DE L'AUTEUR AVIS DE L'AUTEUR Quoique j'eusse pu inse/rer dans mes Me/moires les aventures du malheureux Chevalier Des Grieux, il m'a semble/ que n'y ayant point un rapport ne/cessaire, le Lecteur trouverait plus de satisfaction a\ les voir ici se/pare/ment. Un re/cit de cette longueur aurait inter- rompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout e/loigne/ que je suis de pre/tendre dans cet ouvrage a\ la qualite/ d'e/crivain exact, je n'ignore point qu'une narration doit e#tre quelquefois de/charge/e de quantite/ de circonstances qui la rendraient pesante et embar- rasse/e. C'est le pre/cepte d'Horace: . . . . . . <1Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici>1 <1Pleraque differat ac praesens in tempus omittat.>1 Il n'est pas me#me besoin d'une si grave autorite/ pour prouver une ve/rite/ si simple, car le bon sens est la pre- mie\re source de ces sortes de re\gles. Si le public a trouve/ quelque chose d'agre/able, et d'inte/ressant dans l'his- toire de ma vie, j'ose lui promettre qu'il ne sera point mal satisfait de cette addition. Il verra dans la conduite de M. Des Grieux un exemple terrible de la force des passions. J'ai a\ peindre un jeune homme aveugle, qui refuse d'e#tre heureux pour se pre/cipiter volontairement dans les dernie\res infortunes; qui avec toutes les qua- lite/s dont se forme le plus brillant me/rite, pre/fe\re par choix une vie obscure et vagabonde a\ tous les avantages de la fortune, et de la nature; qui pre/voit ses malheurs sans vouloir les e/viter; qui les sent et qui en est accable/, sans profiter des reme\des qu'on lui pre/sente sans cesse, et qui peuvent a\ tous moments les finir; enfin un carac- te\re ambigu, un me/lange de vertus et de vices, un contraste perpe/tuel de bons sentiments et d'actions mauvaises. Tel est le fond du tableau que je vais pre-- senter aux yeux de mes lecteurs. Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un amusement inutile. Outre le plaisir d'une lecture agre/able, on y trouvera peu d'e/ve/nements qui ne puissent servir a\ l'instruction des moeurs et c'est rendre a\ mon avis un service conside/rable au public que de l'instruire en le divertissant. On s'e/tonne quelquefois, en re/fle/chissant sur les pre/- ceptes de la morale, de les voir tout a\ la fois estime/s et ne/glige/s, et l'on se demande la raison de cette bizar- rerie du coeur humain, qui lui fait gou#ter des ide/es de bien et de perfection, dont il s'e/loigne continuellement dans la pratique. Si par exemple les personnes d'un certain ordre d'esprit et de politesse veulent examiner quelle est la matie\re la plus commune de leurs conver- sations, ou me#me de leurs re#veries solitaires, il leur sera aise/ de remarquer qu'elles tournent presque toujours sur quelques conside/rations morales. Les plus doux moments de la vie pour les gens d'un certain gou#t sont ceux qu'ils passent ou seuls, ou avec un ami, a\ s'en- tretenir a\ coeur ouvert des charmes de la vertu, des douceurs de l'amitie/, des moyens d'arriver au bonheur, des faiblesses de la nature qui nous en e/loignent et des reme\des qui peuvent les gue/rir. Horace et Boileau marquent cet entretien comme un des plus beaux traits dont ils composent l'image d'une vie heureuse. Comment arrive-t-il donc qu'on tombe ensuite si aise/- ment de ces hautes spe/culations, et qu'on se retrouve si to#t au niveau commun des hommes? Je suis trompe/ si la raison que j'en apporterai ici n'explique bien cette contradiction de nos ide/es et de notre conduite; c'est que tous les pre/ceptes de la morale n'e/tant que des principes vagues et ge/ne/raux, il est tre\s difficile d'en faire une application particulie\re au de/tail des moeurs et des actions. Mettons la chose dans un exemple. Les a#mes bien ne/es sentent que la douceur et l'humanite/ sont des vertus aimables, et elles sont porte/es d'incli- nation a\ les pratiquer: mais sont-elles au moment de l'exercice? elles demeurent souvent suspendues. En est-ce re/ellement l'occasion? Sait-on bien quelle en doit e#tre la mesure? Ne se trompe-t-on point sur l'objet? Cent pareilles difficulte/s arre#tent. On craint de devenir dupe en voulant e#tre bienfaisant et libe/ral, de passer pour faible en paraissant trop tendre et trop sensible; en un mot, d'exce/der ou de ne pas remplir assez des devoirs qui sont renferme/s d'une manie\re trop obscure dans les notions ge/ne/rales d'humanite/ et de douceur. Dans cette incertitude, il n'y a que l'expe/rience ou l'exemple qui puisse de/terminer raisonnablement le penchant du coeur. Or l'expe/rience n'est point un avantage qu'il soit libre a\ tout le monde de se donner; elle de/pend des situations diffe/rentes ou\ l'on se trouve place/ par la fortune. Il ne reste donc que l'exemple qui puisse servir de re\gle a\ quantite/ de personnes dans l'exercice de la vertu. C'est pre/cise/ment pour cette sorte de lecteurs que des ouvrages tels que celui-ci peuvent e#tre d'une utilite/ extre#me, j'entends lorsqu'ils sont e/crits par une personne d'honneur et de bon sens. Chaque fait qu'on y rapporte est un degre/ de lumie\re et une instruction qui supple/e a\ l'expe/rience; chaque aventure est un mode\le d'apre\s lequel on peut se for- mer; il n'y manque que d'e#tre ajuste/ aux circonstances ou\ l'on se trouve. L'ouvrage tout entier est un traite/ de morale re/duit agre/ablement en exercice. Un lecteur se/ve\re s'offensera peut-e#tre de me voir reprendre la plume a\ mon a#ge, pour e/crire des aventures de fortune et d'amour : mais si la re/flexion que je viens de faire est juste, elle me justifie; si elle est fausse, mon erreur sera du moins mon excuse. LIVRE PREMIER Je suis oblige/ de faire remonter mon Lecteur au temps de ma vie ou\ je rencontrai pour la premie\re fois le Chevalier Des Grieux. Ce fut environ cinq ou six mois avant mon de/part pour l'Espagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que j'avais pour ma fille m'engageait quelquefois a\ divers petits voyages, que j'abre/geais autant qu'il m'e/tait possible. Je revenais un jour de Rouen ou\ elle m'avait prie/ d'aller solliciter une affaire qui pendait au Parle- ment, pour la succession de quelques terres auxquelles elle pre/tendait du co#te/ de mon grand-pe\re maternel. Ayant repris mon chemin par E/vreux ou\ je couchai la premie\re nuit, j'arrivai le lendemain pour di#ner a\ Pacy qui en est e/loigne/ de cinq ou six lieues. Je fus surpris en entrant dans ce bourg d'y voir tous les habi- tants en alarme. Ils se pre/cipitaient de leurs maisons pour courir en foule a\ la porte d'un mauvais cabaret, au devant duquel e/taient deux chariots couverts. Les chevaux qui e/taient encore attele/s et qui paraissaient tout fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient qu'arriver. Je m'ar- re#tai un moment pour m'informer d'ou\ venait l'e/motion; 48 mais je tirai peu d'e\claircissement d'une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention a\ mes demandes, et qui s'avanc@ait toujours vers le cabaret, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin un archer reve#tu d'une bandoulie\re et le mousquet sur l'e/paule, ayant paru a\ la porte, je lui fis signe de la main de venir a\ moi. Je le priai de m'apprendre le sujet de ce tumulte. Ce n'est rien, Monsieur, me dit-il, c'est une douzaine de filles de joie que je conduis avec mes compagnons jusqu'au Havre de Gra#ce, ou\ nous les ferons embar- quer pour l'Ame/rique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c'est apparemment ce qui excite la curiosite/ de ces bons paysans. J'aurais passe/ outre apre\s cette explication, si je n'eusse e/te/ arre#te/ par les exclamations d'une vieille femme qui sortait du cabaret en joignant les mains, et en criant que c'e/tait une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi s'agit-il donc, lui dis-je? Ah! Monsieur, entrez, re/pon- dit-elle, et voyez, si ce spectacle n'est pas capable de fendre le coeur. La curiosite/ me fit descendre de mon cheval que je laissai a\ mon valet, et e/tant entre/ avec peine en perc@ant la foule, je vis en effet quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze filles qui e/taient enchai#ne/es six a\ six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure e/taient si peu conformes a\ sa condition, qu'en tout autre e/tat je l'eusse prise pour une princesse. Sa tristesse et la salete/ de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu, que sa vue m'inspira du respect et de la pitie/. Elle ta#chait ne/an- moins de se tourner autant que sa chai#ne pouvait le permettre, pour de/rober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher e/tait si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de douceur et de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande, e/taient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier, et je lui demandai quelques lumie\res sur le sort de cette belle fille. Il ne put m'en donner que de fort ge/ne/rales. Nous l'avons tire/e de l'Ho#pital, me dit-il, par ordre de Mr. le Lieutenant de Police. Il n'y a pas d'apparence qu'elle y eu\t e/te/ renferme/e pour ses bonnes actions. Je l'ai interroge/e plusieurs fois sur la route, elle s'obstine a\ ne me rien re/pondre, mais quoique je n'aie point rec@u ordre de la me/nager plus que les autres, je ne laisse pas d'avoir quelques e/gards pour elle; parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voila\ un jeune homme, ajouta l'archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur son sujet. Il l'a suivie depuis Paris sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son fre\re ou son amant. Je me tour- nai vers le coin de la chambre, ou\ ce jeune homme e/tait assis. Il paraissait e#tre dans une re#verie profonde. Je n'ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il e/tait mis fort simplement; mais on distingue au premier coup d'ceil une personne qui a de la naissance et de l'e/du- cation. Je m'approchai de lui. Il se leva, et je de/couvris dans ses yeux, dans sa figure, et dans tous ses mouve- ments un air si fin et si noble, que je me sentis porte/ naturellement a\ lui vouloir du bien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en m'asseyant aupre\s de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosite/ que j'ai de connai#tre cette belle personne, qui ne me parai#t point faite pour le triste e/tat ou\ je la vois? Il me re/pondit honne#tement qu'il ne pouvait m'apprendre qui elle e/tait sans se faire connai#tre lui-me#me, et qu'il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. Je puis vous dire ne/anmoins, ce que ces mise/rables n'ignorent point, continua-t-il en montrant les archers; c'est que je l'aime avec une passion si violente, qu'elle me rend le plus infortune/ de tous les hommes. J'ai tout employe/ a\ Paris pour obtenir sa liberte/. Les solli- citations, l'adresse et la force m'ont e/te/ inutiles; j'ai le parti de la suivre, du#t-elle aller au bout du monde. Je m'embarquerai avec elle. Je passerai en Ame/rique; mais ce qui est de la dernie\re inhumanite/, c'est que ces la#ches coquins, ajouta-t-il, en parlant des archers, ne veulent plus me permettre d'approcher d'elle. Mon dessein e/tait de les attaquer a\ force ouverte a\ quelques lieues de Paris, je m'e/tais associe/ quatre hommes qui m'avaient promis leur secours pour une somme conside/rable. Les trai#tres m'ont laisse/ seul aux mains, et se sont enfuis avec mon argent. L'im- possibilite/ de re/ussir par la force m'a fait mettre les armes bas. J'ai propose/ aux archers de me permettre du moins de les suivre, en leur offrant de les re/compen- ser. Le de/sir du gain les y a fait consentir. Ils ont voulu e#tre paye/s chaque fois qu'ils m'ont accorde/ la liberte/ de parler a\ ma mai#tresse. Ma bourse s'est e/puise/e en peu de temps, et maintenant que je suis sans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalement, lorsque je fais un pas vers elle. Il n'y a qu'un moment qu'ayant ose/ m'en approcher malgre/ leurs menaces, ils m'ont allonge/ deux ou trois grands coups du bout de leurs fusils. Je suis oblige/ pour satisfaire leur avarice et pour me mettre en e/tat de continuer du moins la route a\ pied, de vendre ici un mauvais cheval qui m'a servi jusqu'a\ pre/sent de monture. Quoiqu'il paru#t faire ce re/cit assez tranquillement, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes. Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me de/couvrir le secret de vos affaires, mais si je puis vous e#tre utile a\ quelque chose, je m'offre volontiers a\ vous rendre service. He/las! reprit-il, je ne vois point le moindre jour a\ l'espe/rance, il faut que je me soumette a\ toute la rigueur de mon sort. J'irai en Ame/rique. J'y serai du moins libre avec ce que j'aime. J'ai e/crit a\ un de mes amis qui me fera tenir quelques secours au Havre de Gra#ce. Je ne suis embarrasse/ que pour me conduire jusque-la\; et pour procurer a\ cette pauvre cre/ature, ajouta-t-il en regardant tristement sa mai#tresse, quelque soulagement sur la route. He/! bien, lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent que je vous prie d'accepter. Je suis fa#che/ de ne pouvoir vous servir autrement. Je lui donnai quatre louis d'or, sans que les gardes s'en aperc@ussent; car je jugeais bien que s'ils lui savaient cette somme, ils lui vendraient plus che\- rement leurs secours. Il me vint me#me a\ l'esprit de faire marche/ avec eux pour obtenir au jeune amant la liberte/ de parler continuellement a\ sa mai#tresse jusqu'au Havre. Je fis signe au chef de s'approcher et je lui en fis la proposition. Il en parut honteux malgre/ son effronterie. Ce n'est pas, Monsieur, re/pondit-il d'un air embarrasse/, que nous refusions de le laisser parler a\ cette fille; mais il voudrait sans cesse e#tre aupre\s d'elle, cela nous est incommode, il est bien juste qu'il paye pour l'incommodite/. Voyons donc, lui dis-je, ce qu'il faut vous donner pour vous empe#cher de la sentir. Il eut l'audace de me demander deux louis. Je les lui donnai sur-le-champ; mais prenez garde, lui dis-je, qu'il ne vous e/chappe quelque friponnerie; car je vais laisser mon adresse a\ ce jeune homme, afin qu'il puisse m'en informer, et comptez que j'aurai le pouvoir de vous faire punir. Il m'en cou#ta six louis d'or. La bonne gra#ce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune homme me remercia, acheve\rent de me persuader qu'il e/tait ne/ quelque chose, et qu'il me/ritait ma libe/ralite/. Je dis quelques mots a\ sa mai#tresse avant que de sor- tir. Elle me re/pondit avec une modestie si douce, et si charmante, que je ne pus m'empe#cher de faire en sortant mille re/flexions sur le caracte\re incompre/hen- sible des femmes. E/tant retourne/ a\ ma solitude, je ne pus e#tre informe/ de la suite de cette aventure. Il se passa environ deux qui me la firent oublier tout-a\-tait, jusqu'a\ ce que le/ hasard me fi#t renai#tre l'occasion d'en apprendre a\ fond toutes les circonstances. J'arrivais de Londres a\ Calais avec le Marquis de..., mon e/le\ve. Nous logea#mes, si je me souviens bien, au Lion d'or, ou\ quelques raisons nous oblige\rent de passer le jour entier, et la nuit sui- vante. En marchant l'apre\s-midi dans les rues, je crus apercevoir ce me#me jeune homme dont j'avais fait la rencontre a\ Pacy. ll e/tait en fort mauvais e/quipage, et beaucoup plus pa#le que je ne l'avais vu la pre- mie\re fois. Il portait sur le bras un vieux porteman- teau, ne faisant qu'arriver dans la ville. Cependant comme il avait la physionomie trop belle et trop frap- pante pour n'e#tre pas reconnu facilement, je le remis aussito#t. Il faut, dis-je au Marquis, que nous abor- dions ce jeune homme. Sa joie fut plus vive que toute expression lorsqu'il m'eut remis a\ son tour. Ah! Mon- sieur, s'e/cria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous marquer mon immortelle reconnais- sance. Je lui demandai d'ou\ il venait. Il me re/pondit en deux mots qu'il arrivait par mer du Havre de Gra#ce ou\ il e/tait revenu d'Ame/rique peu auparavant. Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je, allez- vous-en au Lion d'or ou\ je suis loge/. Je vous rejoindrai dans un moment. J'y retournai en effet peu apre\s, plein d'impatience d'apprendre le de/tail de son infortune, et les circonstances de son voyage d'Ame/rique. Je lui fis mille caresses, et ordonnai dans l'auberge qu'on ne le laissa#t manquer de rien. Il n'attendit point que je le pressasse de me raconter l'histoire de sa vie. Monsieur, me dit-il, e/tant dans ma chambre, vous en usez si noblement avec moi que je me reprocherais comme une basse ingratitude d'avoir quelque chose de re/serve/ pour vous. Je veux vous apprendre non seulement mes malheurs, et mes peines, mais encore mes de/sordres, et mes plus honteuses faiblesses. Je suis su#r qu'en me condamnant, vous ne pourrez pas vous empe#cher de me plaindre. Je dois avertir ici le Lecteur que j'e/crivis son histoire presque aussito#t apre\s l'avoir entendue, et qu'on peut s'assurer par conse/quent, que rien n'est plus exact et plus fide\le que cette narration. Je dis fide\le jusque dans la relation des re/flexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure gra#ce du monde. Voici donc son re/cit. Je n'y me#lerai jusqu'a\ la fin rien qui ne soit de lui. J'avais dix-sept ans, et j'achevais mes e/tudes de philosophie a\ Amiens ou\ mes parents qui sont d'une des meilleures maisons de P... m'avaient envoye/. Je menais une vie si sage et si re/gle/e, que mes mai#tres me proposaient pour l'exemple du Colle\ge. Ce n'est pas que je fisse des efforts extraordinaires pour me/riter cette qualite/; mais j'ai l'humeur naturellement douce et tranquille, je m'appliquais a\ l'e/tude par inclination, et l'on me comptait pour des vertus ce qui n'e/tait qu'une exemption de vices grossiers. Ma naissance, le succe\s de mes e/tudes, et quelques bonnes qualite/s naturelles m'avaient fait connai#tre et estimer de tous les honne#tes gens de la ville. Je me tirai de mes exercices publics avec une approbation si ge/ne/rale, que Mr. l'E\ve#que qui y assistait me proposa d'entrer dans l'e/tat eccle/- siastique, ou\ je ne manquerais pas, disait-il, de m'atti- rer plus de distinction que dans l'Ordre de Malte, auquel mes parents me destinaient.. Ils me faisaient de/ja\ porter la croix avec le nom de Chevalier Des Grieux. Les vacances arrivant, je me pre/parais a\ retourner chez mon pe\re, qui m'avait promis de m'envoyer biento#t a\ l'Aca- de/mie. Tout mon regret en quittant Amiens, e/tait d'y laisser un ami avec lequel j'avais toujours e/te/ tendre- ment uni. Il e/tait de quelques anne/es plus a#ge/ que moi. Nous avions e/te/ e/leve/s ensemble, mais le bien de sa maison e/tant des plus me/diocres, il e/tait oblige/ de prendre l'e/tat eccle/siastique, et il demeurait a\ Amiens apre\s moi, pour y faire les e/tudes qui conviennent a\ cette profession. Il avait mille bonnes qualite/s. Vous le connai#trez par les meilleures dans la suite de mon his- toire, et surtout par un ze\le et une ge/ne/rosite/ en amitie/ qui surpassent les exemples les plus ce/le\bres de l'an- tiquite/. Si j'eusse alors suivi ses conseils, j'aurais tou- jours e/te/ sage et heureux; si j'avais du moins profite/ de ses secours dans le pre/cipice ou\ mes passions m'ont entrai#ne/, j'aurais sauve/ quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma re/putation : mais il n'a point recueilli d'autre fruit de ses soins que le chagrin de les voir inutiles, et quelquefois durement re/compense/s par un ingrat qui s'en offensait, et qui les traitait d'impor- tunite/s. J'avais marque/ le temps de mon de/part d'Amiens. He/las! que ne le marquai-je un jour plus to#t! J'aurais porte/ chez mon pe\re toute mon innocence. La veille me#me de celui que je pensais quitter cette ville e/tant a\ me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vi#mes arriver le coche d'Arras, et nous le suivi#mes par curiosite/ jusqu'a\ l'auberge ou\ ces voitures des- cendent. Nous n'avions point d'autre dessein que de savoir de quelles personnes il e/tait rempli. Il en sortit quelques femmes qui se retire\rent aussito#t; il n'en resta qu'une, fort jeune, qui s'arre#ta seule dans la cour; pen- dant qu'un homme d'un a#ge avance/ qui paraissait lui servir de conducteur s'empressait pour faire tirer son e/quipage des paniers. Elle e/tait si charmante, que moi, qui n'avais jamais pense/ a\ la diffe/rence des sexes, et a\ qui il n'e/tait peut-e#tre jamais arrive/ de regarder une fille pendant une minute, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflamme/ tout d'un coup, jusqu'au transport et a\ la folie. J'avais le de/faut naturel d'e#tre excessivement timide et facile a\ de/concerter, mais loin d'e#tre arre#te/ alors par cette faiblesse, je m'avanc@ai vers la mai#tresse de mon coeur. Quoiqu'elle fu#t encore moins a#ge/e que moi, elle rec@ut le compliment honne#te que je lui fis, sans parai#tre embarrasse/e. Je lui demandai ce qui l'amenait a\ Amiens, et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me re/pondit inge/nument qu'elle y e/tait envoye/e par ses parents pour e#tre Religieuse. L'amour me rendait de/ja\ si e/claire/ depuis un moment qu'il e/tait dans mon coeur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes de/sirs. Je lui parlai d'une manie\re qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle e/tait bien plus expe/rimente/e que moi; c'e/tait malgre/ elle qu'on l'envoyait au couvent, et pour arre#ter sans doute son penchant au plaisir, qui s'e/tait de/ja\ de/clare/, et qui a cause/ dans la suite tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon e/loquence scolastique purent me sugge/rer. Elle n'affecta ni rigueur, ni de/dain. Elle me dit apre\s un moment de silence, qu'elle ne pre/voyait que trop qu'elle allait e#tre malheureuse, mais que c'e/tait apparemment la volonte/ du Ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de l'e/viter. La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononc@ant ces paroles, ou pluto#t l'ascen- dant de ma destine/e qui m'entrai#nait a\ ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma re/ponse. Je l'assurai que si elle voulait faire quelque fonds sur mon honneur, et sur la tendresse infinie qu'elle m'avait de/ja\ inspire/e, j'emploierais ma vie pour la de/livrer de la tyrannie de ses parents, et pour la rendre heureuse. Je me suis e/tonne/ mille fois, en y re/fle/chissant depuis, d'ou\ me venait alors tant de hardiesse et de facilite/ a\ m'exprimer; mais on ne ferait pas une divinite/ de l'Amour, s'il n'e/tait accoutume/ a\ ope/rer des prodiges. J'ajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait bien qu'on n'est point trompeur a\ mon a#ge. Elle me confessa que si je voyais quelque jour a\ la pouvoir mettre en liberte/, elle croirait m'e#tre redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui re/pe/tai que j'e/tais pre#t a\ tout entreprendre; mais n'ayant point assez d'expe/rience pour imaginer tout d'un coup les moyens de la servir, je m'en tenais a\ cette assurance ge/ne/rale qui ne pouvait e#tre d'un grand secours pour elle. Son vieil Argus e/tant venu pendant ce temps-la\ nous rejoindre, mes espe/rances allaient e/chouer, si elle n'eu#t eu assez d'esprit pour supple/er a\ la ste/rilite/ du mien. Je fus surpris a\ l'arrive/e de son conducteur qu'elle m'appela#t son cousin, et que sans parai#tre de/concerte/e le moins du monde, elle me di#t que puisqu'elle e/tait assez heureuse pour me rencontrer a\ Amiens, elle remettait au lendemain son entre/e dans le couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. J'entrai fort bien dans le sens de cette ruse. Je lui proposai de se loger dans un cabaret, dont l'ho#te qui s'e/tait e/tabli a\ Amiens, apre\s avoir e/te/ longtemps cocher de mon pe\re, e/tait de/voue/ entie\rement a\ mes ordres. Je l'y conduisis moi-me#me, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer, et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien a\ cette sce\ne me suivait sans prononcer une parole. Il n'avait point entendu notre entretien, s'e/tant promene/ dans la cour, pendant que je parlais d'amour a\ ma belle mai#tresse. Comme je redoutais sa sagesse je me de/fis de lui sous pre/texte d'une commis- sion, dont je le priai de se charger; de sorte qu'e/tant arrive/ a\ l'auberge, j'eus le plaisir d'entretenir seul dans une chambre la souveraine de mon coeur. Je reconnus biento#t que j'e/tais moins enfant que je ne croyais l'e#tre. Mon coeur s'ouvrit a\ mille sentiments de plaisir, dont je n'avais jamais eu l'ide/e. Une douce chaleur se re/pan- dit dans toutes mes veines. J'e/tais dans une espe\ce de transport qui m'o#ta pour quelque temps la liberte/ de la voix et qui ne s'exprimait que par mes yeux. Made- moiselle Manon Lescaut, c'est ainsi qu'elle me dit qu'on la nommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes, je crus apercevoir qu'elle n'e/tait pas moins e/mue que moi. Elle me confessa qu'elle me trouvait aimable, et qu'elle serait ravie de m'avoir l'obligation de sa liberte/. Elle voulut savoir qui j'e/tais, et cette connaissance augmenta son affection; parce que n'e/tant point de qualite/, quoique d'assez bonne naissance elle se trouva flatte/e d'avoir fait la conque#te d'un amant tel que moi. Nous nous entretinmes des moyens d'e#tre l'un a\ l'autre. Apre\s quantite/ de re/flexions nous ne trouva#mes point d'autre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilance du conducteur qui e/tait un homme a\ me/nager, quoiqu'il ne fu#t qu'un domestique. Nous re/gla#mes que je ferais pre/parer pendant la nuit une chaise de poste, et que je viendrais de grand matin a\ l'auberge, avant qu'il fu#t e/veille/; que nous nous de/ro- berions secre\tement, et que nous irions droit a\ Paris, ou\ nous nous ferions marier en arrivant. J'avais environ cinquante e/cus qui e/taient le fruit de mes petites e/pargnes; elle en avait a\ peu pre\s le double. Nous nous imagina#mes comme des enfants sans expe/rience, que cette somme ne finirait jamais, et nous ne compta#mes pas moins sur le succe\s de nos autres arrangements. Apre\s avoir soupe/ avec plus de satisfaction que je n'en ai jamais ressenti, je me retirai pour exe/cuter notre projet. Cela me fut d'autant plus facile qu'ayant eu dessein de retourner le lendemain chez mon pe\re, mon petit e/quipage e/tait de/ja\ pre/pare/. Je n'eus donc nulle peine a\ faire transporter ma malle, et a\ faire tenir une chaise pre#te pour cinq heures du matin, qui e/tait le temps ou\ les portes de la ville devaient e#tre ouvertes. Mais je trouvai un obstacle, dont je ne me de/fiais point, et qui faillit a\ rompre entie\rement mon dessein. Tiberge, quoique a#ge/ seulement de trois ans plus que moi, e/tait un garc@on d'un sens mu#r, et d'une conduite fort re/gle/e. Il m'aimait avec une tendresse extraordinaire. La vue d'une aussi jolie fille que Made- moiselle Manon, mon empressement a\ la conduire, et le soin que j'avais eu de me de/faire de lui en l'e/loignant, lui firent nai#tre quelques soupc@ons de mon amour. Il n'avait ose/ revenir a\ l'auberge ou\ il m'avait laisse/, de peur de m'offenser par son retour, mais il e/tait alle/ m'attendre a\ mon logis, ou\ je le trouvai en arrivant, quoiqu'il fu#t neuf heures du soir. Sa pre/sence me cha- grina. Il s'aperc@ut facilement de la contrainte ou\ elle me mettait. Je suis su#r, me dit-il, sans de/guisement, que vous me/ditez quelque dessein que vous me voulez cacher; je le vois a\ votre air. Je lui re/pondis assez brus- quement que je n'e/tais pas oblige/ a\ lui rendre compte de tous mes desseins. Non, reprit-il, mais vous m'avez toujours traite/ en ami, et cette qualite/ suppose un peu de confiance, et d'ouverture. Il me pressa si fort et si longtemps de lui de/couvrir mon secret, que n'ayant jamais eu de re/serve avec lui, je lui fis l'entie\re confi- dence de ma passion. Il la rec@ut avec une apparence de me/contentement qui me fit fre/mir. Je me repentis surtout de l'indiscre/tion avec laquelle je lui avais de/couvert le dessein de ma fuite. Il me dit, qu'il e/tait trop parfaitement mon ami pour ne pas s'y opposer de tout son pouvoir; qu'il voulait me repre/senter d'abord tout ce qu'il croyait capable de m'en de/tourner, mais que si je ne renonc@ais point ensuite a\ cette mise/rable re/solution, il avertirait des personnes qui pourraient l'arre#ter a\ coup su#r. Il me tint la\-dessus un discours se/rieux qui dura plus d'un quart d'heure, et il finit en renouvelant la menace qu'il m'avait faite de me de/non- cer, si je ne lui donnais ma parole de me conduire avec plus de sagesse, et de raison. J'e/tais au de/sespoir de m'e#tre trahi si mal a\ propos. Cependant l'amour m'ayant ouvert extre#mement l'esprit depuis deux ou trois heures, je fis attention que je ne lui avais pas de/couvert que mon dessein devait s'exe/cuter le lendemain, et je re/solus de le tromper a\ la faveur d'une e/quivoque. Tiberge, lui dis-je, j'ai cru jusqu'a\ pre/sent que vous e/tiez mon ami, et j'ai voulu vous e/prouver par cette confidence. Il est vrai que j'aime, je ne vous ai pas trompe/, mais pour ce qui regarde ma fuite, ce n'est point une entreprise a\ former au hasard. Venez me prendre demain a\ neuf heures, je vous ferai voir s'il se peut ma mai#tresse, et vous jugerez si elle me/rite que je fasse cette de/marche pour elle. Il me laissa seul apre\s mille protestations d'amitie/. J'employai la nuit a\ mettre ordre a\ mes affaires, et m'e/tant rendu a\ l'auberge de Mademoiselle Manon, vers la pointe du jour, je la trouvai qui m'at- tendait. Elle e/tait a\ sa fene#tre, qui donnait sur la rue; de sorte que m'ayant aperc@u, elle vint m'ouvrir elle- me#me. Nous sorti#mes sans bruit. Elle n'avait point d'autre e/quipage a\ emporter que son linge dont je me chargeai me#me. La chaise e/tait en e/tat de partir. Nous nous e/loigna#mes aussito#t de la ville. Je rapporterai dans la suite quelle fut la conduite de Tiberge, lorsqu'il s'aperc@ut que je l'avais trompe/. Son ze\le n'en devint pas moins ardent. Vous verrez a\ quel exce\s il le poussa, et combien je devrais verser de larmes, en songeant quelle en a e/te/ la re/compense. Nous nous ha#ta#mes tellement d'avancer que nous arriva#mes a\ Saint-Denis avant la nuit. J'avais couru a\ cheval a\ co#te/ de la chaise, ce qui ne nous avait gue\re permis de nous entretenir qu'en changeant de chevaux; mais lorsque nous nous vi#mes si proche de Paris, c'est-a\-dire presque en su\rete/; nous pri#mes le temps de nous rafrai#chir, n'ayant rien mange/ depuis notre de/part d'Amiens. Quelque passionne/ que je fusse pour Manon, elle sut me persuader qu'elle ne l'e/tait pas moins pour moi. Nous e/tions si peu re/serve/s dans nos caresses que nous n'avions pas la patience d'attendre que nous fussions seuls. Nos ho#tes et nos postillons nous regardaient avec admiration et je remarquai qu'ils e/taient surpris de voir deux enfants de notre a#ge qui paraissaient s'aimer jusqu'a\ la fureur. Nos projets de mariage furent oublie/s a\ Saint-Denis. Nous frauda#mes les droits de l'E/glise, et nous nous trouva#mes e/poux sans y avoir fait re/flexion. Il est su#r que du naturel tendre et constant dont je suis, j'e/tais heureux pour toute ma vie, si Manon m'eu#t e/te/ fide\le. Plus je la connaissais, plus je de/couvrais en elle de nouvelles qualite/s aimables. Son esprit, son coeur, sa douceur et sa beaute/, formaient une chai#ne si forte et si charmante que j'avais mis tout mon bonheur a\ n'en sortir jamais. Terrible changement! Ce qui fait mon de/sespoir aurait pu faire ma fe/licite/. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes par cette me#me constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts, et les plus parfaites re/compenses de l'amour. Nous pri#mes un appartement meuble/ a\ Paris. Ce fut dans la rue V... et pour mon malheur aupre#s de la maison de Mr. B... le ce/le\bre Fermier ge/ne/ral... Trois semaines se passe\rent, pendant lesquelles j'avais e/te/ si occupe/ de ma passion que j'avais peu songe/ a\ ma famille, et au chagrin que mon pe\re avait du# ressentir de mon absence. Cependant, comme la de/bauche n'avait nulle part a\ ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillite/ ou\ nous vivions servit a\ me faire rappeler peu a\ peu l'ide/e de mon devoir. Je re/solus de me re/concilier s'il e/tait pos- sible avec mon pe\re. Ma mai#tresse e/tait si aimable que je ne doutai point qu'elle ne pu#t lui plaire si je trouvais moyen de lui faire connai#tre sa sagesse, et son me/rite. En un mot, je me flattai d'obtenir de lui la liberte/ de l'e/pouser, ayant e/te/ de/sabuse/ de l'espe/rance de le pou- voir sans son consentement. Je communiquai ce projet a\ Manon, et je lui fis entendre qu'outre les motifs de l'amour, et du devoir, celui de la ne/cessite/ pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds e/taient extre#mement alte/re/s, et je commenc@ais a\ revenir de l'opinion qu'ils e/taient ine/puisables. Manon rec@ut froi- dement cette proposition. Cependant les difficulte/s qu'elle y opposa n'e/tant prises que de sa tendresse me#me, et de la crainte de me perdre, si mon pe\re n'entrait point dans notre dessein apre\s avoir connu le lieu de notre retraite, je n'eus pas le moindre soupc@on du coup cruel qu'on se pre/parait a\ me porter. A l'objection de la ne/cessite/, elle re/pondit qu'il nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et qu'elle trouverait apre\s cela des ressources dans l'affection de quelques parents a\ qui elle e/crirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionne/es, que moi qui ne vivais que dans elle, et qui n'avais pas la moindre de/fiance de son coeur, j'applaudis a\ toutes ses re/ponses et a\ toutes ses re/solutions. Je lui avais laisse/ la dispo- sition de notre bourse, et le soin de payer notre de/pense ordinaire. Je m'aperc@us peu apre\s que notre table e/tait mieux servie; et qu'elle s'e/tait donne/ quelques ajus- tements d'un prix conside/rable. Comme je n'ignorais pas qu'il devait nous rester a\ peine douze ou quinze pis- toles, je lui marquai mon e/tonnement de cette augmen- tation apparente de notre opulence. Elle me pria en riant d'e#tre sans embarras. Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources? Je l'ai- mais avec trop de simplicite/ pour m'alarmer facilement. Un jour que j'e/tais sorti l'apre\s-midi, et que je l'avais avertie que je serais dehors plus longtemps qu'a\ l'ordinaire, je fus e/tonne/ qu'a\ mon retour, on me fi#t attendre deux ou trois minutes a\ la porte. Nous e/tions servis par une petite fille qui e/tait a\ peu pre\s de notre a#ge. E/tant venue m'ouvrir je lui demandai pour- quoi elle avait tarde/ si longtemps. Elle me re/pondit d'un air embarrasse/, qu'elle ne m'avait point entendu frapper. Je n'avais frappe/ qu'une fois; je lui dis : mais si vous ne m'avez pas entendu, pourquoi e#tes-vous donc venue m'ouvrir? Cette question la de/concerta tellement, que n'ayant point assez de pre/sence d'esprit pour y re/pondre, elle se mit a\ pleurer, en m'assurant que ce n'e/tait point sa faute, et que Madame lui avait de/fendu d'ouvrir la porte jusqu'a\ ce que Mr. de B... fu#t sorti par l'autre escalier qui re/pondait au cabinet. Je demeu- rai si confus que je n'eus point la force d'entrer dans l'appartement. Je pris le parti de descendre sous pre/- texte d'une affaire, et j'ordonnai a\ cette enfant de dire a\ sa mai#tresse que je retournerais dans le moment, et de ne pas faire connai#tre qu'elle m'eu\t parle/ de Mr. B... Ma consternation fut si grande que je versais des larmes en descendant l'escalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. J'entrai dans le premier cafe/; et m'y e/tant assis aupre\s d'une table, j'appuyai la te#te sur les deux mains, pour y de/velopper ce qui se passait dans mon coeur. Je n'osais rappeler ce que je venais d'entendre. Je voulais le conside/rer comme une illusion, et je fus pre\s deux ou trois fois de retourner au logis, sans marquer que j'y eusse fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon pu\t me trahir, que je craignais de lui faire injure en la soupc@onnant. Je l'adorais, cela e/tait su#r; je ne lui avais pas donne/ plus de preuves d'amour, que je n'en avais rec@u d'elle; pourquoi l'aurais-je accuse/e d'e#tre moins since\re et moins constante que moi? quelle raison aurait-elle eue de me tromper! Il n'y avait que trois heures qu'elle m'avait accable/ de ses plus tendres caresses, et qu'elle avait rec@u les miennes avec transport; je ne connaissais pas mieux mon coeur que le sien. Non, non, repris-je, il n'est pas possible que Manon me trahisse. Elle n'ignore pas que je ne vis que pour elle. Elle sait trop bien que je l'adore. Ce n'est pas la\ un sujet de me hai$r. Cependant j'e/tais embarrasse/ a\ expliquer la visite et la sortie furtive de Mr. B... Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses pre/sentes. Cela paraissait sentir les libe/ralite/s d'un nouvel amant. Et cette confiance qu'elle m'avait marque/e pour des ressources qui m'e/taient inconnues; j'avais peine a\ donner a\ tout cela un sens aussi favorable que mon coeur le souhaitait. D'un autre co#te/, je ne l'avais presque pas perdue de vue, depuis que nous e/tions a\ Paris : occupations, promenades, divertisse- ments, nous avions toujours e/te/ l'un a\ co#te/ de l'autre; mon Dieu! un instant de se/paration nous aurait cause/ su#rement trop de peine. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions, nous serions morts d'inquie/tude sans cela. Je ne pouvais donc m'imaginer presque un seul moment, ou\ Manon eu\t pu s'occuper d'un autre que de moi. A la fin je crus avoir trouve/ le de/nouement de ce myste\re. Mr. B..., disais-je en moi-me#me, est un homme qui fait de grosses affaires, et qui a de grandes relations; les parents de Manon se sont sans doute servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-e#tre de/ja\ rec@u de lui, et il est venu aujourd'hui lui en apporter encore. Elle s'est fait un jeu de me le cacher pour me surprendre agre/ablement. Peut-e#tre m'en aurait-elle parle/ si j'e/tais rentre/ a\ mon ordinaire au lieu de venir m'affliger ici. Elle ne me le cachera pas du moins, lorsque je lui en parlerai moi- me#me. Je me remplis si fortement de cette opinion, qu'elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. J'embrassai tendrement Manon a\ mon ordinaire. Elle me rec@ut fort bien. J'e/tais tente/ d'abord de de/couvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines; je me retins dans l'espe/rance qu'il lui arriverait peut-e#tre de me pre/venir en m'apprenant tout ce qui s'e/tait passe/. On nous servit a\ souper. Je me mis a\ table avec un air fort gai; mais a\ la lumie\re de la chandelle qui e/tait entre nous deux, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage, et dans les yeux de ma che\re mai#tresse. Cette pense/e m'en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s'attachaient sur moi, d'une autre fac@on qu'ils n'avaient accoutume/. Je ne pouvais de/me#ler si c'e/tait de l'amour, ou de la compassion; quoiqu'il me paru#t que c'e/tait un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la me#me attention; et peut-e#tre n'avait-elle pas moins de peine a\ juger de la situation de mon coeur par mes regards. Nous ne pensions, ni a\ parler ni a\ manger. Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes! ah Dieux! m'e/criai-je, vous pleurez, ma che\re Manon; vous e#tes afflige/e jusqu'a\ pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines. Elle ne me re/pondit que par quelques soupirs, qui augmente\rent mon inquie/tude. Je me levai en tremblant. Je la conju- rai avec tous les empressements de l'amour de me de/- couvrir le sujet de ses pleurs; j'en versai moi-me#me, en essuyant les siennes; j'e/tais plus mort que vif. Un barbare aurait e/te/ attendri des te/moignages de ma douleur, et de ma crainte. Dans le temps que j'e/tais ainsi tout occupe/ d'elle, j'entendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient l'escalier. On frappa douce- ment a\ notre porte. Manon me donna un baiser, et s'e/chappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, dont elle ferma la porte apre\s elle. Je me figurai qu'e/tant un peu en de/sordre, elle voulait se cacher aux yeux des e/trangers qui avaient frappe/. J'allai leur ouvrir moi-me#me. A peine avais-je ouvert que je me vis saisir par trois hommes que je reconnus aussito#t pour les laquais de mon pe\re. Ils ne me firent point de violence; mais deux d'entre eux m'ayant pris par les bras, le troisie\me visita mes poches dont il tira un petit couteau qui e/tait le seul fer que j'eusse sur moi. Ils me demande\rent pardon de la ne/cessite/ ou\ ils e/taient de me manquer ainsi de respect, et ils me dirent natu- rellement qu'ils agissaient par l'ordre de mon pe\re, et que mon fre\re ai#ne/ m'attendait en bas dans un carrosse. J'e/tais si trouble/ que je me laissai conduire sans re/sis- ter et sans re/pondre. Mon fre\re e/tait effectivement a\ m'attendre. On me mit dans le carrosse aupre\s de lui, et le cocher qui avait ses ordres nous conduisit a\ grand train jusqu'a\ Saint-Denis. Mon fre\re m'embrassa ten- drement; mais il ne me parla point; de sorte que j'eus tout le loisir dont j'avais besoin pour re#ver a\ mon infortune. J'y trouvai d'abord tant d'obscurite/ que je ne voyais pas de jour a\ la moindre conjecture. J'e/tais trahi cruellement; mais par qui? Tiberge fut le premier qui me vint a\ l'esprit. Trai#tre! disais-je, c'est fait de ta vie, si mes soupc@ons se trouvent justes. Cependant je fis re/flexion qu'il ignorait le lieu de ma demeure, et qu'on ne pouvait par conse/quent l'avoir appris de lui. Accuser Manon, c'est de quoi mon coeur n'osait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je l'avais vue comme accable/e, ses larmes, le tendre baiser qu'elle m'avait donne/ en se retirant, me paraissaient bien une e/nigme; mais je me sentais porte/ a\ l'expliquer comme un pressentiment de notre malheur commun, et dans le temps que je me de/sespe/rais de l'accident qui m'arrachait a\ elle, j'avais la cre/dulite/ de m'imaginer qu'elle e/tait encore plus a\ plaindre que moi. Le re/sultat de ma me/ditation fut de me persuader que j'avais e/te/ aperc@u dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance, qui en avaient donne/ avis a\ mon pe\re. Cette pense/e me consola. Je comptais d'en e#tre quitte pour des reproches ou pour quelques mauvais traite- ments qu'il me faudrait essuyer de l'autorite/ paternelle. Je re/solus de les souffrir avec patience, et de promettre tout ce qu'on exigerait de moi, pour me faciliter l'occasion de retourner plus promptement a\ Paris et rendre la vie et la joie a\ ma che\re Manon. Nous arriva#mes en peu de temps a\ Saint-Denis. Mon fre\re surpris de mon silence, s'imagina qu'il e/tait un effet de ma crainte. Il entreprit de me consoler en m'assurant que je n'avais rien a\ appre/hender de la se/ve/rite/ de mon pe\re, pourvu que je fusse dispose/ a\ rentrer doucement dans le devoir, et a\ me/riter l'affec- tion qu'il avait pour moi. Il me fit passer la nuit a\ Saint-Denis, avec la pre/caution de faire coucher les trois laquais dans ma chambre. Ce qui me causa une peine sensible fut de me voir dans le me#me cabaret ou\ je m'e/tais arre#te/ avec Manon en venant d'Amiens a\ Paris. L'ho#te et les domestiques me reconnurent et devine\rent en me#me temps la ve/rite/ de mon histoire. J'entendis dire a\ l'ho#te : Ha, c'est ce joli Monsieur qui passait il y a un mois avec une petite demoiselle qu'il aimait si fort. Mon Dieu! qu'elle e/tait charmante! les pauvres enfants comme ils se baisaient! Pardi, c'est dommage, qu'on les ait se/pare/s. Je faisais semblant de ne rien entendre, et je me laissais voir le moins qu'il m'e/tait possible. Mon fre\re avait a\ Saint-Denis une chaise a\ deux, dans laquelle nous parti#mes de grand matin, et nous nous rendi#mes chez nous le lendemain. Il vit mon pe\re avant moi pour le pre/venir en ma faveur, en lui apprenant avec quelle douceur je m'e/tais laisse/ conduire; de sorte que j'en fus rec@u moins dure- ment que je n'avais compte/. Il se contenta de me faire quelques reproches ge/ne/raux sur la faute que j'avais commise en m'absentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma mai#tresse, il me dit que j'avais bien me/rite/ ce qui venait de m'arriver, en me livrant a\ une inconnue; qu'il avait eu meilleure opinion de ma pru- dence; mais qu'il espe/rait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ces paroles que dans le sens qui s'accordait avec mes ide/es. Je remerciai mon pe\re de la bonte/ qu'il avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise, et plus re/gle/e. Je triomphais au fond du coeur, car de la manie\re dont les choses s'arrangeaient, je ne doutais point que je n'eusse la liberte/ de me de/rober de la maison, me#me avant la fin de la nuit. On se mit a\ la table pour souper; on me railla sur ma conque#te d'Amiens et sur ma fuite avec cette fide\le mai#tresse. Je rec@us les coups de bonne gra#ce. J'e/tais me#me charme/ qu'il me fu\t permis de m'entretenir de ce qui m'occupait continuellement le coeur. Mais quelques mots la#che/s par mon pe\re me firent pre#ter l'oreille avec la dernie\re attention. Il parla de perfidie, et de service inte/resse/ rendu par Mr. B... Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de s'expliquer davantage. Il se tourna vers mon fre\re pour lui demander s'il ne m'avait pas raconte/ toute l'histoire. Mon fre\re lui re/pondit, que je lui avais paru si tranquille sur la route, qu'il n'avait pas cru que j'eusse besoin de ce reme\de pour me gue/rir de ma folie. Je remarquai que mon pe\re balanc@ait s'il ache\verait de s'expliquer. Je l'en suppliai si instamment qu'il me satisfit, ou pluto#t qu'il m'assas- sina cruellement par le plus horrible de tous les re/cits. Il me demanda d'abord si j'avais toujours eu la simplicite/ de croire que je fusse aime/ de ma mai#tresse. Je lui dis hardiment que j'en e/tais si su#r, que rien ne pouvait m'en donner la moindre de/fiance. Ha! ha! ha! s'e/cria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent. Tu es une jolie dupe, et j'aime a\ te voir dans ces senti- ments-la\. C'est grand dommage, mon pauvre Chevalier, de te faire entrer dans l'Ordre de Malte, puisque tu as tant de disposition a\ faire un mari patient et commode. Il ajouta mille railleries de cette force sur ce qu'il appe- lait ma sottise et ma cre/dulite/. Enfin comme je demeu- rais dans le silence, il continua a\ me dire que suivant le calcul qu'il pouvait faire du temps depuis mon de/part d'Amiens, Manon m'avait aime/ environ douze jours; car ajouta-t-il, je sais que tu partis d'Amiens le 28 de l'autre mois; nous sommes au 29 du pre/sent; il y en a onze que Mr. B... m'a e/crit; je suppose qu'il lui en a fallu huit pour lier une parfaite amitie/ avec ta mai#tresse; ainsi qui o#te onze et huit de trente et un jours qu'il y a depuis le 28 d'un mois jusqu'au 29 de l'autre, reste douze, un peu plus ou moins. La\-dessus les e/clats de rire recommence\rent. J'e/coutais tout avec un saisisse- ment de coeur, auquel j'appre/hendais de ne pouvoir re/sister jusqu'a\ la fin de cette triste come/die. Tu sauras donc, reprit mon pe\re, puisque tu l'ignores, que Mr. B... a gagne/ le coeur de ta princesse; car il se moque de moi de pre/tendre me persuader que c'est par un ze\le de/sinte/resse/ pour mon service qu'il a voulu te l'enlever. C'est bien d'un homme tel que lui, de qui d'alleurs je ne suis pas connu, qu'il faut attendre des sentiments si nobles. Il a appris d'elle que tu es mon fils; et pour se de/livrer de tes importunite/s, il m'a e/crit le lieu de ta demeure et le de/sordre ou\ tu vivais, en me faisant entendre qu'il fallait main-forte pour s'assurer de toi. Il s'est offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet, et c'est par sa direction et celle de ta mai#tresse me#me, que ton fre\re a trouve/ le moment de te prendre sans vert. Fe/licite-toi maintenant de la dure/e de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, Chevalier, mais tu ne sais pas conserver tes conque#tes. Je n'eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours, dont chaque mot m'avait perce/ le cceur. Je me levai de table, et je n'avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle que je tombai sur le plancher sans sentiment et sans connaissance. On me les rappela par de prompts secours. J'ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour profe/rer les plaintes les plus tristes, et les plus touchantes. Mon pe\re, qui m'a toujours aime/ tendrement, s'employa avec toute son affection pour me consoler. Je l'e/coutais, mais sans l'entendre. Je me jetai a\ ses genoux, je le conjurai en joignant les mains de me laisser retourner a\ Paris pour aller poignarder B... Non, disais-je, il n'a pas gagne/ le cceur de Manon, il lui a fait violence, il l'a se/duite par un charme ou un poison, il l'a peut-e#tre force/e bruta- lement. Manon m'aime, ne le sais-je pas bien? il l'aura menace/e le poignard a\ la main pour la contraindre a\ m'abandonner. Que n'aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante mai#tresse! O Dieux! Dieux! serait-il possible que Manon m'eu#t trahi et qu'elle eu#t cesse/ de m'aimer! Comme je parlais toujours de retourner promptement a\ Paris, et que je me levais me#me a\ tous moments pour cela, mon pe\re vit bien que dans le transport ou\ j'e/tais, rien ne serait capable de m'arre#ter. Il me conduisit dans une chambre haute ou\ il laissa deux domestiques avec moi pour me garder a\ vue. Je ne me posse/dais point. J'aurais donne/ mille vies pour e#tre seulement un quart d'heure a\ Paris. Je compris que m'e/tant de/clare/ si ouvertement, on ne me permettrait pas aise/ment de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fene#tres. Ne voyant nulle possibilite/ de m'e/chapper par la\, je m'adressai doucement a\ mes deux domestiques. Je m'engageai par mille serments a\ faire un jour leur fortune, s'ils voulaient consentir a\ mon e/vasion. Je les pressai, je les caressai, je les menac@ai; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espe/rance. Je re/solus de mourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitter qu'avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture qu'on m'apporta le lendemain. Mon pe\re vint me voir l'apre\s-midi. Il eut la bonte/ de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il m'ordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passe\rent pendant lesquels je ne pris rien qu'en sa pre/- sence et pour lui obe/ir. Il continuait toujours a\ m'ap- porter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens, et m'inspirer du me/pris pour l'infide\le Manon. Il est certain que je ne l'estimais plus; comment aurais-je estime/ la plus volage et la plus perfide de toutes les cre/atures? mais son image, ses traits charmants que je portais au fond du coeur, y subsistaient toujours. Je me sentais bien. Je puis mourir, disais-je, je le devrais me#me apre\s tant de honte et de douleur, mais je souffri- rais mille morts sans pouvoir oublier l'ingrate Manon. Mon pe\re e/tait surpris de me voir toujours si for- tement touche/. Il me connaissait des principes d'hon- neur, et ne pouvant douter que sa trahison ne me la fi#t me/priser, il s'imagina que ma constance venait moins de cette passion en particulier que d'un penchant ge/ne/ral pour les femmes. Il s'attacha tellement a\ cette pense/e, que ne consultant que sa tendre affection, il vint un jour m'en faire l'ouverture. Chevalier, me dit-il, j'ai eu dessein jusqu'a\ pre/sent de te faire porter la croix de Malte; mais je vois que tes inclinations ne sont point tourne/es de ce co#te/-la\. Tu aimes les jolies femmes. Je suis d'avis de t'en chercher une qui te plaise. Explique-moi naturellement ce que tu penses la\-dessus. Je lui re/pondis que je ne mettais plus de dis- tinction entre les femmes, et qu'apre\s le malheur qui venait de m'arriver, je les de/testais toutes e/galement. Je t'en chercherai une, reprit mon pe\re en souriant, qui ressemblera a\ Manon, et qui sera plus fide\le. Ah! si vous avez quelque bonte/ pour moi, lui dis-je, c'est elle qu'il faut me rendre. Soyez su#r, mon cher pe\re, qu'elle ne m'a point trahi, elle n'est pas capable d'une telle la#chete/. C'est le perfide B... qui nous trompe, vous, elle, et moi... Si vous saviez combien elle est tendre et since\re, si vous la connaissiez, vous l'aimeriez vous- me#me. Vous e#tes un enfant, repartit mon pe#re. Comment pouvez-vous vous aveugler jusqu'a\ ce point, apre\s ce que je vous ai raconte/ d'elle? C'est elle-me#me qui vous a livre/ a\ votre fre\re. Vous devriez oublier jusqu'a\ son nom, et profiter si vous e#tes sage de l'indulgence que j'ai pour vous. Je reconnaissais trop clairement qu'il avait raison. C'e/tait un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infide\le. He/las! repris-je, apre#s un moment de silence, il n'est que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus noire de toutes les perfidies. Oui! continuai-je, en versant des larmes de de/pit, je vois bien que je ne suis qu'un enfant. Ma cre/dulite/ ne leur cou#tait gue\re a\ tromper. Mais je sais bien ce que j'ai a\ faire pour me venger. Mon pe#re voulut savoir quel e/tait mon dessein. J'irai a\ Paris, lui dis-je, je mettrai le feu a\ la maison de B... et je le bru\lerai tout vif avec la perfide Manon. Cet emporte- ment fit rire mon pe\re, et ne servit qu'a\ me faire garder plus e/troitement dans ma prison. J'y passai six mois tout entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispo- sitions. Tous mes sentiments n'e/taient qu'une alterna- tive perpe/tuelle de haine, et d'amour, d'espe/rance ou de de/sespoir, selon l'ide/e sous laquelle Manon s'offrait a\ mon esprit. Tanto#t je ne conside/rais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du de/sir de la revoir; tanto#t je n'y apercevais qu'une la#che et perfide mai#tresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir. On me donna des livres qui servirent a\ rendre un peu de tranquillite/ a\ mon a#me. Je relus tous mes auteurs. J'acquis de nouvelles connaissances. Je pris un gou#t infini pour l'e/tude. Vous verrez de quelle utilite/, il me fut dans la suite. Les lumie\res que je devais a\ l'amour me firent trouver de la clarte/ dans quantite/ d'endroits d'Horace et de Virgile qui m'avaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureux sur le quatrie\me livre de l'E/ne/ide; je le destine a\ voir le jour, et je me flatte faisant, c'e/tait un coeur comme le mien qu'il fallait a\ la fid- que le public en sera satisfait. He/las! disais-je, en le e\le Didon. Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m'em- brassa. Je n'avais point encore eu de preuves de son affection, qui eussent pu me la faire regarder autrement que comme une simple amitie/ de colle#ge, telle qu'elle se forme entre des jeunes gens qui sont a\ peu pre\s du me#me a#ge. Je le trouvai si change/, et si forme/ depuis cinq ou six mois que j'avais passe/s sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m'inspira quelque respect. Il me parla en conseiller sage, pluto#t qu'en ami d'e/cole. Il plaignit l'e/garement ou\ j'e/tais tombe/. Il me fe/licita de ma gue/rison qu'il croyait avance/e, et il m'exhorta a\ profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanite/ des plaisirs. Je le regardai avec e/tonnement. Il s'en aperc@ut. Mon cher Chevalier, me dit-il, je ne vous dis rien qui ne soit solidement vrai, et dont je ne me sois convaincu par un se/rieux examen. J'avais autant de penchant que vous vers la volupte/; mais le Ciel m'avait donne/ en me#me temps du gou#t pour la vertu. Je me suis servi de ma raison pour compa- rer les fruits de l'une et de l'autre et je n'ai pas tarde/ longtemps a\ en de/couvrir les diffe/rences. Le secours du Ciel s'est joint a\ mes re/flexions. J'ai conc@u pour le monde un me/pris qui n'a point son e/gal. Devineriez-vous ce qui m'y retient, ajouta-t-il, et ce qui m'empe#che de courir a\ la solitude? C'est uniquement la tendre amitie/ que j'ai pour vous. Je connais l'excellence de votre coeur et de votre esprit; il n'y a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable. Le poison du plaisir vous a fait e/carter du chemin. Quelle perte pour la vertu! Votre fuite d'Amiens m'a cause/ tant de douleur, que je n'ai pas gou#te/ depuis un seul moment de satisfaction. Jugez-en par les de/marches qu'elle m'a fait faire. Il me raconta qu'apre\s s'e#tre aperc@u que je l'avais trompe/, et que j'e/tais parti avec ma mai#tresse, il e/tait monte/ a\ cheval pour me suivre; mais qu'ayant sur lui quatre ou cinq heures d'avance, il lui avait e/te/ impossible de me joindre : qu'il e/tait arrive/ ne/anmoins a\ Saint-Denis une demi-heure apre\s mon de/part; qu'e/tant bien cer- tain que je me serais arre#te/ a\ Paris, il y avait passe/ six semaines a\ me chercher inutilement; qu'il allait dans tous les lieux ou\ il y avait apparence qu'il pourrait me trouver, et qu'un jour enfin il avait reconnu ma mai#tresse a\ la Come/die; qu'elle y e/tait dans une parure si e/clatante, qu'il s'e/tait imagine/ qu'elle devait cette fortune a\ un nouvel amant; qu'il avait suivi son car- rosse jusqu'a\ sa maison, et qu'il avait appris d'un domestique qu'elle e/tait entretenue par les libe/ralite/s de Mr. B... Je ne m'arre#tai point la\. J'y retournai le lendemain pour apprendre d'elle-me#me ce que vous e/tiez devenu : elle me quitta brusquement lorsqu'elle m'entendit parler de vous, et je fus oblige/ de revenir en province sans autre e/claircissement. J'y ai appris votre aventure et la consternation extre#me qu'elle vous a cause/e; je n'ai pas voulu vous voir que je ne fusse assure/ de vous trouver plus tranquille. Vous avez donc vu Manon, lui re/pondis-je en soupi- rant? He/las, vous e#tes plus heureux que moi, qui suis condamne/ a\ ne la revoir jamais. Il me fit des reproches de ce soupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bonte/ de mon caracte\re, et sur mes inclinations, qu'il me fit nai#tre de#s cette premie\re visite, une forte envie de renoncer comme lui a\ tous les plaisirs du sie\cle, pour entrer dans l'e/tat eccle/siastique. Je gou#tai tellement cette ide/e, que lorsque je me trouvai seul, je ne m'occupai point d'autre chose. Je me rappelai les discours de Mr. l'E/ve#que d'Amiens qui m'avait donne/ le me#me conseil, et les pre/sages heureux qu'il avait forme/s en ma faveur, s'il m'arrivait d'embrasser ce parti-la\. La pie/te/ se me#la aussi dans mes conside/rations. Je me\nerai une vie simple et chre/tienne, disais-je, je m'occuperai de l'e/tude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de I'amour. Je me/pri- serai ce que le commun des hommes admire; et comme je sens assez que mon coeur ne de/sirera que ce qu'il estime, j'aurai aussi peu d'inquie/tudes que de de/sirs. Je formai la\-dessus par avance un syste\me de vie paisible et solitaire. J'y faisais entrer une maison e/carte/e, avec un petit bois et un ruisseau d'eau pure au bout du jardin; une bibliothe\que compose/e de livres choisis; un petit nombre d'amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et mode/re/e. J'y joi- gnais un commerce de lettres avec un ami qui demeu- rerait a\ Paris, et qui m'informerait des nouvelles publiques; moins pour satisfaire ma curiosite/ que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux? ajoutais-je; toutes mes pre/tentions ne seront-elles pas remplies? Il est certain que ce projet flattait extre#mement mes inclina- tions; mais a\ la fin d'un si sage arrangement, je sentais que mon coeur attendait encore quelque chose, et que pour n'avoir rien a\ de/sirer dans la plus charmante solitude, il y aurait fallu e#tre avec Manon. Cependant Tiberge continuant de me rendre de fre/quentes visites, dans le dessein qu'il m'avait inspire/, je pris occasion d'en faire l'ouverture a\ mon pe#re. Il me de/clara que ses intentions e/taient de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition, et que de quelque manie#re que je voulusse disposer de moi, il ne se re/servait que le droit de m'aider de ses conseils. Il m'en donna de fort sages, qui tendaient moins a\ me de/gou#ter de mon projet qu'a\ me le faire embrasser avec connaissance. Le renouvellement de l'anne/e scolas- tique s'approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au Se/minaire de Saint-Sulpice; lui pour achever ses e/tudes de the/ologie, et moi pour commencer les miennes. Son me/rite qui e/tait connu de l'E/ve#que du dioce\se lui fit obtenir de ce pre/lat un be/ne/fice conside/rable avant notre de/part. Mon pe\re me croyant tout a\ fait revenu de ma passion, ne fit nulle difficulte/ de me laisser partir. Nous arriva#mes a\ Paris. L'habit eccle/siastique prit la place de la Croix de Malte et le nom d'Abbe/ Des Grieux celle de Chevalier. Je m'attachai a\ l'e/tude avec tant d'appli- cation que je fis des progre\s extraordinaires en peu de mois. J'y employais une partie de la nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma re/putation devint telle qu'on me fe/licitait de/ja\ sur les dignite/s que je ne pouvais manquer d'obtenir, et sans l'avoir sollicite/, mon nom fut couche/ sur la feuille des be/ne/fices. La pie/te/ n'e/tait pas plus ne/glige/e. J'avais de la ferveur pour tous les exercices. Tiberge e/tait charme/ de ce qu'il regardait comme son ouvrage, et je l'ai vu plusieurs fois re/pandre des larmes en s'applaudissant de ce qu'il appelait ma conversion. Que les re/solutions humaines soient sujettes a\ changer, c'est ce qui ne m'a jamais cause/ d'e/tonnement; une passion les fait nai#tre, une autre passion peut les de/truire; mais quand je pense a\ la saintete/ de celles qui m'avaient conduit a\ Saint- Sulpice, et a\ la joie inte/rieure que le Ciel m'y faisait gou#ter en les exe/cutant, je suis effraye/ de la facilite/ avec laquelle j'ai pu les rompre. S'il est vrai que les secours ce/lestes sont a\ tous moments d'une force e/gale a\ celle des passions, qu'on m'explique donc par quel funeste ascendant l'on se trouve emporte/ tout d'un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre re/sistance, et sans ressentir le moindre remords. Je me croyais de/livre/ absolument des faiblesses de l'amour. Il me semblait que j'aurais pre/fe/re/ la lecture d'une page de saint Augustin, ou un quart d'heure de me/ditation chre/tienne a\ tous les plaisirs des sens, je dis me#me a\ ceux qui m'auraient e/te/ offerts par Manon : cependant un instant malheureux me fit retomber dans le pre/cipice, et ma chute fut d'autant plus irre/parable, que me retrouvant tout d'un coup au me#me degre/ de profondeur d'ou\ j'e/tais sorti, les nouveaux de/sordres ou\ je tombai me porte\rent bien plus loin vers le fond de l'abi#me. J'avais passe/ pre#s d'un an a\ Paris sans m'informer des affaires de Manon. Il m'en avait d'abord cou#te/ beaucoup pour me faire violence la\-dessus; mais les conseils toujours pre/sents de Tiberge, et mes propres re/flexions m'avaient fait obtenir cette victoire. Les derniers mois s'e/taient e/coule/s si tranquillement, que je me croyais sur le point d'oublier e/ternellement cette charmante et perfide cre/ature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l'e/cole de the/ologie, je fis prier plusieurs personnes de conside/ra- tion de m'honorer de leur pre/sence. Mon nom fut ainsi re/pandu dans tous les quartiers de Paris. Il alla jus- qu'aux oreilles de mon infide\le. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le de/guisement d'Abbe/; mais un reste de curiosite/, ou bien quelque repentir de m'avoir trahi, je n'ai jamais pu de/me#ler lequel de ces deux sentiments, lui fit prendre inte/re#t a\ un nom si semblable au mien; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle assista a\ mon exercice, et sans doute qu'elle n'eut nulle peine a\ me remettre. Je n'eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu'il y a dans ces lieux des cabinets particuliers pour les dames, ou\ elles sont cache/es derrie#re une jalousie. Je retournai a\ Saint- Sulpice, couvert de gloire et charge/ de compliments. lI e/tait six heures du soir. On vint m'avertir un moment apre#s mon retour qu'une dame demandait a\ me voir. J'allai au parloir sur-le-champ. Dieux! quelle apparition surprenante? J'y trouvai Manon. C'e/tait elle; mais plus aimable et plus brillante que je ne l'avais jamais vue. Elle e/tait dans sa dix-huitie\me anne/e. Ses charmes surpassaient tout ce qu'on peut de/crire. C'e/tait un air si fin, si doux, si engageant! l'air de l'amour me#me. Toute sa figure me parut un enchantement. Je demeurai interdit a\ sa vue, et ne pouvant conjec- turer quel e/tait le dessein de cette visite, j'attendais les yeux baisse/s et avec tremblement qu'elle s'expli- qua#t. Son embarras fut pendant quelque temps e/gal au mien; mais voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux pour cacher quelques larmes, elle me dit d'un ton timide qu'elle confessait que son infide/lite/ me/ritait ma haine, mais que s'il e/tait vrai que j'eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu aussi bien de la durete/ a\ laisser passer deux ans sans prendre soin de m'informer d'elle, et qu'il y en avait bien encore a\ la voir dans l'e/tat ou\ elle e/tait en ma pre/sence sans lui dire une parole. Le de/sordre de mon a#me en entendant ce discours ne saurait e#tre exprime/. Elle s'assit, je demeurai debout, le corps a\ demi tourne/, n'osant l'envisager directement. Je commenc@ai plusieurs fois une re/ponse, que je n'eus pas la force d'achever. Enfin, je fis un effort pour m'e/crier doulou- reusement : Perfide Manon! ah! perfide! perfide! Elle me re/pe/ta en pleurant a\ chaudes larmes, qu'elle ne pre/- tendait point justifier sa perfidie. Que pre/tendez-vous donc, m'e/criai-je encore? Je pre/tends mourir, re/pondit- elle, si vous ne me rendez votre coeur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infide\le! repris-je, en versant moi-me#me des pleurs, que je m'efforc@ai en vain de retenir, demande ma vie qui est l'unique chose qui me reste a\ te sacrifier; car mon coeur n'a jamais cesse/ d'e#tre a\ toi. A peine eus-je acheve/ ces derniers mots qu'elle se leva avec transport pour venir m'embrasser. Elle m'accabla de mille caresses passionne/es. Elle m'appela par tous les noms que l'amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n'y re/pondais encore qu'avec langueur. Quel passage en effet de la situation tranquille ou\ j'avais e/te/, aux mou- vements tumultueux que je sentais renai#tre. J'en e/tais e/pouvante/. Je fre/missais comme il arrive lorsqu'on se trouve la nuit dans une campagne e/carte/e : On se croit transporte/ dans un nouvel ordre de choses. On y est saisi d'une horreur secre\te, dont on ne se remet qu'apre\s avoir conside/re/ longtemps tous les environs. Nous nous assi#mes l'un aupre\s de l'autre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah! Manon, lui dis-je, en la regardant d'un oeil triste, je ne m'e/tais pas attendu a\ la noire