai sur son myste\re. Tout a\ la fois il de/passait mon espe/rance, et ne me satisfaisait pas. E/tait- ce la\ ce qui grondait sous l' apparence? ou peut-e^tre n' e/tait- ce encore qu' une nouvelle hypocrisie? N' importe! Et j' interrogeais Bute, comme j' avais fait les informes chroniques des Goths. on pouvait dire; de\s lors il ne se ge^na gue\re et de/shabilla le pays. Avidement je me penchai sur son myste\re. Tout a\ la fois il de/passait mon espe/rance, et ne me satisfaisait pas. E/tait- ce la\ ce qui grondait sous l' apparence? ou peut-e^tre n' e/tait- ce encore qu' une nouvelle hypocrisie? N' importe! Et j' interrogeais Bute, comme j' avais fait les informes chroniques des Goths. De ses re/cits sortait une trouble vapeur d' abi^me qui de/ja\ me montait a\ la te^te et qu' inquie\tement je humais. Par lui j' appris d' abord que Heurtevent couchait avec sa fille. Je craignais, si je manifestais le moindre bla^me, d' arre^ter toute confidence; je souris donc; la curiosite/ me poussait. <> Et j' appris peu a\ peu bien d' autres choses, qui faisaient de la maison Heurtevent un lieu bru%lant, a\ l' odeur forte, autour duquel, quoi que j' en eusse, mon imagination, comme une mouche a\ viande, tournoyait:-- Un soir, le fils ai^ne/ tenta de violer une jeune servante; et comme elle se de/battait, le pe\re intervenant aida son fils, et de ses mains e/normes la contint; cependant que le second fils, a\ l' e/tage au-dessus, continuait tendrement ses prie\res, et que le cadet, te/moin du drame, s' amusait. Pour ce qui est du viol, je me figure qu' il n' avait pas e/te/ bien difficile, car Bute racontait encore que, peu de temps apre\s, la servante, y ayant pris gou%t, avait tente/ de de/baucher le petit pre^tre. <> Alors, et l' encourageant du regard: <> demandai- je. Il baissa les yeux pour la forme et dit en rigolant: <> J' e/tais absolument stupe/fait d' apprendre que Bocage avait un autre fils. <> Bute avait dit ces derniers mots plus bas. Il me regarda bien et je compris qu' il e/tait urgent de sourire. Alors Bute, satisfait, continua: <> Je m' en montrai si peu me/content que, bien vite, Bute enhardi et, je pense aujourd'hui, heureux de desservir un peu Bocage, me montra dans tel creux des collets tendus par Alcide, puis m' enseigna tel endroit de la haie ou\ je pouvais e^tre a\ peu pre\s su%r de le surprendre. C' e/tait sur le haut d' un talus, un e/troit pertuis dans la haie qui formait lisie\re, et par lequel Alcide avait accoutume/ de passer vers six heures. La\, Bute et moi, fort amuse/s, nous tendi^mes un fil de cuivre, tre\s joliment dissimule/. Puis, m' ayant fait jurer que je ne le de/noncerais pas, Bute partit, ne voulant pas se compromettre. Je me couchai contre le revers du talus; j' attendis. Et trois soirs j' attendis en vain. Je commenc#ais a\ croire que Bute m' avait joue/... Le quatrie\me soir, enfin, j' entends un tre\s le/ger pas approcher. Mon coeur bat et j' apprends soudain l' affreuse volupte/ de celui qui braconne... Le collet est si bien pose/ qu' Alcide y vient donner tout droit. Je le vois brusquement s' e/taler, la cheville prise. Il veut se sauver, retombe, et se de/bat comme un gibier. Mais de/ja\ je le tiens. C' est un me/chant galopin, a\ l' oeil vert, aux cheveux filasse, a\ l' expression chafouine. Il me lance des coups de pied; puis, immobilise/, ta^che de mordre, et comme il n' y peut parvenir commence a\ me jeter au nez les plus extraordinaires injures que j' aie jusqu' alors entendues. A la fin je n' y puis plus tenir; j' e/clate de rire. Alors lui s' arre^te soudain, me regarde et, d' un ton plus bas: <> Il fait glisser son bas sur ses galoches et montre sa cheville ou\ l' on distingue a\ peine une le/ge\re trace un peu rose. <>-- Il sourit un peu, puis, sournoisement: <> Ce soir je ne rentrai que bien tard pour le di^ner, et, comme on ne savait ou\ j' e/tais, Marceline e/tait inquie\te. Je ne lui racontai pourtant pas que j' avais pose/ six collets et que, loin de gronder Alcide, je lui avais donne/ dix sous. Le lendemain, allant relever ces collets avec lui, j' eus l' amusement de trouver deux lapins pris aux pie\ges; naturellement je les lui laissai. La chasse n' e/tait pas encore ouverte. Que devenait donc ce gibier, qu' on ne pouvait montrer sans se commettre? C' est ce qu' Alcide se refusait a\ m' avouer. Enfin j' appris, par Bute encore, que Heurtevent e/tait un mai^tre rece/leur, et qu' entre Alcide et lui le plus jeune des fils commissionnait. Allais- je donc ainsi pe/ne/trer plus avant dans cette famille farouche? Avec quelle passion je braconnai! Je retrouvais Alcide chaque soir; nous pri^mes des lapins en grand nombre, et me^me une fois un chevreuil; il vivait faiblement encore. Je ne me souviens pas sans horreur de la joie qu' eut Alcide a\ le tuer. Nous mi^mes le chevreuil en lieu su%r, ou\ le fils Heurtevent pu%t venir le chercher dans la nuit. De\s lors je ne sortis plus si volontiers le jour, ou\ les bois vide/s m' offraient moins d' attraits. Je ta^chai me^me de travailler; triste travail sans but-- car j' avais de\s la fin de mon cours refuse/ de continuer ma supple/ance-- travail ingrat, et dont me distrayait soudain le moindre chant, le moindre bruit dans la campagne; tout cri me devenait appel. Que de fois ai- je ainsi bondi de ma lecture a\ ma fene^tre, pour ne voir rien du tout passer! Que de fois, sortant brusquement... La seule attention dont je fusse capable, c' e/tait celle de tous mes sens. Mais quand la nuit tombait,-- et la nuit a\ pre/sent de/ja\, tombait vite-- c' e/tait notre heure, dont je ne soupc#onnais pas jusqu' alors la beaute/; et je sortais comme entrent les voleurs. Je m' e/tais fait des yeux d' oiseau de nuit. J' admirais l' herbe plus mouvante et plus haute, les arbres e/paissis. La nuit creusait tout, e/loignait, faisait le sol distant et toute surface profonde. Le plus uni sentier paraissait dangereux. On sentait s' e/veiller partout ce qui vivait d' une existence te/ne/breuse. <> Alcide couchait la\, je le savais, tout pre\s des pigeons et des poules; comme on l' y enfermait le soir, il sortait par un trou du toit; il gardait dans ses ve^tements une chaude odeur de poulaille... Puis brusquement, et sito^t le gibier re/colte/, il fonc#ait dans la nuit comme dans un trappe, sans un geste d' adieu, sans me^me me dire: a\ demain. Je savais qu' avant de rentrer dans la ferme ou\ les chiens, pour lui, se taisaient, il retrouvait le petit Heurtevent et lui remettait sa provende. Mais ou\? C' est ce que mon de/sir ne pouvait arriver a\ surprendre; menaces, ruses e/choue\rent; les Heurtevent ne se laissaient pas approcher. Et je ne sais ou\ triomphait le plus ma folie: poursuivre un me/diocre myste\re qui reculait toujours devant moi? peut-e^tre me^me inventer le myste\re, a\ force de curiosite/? -- Mais que faisait Alcide en me quittant? Couchait- il vraiment a\ la ferme? ou seulement le faisait- il croire au fermier? Ah! j' avais beau me compromettre, je n' arrivais a\ rien qu' a\ diminuer encore son respect sans augmenter sa confiance; et cela m' enrageait et me de/solait a\ la fois... Lui disparu, soudain, je restais affreusement seul; et je rentrais a\ travers champs, dans l' herbe lourde de rose/e, ivre de nuit, de vie sauvage et d' anarchie, trempe/, boueux, couvert de feuilles. De loin, dans La Morinie\re endormie, semblait me guider, comme un paisible phare, la lampe de la chambre de Marceline a\ qui j' avais persuade/ que, sans sortir ainsi la nuit, je n' aurais pas pu m' endormir. C' e/tait vrai: je prenais en horreur mon lit, et j' eusse pre/fe/re/ la grange. Le gibier abondait cette anne/e. Lapins, lie\vres, faisans, se succe/de\rent. Voyant tout marcher a\ souhait, Bute, au bout de trois soirs, prit le gou%t de se joindre a\ nous. Le sixie\me soir de braconnage, nous ne retrouva^mes plus que deux collets sur douze; une rafle avait e/te/ faite pendant le jour. Bute me demanda cent sous pour racheter du fil de cuivre, le fil de fer ne valant rien. Le lendemain j' eus le plaisir de voir mes dix collets chez Bocage, et je dus approuver son ze\le. Le plus fort c' est que, l' an passe/, j' avais inconside/re/ment promis dix sous pour chaque collet saisi; j' en dus donc donner cent a\ Bocage. Cependant, avec ses cent sous, Bute rache\te du fil de cuivre. Quatre jours apre\s, me^me histoire; dix nouveaux collets sont saisis. C' est de nouveau cent sous a\ Bute; de nouveau cent sous a\ Bocage. Et comme je le fe/licite: <> Trop d' e/tonnement peut nous perdre; je me contiens. <> Je suis si bien joue/ que pour un peu je croirais Bocage de me\che. Et ce qui me de/pite en cette affaire, ce n' est pas le triple commerce d' Alcide, c' est de le voir ainsi me tromper. Et puis que font- ils de l' argent, Bute et lui? Je ne sais rien; je ne saurai rien de tels e^tres. Ils mentiront toujours; me tromperont pour me tromper. Ce soir ce n' est pas cent sous, c' est dix francs que je donne a\ Bute; je l' avertis que c' est pour la dernie\re fois et que, si les collets sont repris, c' est tant pis. Le lendemain je vois venir Bocage; il semble tre\s ge^ne/; je le deviens aussito^t plus que lui. Que s' est- il donc passe/? Et Bocage m' apprend que Bute n' est rentre/ qu' au petit matin sur la ferme; Bute est sou%l comme un Polonais; aux premiers mots que lui a dits Bocage, Bute l' a salement insulte/, puis s' est jete/ sur lui, l' a frappe/... <> Bocage sort. Garde Bute, c' est manquer pe/niblement a\ Bocage; chasser Bute, c' est le pousser a\ se venger. Tant pis; advienne que pourra; aussi bien suis- je le seul coupable... Et de\s que Bocage revient: <> Puis j' attends. Que fait Bocage? Que dit Bute? Et le soir seulement j' ai quelques e/chos du scandale. Bute a parle/. Je le comprends d' abord par les cris que j' entends chez Bocage; c' est le petit Alcide qu' on bat.-- Bocage va venir; il vient; j' entends son vieux pas approcher, et mon coeur bat plus fort encore qu' il ne battait pour le gibier. L' insupportable instant! Tous les grands sentiments seront de mise; je vais e^tre force/ de le prendre au se/rieux. Quelles explications inventer? Comme je vais jouer mal! Ah! je voudrais rendre mon ro^le... Bocage entre. Je ne comprends strictement rien a\ ce qu' il dit. C' est absurde: je dois le faire recommencer. A la fin je distingue ceci: Il croit que Bute est seul coupable; l' incroyable ve/rite/ lui e/chappe; que j' aie donne/ dix francs a\ Bute, et pour quoi faire? il est trop Normand pour l' admettre. Les dix francs, Bute les a vole/s, c' est su%r; en pre/tendant que je les ai donne/s, il ajoute au vol le mensonge; histoire d' abriter son vol; ce n' est pas a\ Bocage qu' on en fait accroire... Du braconnage il n' en est plus question. Si Bocage battait Alcide, c' est parce que le petit de/couchait. Allons! je suis sauve/; devant Bocage au moins tout va bien. Quel imbe/cile que ce Bute! Certes, ce soir je n' ai pas grand de/sir de braconner. Je croyais de/ja\ tout fini, mais une heure apre\s voici Charles. Il n' a pas l' air de plaisanter; de loin de/ja\ il parai^t plus rasant encore que son pe\re. Dire que l' an passe/... <> Il eut un le/ger haussement d' e/paules. <> Et Charles dit cela d' une voix de plus en plus assure/e. Il se tient presque noblement. Je remarque qu' il a fait couper ses favoris. Ce qu' il dit est d' ailleurs assez juste. Et comme je me tais (que lui dirais- je?), il continue: <> Un silence. <> Et il sort en me saluant tre\s bas. A peine si je prends le temps de re/fle/chir: <>-- Il a parbleu raison... Mais si c' est la\ ce qu' on appelle posse/der!... Charles! Je cours apre\s lui; je le rattrape dans la nuit, et, tre\s vite, comme pour assurer ma de/cision subite: <> Charles salue gravement et s' e/loigne sans dire un mot. Tout cela est absurde. Marceline, ce soir, ne peut descendre pour di^ner et me fait dire qu' elle est souffrante. Je monte en ha^te et plein d' anxie/te/ dans sa chambre. Elle me rassure aussito^t. <>, espe\re- t- elle. Elle a pris froid. <> Elle me regarde, essaye de sourire... Ah! peut-e^tre une journe/e si mal commence/e me dispose- t- elle a\ l' angoisse-- elle m' aurait dit a\ haute voix: <> je ne l' aurais pas mieux entendue. De/cide/ment tout se de/fait autour de moi; de tout ce que ma main saisit, ma main ne sait rien retenir... Je m' e/lance vers Marceline et couvre de baisers ses tempes pa^les. Alors, elle ne se retient plus et sanglote sur mon e/paule. <> Et je ne gue/ris pas encore sa tristesse, mais de/ja\, comme elle se raccroche a\ l' espoir! La saison n' e/tait pas avance/e, mais il faisait humide et froid, et de/ja\ les derniers boutons des rosiers pourrissaient sans pouvoir e/clore. Nos invite/s nous avaient quitte/s depuis longtemps. Marceline n' e/tait pas si souffrante qu' elle ne pu%t s' occuper de fermer la maison, et cinq jours apre\s nous parti^mes. Je ta^chai donc, et encore une fois, de refermer ma main sur mon amour. Mais qu' avais- je besoin de tranquille bonheur? Celui que me donnait et que repre/sentait pour moi Marceline, e/tait comme un repos pour qui ne se sent pas fatigue/.-- Mais comme je sentais qu' elle e/tait lasse et qu' elle avait besoin de mon amour, je l' en enveloppai et feignis que ce fu%t par le besoin que j' en avais moi-me^me. Je sentais intole/rablement sa souffrance; c' e/tait pour l' en gue/rir que je l' aimais. Ah! soins passionne/s, tendres veilles! Comme d' autres ravivent leur foi en en exage/rant les pratiques, ainsi de/veloppai- je mon amour. Et Marceline se reprenait, vous dis- je, aussito^t a\ l' espoir. En elle il y avait encore tant de jeunesse; en moi tant de promesses, croyait- elle.