trahison dont vous avez paye/ mon amour. ll vous e/tait bien facile de tromper un coeur, dont vous e/tiez la souveraine absolue, et qui mettait sa fe/licite/ a\ vous plaire et a\ vous obe/ir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouve/ d'aussi tendres, et d'aussi soumis. Non, non, la nature n'en fait gue\re de la me#me trempe que le mien. Dites-moi du moins si vous l'avez quelque- fois regrette/. Quel fonds dois-je faire sur ce retour de bonte/ qui vous rame\ne aujourd'hui pour le consoler? Je ne vois que trop que vous e#tes plus charmante que jamais, mais au nom de toutes les peines que j'ai souf- fertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fide\le. Elle me re/pondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s'engagea a\ la fide/lite/ par tant de protestations et de serments qu'elle m'attendrit a\ un degre/ inexprimable. Che\re Manon! lui dis-je, avec un me/lange profane d'expressions amoureuses et the/olo- giques, tu es trop adorable pour une cre/ature. Je me sens le coeur emporte/ par une de/lectation victorieuse. Tout ce qu'on dit de la liberte/ a\ Saint-Sulpice est une chime\re. Je vais perdre ma fortune, et ma re/putation pour toi, je le pre/vois bien, je lis ma destine/e dans tes beaux yeux; mais de quelles pertes ne serais-je pas console/ par ton amour? Les faveurs de la fortune ne me touchent point, la gloire me parai#t une fume/e, tous mes projets de vie eccle/siastique e/taient de folles imagina- tions, enfin tous les biens diffe/rents de ceux que j'espe#re avec toi sont des biens me/prisables, puisqu'ils ne sau- raient tenir un moment dans mon coeur contre un seul de tes regards. En lui promettant ne/anmoins un oubli ge/ne/ral de ses fautes, je voulus e#tre informe/ de quelle manie\re elle s'e/tait laisse/ se/duire par B... Elle m'apprit que l'ayant vue a\ sa fene#tre, il e/tait devenu passionne/ pour elle; qu'iI avait fait sa de/claration en Fermier ge/ne/ral, c'est-a\ dire, en lui marquant dans une lettre que le payement serait proportionne/ aux faveurs; qu'elle avait capitule/ d'abord, mais sans autre dessein que de tirer de lui quelque somme conside/rable, qui pu#t servir a\ nous faire vivre commode/ment; mais qu'il l'avait e/blouie par de si magnifiques promesses qu'elle s'e/tait laisse/ e/branler peu a\ peu; que je devais juger pourtant de ses remords par la douleur dont elle m'avait laisse/ voir des te/moignages la veille de notre se/paration. Que malgre/ l'opulence dans laquelle il l'avait entretenue elle n'avait jamais gou#te/ de bonheur avec lui, non seu- lement parce qu'elle n'y trouvait point, me dit-elle, la de/licatesse de mes sentiments, et l'agre/ment de mes manie\res; mais parce qu'au milieu me#me des plaisirs qu'il lui procurait sans cesse, elle portait au fond du coeur le souvenir de mon amour, et le remords de son infide/lite/. Elle me parla de Tiberge et de la confusion extre#me que sa visite lui avait cause/e. Un coup d'e/pe/e dans le coeur, ajouta-t-elle, m'aurait moins e/mu le sang. Je lui tournai le dos sans pouvoir soutenir un moment sa pre/sence. Elle continua de me raconter par quels moyens elle avait e/te/ instruite de mon se/jour a\ Paris, du changement de ma condition, de mes exercices de Sorbonne. Elle m'assura qu'elle avait e/te/ si agite/e pen- dant la dispute, qu'elle avait eu beaucoup de peine, non seulement a\ retenir ses larmes, mais ses ge/misse- ments me#me et ses cris, qui avaient e/te/ plus d'une fois sur le point d'e/clater. Enfin elle me dit qu'elle e/tait sortie de ce lieu la dernie\re pour cacher son de/sordre; et que ne suivant que le mouvement de son coeur, et l'impe/tuosite/ de ses de/sirs, elle e/tait venue droit au Se/minaire avec la re/solution d'y mourir, si elle ne me trouvait pas dispose/ a\ lui pardonner. Ou\ trouver un barbare qu'un repentir si vif et si tendre n' aurait pas touche/! pour moi j'avoue que j'aurais sacrifie/ pour Manon tous les e/ve#che/s du monde chre/tien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait a\ propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit qu'il fallait sur-le-champ sortir du Se/minaire, et remettre a\ nous arranger dans un lieu plus assure/. Je consentis a\ toutes ses volonte/s sans re/plique. Elle entra dans son carrosse pour aller m'attendre au coin de la rue. Je m'e/chappai un moment apre\s sans e#tre aperc@u du portier; je montai avec elle. Nous passa#mes a\ la friperie. Je repris les galons et l'e/pe/e. Manon fournit aux frais, car j'e/tais sans un sou, et dans la crainte que je ne trouvasse de l'obstacle a\ ma sortie de Saint-Sulpice, elle n'avait pas voulu que je retournasse un moment a\ ma chambre pour y prendre mon argent. Mon tre/sor d'ailleurs e/tait me/diocre, et elle e/tait assez riche des libe/ralite/s de B... pour me/priser si peu de chose. Nous confe/ra#mes chez le fripier me#me sur le parti que nous allions prendre. Pour me faire valoir davantage le sacrifice qu'elle me faisait de B... elle re/solut de ne pas garder avec lui le moindre me/nagement. Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont a\ lui; mais j'emporterai comme de justice les bijoux et environ soixante mille francs que j'ai tire/s de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donne/ nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle, ainsi nous pouvons demeurer sans crainte a\ Paris, en prenant une maison commode ou\ nous vivrons heureusement ensemble. Je lui repre/sentai que s'il n'y avait point de pe/ril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi qui ne manquerais point to#t ou tard d'e#tre reconnu, et qui serais conti- nuellement expose/ au malheur que j'avais de/ja\ essuye/. Elle me laissa entendre qu'elle aurait du regret a\ quitter Paris. Je craignais tant de la chagriner, qu'il n'y avait point de hasards que je ne me/prisasse pour lui plaire : cependant nous trouva#mes un milieu raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelque village aux environs de Paris, d'ou\ il nous serait aise/ d'aller a\ la ville, lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nous choisi#mes Chaillot qui n'en est pas e/loigne/. Manon retourna sur-le-champ chez elle. J'allai l'attendre a\ la petite porte du Jardin des Tuileries. Elle revint une heure apre\s dans un carrosse de louage avec une fille qui la servait, et quelques malles ou\ ses habits et tout ce qu'elle avait de pre/cieux e/tait renferme/. Nous ne tarda#mes point a\ gagner Chaillot. Nous logea#mes la premie\re nuit a\ l'auberge, pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appar- tement commode. Nous en trouva#mes de\s le lendemain un de notre gou#t. Mon bonheur me parut alors e/tabli d'une manie\re ine/branlable. Manon e/tait la douceur, et la complaisance me#me. Elle avait pour moi des atten- tions si de/licates, que je me crus trop parfaitement de/dommage/ de toutes mes peines passe/es. Comme nous avions acquis tous deux un peu d'expe/rience, nous raisonna#mes sur la solidite/ de notre fortune. Soixante mille francs qui faisaient le fond de nos richesses n'e/taient pas une somme qui pu#t s'e/tendre autant que le cours d'une longue vie. Nous n'e/tions pas dispose/s d'ailleurs a\ resserrer trop notre de/pense. La premie\re vertu de Manon, non plus que la mienne, n'e/tait pas l'e/conomie. Voici le plan que je lui proposai. Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille e/cus nous suffiront chaque anne/e si nous continuons de vivre a\ Chaillot. Nous y me\nerons une vie honne#te, mais simple. Notre unique de/pense sera pour l'entretien d'un carrosse, et pour les spectacles et les plaisirs de Paris. Nous nous re/glerons. Vous aimez l'ope/ra, nous irons trois fois la semame. Pour le jeu nous nous borne- rons tellement que nos pertes ne passeront jamais dix pistoles. Il est impossible que dans l'espace de dix ans, il n'arrive point de changement dans ma famille; mon pe\re est a#ge/, il peut mourir. Je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes. Cet arrangement n'eu#t pas e/te/ la plus folle action de ma vie, si nous eussions e/te/ assez sages pour nous y assujettir constamment. Mais nos re/solutions ne dure\rent gue\re plus d'un mois. Manon e/tait passion- ne/e pour le plaisir. Je l'e/tais pour elle. Il nous naissait a\ tous moments de nouvelles occasions de de/pense, et loin de regretter les sommes qu'elle employait quel- quefois avec profusion, je fus le premier a\ lui procurer tout ce que je croyais propre a\ lui plaire. Notre demeure de Chaillot commenc@a me#me a\ lui devenir a\ charge. L'hiver approchait, tout le monde retournait a\ la ville, la campagne devenait de/serte. Elle me proposa de reprendre une maison a\ Paris, je n'y consentis point; mais pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meuble/, et que nous y passerions la nuit, lorsqu'il nous arriverait de quitter trop tard l'assemble/e, ou\ nous allions plusieurs fois la semaine; car l'incommodite/ de revenir si tard a\ Chaillot e/tait le pre/texte qu'elle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donna#mes ainsi deux loge- ments, l'un a\ la ville et l'autre a\ la campagne. Ce chan- gement mit biento#t le dernier de/sordre dans nos affaires, en faisant nai#tre deux aventures qui cause\rent notre ruine. Manon avait un fre#re qui e/tait Garde du corps. Il se trouva malheureusement loge/ a\ Paris dans la me#me rue que nous. Il reconnut sa soeur, en la voyant le matin a\ sa fene#tre. Il accourut aussito#t chez nous. C'e/tait un homme brutal, et sans principes d'honneur. Il entra dans notre chambre, en jurant horriblement; et comme il savait une partie des aventures de sa soeur, il l'accabla d'injures et de reproches. J'e/tais sorti un moment aupa- ravant; ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui n'e/tais rien moins que dispose/ a\ souffrir une insulte. Je ne retournai au logis qu'apre\s son de/part. La tristesse de Manon me fit juger qu'il s'e/tait passe/ quelque chose d'extraordinaire. Elle me raconta la sce\ne fa#cheuse qu'elle venait d'essuyer et les menaces brutales de son fre\re. J'en eus tant de ressentiment, que j'eusse couru sur-le-champ a\ la vengeance, si elle ne m'eu\t arre#te/ par ses larmes. Pendant que je m'entre- tenais avec elle de cette aventure, le Garde du corps rentra dans la chambre ou\ nous e/tions, sans s'e#tre fait annoncer. Je ne l'aurais pas rec@u aussi civilement que je fis, si je l'eusse connu; mais nous ayant salue/s d'un air riant, il eut le temps de dire a\ Manon qu'il venait lui faire des excuses de son emportement, qu'il la croyait dans le de/sordre, et que cette opinion avait allume/ sa cole\re; mais que s'e/tant informe/ qui j'e/tais d'un de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avan- tageuses, qu'elles lui faisaient de/sirer de bien vivre avec nous. Quoique cette information qui lui venait d'un de mes laquais, eu#t quelque chose de bizarre et de choquant, je rec@us son compliment avec honne#tete/. Je crus faire plaisir a\ Manon. Elle paraissait charme/e de le voir porte/ a\ se re/concilier. Nous le reti#nmes a\ di#ner. Il se rendit en peu de moments si familier, que nous ayant entendu parler de notre retour a\ Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession; car il s'accoutuma a\ nous voir avec tant de plaisir, qu'il fit biento#t sa maison de la no#tre, et qu'il se rendit mai#tre en quelque sorte de tout ce qui nous appartenait. Il m'appelait son fre\re, et sous pre/- texte de la liberte/ fraternelle, il se mit sur le pied d'ame- ner tous ses amis dans notre maison de Chaillot, et de les y traiter a\ nos de/pens. Il se fit habiller magnifique- ment a\ nos frais, et il nous engagea a\ payer toutes ses dettes : je fermais les yeux sur cette tyrannie pour ne pas de/plaire a\ Manon. Je fis me#me semblant de ne pas m'apercevoir qu'il tirait d'elle de temps en temps des sommes conside/rables. Il est vrai qu'e/tant grand joueur, il avait la fide/lite/ de lui en remettre une partie, lorsque la fortune le favorisait. Mais la no#tre e/tait trop me/diocre pour fournir longtemps a\ des de/penses si peu mode/re/es. J'e/tais sur le point de m'expliquer fortement avec lui, pour nous de/livrer de ses impor- tunite/s, lorsqu'un funeste accident m'e/pargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous a abi#me/s sans ressource. Nous e/tions demeure/s un jour a\ Paris pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante qui restait seule a\ Chaillot dans ces occasions vint m'avertir le matin, que le feu avait pris pendant la nuit dans ma maison, et qu'on avait eu beaucoup de difficulte/s a\ l'e/teindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage. Elle me re/pondit, qu'il y avait eu une si grande confusion cause/e par la multi- tude de personnes qui e/taient venues au secours, qu'elle ne pouvait e#tre assure/e de rien. Je tremblai pour notre argent, qui e/tait renferme/ dans une petite caisse. Je me rendis promptement a\ Chaillot. Diligence inutile, la caisse avait de/ja\ disparu. J'e/prouvai alors qu'on peut aimer l'argent sans e#tre avare. Cette perte me pe/ne/tra d'une si vive douleur que j'en pensai perdre la raison. Je compris tout d'un coup a\ quels nouveaux malheurs j'allais me trouver expose/. L'indigence e/tait le moindre. Je connaissais Manon; je n'avais de/ja\ que trop e/prouve/ que quelque fide\le, et quelque attache/e qu'elle me fu#t dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la mise\re. Elle aimait trop l'abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai, m'e/criai-je. Malheureux Chevalier! tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes! Cette pense/e me jeta dans un trouble si affreux, que je balanc@ai pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant je conservai assez de prudence pour vouloir examiner auparavant s'il ne me restait nulle ressource. Le Ciel me fit nai#tre une pense/e qui arre#ta mon de/sespoir. Je crus qu'il ne me serait pas impos- sible de cacher notre perte a\ Manon, et que soit par industrie, soit par quelque bonheur de fortune, je pourrais fournir assez honne#tement a\ son entretien, pour l'empe#cher de sentir la ne/cessite/. J'ai compte/, disais-je, pour me consoler, que nos vingt mille e/cus nous suffiraient pendant dix ans; supposons que les dix ans soient e/coule/s; et que nul des changements que j'espe/rais ne soit arrive/ dans ma famille. Quel parti prendrais-je? Je ne le sais pas trop bien; mais ce que je ferais alors, qui m'empe#che de le faire aujourd'hui? Combien de personnes vivent a\ Paris, qui n'ont ni mon esprit, ni mes qualite/s naturelles, et qui doivent ne/anmoins leur entretien a\ leurs talents, tels qu'ils les ont? La Providence, ajoutais-je, en re/fle/chissant sur les diffe/rents e/tats de la vie, n'a-t-elle pas arrange/ les choses fort sagement? La plupart des grands, et des riches sont des sots; cela est clair a\ qui connai#t un peu le monde. Or il y a une justice admirable la\-dedans. S'ils joignaient l'esprit aux richesses, ils seraient trop heureux, et le reste des hommes trop mise/rables. Les qualite/s du corps et de l'a#me sont accorde/es a\ ceux-ci, comme des moyens pour se tirer de la mise\re et de la pauvrete/. Les uns prennent part aux richesses des grands en servant a\ leurs plaisirs, ils en font des dupes : d'autres servent a\ leur instruction, ils ta#chent d'en faire d'honne#tes gens; il est rare a\ la ve/rite/ qu'ils y re/ussissent, mais ce n'est pas la\ le but de la divine sagesse : ils tirent toujours un fruit de leurs soins, qui est de vivre a\ leurs de/pens; et de quelque fac@on qu'on le prenne, c'est un fond excellent de revenu pour les petits que la sottise des riches et des grands. Ces pense/es me remirent un peu le coeur et la te#te. Je re/solus d'abord d'aller consulter Mr. Lescaut fre\re de Manon. Il connaissait parfaitement son Paris, et je n'avais eu que trop d'occasions de reconnai#tre que ce n'e/tait ni de son bien, ni de la paye du Roi qu'il tirait son plus clair revenu. Il me restait a\ peine vingt pistoles qui s'e/taient trouve/es heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai s'il y avait pour moi un milieu a\ espe/rer entre mourir de faim et me casser la te#te de de/sespoir. Il me re/pondit que se casser la te#te e/tait la ressource des sots. Pour mourir de faim, qu'il y avait quantite/ de gens d'esprit qui se voyaient re/duits la\ quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents; que c'e/tait a\ moi a\ examiner de quoi j'e/tais capable; qu'il m'assurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises. Cela est bien vague, Monsieur Lescaut, lui dis-je, mes besoins demanderaient un reme\de plus pre/sent; car que voulez-vous que je dise a\ Manon? A propos de Manon, reprit-il; qu'est-ce qui vous embarrasse? N'avez-vous