-- Nous nous enfui^mes de Paris comme pour de nouvelles noces. Mais, de\s le premier jour du voyage, elle commenc#a d' aller beaucoup plus mal; de\s Neucha^tel il nous fallut nous arre^ter. Combien j' aimai ce lac aux rives glauques! sans rien d' alpestre, et dont les eaux, comme celles d' un mare/cage, longtemps se me^lent a\ la terre et filtrent entre les roseaux. Je pus trouver pour Marceline, dans un ho^tel tre\s confortable, une chambre ayant vue sur le lac; je ne la quittai pas de tout le jour. Elle allait si peu bien que, de\s le lendemain, je fis venir un docteur de Lausanne. Il s' inquie/ta, bien inutilement, de savoir si de/ja\, dans la famille de ma femme, je connaissais d' autres cas de tuberculose. Je re/pondis que oui; pourtant je n' en connaissais pas; mais il me de/plaisait de dire que moi-me^me j' avais e/te/ presque condamne/ pour cela et qu' avant de m' avoir soigne/ Marceline n' avait jamais e/te/ malade. Et je rejetai tout sur l' embolie, bien que le me/decin n' y voulu%t voir rien qu' une cause occasionnelle et m' affirma^t que le mal datait de plus loin. Il nous conseilla vivement le grand air des hautes Alpes, ou\ Marceline, affirmait- il, gue/rirait; et, comme pre/cise/ment mon de/sir e/tait de passer tout l' hiver en Engadine, sito^t que Marceline fut assez bien pour pouvoir supporter le voyage, nous reparti^mes. Je me souviens comme d' e/ve/nements de chaque sensation de la route. Le temps e/tait limpide et froid; nous avions emporte/ les plus chaudes fourrures... A Coire, le vacarme incessant de l' ho^tel nous empe^cha presque comple\tement de dormir. J' aurais pris gaiement mon parti d' une nuit blanche dont je ne me serais pas senti fatigue/; mais Marceline... Et je ne m' irritai point tant contre ce bruit que de ce qu' elle n' eu%t su trouver, et malgre/ ce bruit, le sommeil. Elle en eu%t si grand besoin!-- Le lendemain nous parti^mes de\s avant l' aube; nous avions retenu les places du coupe/ dans la diligence de Coire; les relais bien organise/s permettent de gagner Saint-Moritz en un jour. Tiefenkasten, le Julier, Samaden... je me souviens de tout, heure par heure; de la qualite/ tre\s nouvelle et de l' incle/mence de l' air; du son des grelots des chevaux; de ma faim; de la halte a\ midi devant l' auberge; de l' oeuf cru que je crevai dans la soupe, du pain bis et de la froideur du vin aigre.-- Ces mets grossiers convenaient mal a\ Marceline; elle ne put manger a\ peu pre\s rien que quelques biscuits secs qu' heureusement j' avais eu soin de prendre pour la route.-- Je revois la tombe/e du jour, la rapide ascension de l' ombre contre les pentes des fore^ts; puis une halte encore. L' air devient toujours plus vif et plus cru. Quand la diligence s' arre^te, on plonge jusqu' au coeur dans la nuit et dans le silence limpide; limpide... il n' y a pas d' autre mot. Le moindre bruit prend sur cette transparence e/trange sa qualite/ parfaite et sa pleine sonorite/. On repart dans la nuit. Marceline tousse... Oh! n' arre^tera- t- elle pas de tousser? Je resonge a\ la diligence de Sousse. Il me semble que je toussais mieux que cela: Elle fait trop d' efforts... Comme elle parai^t faible et change/e; dans l' ombre, ainsi, je la reconnai^trais a\ peine. Que ses traits sont tire/s! Est- ce que l' on voyait ainsi les deux trous noirs de ses narines?-- Oh! elle tousse affreusement. C' est le plus clair re/sultat de ses soins. J' ai horreur de la sympathie; toutes les contagions s' y cachent; on ne devra1 456 06 tristement s' efforce de sourire <> Enfin nous arrivons. Il n' est que temps; elle se tient a\ peine. Les chambres qu' on nous a pre/pare/es ne me satisfont pas; nous y passons la nuit, puis demain nous changerons. Rien ne me parai^t assez beau ni trop cher. Et comme la saison d' hiver n' est pas encore commence/e, l' immense ho^tel se trouve a\ peu pre\s vide; je peu1 456 06 tristement s' efforce de <> Enfin nous arrivons. Il n' est que temps; elle se tient a\ peine. Les chambres qu' on nous a pre/pare/es ne me satisfont pas; nous y passons la nuit, puis demain nous changerons. Rien ne me parai^t assez beau ni trop cher. Et comme la saison d' hiver n' est pas encore commence/e, l' immense ho^tel se trouve a\ peu pre\s vide; je peux choisir. Je prends deux chambres spacieuses, claires et simplement meuble/es; un grand salon y attenant, se terminant en large bow-window d' ou\ l' on peut voir et le hideux lac bleu, et je ne sais quel mont brutal, aux pentes trop boise/es ou trop nues. C' est la\ qu' on nous servira nos repas. L' appartement est hors de prix, mais que m' importe! Je n' ai plus mon cours, il est vrai, mais fais vendre La Morinie\re. Et puis nous verrons bien... D' ailleurs, qu' ai- je besoin d' argent? Qu' ai- je besoin de tout cela?... Je suis devenu fort, a\ pre/sent... Je pense qu' un complet changement de fortune doit e/duquer autant qu' un complet changement de sante/... Marceline, elle a besoin de luxe; elle est faible... ah! pour elle je veux de/penser tant et tant que... Et je prenais tout a\ la fois l' horreur et le gou%t de ce luxe. J' y lavais, j' y baignais ma sensualite/, puis la souhaitais vagabonde. Cependant Marceline allait mieux, et mes soins constants triomphaient. Comme elle avait peine a\ manger, je commandais, pour stimuler son appe/tit, des mets de/licats, se/duisants; nous buvions les vins les meilleurs. Je me persuadais qu' elle y prenait grand gou%t, tant m' amusaient ces crus e/trangers que nous expe/rimentions chaque jour. Ce furent d' a^pres vins du Rhin; des Tokay presque sirupeux qui m' emplirent de leur vertu capiteuse. Je me souviens d' un bizarre barbagrisca, dont il ne restait plus qu' une bouteille, de sorte que je ne pus savoir si le gou%t saugrenu qu' il avait se serait retrouve/ dans les autres. Chaque jour nous sortions en voiture; puis en trai^neau, lorsque la neige fut tombe/e, enveloppe/s jusqu' au cou de fourrures. Je rentrais le visage en feu, plein d' appe/tit, puis de sommeil.-- Cependant je ne renonc#ais pas a\ tout travail et trouvais chaque jour plus d' une heure ou\ me/diter sur ce que je sentais devoir dire. D' histoire il n' e/tait plus question; depuis longtemps de/ja\ mes e/tudes historiques ne m' inte/ressaient plus que comme un moyen d' investigation psychologique. J' ai dit comment j' avais pu m' e/prendre a\ nouveau du passe/, quand j' y avais cru voir de troubles ressemblances; j' avais ose/ pre/tendre, a\ force de presser les morts, obtenir d' eux quelque secre\te indication sur la vie... A pre/sent le jeune Athalaric lui-me^me pouvait pour me parler, se lever de sa tombe; je n' e/coutais plus le passe/. -- Et comment une antique re/ponse eu%t- elle satisfait a\ ma nouvelle question:-- Qu' est- ce que l' homme peut encore? Voila\ ce qu' il m' importait de savoir. Ce que l' homme a dit jusqu' ici, est- ce tout ce qu' il pouvait dire? N' a- t- il rien ignore/ de lui? Ne lui reste- t- il qu' a\ redire?... Et chaque jour croissait en moi le confus sentiment de richesses intactes, que couvraient, cachaient, e/touffaient les cultures, les de/cences, les morales. Il me semblait alors que j' e/tais ne/ pour une sorte inconnue de trouvailles; et je me passionnais e/trangement dans ma recherche te/ne/breuse, pour laquelle je sais que le chercheur devait abjurer et repousser de lui culture, de/cence et morale. J' en venais a\ ne gou%ter plus en autrui que les manifestations les plus sauvages, a\ de/plorer qu' une contrainte quelconque les re/prima^t. Pour un peu je n' eusse vu dans l' honne^tete/ que restrictions, conventions ou peur. Il m' aurait plu de la che/rir comme une difficulte/ rare; nos moeurs en avaient fait la forme mutuelle et banale d' un contrat. En Suisse, elle fait partie du confort. Je comprenais que Marceline en eu%t besoin; mais ne lui cachais pourtant pas le cours nouveau de mes pense/es. A Neucha^tel de/ja\, comme elle louangeait cette honne^tete/ qui transpire la\-bas des murs et des visages: <> Et que ce pays honne^te m' ennuya^t, c' est ce que je savais d' avance, mais, au bout de deux mois, cet ennui devenant une sorte de rage, je ne songeai plus qu' a\ partir. Nous e/tions a\ la mi-janvier. Marceline allait mieux, beaucoup mieux: la petite fie\vre continue qui lentement la minait s' e/tait e/teinte; un sang plus frais recolorait ses joues; elle marchait de nouveau volontiers, quoique peu; n' e/tait plus comme avant constamment lasse. Je n' eus pas trop grand-peine a\ la persuader que tout le be/ne/fice de cet air tonique e/tait acquis, que rien ne lui serait meilleur a\ pre/sent que de descendre en Italie ou\ la tie\de faveur du printemps ache\verait de la gue/rir -- et surtout je n' eus pas grand-peine a\ m' en persuader moi-me^me, tant j' e/tais las de ces hauteurs. Et pourtant, a\ pre/sent que, dans mon de/soeuvrement, le passe/ de/teste/ reprend sa force, entre tous, ces souvenirs m' obse\dent. Courses rapides en trai^neau; cinglement joyeux de l' air sec, e/claboussement de la neige, appe/tit;-- marche incertaine dans le brouillard, sonorite/s bizarres des voix, brusque apparition des objets; -- lectures dans le salon bien calfeutre/, paysage a\ travers la vitre, paysage glace/;-- tragique attente de la neige; -- disparition du monde exte/rieur, voluptueux blottissement des pense/es... Oh! patiner encore avec elle, la\-bas, seuls, sur ce petit lac pur, entoure/ de me/le\zes, perdu; puis rentrer avec elle, le soir... Cette descente en Italie eut pour moi tous les vertiges d' une chute. Il faisait beau. A mesure que nous enfoncions dans l' air plus tie\de et plus dense, les arbres rigides des sommets, me/le\zes et sapins re/guliers, faisaient place a\ une ve/ge/tation riche de molle gra^ce et d' aisance. Il me semblait quitter l' abstraction pour la vie, et bien que nous fussions en hiver, j' imaginais partout des parfums. Depuis trop longtemps nous n' avions plus ri qu' a\ des ombres. Ma privation me grisait, et c' est de soif que j' e/tais ivre, comme d' autres sont ivres de vin. L' e/pargne de ma vie e/tait admirable; au seuil de cette terre tole/rante et prometteuse, tous mes appe/tits e/clataient. Une e/norme re/serve d' amour me gonflait; parfois elle affluait du fond de ma chair vers ma te^te et de/vergondait mes pense/es. Cette illusion de printemps dura peu. Le brusque changement d' altitude m' avait pu tromper un instant, mais, de\s que nous eu%mes quitte/ les rives abrite/es des lacs, Bellagio, Co^me ou\ nous nous attarda^mes quelques jours, nous retrouva^mes l' hiver et la pluie. Le froid que nous supportions bien en Engadine, non plus sec et le/ger comme sur les hauteurs, mais humide a\ pre/sent et maussade, commenc#a de nous faire souffrir. Marceline se remit a\ tousser. Alors, pour fuir le froid, nous descendi^mes plus au sud; nous quitta^mes Milan pour Florence, Florence pour Rome, Rome pour Naples qui, sous la pluie d' hiver, est bien la plus lugubre ville que je connaisse. Je trai^nais un ennui sans nom. Nous revi^nmes a\ Rome, chercher, a\ de/faut de chaleur, un semblant de confort. Sur le Monte Pincio nous loua^mes un appartement trop vaste, mais admirablement situe/. A Florence de/ja\ me/contents des ho^tels, nous avions loue/ pour trois mois une exquise villa sur le Viale dei Colli. Un autre y aurait souhaite/ toujours vivre... Nous n' y resta^mes pas vingt jours. A chaque nouvelle e/tape pourtant, j' avais soin d' ame/nager tout comme si nous ne devions plus repartir. Un de/mon plus fort me poussait... Ajoutez a\ cela que nous n' emportions pas moins de huit malles. Il y en avait une, uniquement pleine de livres, et que, durant tout le voyage, je n' ouvris pas me^me une fois. Je n' admettais pas que Marceline s' occupa^t de nos de/penses, ni tenta^t de les mode/rer. Qu' elles fussent excessives, certes, je le savais, et qu' elles ne pourraient durer. Je cessai de compter sur l' argent de La Morinie\re; elle ne rapportait plus rien et Bocage e/crivait qu' il ne trouvait pas d' acque/reur. Mais toute conside/ration d' avenir n' aboutissait qu' a\ me faire de/penser davantage. Ah! qu' aurais- je besoin de tant, une fois seul!... pensais- je et j' observais, plein d' angoisse et d' attente, diminuer, plus vite encore que ma fortune, la fre^le vie de Marceline. Bien qu' elle se reposa^t sur moi de tous les soins, ces de/placements pre/cipite/s la fatiguaient; mais ce qui la fatiguait plus, j' ose bien a\ pre/sent me l' avouer, c' e/tait la peur de ma pense/e. <>, re/pondis- je aussito^t malgre/ moi. Alors il me parut sentir, sous l' effroi de ma brutale parole, cet e^tre de/licat se replier et frissonner... Ah! peut-e^tre allez- vous penser que je n' aimais pas Marceline. Je jure que je l' aimais passionne/ment. Jamais elle n' avait e/te/ et ne m' avait paru si belle. La maladie avait subtilise/ et comme extasie/ ses traits. Je ne la quittais presque plus, l' entourais de soins continus, prote/geais, veillais chaque instant et de ses jours et de ses nuits. Si le/ger que fu%t son sommeil, j' exerc#ai mon sommeil a\ rester plus le/ger encore; je la surveillais s' endormir et je m' e/veillais le premier. Quand, parfois, la quittant une heure, je voulais marcher seul dans la campagne ou dans les rues, je ne sais quel souci d' amour et la crainte de son ennui me rappelaient vite aupre\s d' elle; et parfois j' appelais a\ moi ma volonte/, protestais contre cette emprise, me disais: n' est- ce que cela que tu vaux, faux grand homme! et me contraignais a\ faire durer mon absence; mais je rentrais alors les bras charge/s de fleurs, fleurs de jardin pre/coce ou fleurs de serre... Oui, vous dis- je; je la che/rissais tendrement. Mais comment exprimer ceci... a\ mesure que je me respectais moins, je la ve/ne/rais davantage;-- et qui dira combien de passions et combien de pense/es ennemies peuvent cohabiter en l' homme?... Depuis longtemps de/ja\ le mauvais temps avait cesse/; la saison s' avanc#ait; et brusquement les amandiers fleurirent.