pas toujours avec elle de quoi finir vos inquie/tudes quand vous voudrez? Une fille comme elle devrait vous entretenir, vous, elle et moi. Il me coupa la re/ponse que cette impertinence me/ritait, pour continuer de me dire, qu'il me garantis- sait avant le soir mille e/cus a\ partager entre nous, si je voulais suivre son conseil; qu'il connaissait un seigneur si libe/ral sur le chapitre des plaisirs qu'il e/tait su#r que mille e/cus ne lui cou#teraient rien pour passer une nuit avec une fille comme Manon. Je l'arre#tai. J'avais meilleure opinion de vous, lui re/pondis-je, je m'e/tais figure/ que le motif que vous aviez eu de m'accorder votre amitie/ e/tait un sentiment pour votre soeur tout oppose/ a\ celui ou\ vous e#tes maintenant. Il me confessa impudemment qu'il avait toujours pense/ de me#me, et qu'apre#s avoir passe/ les bornes de l'honneur comme elle avait fait il ne se serait jamais re/concilie/ avec elle, si ce n'eu#t e/te/ dans l'espe/rance de profiter de sa mau- vaise conduite. Il me fut aise/ de juger que nous avions e/te/ ses dupes jusqu'alors. Quelque e/motion ne/anmoins que ce discours m'eu#t cause/e, le besoin que j'avais de lui m'obligea de lui re/pondre en riant, que son conseil e/tait une dernie\re ressource, qu'il fallait remettre a\ l'extre/mite/. Je le priai de m'ouvrir quelque autre voie. Il me proposa de profiter de ma jeunesse, et de la figure avantageuse que j'avais rec@ue de la nature pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libe/rale. Je ne gou#tai pas non plus ce parti, qui m'aurait rendu infide#le a\ Manon. Je lui parlai du jeu comme du moyen le plus facile, et le plus convenable a\ ma situation. Il me dit que le jeu a\ la ve/rite/ e/tait une ressource; mais que cela demandait d'e#tre explique/ : qu'entreprendre de jouer simplement avec les espe/rances communes e/tait le vrai moyen d'achever ma perte : que de pre/- tendre exercer seul, et sans e#tre soutenu, les petits moyens qu'un habile homme emploie pour corriger la fortune, e/tait un me/tier trop dangereux; qu'il y avait une troisie#me voie, qui e/tait celle de l'association; mais que ma jeunesse lui faisait craindre que MM. les confe/de/re/s ne me jugeassent point encore les qualite/s propres a\ la ligue. Il me promit ne/anmoins ses bons offices aupre\s d'eux, et ce que je n'aurais pas attendu de lui, il m'offrit quelque argent, lorsque je me trou- verais presse/ du besoin. L'unique gra#ce que je lui deman- dai pour le pre/sent, fut de ne rien apprendre a\ Manon de la perte que j'avais faite, et du sujet de notre conversation. Je sortis de chez lui moins satisfait encore que je n'y e/tais entre/. Je me repentis me#me de lui avoir confie/ mon secret. Il n'avait rien fait pour moi que je n'eusse pu en obtenir de me#me sans cette ouverture, et je crai- gnais mortellement qu'il ne manqua#t a\ la promesse qu'il m'avait faite de ne rien de/couvrir a\ Manon. J'avais lieu d'appre/hender aussi, par la de/claration qu'il m'avait faite de ses sentiments, qu'il ne forma#t le dessein de tirer parti d'elle en l'enlevant de mes mains; ou du moins en lui conseillant de me quitter pour s'attacher a\ un amant plus riche et plus heureux. Je fis la\-dessus mille re/flexions, qui n'aboutirent qu'a\ me tourmenter et a\ renouveler le de/sespoir ou\ j'avais e/te/ le matin. Il me vint plusieurs fois a\ l'esprit d'e/crire a\ mon pe\re et de feindre une nouvelle conversion, pour obtenir de lui quelque secours d'argent; mais je me rappelai aussi- to#t que malgre/ toute sa bonte/, il m'avait resserre/ six mois dans une e/troite prison pour ma premie\re faute; j'e/tais assure/ qu'apre#s un e/clat tel qu'avait du# causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiterait beaucoup plus rigoureusement. Enfin, cette confusion de pense/es en produisit une qui remit le calme tout d'un coup dans mon esprit, et que je m'e/tonnai de n'avoir pas eue plus to#t. Ce fut de recourir a\ mon ami Tiberge; dans lequel j'e/tais bien assure/ de retrouver toujours le me#me fond de ze\le et d'amitie/. Rien n'est plus admirable, et ne fait plus d'honneur a\ la vertu, que la confiance avec laquelle on s'adresse aux personnes dont on connai#t parfaitement la probite/; on sent qu'il n'y a point de pe/ril a\ courir. Si elles ne sont pas toujours en e/tat d'offrir du secours, on est su#r qu'on en obtiendra du moins de la bonte/ et de la compassion. Le coeur qui se ferme avec tant de soin au reste des hommes, s'ouvre naturellement en leur pre/sence comme une fleur s'e/pa- nouit a\ la lumie\re du soleil, dont elle n'attend qu'une douce et utile influence. Je regardai comme un effet de la protection du Ciel m'e#tre souvenu si a\ propos de Tiberge, et je re/solus de chercher les moyens de le voir me#me avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis pour lui e/crire un mot, et lui assigner un lieu propre a\ notre entretien. Je lui recommandai le silence et la discre/tion, comme un des plus importants services qu'il pu#t me rendre dans la situation de mes affaires. La joie que l'espe/rance de le voir m'inspirait, effac@a les traces du chagrin que Manon n'aurait pas manque/ d'apercevoir sur mon visage. Je lui parlai de notre malheur de Chaillot comme d'une bagatelle qui ne devait point l'alarmer, et comme Paris e/tait le lieu du monde ou\ elle se voyait avec le plus de plaisir, elle ne fut pas fa#che/e de m'entendre dire qu'il e/tait a\ propos d'y demeurer jusqu' a\ ce qu'on eu#t re/pare/ a\ Chaillot quelques le/gers effets de l'incendie. Une heure apre\s je rec@us la re/ponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de l'assignation. J'y courus avec impatience. Je sentais ne/anmoins quelque honte d'aller parai#tre aux yeux d'un ami, dont la seule pre/sence serait un reproche de mes de/sordres; mais l'opinion que j'avais de la bonte/ de son coeur, et l'inte/re#t de Manon sou- tinrent ma hardiesse. Je l'avais prie/ de se trouver au jardin du Palais Royal. Il y e/tait avant moi. Il vint m'embrasser aussito#t qu'il m'eut aperc@u. Il me tint serre/ longtemps entre ses bras, et je sentis mon visage mouille/ de ses larmes. Je lui dis que je ne me pre/sentais a\ lui qu'avec confusion, et que je portais dans mon coeur un vif sentiment de mon ingratitude, que la pre- mie\re chose dont je le conjurais e/tait de m'apprendre, s'il m'e/tait encore permis de le regarder comme mon ami, apre\s avoir me/rite/ si justement de perdre son estime et son affection. Il me re/pondit du ton le plus tendre et le plus naturel, que rien n'e/tait capable de le faire renoncer a\ cette qualite/; que mes malheurs me#mes, et si je lui permettais de le dire, mes fautes et mes de/sordres avaient redouble/ sa tendresse pour moi; mais que c'e/tait une tendresse me#le/e de la plus vive dou- leur, telle qu'on la sent pour une personne che\re qu'on voit toucher a\ sa ruine sans pouvoir la secourir. Nous nous assi#mes sur un banc. He/las! lui dis-je, avec un soupir parti du fond du coeur, votre compassion doit e#tre excessive, mon cher Tiberge, si vous m'assurez qu'elle est e/gale a\ mes peines. J'ai honte de vous le laisser voir; car je confesse que la cause n'en est pas ' glorieuse; mais l'effet en est si triste, qu'il n'est pas besoin de m'aimer autant que vous faites pour en e#tre attendri. Il me demanda comme une marque d'amitie/ de lui raconter sans de/guisement ce qui m'e/tait arrive/ depuis mon de/part de Saint-Sulpice. Je le satisfis, et loin d'alte/rer quelque chose a\ la ve/rite/ ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force qu'elle m'ins- pirait. Je la lui repre/sentai comme un de ces coups par- ticuliers du destin, qui s'attache a\ la ruine d'un mise/- rable, et dont il est aussi impossible a\ la vertu de se de/fendre qu'il l'a e/te/ a\ la sagesse de les pre/voir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du de/sespoir ou\ j'e/tais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel j'allais retomber, si j'e/tais abandonne/ par mes amis, aussi impitoyablement que par la fortune; enfin, j'attendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi afflige/ par la compassion que je l'e/tais par le sentiment de mes peines. Il ne se lassait point de m'embrasser et de m'exhorter a\ prendre du courage et de la consolation; mais comme il supposait toujours qu'il fallait me se/parer de Manon, je lui fis entendre nettement que c'e/tait cette se/paration me#me que je regardais comme la plus grande de mes infor- tunes, et que j'e/tais dispose/ a\ souffrir non seulement le dernier exce\s de la mise\re, mais la mort me#me la plus cruelle, avant que de recevoir un reme\de plus insuppor- table que tous mes maux ensemble. Expliquez-vous donc, me dit-il; quelle espe\ce de secours suis-je capable de vous donner, si vous vous re/voltez contre toutes mes propositions? Je n'osais lui de/clarer que c'e/tait de sa bourse que j'avais besoin. Il le comprit pourtant a\ la fin, et m'ayant confesse/ qu'il croyait m'entendre, il demeura quelque temps suspendu avec l'air d'une personne qui balance. Ne croyez pas, reprit-il biento#t, que ma re#verie vienne d'un refroidissement de ze\le et d'amitie/; mais a\ quelle alternative me re/duisez-vous, s'il faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter; ou que je blesse mon devoir en vous l'accordant; car n'est-ce pas prendre part a\ votre de/sordre que de vous y faire perse/ve/rer? Cependant, continua-t-il, apre\s avoir re/fle/chi un moment, je m'imagine que c'est peut-e#tre l'e/tat violent ou\ l'indigence vous jette, qui ne vous laisse pas assez de liberte/ pour choisir le meilleur parti; il faut un esprit tranquille pour gou\ter la sagesse et la ve/rite/. Je trouverai le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, mon cher Chevalier, ajouta-t-il en m'embrassant, d'y mettre seulement une condition, c'est que vous m'apprendrez le lieu de votre demeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes efforts pour vous ramener a\ la vertu que je sais que vous aimez, et dont il n'y a que la violence de vos passions qui vous e/carte. Je lui accordai since\rement tout ce qu'il souhai- tait, et je le priai de plaindre la malignite/ de mon sort, qui me faisait profiter si mal des conseils d'un ami si vertueux. Il me mena aussito#t chez un banquier de sa connaissance, qui m'avanc@a cent pistoles sur son billet; car il n'e/tait rien moins qu'en argent comptant. J'ai de/ja\ dit qu'il n'est pas riche. Son be/ne/fice valait deux mille francs, mais comme c'e/tait la premie\re anne/e qu'il le posse/dait, il n'avait encore rien touche/ du revenu; c'e/tait sur les fruits futurs qu'il me faisait cette avance. Je sentis tout le prix de sa ge/ne/rosite/. J'en fus touche/ jusqu'au point de de/plorer l'aveuglement d'un amour fatal, qui me faisait violer tous les devoirs. La vertu eut assez de force pendant quelques moments pour s'e/lever dans mon coeur contre ma passion, et j'aperc@us du moins dans cet instant de lumie\re, la honte, et l'indi- gnite/ de mes chai#nes. Mais ce combat fut le/ger et dura peu. La vue de Manon m'aurait fait pre/cipiter du ciel, et je m'e/tonnai en me retrouvant aupre\s d'elle, que j'eusse pu traiter un moment de honteuse une tendresse si juste pour un objet si charmant. Manon e/tait une cre/ature d'un caracte\re extraordi- naire. Jamais fille n'eut moins d'attachement qu'elle pour l'argent, et elle ne pouvait ne/anmoins e#tre tran- quille un moment avec la crainte d'en manquer. C'e/tait du plaisir et des passe-temps qu'il Iui fallait. Elle n'eu#t jamais voulu toucher un sou, si l'on pouvait se divertir sans qu'il en cou#te. Elle ne s'informait pas me#me quel e/tait le fond de nos richesses, pourvu qu'elle pu#t passer agre/ablement la journe/e, de sorte que n'e/tant ni excessi- vement adonne/e au jeu, ni d'humeur a\ aimer le faste des grandes de/penses, rien n'e/tait plus facile que de la satisfaire, en lui faisant nai#tre tous les jours des amu- sements de son gou#t; mais c'e/tait une chose si ne/ces- saire pour elle d'e#tre ainsi occupe/e par le plaisir qu'il n'y avait pas le moindre fonds a\ faire sans cela sur son humeur, et sur ses inclinations. Quoiqu'elle m'aima#t tendrement, et que je fusse le seul, comme elle en convenait volontiers, qui pu#t lui faire gou#ter parfai- tement les douceurs de l'amour, j'e/tais presque certain que sa tendresse ne tiendrait point contre de certaines craintes. Elle m'aurait pre/fe/re/ a\ toute la terre avec une fortune me/diocre; mais je ne doutais nullement qu'elle ne m'abandonna#t pour quelque nouveau B... lorsqu'il ne me resterait que de la confiance et de la fide/lite/ a\ lui offrir. Je re/solus donc de re/gler si bien ma de/pense particulie\re, que je fusse toujours en e/tat de fournir aux siennes, et de me priver pluto#t de mille choses ne/cessaires que de la borner me#me pour le superflu. Le carrosse m'effrayait plus que tout le reste, car il n'y avait point d'apparence de pouvoir entretenir des che- vaux, et un cocher. Je de/couvris ma peine a\ Mr. Lescaut. Je ne lui avais point cache/ que j'eusse rec@u cent pistoles d'un ami. Il me re/pe/ta que si je voulais tenter le hasard du jeu, il ne de/sespe/rait point qu'en sacrifiant de bonne gra#ce une centaine de francs pour traiter ses associe/s, je ne pusse e#tre admis a\ sa recommandation dans la ligue de l'industrie. Quelque re/pugnance que j'eusse a\ tromper, je me laissai entrai#ner par la ne/cessite/. Mr. Lescaut me pre/senta le soir me#me, comme un de ses parents; il ajouta que j'e/tais d'autant mieux dispose/ a\ re/ussir, que j'avais besoin des plus grandes faveurs de la fortune. Cependant pour faire connai#tre que ma mise\re n'e/tait pas celle d'un homme de ne/ant, il leur dit que j'e/tais dans le dessein de leur donner a\ souper. L'offre fut accepte/e. Je les traitai magnifique- ment. On s'entretint longtemps de la gentillesse de ma figure, et de mes heureuses dispositions. On pre/tendit qu'il y avait beaucoup a\ espe/rer de moi, parce qu'ayant quelque chose dans la physionomie qui sentait l'hon- ne#te homme, personne ne se de/fierait de mes artifices. Enfin on remercia Mr. Lescaut d'avoir procure/ a\ l'ordre un novice de mon me/rite, et l'on chargea un des chevaliers de me donner, pendant quelques jours, les instructions ne/cessaires. Le principal the/a#tre de mes exploits devait e#tre l'Ho#tel de Transylvanie, ou\ il y avait une table de pharaon dans une salle, et divers autres jeux de cartes et de de/s dans la galerie. Cette acade/mie se tenait au profit de Mr. le Prince de R... qui demeu- rait alors a\ Clagny, et la plupart de ses officiers e/taient de notre socie/te/. Je profitai en peu de temps des lec@ons de mon mai#tre. J'acquis surtout beaucoup d'habi- lete/ a\ faire une volte-face, a\ filer la carte, et avec le secours d'une longue paire de manchettes, j'escamotais assez proprement pour tromper les yeux des plus habiles, et ruiner sans affectation quantite/ d'honne#tes joueurs. Cette adresse extraordinaire ha#ta si fort les progre\s de ma fortune, que je me trouvai en peu de semaines des sommes conside/rables, outre celles que je parta- geais de bonne foi avec mes associe/s. Je ne craignis plus alors de de/couvrir a\ Manon notre perte de Chaillot, et pour la consoler en lui apprenant cette fa#cheuse nouvelle, je louai une maison garnie ou\ nous nous e/ta- bli#mes avec un air d'opulence et de proprete/. Tiberge n'avait pas manque/ pendant ce temps-la\ de me rendre de fre/quentes visites. Sa morale ne finissait point. Il recommenc@ait sans cesse a\ me repre/senter le tort que je faisais a\ ma conscience, a\ mon honneur et a\ ma fortune. Je recevais ses avis avec amitie/, et quoique je n'eusse pas la moindre disposition a\ les suivre, je lui savais bon gre/ de son ze\le, parce que j'en connais- sais la source. Quelquefois je le raillais agre/ablement dans la pre/sence me#me de Manon; et je l'exhortais a\ n'e#tre pas plus scrupuleux que la plupart des e/ve#ques, et des autres pre#tres, qui savent accorder fort bien une mai#tresse avec un be/ne/fice. Voyez, lui disais-je, en lui montrant les yeux de la mienne, et dites-moi s'il y a des fautes qui ne soient pas justifie/es par une si belle cause. Il prenait patience et il la poussa jusqu'a\ un certain point; mais lorsqu'il vit que mes richesses s'augmentaient et que non seulement je lui avais res- titue/ ses cent pistoles, mais qu'ayant loue/ une nouvelle maison et embelli mon e/quipage, j'allais me replonger plus que jamais dans les plaisirs, il changea entie\rement de ton et de manie\res. Il se plaignit de mon endurcisse- ment, il me menac@a des cha#timents du Ciel, et il me pre/dit une partie des malheurs qui ne tarde\rent gue\re a\ m'arriver. Il est impossible, me dit-il, que les richesses qui servent a\ l'entretien de vos de/sordres, vous soient venues par des voies le/gitimes. Vous les avez acquises injustement, elles vous seront ravies de me#me. La plus terrible punition de Dieu serait de vous en laisser jouir tranquillement. Tous mes conseils, ajouta-t-il, vous ont e/te/ inutiles, je ne pre/vois que trop qu'ils vous seraient biento#t importuns. Adieu, ingrat et faible ami : puissent vos criminels plaisirs s'e/vanouir comme une ombre! Puisse votre fortune, et votre argent pe/rir sans res- source, et vous, rester seul et nu pour sentir la vanite/ des biens qui vous ont follement enivre/! C'est alors que vous me retrouverez dispose/ a\ vous aimer et a\ vous servir; mais je romps aujourd'hui tout commerce avec vous, et je de/teste la vie que vous menez. Ce fut dans ma chambre, aux yeux de Manon, qu'il me fit cette harangue apostolique. Il se leva pour se retirer. Je voulus le retenir; mais je fus arre#te/ par Manon, qui me dit que c'e/tait un fou qu'il fallait laisser sortir. Son discours ne laissa pas de faire quelque impres- sion sur moi. Je remarque ainsi les diverses occasions, ou\ mon coeur sentit un retour vers le bien, parce que c'est a\ ce souvenir que j'ai du# ensuite une partie de ma force dans les plus malheureuses circonstances de ma vie. Les caresses de Manon dissipe\rent en un moment le chagrin que cette sce#ne m'avait cause/. Nous conti- nua#mes de mener une vie toute compose/e de plaisir et d'amour. L'augmentation de nos richesses redoubla notre affection. Ve/nus, et la Fortune n'avaient point d'esclaves plus heureux, et plus tendres. Dieux! Pour- quoi appeler le monde un lieu de mise\res, puisqu'on y peut gou#ter de si charmantes de/lices! mais he/las! leur faible est de passer trop vite. Quelle autre fe/licite/ voudrait-on se proposer, si elles e/taient de nature a\ durer toujours? Les no#tres eurent le sort commun, c'est-a\-dire, de durer peu, et d'e#tre suivies par des regrets amers. J'avais fait au jeu des gains si conside/rables, que je pensais a\ placer une partie de mon argent. Mes domestiques n'ignoraient pas mes succe\s, surtout mon valet de chambre, et la suivante de Manon, devant lesquels nous nous entretenions souvent sans de/fiance. Cette fille e/tait jolie. Mon valet en e/tait amoureux. Ils avaient affaire a\ des mai#tres jeunes et faciles, qu'ils s'imagine\rent pouvoir tromper aise/ment. Ils en conc@urent le dessein et ils l'exe/cute\rent si malheureu- sement pour nous qu'ils nous mirent dans un e/tat, dont il ne nous a jamais e/te/ possible de nous relever. Mr. Lescaut nous ayant un jour donne/ a\ souper, il e/tait environ minuit lorsque nous retourna#mes au logis. J'appelai mon valet, et Manon sa fille de chambre; ni l'un, ni l'autre ne parurent. On nous dit qu'ils n'avaient point e/te/ vus dans la maison depuis huit heures, et qu'ils e/taient sortis apre#s avoir fait transporter quelques caisses selon les ordres qu'ils disaient avoir rec@us de moi. Je pressentis une partie de la ve/rite/; mais je ne formai point de soupc@ons qui ne fussent surpasse/s par ce que j'aperc@us en entrant dans ma chambre. La ser- rure de mon cabinet avait e/te/ force/e, et mon argent enleve/ avec tous les habits. Dans le temps que je re/fle/- chissais seul sur cet accident, Manon vint tout effraye/e m'apprendre qu'on avait fait le me#me ravage dans son appartement. Le coup me parut si cruel qu'il n'y eut qu'un effort extraordinaire de raison qui m'empe#cha de me livrer aux cris et aux pleurs. La crainte de communiquer mon de/sespoir a\ Manon me fit affecter de prendre un visage tranquille. Je lui dis en badinant que je me vengerais sur quelque dupe a\ l'Ho#tel de Transylvanie. Cependant elle me sembla si sensible a\ notre malheur, que sa tristesse eut bien plus de force pour m'afliger, que ma joie feinte n'en avait eu pour l'empe#cher d'e#tre trop abattue. Nous sommes perdus, me dit-elle, les larmes aux yeux. Je m'efforc@ai en vain de la consoler par mes caresses. Mes propres pleurs trahissaient mon de/sespoir, et ma consternation. En effet nous e/tions ruine/s si absolument qu'il ne nous restait pas une chemise. Je pris le parti d'envoyer chercher sur-le-champ Mr. Lescaut. Il me conseilla d'aller a\ l'heure me#me chez Mr. le Lieutenant de Police, et Mr. le Grand Pre/vo#t de Paris. J'y allai; mais ce fut pour mon plus grand malheur; car outre que cette de/marche, et celles que je fis faire a\ ces deux officiers de justice, ne produisirent rien, je donnai le temps a\ Lescaut d'entretenir sa soeur, et de lui inspirer pendant mon absence une horrible re/solution. Il lui parla de Mr. de G... M..., vieux volup- tueux qui payait prodiguement les plaisirs, et il lui fit envisager tant d'avantages a\ se mettre a\ sa solde, que trouble/e comme elle e/tait par notre disgra#ce, elle entra dans tout ce qu'il entreprit de lui persuader. Cet hono- rable marche/ fut conclu avant mon retour, et l'exe/cution remise au lendemain, apre\s que Lescaut aurait pre/venu Mr. de G... M... Je le retrouvai qui m'attendait au logis; mais Manon s'e/tait couche/e dans son apparte- ment, et elle avait donne/ ordre a\ un laquais de me dire qu'ayant besoin d'un peu de repos, elle me priait de la laisser seule pendant cette nuit. Lescaut me quitta apre\s m'avoir offert quelques pistoles que j'acceptai. Il e/tait presque quatre heures lorsque je me mis au lit, et m'y e/tant encore entretenu longtemps des moyens de re/ta- blir ma fortune, je m'endormis si tard que je ne pus me re/veiller que vers les onze heures. Je me levai prompte- ment pour m'aller informer de la sante/ de Manon. On me dit qu'elle e/tait sortie une heure auparavant avec son fre\re, qui l'e/tait venu prendre dans un carrosse de louage. Quoiqu'une telle partie faite avec Lescaut me paru#t myste/rieuse, je me fis violence pour suspendre mes soupc@ons. Je laissai couler quelques heures que je passai a\ lire. Enfin n'e/tant plus le mai#tre de mon inquie- tude, je me promenai a\ grands pas dans nos apparte- nts. J'aperc@us dans celui de Manon une lettre cachete/e qui e/tait sur sa table. L'adresse e/tait a\ moi, et l'e/criture de sa main. Je l'ouvris avec un frisson mortel : elle e/tait dans ces termes : (( Je te jure, mon cher Chevalier, que tu es l'idole de mon coeur, et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la fac@on dont je t'aime; mais ne vois-tu pas, ma pauvre che\re a#me, que dans l'e/tat ou\ nous sommes re/duits, c'est une sotte vertu que la fide/lite/? Crois-tu qu'on puisse e#tre bien tendre lorsqu'on manque de pain? La faim me causerait quelque me/prise fatale, je rendrais quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d'amour. Je t'adore, compte la\-dessus, mais laisse-moi pour quelque temps le me/nagement de notre fortune. Malheur a\ qui va tomber dans mes filets, je travaille pour rendre mon Chevalier riche et heureux. Mon fre\re t'apprendra des nouvelles de ta Manon, et qu'elle a pleure/ de la ne/cessite/ de te quitter. )) Je demeurai apre\s cette lecture dans un e/tat qui me serait difficile a\ de/crire; car j'ignore encore aujourd'hui par quelle espe\ce de sentiments je fus alors agite/. Ce fut une de ces situations uniques auxquelles on n'a rien e/prouve/ qui soit semblable; on ne saurait les expliquer aux autres, parce qu'ils n'en ont pas l'ide/e; et l'on a peine a\ se les bien de/me#ler a\ soi-me#me; parce qu'e/tant seules de leur espe\ce, cela ne se lie a\ rien dans la me/moire, et ne peut me#me e#tre rapproche/ d'aucuns sentiments connus. Cependant de quelque nature que les miens fussent, il est certain qu'il devait y entrer de la douleur, du de/pit, de la jalousie, et de la honte. Heureux, s'il n'y fu#t pas entre/ encore plus d'amour! Elle m'aime, je le veux croire, mais ne faudrait-il pas, m'e/criai-je, qu'elle fu#t un monstre pour me hai$r? Quels droits eut-on jamais sur un coeur, que je n'aie pas sur le sien? que me reste-t-il a\ faire pour elle, apre\s tout ce que je lui ai sacrifie/? Cependant elle m'abandonne, et l'ingrate se croit a\ couvert de mes reproches, en me disant, qu'elle ne cesse pas de m'aimer. Elle appre/hende la faim; Dieu d'amour! quelle grossie\rete/ de sentiments, et que cela re/pond mal a\ ma de/licatesse! Je ne l'ai pas appre/hende/e, moi qui m'y expose si volontiers pour elle en renonc@ant a\ ma fortune, et aux douceurs de la maison de mon pe\re; moi qui me suis retranche/ jusqu'au ne/cessaire, pour satisfaire ses petites humeurs et ses caprices : elle m'adore, dit-elle! si tu m'adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils; tu ne m'aurais pas quitte/ du moins sans me dire adieu. C'est a\ moi qu'il faut demander quelles peines cruelles on sent a\ se se/parer de ce qu'on adore. Il faudrait avoir perdu l'esprit pour s'y exposer volontairement. Mes plaintes furent interrompues par une visite a\ laquelle je ne m'attendais pas. Ce fut celle de Lescaut. Bourreau! lui dis-je, en mettant l'e/pe/e a\ la main, ou\ est Manon? qu'en as-tu fait? Ce mouvement l'effraya, il me re/pondit que si c'e/tait ainsi que je le recevais, lorsqu'il venait me rendre compte du service le plus conside/rable qu'il eu#t pu me rendre, il allait se retirer et ne remettrait jamais le pied chez moi. Je courus a\ la porte de la chambre, que je refermai soigneusement. Ne t'imagine pas, lui dis-je en me retournant, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe, et me tromper par des fables. Il faut de/fendre ta vie, ou me faire retrouver Manon. La\! que vous e#tes vif! repartit-il; c'est l'unique sujet qui m'ame\ne. Je viens vous annoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, et pour lequel vous reconnai#trez peut-e#tre que vous m'avez quelque obligation. Je voulus e#tre e/clairci sur-le-champ. Il me raconta que Manon ne pouvant soutenir la crainte de la mise\re, et surtout l'ide/e d'e#tre oblige/e tout d'un coup a\ la re/forme de notre e/quipage, l'avait prie/ de lui procurer la connaissance de Mr. de G... M... qui passait pour un homme ge/ne/reux. Il n'eut garde de me dire que le conseil e/tait venu de lui, ni qu'il eu#t pre/pare/ les voies avant que de l'y conduire. Je l'y ai mene/e ce matin, continua-t-il, et cet honne#te homme a e/te/ si charme/ de son me/rite, qu'il l'a invite/e d'abord a\ lui tenir compagnie a\ sa maison de campagne, ou\ il est alle/ passer quelques jours. Moi, ajouta Lescaut, qui ai pe/ne/tre/ tout d'un coup de quel avantage cela pouvait e#tre pour vous, je lui ai fait entendre adroitement que Manon avait essuye/ des pertes conside/rables, et j'ai tellement pique/ sa ge/ne/rosite/, qu'il a commence/ par lui faire un pre/sent de deux cents pistoles. Je lui ai dit que cela e/tait honne#te pour le pre/sent; mais que l'avenir ame\nerait a\ ma soeur, de grands besoins; qu'elle s'e/tait charge/e d'ailleurs du soin d'un jeune fre\re qui nous e/tait reste/ sur les bras, apre\s la mort de nos pe\re et me\re, et que s'il la croyait digne de son estime, il ne la laisserait pas souffrir dans pauvre enfant, qu'elle regardait comme la moitie/ d'elle-me#me. Ce re/cit l'a attendri, il s'est engage/ a\ louer une maison commode pour vous et pour Manon; car c'est vous-me#me qui e#tes ce pauvre petit fre\re si a\ plaindre; il a promis de vous meubler proprement, et de vous fournir tous les mois quatre cents bonnes livres qui en feront si je compte bien quatre mille huit cents a\ la fin de chaque anne/e. Il a laisse/ ordre a\ son intendant avant que de partir pour sa campagne, de chercher une maison, et de la tenir pre/pare/e pour son retour. Vous reverrez alors Manon, qui m'a charge/ de vous embrasser mille fois pour elle, et de vous assurer qu'elle vous aime plus que jamais. Je m'assis en re#vant a\ cette bizarre disposition de mon sort. Je me trouvai dans un partage de sentiments et par conse/quent dans une incertitude si difficile a\ terminer, que je demeurai longtemps sans re/pondre a\ quantite/ de questions que Lescaut me faisait l'une sur l'autre. Ce fut dans ce moment que l'honneur et la vertu me firent sentir encore les pointes du remords, et je jetai les yeux en soupirant, vers Amiens, vers la maison de mon pe\re, vers Saint-Sulpice, et vers tous les lieux ou\ j'avais ve/cu dans l'innocence. Par quel espace immense n'e/tais-je pas se/pare/ de cet heureux e/tat! je ne le voyais que de loin, comme une ombre qui s'attirait encore mes regrets et mes de/sirs, mais qui e/tait trop faible pour exciter mes efforts. Par quelle fatalite/, disais-je, suis-je devenu si criminel? l'amour est une passion innocente; comment s'est-il change/ pour moi en une source de mise\res, et de de/sordres? Qui m'empe#chait de vivre tranquille, et vertueux avec Manon? Pourquoi ne l'e/pousai-je point avant que d'obtenir rien de son amour? Mon pe\re, qui m'aimait si tendrement, n'y aurait-il pas consenti, si je l'en eusse presse/ avec des instances le/gitimes! Ah! il l'aurait che/rie lui-me#me comme une fille charmante, trop digne d'e#tre l'e/pouse de son fils; je serais heureux avec l'amour de Manon, avec l'affection de mon pe\re, avec l'estime des honne#tes gens, avec les biens de la fortune, et la tranquillite/ de la vertu. Revers funeste! Quel est l'infa#me personnage qu'on vient ici me proposer? Quoi j'irais partager... mais y a-t-il a\ balancer, si c'est Manon qui l'a re/gle/, et si je la perds sans cette complai- sance? Mr. Lescaut, m'e/criai-je, en fermant les yeux comme pour e/carter de si chagrinantes re/flexions, si vous avez eu dessein de me servir je vous rends gra#ces. Vous auriez peut-e#tre pu prendre une voie plus honne#te; mais c'est une chose finie, n'est-ce pas? ne pensons donc plus qu'a\ profiter de vos soins, et a\ remplir votre pro- jet. Lescaut a\ qui ma cole\re et ensuite mon silence avaient cause/ de l'embarras, fut ravi de me voir prendre un parti tout diffe/rent de celui qu'il avait appre/hende/ pendant quelques moments; il n'e/tait rien moins que brave, j'en eus encore de meilleures preuves dans la suite. Oui, oui, se ha#ta-t-il de me re/pondre, c'est un fort bon service que je vous ai rendu, et vous verrez que nous en tirerons plus d'avantage que vous ne pensez. Nous concerta#mes de quelle manie\re nous pourrions pre/venir les de/fiances que Mr. de G... M... pourrait avoir de notre fraternite/ en me voyant plus grand, et un peu plus a#ge/ peut-e#tre qu'il ne se l'imagi- nait. Nous ne trouva#mes point d'autre moyen que de prendre devant lui un air simple et provincial, et de lui faire croire que j'e/tais dans le dessein d'entrer dans l'e/tat eccle/siastique, et que j'allais pour cela tous les jours au colle\ge. Nous resolu#mes aussi que je me met- trais fort mal, la premie\re fois que je serais admis a\ l'honneur de le saluer. Il revint a\ la ville cinq ou six jours apre\s. Il conduisit lui-me#me Manon dans la maison que son intendant avait eu soin de tenir pre#te. Elle fit avertir aussito#t son fre\re de son retour, et celui-ci m'en ayant donne/ avis, nous nous rendi#mes tous deux chez elle. Le vieil amant en e/tait de/ja\ sorti. Malgre/ la re/signation avec laquelle je m'e/tais soumis a\ ses volonte/s, je ne pus re/primer le murmure de mon coeur en la revoyant. Je lui parus triste et languissant. La joie de la retrouver ne l'emportait pas tout a\ fait sur le chagrin de son infide/lite/. Elle au contraire parais- sait transporte/e du plaisir de me revoir. Elle me fit des reproches de ma froideur. Je ne pus m'empe#cher de laisser e/chapper les mots de perfide et d'infide\le, que j'accompagnai d'autant de soupirs. Elle me railla d'abord de ma simplicite/; mais lorsqu'elle vit mes regards s'at- tacher toujours tristement sur elle, et la peine que j'avais a\ dige/rer un changement si contraire a\ mon humeur et a\ mes de/sirs, elle passa seule dans son cabinet. Je la suivis un moment apre\s. Je l'y trouvai tout en pleurs. Je lui demandai ce qui les causait. ll t'est bien aise/ de le voir, me dit-elle; comment veux-tu que je vive, si ma vue n'est plus propre qu'a\ te causer un air sombre et chagrin? tu ne m'as pas fait une seule caresse depuis une heure que tu es ici, et tu as rec@u les miennes avec la majeste/ du grand Turc au se/rail. E/coutez Manon, lui re/pondis-je en l'embrassant, je ne puis vous cacher que j'ai le coeur mortellement afflige/. Je ne parle point a\ pre/sent des alarmes ou\ votre fuite impre/vue m'a jete/, ni de la cruaute/ que vous avez eue de m'aban- donner sans me dire un mot de consolation, et apre\s avoir passe/ la nuit dans un autre lit que moi. Le charme de votre pre/sence m'en ferait bien oublier davantage. Mais croyez-vous que je puisse penser sans soupirs et me#me sans larmes, continuai-je, en en versant quelques- unes, a\ la triste et malheureuse vie que vous voulez que je me\ne dans cette maison. Laissons ma naissance, et mon honneur