-- C' e/tait le premier mars. Je descends au matin sur la place d' Espagne. Les paysans on de/pouille/ de ses rameaux blancs la campagne, et les fleurs d' amandiers chargent les paniers des vendeurs. Mon ravissement est tel que j' en ache\te tout un bouquet. Trois hommes me l' apportent. Je rentre avec tout ce printemps. Les branches s' accrochent aux portes, des pe/tales neigent sur le tapis. J' en mets partout, dans tous les vases; j' en blanchis le salon, dont Marceline pour l' instant, est absente. De/ja\ je me re/jouis de sa joie... Je l' entends venir. La voici. Elle ouvre la porte. Elle chancelle... Elle e/clate en sanglots. <> Je m' empresse aupre\s d' elle; la couvre de tendres caresses. Alors, comme pour s' excuser de ses larmes: <>, dit- elle... Et c' e/tait une fine, fine, une discre\te odeur de miel... Sans rien dire, je saisis ces innocentes branches fragiles, les brise, les emporte, les jette, exaspe/re/, le sang aux yeux.-- Ah! si de/ja\ ce peu de printemps elle ne le peut plus supporter!... Je repense souvent a\ ces larmes et je crois maintenant que, de/ja\ se sentant condamne/e, c' est du regret d' autres printemps qu' elle pleurait.-- Je pense aussi qu' il est de fortes joies pour les forts, et de faibles joies pour les faibles que les fortes joies blesseraient. Elle, une rien de plaisir la sou%lait; un peu d' e/clat de plus, et elle ne le pouvait plus supporter. Ce qu' elle appelait le bonheur, c' est ce que j' appelais le repos, et moi je ne voulais ni ne pouvais me reposer. Quatre jours apre\s nous reparti^mes pour Sorrente. Je fus de/c#u de n' y trouver pas plus de chaleur. Tout semblait grelotter. Le vent qui n' arre^tait pas de souffler fatiguait beaucoup Marceline. Nous avions voulu descendre au me^me ho^tel qu' a\ notre pre/ce/dent voyage; nous retrouvions la me^me chambre... Nous regardions avec e/tonnement, sous le ciel terne, tout le de/cor de/senchante/, et le morne jardin de l' ho^tel qui nous paraissait si charmant quand s' y promenait notre amour. Nous re/solu%mes de gagner par mer Palerme dont on nous vantait le climat; nous rentra^mes a\ Naples ou\ nous devions nous embarquer et ou\ nous nous attarda^mes encore. Mais a\ Naples du moins je ne m' ennuyais pas. Naples est une ville vivante ou\ ne s' impose pas le passe/. Presque tous les instants du jour je restais pre\s de Marceline. La nuit, elle se couchait to^t, e/tant lasse; je la surveillais s' endormir, et parfois me couchais moi-me^me, puis, quand son souffle plus e/gal m' avertissait qu' elle dormait, je me relevais sans bruit, je me rhabillais sans lumie\re; je me glissais dehors comme un voleur. Dehors! oh! j' aurais crie/ d' alle/gresse. Qu' allais- je faire? Je ne sais pas. Le ciel, obscur le jour, s' e/tait de/livre/ des nuages; la lune presque pleine luisait. Je marchais au hasard, sans but, sans de/sir, sans contrainte. Je regardais tout d' un oeil neuf; j' e/piais chaque bruit, d' une oreille plus attentive; je humais l' humidite/ de la nuit; je posais ma main sur des choses; je ro^dais. Le dernier soir que nous restions a\ Naples je prolongeai jusqu' au matin cette de/bauche vagabonde. En rentrant je trouvai Marceline en larmes. Elle avait eu peur, me dit- elle, s' e/tant brusquement re/veille/e et ne m' ayant plus senti la\. Je la tranquillisai, expliquai de mon mieux mon absence et promis de ne plus la quitter. -- Mais, de\s la premie\re nuit de Palerme, je n' y pus tenir; je sortis... Les premiers orangers fleurissaient; le moindre souffle en apportait l' odeur... Nous ne restames a\ Palerme que cinq jours; puis, par un grand de/tour, regagna^mes Taormine que tous deux de/sirions revoir. Ai- je dit que le village est assez haut perche/ dans la montagne; la gare est au bord de la mer. La voiture qui nous conduisit a\ l' ho^tel dut me ramener aussito^t vers la gare ou\ j' allais re/clamer nos malles. Je m' e/tais mis debout dans la voiture pour causer avec le cocher. C' e/tait un petit Sicilien de Catane, beau comme un vers de The/ocrite, e/clatant, odorant, savoureux comme un fruit. <>, repartis- je, en riant aussi... Je le cherchai les jours suivants, mais je ne pus parvenir a\ le revoir. Nous quitta^mes Taormine pour Syracuse. Nous rede/faisions pas a\ pas notre premier voyage, remontions vers le de/but de notre amour. Et de me^me que, de semaine en semaine lors de notre premier voyage, je marchais vers la gue/rison, de semaine en semaine a\ mesure que nous avancions vers le sud, l' e/tat de Marceline empirait. Par quelle aberration, quel aveuglement obstine/, quelle volontaire folie, me persuadai- je, et surtout ta^chai- je de lui persuader qu' il lui fallait plus de lumie\re encore et de chaleur, invoquai- je le souvenir de ma convalescence a\ Biskra... L' air s' e/tait attie/di pourtant; la baie de Palerme est cle/mente et Marceline s' y plaisait. La\, peut-e^tre, elle aurait... Mais e/tais- je mai^tre de choisir mon vouloir? de de/cider de mon de/sir? A Syracuse l' e/tat de la mer et le service irre/gulier des bateaux nous forc#a d' attendre huit jours. Tous les instants que je ne passai pas pre\s de Marceline, je les passai dans le vieux port. o^ petit port de Syracuse! odeurs de vin suri, ruelles boueuses, puante e/choppe ou\ roulaient de/bardeurs, vagabonds, mariniers avine/s. La socie/te/ des pires gens m' e/tait compagnie de/lectable. Et qu' avais- je besoin de comprendre bien leur langage, quand toute ma chair le gou%tait. La brutalite/ de la passion y prenait encore a\ mes yeux un hypocrite aspect de sante/, de vigueur. Et j' avais beau me dire que leur vie mise/rable ne pouvait avoir pour eux le gou%t qu' elle prenait pour moi... Ah! j' eusse voulu rouler avec eux sous la table et ne me re/veiller qu' au frisson triste du matin. Et j' exaspe/rais aupre\s d' eux ma grandissante horreur du luxe, du confort, de ce dont je m' e/tais entoure/, de cette protection que ma neuve sante/ avait su me rendre inutile, de toutes ces pre/cautions que l' on prend pour pre/server son corps du contact hasardeux de la vie. J' imaginais plus loin leur existence. J' eusse voulu plus loin les suivre, et pe/ne/trer dans leur ivresse... Puis soudain je revoyais Marceline. Que faisait- elle en cet instant? Elle souffrait, pleurait peut-e^tre... Je me levais en ha^te; je courais; je rentrais a\ l' ho^tel, ou\ semblait e/crit sur la porte: Ici les pauvres n' entrent pas. Marceline m' accueillait toujours de me^me; sans un mot de reproche ou de doute, et s' efforc#ant malgre/ tout de sourire.-- Nous prenions nos repas a\ part; je lui faisais servir tout ce que le me/diocre ho^tel pouvait re/server de meilleur. Et pendant le repas je pensais: un morceau de pain, de fromage, un pied de fenouil leur suffit et me suffirait comme a\ eux. Et peut-e^tre que la\, la\ tout pre\s, il en est qui ont faim et qui n' ont me^me pas cette maigre pitance... Et voici sur ma table de quoi les sou%ler pour trois jours! J' eusse voulu crever les murs, laisser affluer les convives... Car sentir souffrir de la faim me devenait angoisse affreuse. Et je regagnais le vieux port ou\ je re/pandais au hasard les menues pie\ces dont j' avais les poches remplies. La pauvrete/ de l' homme est esclave; pour manger elle accepte un travail sans plaisir; tout travail qui n' est pas joyeux est lamentable, pensais- je, et je payais le repos de plusieurs. Je disais:-- Ne travaille donc pas: c#a t' ennuie. Je re^vais pour chacun ce loisir sans lequel ne peut s' e/panouir aucune nouveaute/, aucun vice, aucun art. Marceline ne se me/prenait pas sur ma pense/e; quand je revenais du vieux port, je ne lui cachais pas quels tristes gens m' y entouraient.-- Tout est dans l' homme. Marceline entrevoyait bien ce que je m' acharnais a\ de/couvrir; et comme je lui reprochais de croire trop souvent a\ des vertus qu' elle inventait a\ mesure en chaque e^tre: <> J' eusse voulu qu' elle n' eu%t pas raison, mais devais bien m' avouer qu' en chaque e^tre, le pire instinct me paraissait le plus since\re.-- Puis, qu' appelais- je since/rite/? Nous quitta^mes enfin Syracuse. Le souvenir et le de/sir du Sud m' obse/daient. Sur mer, Marceline alla mieux... Je revois le ton de la mer. Elle est si calme que le sillage du navire semble y durer. J' entends les bruits d' e/gouttement, les bruits liquides; le lavage du pont, et sur les planches le claquement des pieds nus des laveurs. Je revois Malte toute blanche; l' approche de Tunis... Comme je suis change/! Il fait chaud. Il fait beau. Tout est splendide. Ah! je voudrais qu' en chaque phrase, ici, toute une moisson de volupte/ se distille... En vain chercherais- je a\ pre/sent a\ imposer a\ mon re/cit plus d' ordre qu' il n' y en eut dans ma vie. Assez longtemps j' ai cherche/ de vous dire comment je devins qui je suis. Ah! de/sembarrasser mon esprit de cette insupportable logique!... Je ne sens rien que de noble en moi. Tunis. Lumie\re plus abondante que forte. L' ombre en est encore emplie. L' air lui-me^me semble un fluide lumineux ou\ tout baigne, ou\ l' on plonge, ou\ l' on nage. Cette terre de volupte/ satisfait mais n' apaise pas le de/sir, et toute satisfaction l' exalte. Terre en vacance d' oeuvres d' art. Je me/prise ceux qui ne savent reconnai^tre la beaute/ que transcrite de/ja\ et toute interpre/te/e. Le peuple arabe a ceci d' admirable que, son art, il le vit, il le chante et le dissipe au jour le jour; il ne le fixe point et ne l' embaume en aucune oeuvre. C' est la cause et l' effet de l' absence de grands artistes... J' ai toujours cru les grands artistes ceux qui osent donner droit de beaute/ a\ des choses si naturelles qu' elles font dire apre\s, a\ qui les voit: <> A Kairouan, que je ne connaissais pas encore, et ou\ j' allai sans Marceline, la nuit e/tait tre\s belle. Au moment de rentrer dormir a\ l' ho^tel, je me souvins d' un groupe d' Arabes couche/s en plein air sur les nattes d' un petit cafe/. Je m' en fus dormir tout contre eux. Je revins couvert de vermine. La chaleur moite de la co^te affaiblissant beaucoup Marceline, je lui persuadai que ce qu' il nous fallait, c' e/tait gagner Biskra au plus vite. Nous e/tions au de/but d' avril. Ce voyage est tre\s long. Le premier jour nous gagnons d' une traite Constantine; le second jour, Marceline est tre\s lasse et nous n' allons que jusqu' a\ El Kantara.-- La\ nous avons cherche/ et nous avons trouve/ vers le soir une ombre plus de/licieuse et plus frai^che que la clarte/ de la lune, la nuit. Elle e/tait comme un breuvage intarissable; elle ruisselait jusqu' a\ nous. Et du talus ou\ nous e/tions assis, on voyait la plaine embrase/e. Cette nuit Marceline ne peut dormir; l' e/trangete/ du silence et les moindres bruits l' inquie\tent. Je crains qu' elle n' ait un peu de fie\vre. Je l' entends se remuer sur son lit. Le lendemain je la trouve plus pa^le. Nous repartons. Biskra. C' est donc la\ que je veux en venir... Oui; voici le jardin public; le banc... je reconnais le banc ou\ je m' assis aux premiers jours de ma convalescence. Qu' y lisais- je donc?... Home\re; depuis je ne l' ai pas rouvert.-- Voici l' arbre dont j' allai palper l' e/corce. Que j' e/tais faible, alors!... Tiens! voici des enfants... Non; je n' en reconnais aucun. Que Marceline est grave! Elle est aussi change/e que moi. Pourquoi tousse- t- elle, par ce beau temps?-- Voici l' ho^tel. Voici nos chambres; nos terrasses. Que pense Marceline? Elle ne m' a pas dit un mot. Sito^t arrive/e dans sa chambre, elle s' e/tend sur le lit; elle est lasse et dit vouloir dormir un peu. Je sors. Je ne reconnais pas les enfants, mais les enfants me reconnaissent. Pre/venus de mon arrive/e, tous accourent. Est- il possible que ce soient eux? Quelle de/convenue! Que s' est- il donc passe/? Ils ont affreusement grandi. En a\ peine un peu plus de deux ans, -- cela n' est pas possible... quelles fatigues, quels vices, quelles paresses, ont de/ja\ mis tant de laideur sur ces visages, ou\ tant de jeunesse e/clatait? Quels travaux vils ont de/jete/ si to^t ces beaux corps? Il y a la\ comme une banqueroute... Je questionne. Bachir est garc#on plongeur d' un cafe/; Ashour gagne a\ grand-peine quelques sous a\ casser les cailloux des routes; Hammatar a perdu un oeil. Qui l' eu%t cru? Sadeck s' est range/; il aide un fre\re ai^ne/ a\ vendre des pains au marche/; il semble devenu stupide. Agib s' est e/tabli boucher pre\s de son pe\re; il engraisse; il est laid; il est riche; il ne veut plus parler a\ ses compagnons de/classe/s... Que les carrie\res honorables abe^tissent! Vais- je donc retrouver chez eux ce que je hai%ssais parmi nous?-- Boubaker?-- Il s' est marie/. Il n' a pas quinze ans. C' est grotesque.-- Non, pourtant; je l' ai revu le soir. Il s' explique: son mariage n' est qu' une frime. C' est, je crois, un sacre/ de/bauche/. Mais il boit, se de/forme... Et voila\ donc tout ce qui reste? Voila\ donc ce qu' en fait la vie!-- Je sens a\ mon intole/rable tristesse que c' e/tait beaucoup eux que je venais revoir.-- Me/nalque avait raison: le souvenir est une invention de malheur. Et Moktir?-- Ah! celui-la\ sort de prison. Il se cache. Les autres ne fraient plus avec lui. Je voudrais le revoir. Il e/tait le plus beau d' eux tous; va- t- il me de/cevoir aussi?... On le retrouve. On me l' ame\ne. Non! celui-la\ n' a pas failli. Me^me mon souvenir ne me le repre/sentait pas si superbe. Sa force et sa beaute/ sont parfaites... En me reconnaissant il sourit. <> Il proteste. <> Il sourit. <>-- Et je suis pris soudain du de/sir d' aller a\ Touggourt. Marceline ne va pas bien; je ne sais pas ce qui se passe en elle. Quand je rentre a\ l' ho^tel ce soir-la\, elle se presse contre moi sans rien dire, les yeux ferme/s. Sa manche large, qui se rele\ve, laisse voir son bras amaigri. Je la caresse et la berce longtemps, comme un enfant que l' on veut endormir. Est- ce l' amour, ou l' angoisse, ou la fie\vre qui la fait trembler ainsi?... Ah! peut-e^tre il serait temps encore... Est- ce que je ne m' arre^terai pas?-- j' ai cherche/, j' ai trouve/ ce qui fait ma valeur: une espe\ce d' ente^tement dans le pire.-- Mais comment arrive/- je a\ dire a\ Marceline que demain nous partons pour Touggourt?... A pre/sent elle dort dans la chambre voisine. La lune, depuis longtemps leve/e, inonde a\ pre/sent la terrasse. C' est une clarte/ presque effrayante. On ne peut pas s' en cacher. Ma chambre a des dalles blanches, et la\ surtout elle parai^t. Son flot entre par la fene^tre grande ouverte. Je reconnais sa clarte/ dans la chambre, et l' ombre qu' y dessine la porte. Il y a deux ans elle entrait plus avant encore... oui, la\ pre/cise/ment ou\ elle avance maintenant-- quand je me suis leve/ renonc#ant a\ dormir. J' appuyais mon e/paule contre le montant de cette porte-la\. Je reconnais l' immobilite/ des palmiers... Quelle parole avais- je donc lue ce soir-la\?... Ah! oui; les mots du Christ a\ Pierre: <> Ou\ vais- je? Ou\ veux- je aller?... Je ne vous ai pas dit que, de Naples, cette dernie\re fois, j' avais gagne/ Poestum, un jour, seul... ah! j' aurais sanglote/ devant ces pierres! L' ancienne beaute/ paraissait, simple, parfaite, souriante -- abandonne/e. L' art s' en va de moi, je le sens. C' est pour faire place a\ quoi d' autre? Ce n' est plus, comme avant, une souriante harmonie... Je ne sais plus le dieu te/ne/breux que je sers. o^ Dieu neuf! donnez- moi de connai^tre encore des races nouvelles, des types impre/vus de beaute/. Le lendemain, de\s l' aube, la diligence nous emme\ne. Moktir est avec nous. Moktir est heureux comme un roi. Chegga; Kefeldorh'; M'reyer... mornes e/tapes sur la route plus morne encore, interminable. J' aurais cru pourtant, je l' avoue, plus riantes ces oasis. Mais plus rien que la pierre et le sable; puis quelques buissons nains bizarrement fleuris; parfois quelque essai de palmiers qu' alimente une source cache/e... A l' oasis je pre/fe\re a\ pre/sent le de/sert... ce pays de mortelle gloire et d' intole/rable splendeur. L' effort de l' homme y parai^t laid et mise/rable. Maintenant toute autre terre m' ennuie. <>, dit Marceline. Mais comme elle regarde elle-me^me! et avec quelle avidite/! Le temps se ga^te un peu, le second jour; c'est-a\-dire que le vent s' e/le\ve et que l' horizon se ternit. Marceline souffre; le sable qu' on respire, bru%le, irrite sa gorge; la surabondante lumie\re fatigue son regard; ce paysage hostile la meurtrit.-- Mais a\ pre/sent il est trop tard pour revenir. Dans quelques heures nous serons a\ Touggourt. C' est de cette dernie\re partie du voyage, pourtant si proche encore, que je me souviens le moins bien. Impossible, a\ pre/sent, de revoir les paysages du second jour et ce que je fis d' abord a\ Touggourt. Mais ce que je me rappelle encore, c' est quelles e/taient mon impatience et ma pre/cipitation. Il avait fait tre\s froid le matin. Vers le soir, un simoun ardent s' e/le\ve.-- Marceline, exte/nue/e par le voyage, s' est couche/e sito^t arrive/e. J' espe/rais trouver un ho^tel un peu plus confortable; notre chambre est affreuse; le sable, le soleil et les mouches ont tout terni, tout sali, de/frai^chi. N' ayant presque rien mange/ depuis l' aurore, je fais servir aussito^t le repas; mais tout parai^t mauvais a\ Marceline et je ne peux la de/cider a\ rien prendre. Nous avons emporte/ de quoi faire du the/. Je m' occupe a\ ces soins de/risoires. Nous nous contentons, pour di^ner, de quelques ga^teaux secs et de ce the/, auquel l' eau sale/e du pays a donne/ son gou%t de/testable. Par un dernier semblant de vertu, je reste jusqu' au soir pre\s d' elle. Et soudain je me sens comme a\ bout de forces moi-me^me. o^ gou%t de cendres! o^ lassitude! Tristesse du surhumain effort! J' ose a\ peine la regarder; je sais trop que mes yeux, au lieu de chercher son regard, iront affreusement se fixer sur les trous noirs de ses narines; l' expression de son visage souffrant est atroce. Elle non plus ne me regarde pas. Je sens, comme si je la touchais, son angoisse. Elle tousse beaucoup; puis s' endort. Par moments un frisson brusque la secoue. La nuit pourrait e^tre mauvaise et, avant qu' il ne soit trop tard, je veux savoir a\ qui je pourrais m' adresser. Je sors. Devant la porte de l' ho^tel, la place de Touggourt, les rues, l' atmosphe\re me^me sont e/tranges au point de me faire croire que ce n' est pas moi qui les vois.-- Apre\s quelques instants, je rentre. Marceline dort tranquillement. Je m' effrayais a\ tort; sur cette terre bizarre, on suppose un pe/ril partout; c' est absurde. Et, suffisamment rassure/, je ressors. E/trange animation nocturne sur la place; circulation silencieuse; glissement clandestin des burnous blancs. Le vent de/chire par instants des lambeaux de musique e/trange et les apporte je ne sais d' ou\. Quelqu'un vient a\ moi... C' est Moktir. Il m' attendait, dit- il, et pensait bien que je ressortirais. Il rit. Il connai^t bien Touggourt, y vient souvent et sait ou\ il m' emme\ne. Je me laisse entrai^ner par lui. Nous marchons dans la nuit; nous entrons dans un cafe/ maure; c' est de la\ que venait la musique. Des femmes arabes y dansent-- si l' on peut appeler une danse ce monotone glissement.-- Une d' elles me prend par la main; je la suis; c' est la mai^tresse de Moktir; il accompagne... Nous entrons tous les trois dans l' e/troite et profonde chambre ou\ l' unique meuble est un lit... Un lit tre\s bas, sur lequel on s' assied. Un lapin blanc, enferme/ dans la chambre, s' effarouche d' abord puis s' apprivoise et vient manger dans la main de Moktir. On nous apporte du cafe/. Puis, tandis que Moktir joue avec le lapin, cette femme m' attire a\ elle, et je me laisse aller a\ elle comme on se laisse aller au sommeil... Ah! je pourrais ici feindre ou me taire-- mais que m' importe a\ moi ce re/cit, s' il cesse d' e^tre ve/ritable?... Je retourne seul a\ l' ho^tel, Moktir restant la\-bas pour la nuit. Il est tard. Il souffle un sirocco aride; c' est un vent tout charge/ de sable, et torride malgre/ la nuit. Au bout de quatre pas, je suis en nage; mais j' ai soudain trop ha^te de rentrer, et c' est presque en courant que je reviens.-- Elle s' est re/veille/e peut-e^tre... peut-e^tre elle a besoin de moi?... Non; la croise/e de la chambre est sombre. J' attends un court re/pit du vent pour ouvrir; j' entre tre\s doucement dans le noir.-- Quel est ce bruit?... Je ne reconnais pas sa toux... J' allume. Marceline est assise a\ demi sur son lit; un de ses maigres bras se cramponne aux barreaux du lit, la tient dresse/e; ses draps, ses mains, sa chemise, sont inonde/s d' un flot de sang; son visage en est tout sali; ses yeux sont hideusement agrandis; et n' importe quel cri d' agonie m' e/pouvanterait moins que son silence.-- Je cherche sur son visage transpirant une petite place ou\ poser un affreux baiser; le gou%t de sa sueur me reste aux le\vres. Je lave et rafrai^chis son front, ses joues... Contre le lit, quelque chose de dur sous mon pied: je me baisse, et ramasse le petit chapelet qu' elle re/clamait nague\re a\ Paris, et qu' elle a laisse/ tomber; je le passe a\ sa main ouverte, mais sa main aussito^t s' abaisse et le laisse tomber de nouveau.-- Je ne sais que faire: je voudrais demander du secours... Sa main s' accroche a\ moi de/sespe/re/ment, me retient; ah! croit- elle donc que je veux la quitter? Elle me dit: <> Elle voit que je veux parler: <>-- De nouveau je ramasse le chapelet; je le lui remets dans la main, mais de nouveau elle le laisse -- que dis- je? elle le fait tomber. Je m' agenouille aupre\s d' elle et presse sa main contre moi. Elle se laisse aller, moitie/ contre le traversin et moitie/ contre mon e/paule, semble dormir un peu, mais ses yeux restent grands ouverts. Une heure apre\s elle se redresse; sa main se de/gage des miennes, se crispe a\ sa chemise et ne de/chire la dentelle. Elle e/touffe.-- Vers le petit matin, un nouveau vomissement de sang... J' ai fini de vous raconter mon histoire. Qu' ajouterais- je de plus?-- Le cimetie\re franc#ais de Touggourt est hideux, a\ moitie/ de/vore/ par les sables... Le peu de volonte/ qui me restait, je l' ai tout employe/ a\ l' arracher de ces lieux de de/tresse. C' est a\ El Kantara qu' elle repose, dans l' ombre d' un jardin prive/ qu' elle aimait. Il y a de tout cela trois mois a\ peine. Ces trois mois ont e/loigne/ cela de dix ans. Michel resta longtemps silencieux. Nous nous taisions aussi, pris chacun d' un e/trange malaise. Il nous semblait he/las! qu' a\ nous la raconter, Michel avait rendu son action plus le/gitime. De ne savoir ou\ la de/sapprouver, dans la lente explication qu' il en donna, nous en faisait presque complices. Nous y e/tions comme engage/s. Il avait acheve/ ce re/cit sans un tremblement dans la voix, sans qu' une inflexion ni qu' un geste te/moigna^t qu' une e/motion quelconque le troubla^t, soit qu' il mi^t un cynique orgueil a\ ne pas nous parai^tre e/mu, soit qu' il craigni^t, par une sorte de pudeur, de provoquer notre e/motion par ses larmes, soit enfin qu' il ne fu%t pas e/mu. Je ne distingue pas en lui, me^me a\ pre/sent, la part d' orgueil, de force, de se/cheresse ou de pudeur.-- Au bout d' un instant, il reprit: Ce qui m' effraie c' est, je l' avoue, que je suis encore tre\s jeune. Il me semble parfois que ma vraie vie n' a pas encore commence/. Arrachez- moi d' ici a\ pre/sent, et donnez- moi des raisons d' e^tre. Moi je ne sais plus en trouver. Je me suis de/livre/, c' est possible; mais qu' importe? je souffre de cette liberte/ sans emploi. Ce n' est pas, croyez- moi, que je sois fatigue/ de mon crime, s' il vous plai^t de l' appeler ainsi,-- mais je dois me prouver a\ moi-me^me que je n' ai pas outre-passe/ mon droit. J' avais, quand vous m' avez connu d' abord, une grande fixite/ de pense/e, et je sais que c' est la\ ce qui fait les vrais hommes;-- je ne l' ai plus. Mais ce climat, je crois, en est cause. Rien ne de/courage autant la pense/e que cette persistance de l' azur. Ici toute recherche est impossible, tant la volupte/ suit de pre\s le de/sir. Entoure/ de splendeur et de mort, je sens le bonheur trop pre/sent et l' abandon a\ lui trop uniforme. Je me couche au oir... Arrachez- moi d' ici; je ne puis le faire moi-me^me. Quelque chose en ma volonte/ s' est brise/; je ne sais me^me ou\ j' ai trouve/ la force de m' e/loigner d' El Kantara. Parfois j' ai peur que ce que j' ai supprime/ ne se venge. Je voudrais recommencer a\ neuf. Je voudrais me de/barrasser de ce qui reste de ma fortune; voyez, ces murs en sont encore couverts... Ici je vis de presque rienient le soir... Arrachez- moi d' ici; je ne puis le faire moi-me^me. Quelque chose en ma volonte/ s' est brise/; je ne sais me^me ou\ j' ai trouve/ la force de m' e/loigner d' El Kantara. Parfois j' ai peur que ce que j' ai supprime/ ne se venge. Je voudrais recommencer a\ neuf. Je voudrais me de/barrasser de ce qui reste de ma fortune; voyez, ces murs en sont encore couverts... Ici je vis de presque rien. Un aubergiste mi-franc#ais m' appre^te un peu de nourriture. L' enfant, que vous avez fait fuir en entrant, me l' apporte soir et matin, en e/change de quelques sous et de caresses. Cet enfant qui, devant les e/trangers, se fait sauvage, est avec moi tendre et fide\le comme un chien. Sa soeur est une ouled-Nai%l qui, chaque hiver, regagne Constantine ou\ elle vend son corps aux passants. Elle est tre\s belle et je souffrais, les premie\res semaines, que parfois elle passa^t la nuit pre\s de moi. Mais, un matin, son fre\re, le petit Ali, nous a surpris couche/s ensemble. Il s' est montre/ fort irrite/ et n' a pas voulu revenir de cinq jours. Pourtant il n' ignore pas comment ni de quoi vit sa soeur; il en parlait auparavant d' un ton qui n' indiquait aucune ge^ne... Est- ce donc qu' il e/tait jaloux?-- Du reste, ce farceur en est arrive/ a\ ses fins; car moitie/ par ennui, moitie/ par peur de perdre Ali, depuis cette aventure je n' ai plus retenu cette fille. Elle ne s' en est pas fa^che/e; mais chaque fois que je la rencontre, elle rit et plaisante de ce que je lui pre/fe\re l' enfant. Elle pre/tend que c' est lui qui surtout me retient ici. Peut-e^tre a- t- elle un peu raison...