a\ part; ce ne sont plus ces raisons le/ge\res qui doivent entrer en concurrence avec un amour tel que le mien; mais cet amour me#me ne vous imagi- nez-vous pas qu'il ge/mit de se voir si mal re/compense/, je n'ose dire traite/ si tyranniquement par une ingrate et dure mai#tresse? Elle m'interrompit : tenez, dit-elle, mon Chevalier; il est inutile de me tourmenter par des reproches qui me percent le coeur, lorsqu'ils viennent de vous. Je vois ce qui vous blesse. J'avais espe/re/ que vous consentiriez au projet que j'avais fait pour re/tablir un peu notre fortune, et c'e/tait pour me/nager votre de/licatesse que j'avais commence/ a\ l'exe/cuter sans votre participation, mais j'y renonce puisque vous ne l'approuvez pas. Elle ajouta, qu'elle ne me deman- dait qu'un peu de ma complaisance pour le reste du jour; qu'elle avait de/ja\ rec@u deux cents pistoles de son vieil amant, et qu'il lui avait promis de lui appor- ter le soir un beau collier de perles avec d'autres bijoux, et par-dessus cela la moitie/ de la pension qu'il lui avait promise chaque anne/e. Laissez-moi seulement le temps, me dit-elle, de recevoir ses pre/sents, je vous jure qu'il n'aura pas la satisfaction d'avoir passe/ une seule nuit avec moi, car je l'ai remis, jusqu'a\ pre/sent, a\ la ville. Il est vrai qu'il m'a baise/ plus d'un million de fois les mains; il est juste qu'il paye ce plaisir, et ce ne sera point trop de cinq ou six mille francs en proportionnant le prix a\ ses richesses et a\ son a#ge. Sa re/solution me fut beaucoup plus agre/able que l'espe/rance des cinq mille livres. J'eus lieu de reconnai#tre que mon coeur n'avait point encore perdu tout senti- ment d'honneur, puisqu'il e/tait si satisfait d' e/chapper a\ l'infamie. Mais j'e/tais ne/ pour les courtes joies, et les longues douleurs. La fortune ne me de/livra d'un pre/- cipice que pour me faire tomber dans un autre. Lorsque j'eus marque/ a\ Manon par mille caresses, combien je me croyais heureux de son changement, je lui dis qu'il fallait en instruire Mr. Lescaut, afin que nos mesures se prissent de concert. Il en murmura d'abord, mais les quatre ou cinq mille livres d'argent comptant le firent entrer dans mes raisons. Il fut donc re/gle/ que nous nous trouverions tous a\ souper avec Mr. de G... M..., et cela pour deux raisons : l'une pour nous donner le plaisir d'une sce\ne agre/able, en me faisant passer pour un e/colier fre\re de Manon; l'autre pour empe#cher ce vieux libertin de s'e/manciper trop avec ma mai#tresse, par le droit qu'il croirait s'e#tre acquis en payant si libe/ralement d'avance. Nous devions nous retirer Lescaut et moi, lorsqu'il monterait a\ la chambre ou\ il comptait de passer la nuit, et Manon au lieu de le suivre nous promit de sortir et de la venir passer avec moi. Lescaut se chargea du soin d'avoir exactement un carrosse a\ la porte. L'heure de souper e/tant venue, Mr. de G... M... ne se fit pas attendre longtemps. Lescaut e/tait avec sa soeur dans la salle. Le premier compliment du vieillard fut d'offrir a\ sa belle un collier, des bracelets, et des pendants de perles qui valaient au moins cent pistoles. Il lui compta ensuite en beaux louis d'or la somme de deux mille quatre cents livres qui faisaient la moitie/ de la pension. Il assaisonna son pre/sent de quantite/ de douceurs dans le gou#t de la vieille Cour. Manon ne put lui refuser quelques baisers; c'e/tait autant de droits qu'elle acque/rait sur la somme qu'il lui mettait entre les mains. J'e/tais a\ la porte ou\ je pre#tais l'oreille, en atten- dant que Lescaut m'averti#t d'entrer. Il vint me prendre par la main, lorsque Manon eut serre/ l'argent et les bijoux, et me conduisant vers Mr. de G... M... il m'or- donna de lui faire la re/ve/rence. J'en fis deux ou trois des plus profondes. Excusez, Monsieur, lui dit Lescaut, c'est un enfant fort neuf. Il est bien e/loigne/ comme vous voyez d'avoir les airs de Paris, mais nous espe/rons qu'un peu d'usage le fac@onnera. Vous aurez l'honneur de voir ici souvent Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers moi, faites bien votre profit d'un si bon mode#le. Le vieil amant parut prendre plaisir a\ me voir. Il me donna deux ou trois petits coups sur la joue, en me disant que j'e/tais un joli garc@on, mais qu'il fallait e#tre sur mes gardes a\ Paris, ou\ les jeunes gens se laissent aller faci- lement a\ la de/bauche. Lescaut l'assura que j'e/tais natu- rellement si sage, que je ne parlais que de me faire pre#tre, et que tout mon plaisir e/tait a\ faire de petites chapelles. Je lui trouve l'air de Manon, reprit le vieillard en me haussant le menton avec la main. Je re/pondis d'un air niais : Monsieur, c'est que nos deux chairs se touchent de bien proche; aussi j'aime ma soeur Manon comme un autre moi-me#me. L'entendez- vous, dit-il a\ Lescaut, il a de l'esprit. C'est dommage que cet enfant-la\ n'ait pas un peu plus de monde. Ho, Monsieur, repris-je, j'en ai vu beaucoup chez nous dans les e/glises, et je crois bien que j'en trouverai de plus sots que moi a\ Paris. Voyez, ajouta-t-il, cela est admirable pour un enfant de province. Toute notre conversation fut a\ peu pre\s du me#me gou#t pendant le souper. Manon qui e/tait badine fut sur le point plusieurs fois de ga#ter tout en e/clatant de rire. Je trouvai l'occasion en sou- pant de lui raconter sa propre histoire, et le mauvais sort qui le menac@ait. Lescaut, et Manon tremblaient pendant mon re/cit, surtout lorsque je faisais son portrait au naturel; mais j'e/tais bien su#r que l'amour-propre l'empe#cherait de s'y reconnai#tre, et je l'achevai si adroitement qu'il fut le premier a\ le trouver fort risible. Vous verrez que ce n'est pas sans raison que je me suis e/tendu sur cette ridicule sce\ne. Enfin l'heure de se coucher e/tant arrive/e, il proposa a\ Manon d'aller au lit. Nous nous retira#mes Lescaut et moi. On le condui- sit a\ sa chambre, et Manon e/tant sortie sous le pre/texte d'un besoin, nous vint joindre a\ la porte. Le carrosse qui nous attendait trois ou quatre maisons plus bas, s'avanc@a pour nous recevoir. Nous nous e/loigna#mes en un instant du quartier. Quoiqu'il y eu#t quelque chose de fripon dans cette action, ce n'e/tait pas l'argent que je croyais avoir gagne/ le plus injustement. J'avais plus de scrupule sur celui que j'avais acquis au jeu. Cependant nous profi- ta#mes aussi peu de l'un que de l'autre, et le Ciel permit que la plus le/ge\re de ces deux injustices fu#t la plus rigoureusement punie. Mr. de G... M... ne tarda pas longtemps a\ s'apercevoir qu'il e/tait dupe/. Je ne sais s'il fit de\s le soir me#me quelques de/marches pour nous de/couvrir, mais il eut assez de cre/dit pour n'en pas faire longtemps d'inutiles, et nous assez d'imprudence pour compter sur la grandeur de Paris, et sur l'e/loi- gnement qu'il y avait de notre quartier au sien. Non seulement il fut informe/ de notre demeure, et de nos affaires pre/sentes, mais il apprit aussi qui j'e/tais, la vie que j'avais mene/e a\ Paris, l'ancienne liaison de Manon avec B..., la tromperie qu'elle lui avait faite; en un mot toutes les parties scandaleuses de notre histoire. Il prit la\-dessus la re/solution de nous faire arre#ter, et de nous traiter moins comme des criminels que comme de fieffe/s libertins. Nous e/tions encore au lit lorsqu'un exempt du Lieutenant de Police entra dans notre chambre avec une demi-douzaine de gardes. Ils se saisirent d'abord de notre argent ou pluto#t de celui de Mr. de G... M... et nous ayant fait lever brusquement, ils nous condui- sirent a\ la porte, ou\ nous trouva#mes deux carrosses; dans l'un desquels la pauvre Manon fut mene/e a\ l'Ho#pi- tal ge/ne/ral, et moi dans l'autre a\ Saint-Lazare. Il faut avoir e/prouve/ de tels revers pour juger du de/sespoir qu'ils peuvent causer. Nos gardes eurent la durete/ de ne pas me permettre d'embrasser Manon, ni de lui dire une parole. J'ignorai longtemps ce qu'elle e/tait deve- nue. Ce fut sans doute un bonheur pour moi de ne l'avoir pas su d'abord, car une catastrophe si terrible m'aurait fait perdre le sens, et peut-e#tre la vie. Ma malheureuse mai#tresse fut donc conduite a\ l' Ho#pital. Quel sort pour une cre/ature toute charmante, qui eu#t occupe/ le premier tro#ne du monde, si tous les hommes eussent eu mes yeux, et mon coeur! On ne l'y traita pas barbarement, mais elle fut resserre/e dans une e/troite prison, seule, et condamne/e a\ remplir tous les jours une certaine taxe d'ouvrage, comme une condi- tion ne/cessaire pour obtenir quelque de/gou#tante nour- riture. Je n'appris ce triste de/tail que longtemps apre\s, lorsque j'eus essuye/ moi-me#me plusieurs mois d'une rude et ennuyeuse pe/nitence. Mes gardes ne m'ayant point averti du lieu ou\ ils avaient ordre de me conduire, je ne connus mon destin qu'a\ la porte de Saint-Lazare. J'aurais pre/fe/re/ la mort dans ce moment a\ l'e/tat ou\ je me crus pre\s de tomber. J'avais de terribles ide/es de cette maison. Ma frayeur augmenta lorsque mes gardes en entrant visite\rent mes poches une seconde fois, pour s'assurer qu'il ne me restait ni armes ni moyens de de/fense. Le Supe/rieur parut a\ l'instant, il e/tait pre/venu sur mon arrive/e. Il me salua avec beau- coup de douceur. Mon Pe\re, lui dis-je, point d'indi- gnite/s. Je perdrai mille vies avant que d'en souffrir une. Non, non, Monsieur, re/pondit-il, vous prendrez une conduite sage, et nous serons contents l'un de l'autre. Il me pria de monter dans une chambre haute. Je le suivis sans re/sistance. Les archers nous accompa- gne\rent jusqu'a\ la porte, et le Supe/rieur y e/tant entre/ avec moi, il leur fit signe de se retirer. Je suis donc votre prisonnier, lui dis-je; eh bien mon Pe\re, que pre/tendez-vous faire de moi? Il me dit qu'il e/tait charme/ de me voir prendre un ton si rai- sonnable; que son devoir par rapport a\ moi serait de travailler a\ m'inspirer le gou#t de la vertu et de la religion, et le mien de profiter de ses exhortations et de ses conseils; que pour peu que je voulusse re/pondre aux attentions qu'il aurait pour moi, je ne trouverais que du plaisir et de la satisfaction dans ma solitude. Ah! du plaisir, repris-je; vous ne savez pas, mon Pe\re, l'unique chose qui est capable de m'en faire gou#ter! Je le sais, reprit-il; mais j'espe\re que votre inclination changera. Sa re/ponse me fit comprendre, qu'il e/tait instruit de mes aventures et peut-e#tre de mon nom. Je le priai de m'e/claircir la\-dessus. Il me dit naturelle- ment qu'on l'avait informe/ de tout. Cette connaissance fut le plus rude de tous mes cha#timents. Je me mis a\ verser un ruisseau de larmes avec toutes les marques du de/sespoir. Je ne pouvais me consoler d'une humi- liation qui allait me rendre la fable de toutes les per- sonnes de ma connaissance, et la honte de ma famille. Je passai ainsi huit jours dans le plus profond abatte- ment, sans e#tre capable de rien entendre ni de m'oc- cuper d'autre chose que de mon opprobre. Le souvenir me#me de Manon n'ajoutait rien a\ ma douleur. Il n'y entrait du moins que comme un sentiment qui avait pre/ce/de/ cette nouvelle peine, et la passion dominante de mon a#me e/tait la honte et la confusion. Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouve- ments particuliers du cceur. Le commun des hommes n'est sensible qu'a\ cinq ou six passions dans le cercle desquelles leur vie se passe et ou\ toutes leurs agitations se re/duisent. Otez-leur l'amour et la haine, le plaisir et la douleur, l'espe/rance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d'un certain caracte\re peuvent e#tre remue/es de mille fac@ons diffe/rentes; il semble qu'elles aient plus de cinq sens, et qu'elles puissent recevoir des ide/es et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les e/le\ve au-dessus du vulgaire, il n'y a rien dont elles soient plus jalouses. De la\ vient qu'elles souffrent si impatiemment le me/pris et la rise/e, et que la honte est une de leurs passions les plus violentes. J'avais ce triste avantage a\ Saint-Lazare. Ma tris- tesse parut si excessive au Supe/rieur qu'en appre/hen- dant les suites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur, et d'indulgence. ll me visitait deux ou trois fois le jour. Il me prenait souvent avec lui pour faire un tour de jardin, et il s'e/puisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevais avec douceur. Je lui marquais me#me de la reconnaissance. Il en tirait l'espoir de ma conversion. Vous e#tes d'un naturel si doux et si aimable, me dit-il un jour, que je ne puis comprendre les de/sordres dont on vous accuse. Deux choses m'e/tonnent; l'une, comment avec de si bonnes qualite/s vous avez pu vous livrer a\ l'exce\s du liber- tinage; et l'autre que j'admire encore plus, comment vous recevez si volontiers mes conseils, et mes instruc- tions, apre\s avoir ve/cu plusieurs anne/es dans l'habitude du de/sordre. Si c'est repentir vous e#tes un exemple signale/ des mise/ricordes du Ciel; si c'est bonte/ naturelle, vous avez du moins un excellent fond de rectitude morale qui me fait espe/rer que nous n'aurons pas besoin de vous retenir ici longtemps pour vous ramener a\ une vie honne#te et re/gle/e. Je fus ravi de lui voir cette opi- nion de moi. Je re/solus de l'augmenter par une conduite qui le satisferait entie\rement, persuade/ que c'e/tait le plus su#r moyen d'abre/ger ma prison. Je lui demandai des livres. Il fut surpris que m'ayant laisse/ le choix de ceux que je voulais lire, je me de/terminai pour quelques auteurs se/rieux et chre/tiens. Je fis semblant de m'appliquer a\ l'e/tude avec le dernier attachement, et je lui donnai ainsi dans toutes les occasions des preuves du changement qu'il de/sirait. Cependant il n'e/tait qu'exte/rieur. Je le dois confesser a\ ma honte. Je jouai a\ Saint-Lazare un personnage d'hypocrite. Au lieu d'e/tudier, quand j'e/tais seul, je ne m'occupais qu'a\ ge/mir de ma destine/e. Je maudissais ma prison, et la tyrannie qui m'y retenait. Je n'eus pas plus to#t quelque rela#che du co#te/ de cet accablement ou\ m'avait jete/ la confusion, que je retombai dans les tourments de l'amour. L'absence de Manon, l'incer- titude de son sort, la crainte de ne la revoir jamais, e/taient l'unique objet de mes tristes me/ditations. Je me la figurais dans les bras de Mr. de G... M..., car c'e/tait la pense/e que j'avais eue d'abord, et loin de m'imaginer qu'il lui eu#t fait le me#me traitement qu'a\ moi, j'e/tais persuade/ qu'il ne m'avait fait e/loigner que pour la posse/der tranquillement. Je passais ainsi des jours et des nuits dont la longueur me paraissait e/ter- nelle. Je n'avais point d'autre espe/rance que celle du succe\s de mon hypocrisie. J'observais soigneusement le visage et le discours du Supe/rieur, pour m'assurer de ce qu'il pensait de moi, et je me faisais une e/tude de lui plaire comme a\ l'arbitre de ma destine/e. Il me fut aise/ de voir que j'e/tais parfaitement dans ses bonnes gra#ces. Je ne doutai point qu'il ne fu#t dispose/ a\ me rendre service. J'en pris un jour la hardiesse de lui demander, si c'e/tait de lui que mon e/largissement de/pendait. Il me dit qu'il n'en e/tait pas le mai#tre absolument; mais que sur son te/moignage il espe/rait que Mr. de G... M... a\ la sollicitation duquel Mr. le Lieutenant de Police m'avait fait renfermer, consentirait a\ me rendre la liberte/. Puis-je me flatter, repris-je doucement, que deux mois de prison que j'ai de/ja\ essuye/s, lui parai#tront une expiation suffisante? Il me promit de lui en parler si je le souhaitais. Je le priai instamment de me rendre ce bon office. Il m'apprit deux jours apre\s que Mr. de G... M... avait e/te/ si touche/ du bien qu'il avait entendu de moi, que non seulement il paraissait e#tre dans le dessein de me laisser voir le jour, mais qu'il avait me#me marque/ beaucoup d'envie de me connai#tre plus particulie\rement, et qu'il se pro- posait de me rendre une visite dans ma prison. Quoique sa pre/sence ne pu#t m'e#tre agre/able, je la regardai comme un acheminement prochain a\ ma liberte/. Il vint effectivement a\ Saint-Lazare. Je lui trouvai l'air plus grave et moins sot, qu'il ne l'avait eu dans la maison de Manon. Il me tint quelques discours de bon sens sur ma mauvaise conduite, et il ajouta pour justifier sans doute ses propres de/sordres, qu'il e/tait permis a\ la faiblesse des hommes de se procurer certains plaisirs que la nature exigeait, mais que la friponnerie et les artifices honteux me/ritaient d'e#tre punis. Je l'e/coutai avec un air de soumission dont il me parut satisfait. Je ne m'offensai pas me#me de l'entendre la#cher quelques railleries sur ma fraternite/ avec Lescaut et Manon, et sur les petites chapelles, dont il supposait, me dit-il, que j'avais du# faire un grand nombre a\ Saint-Lazare, puisque je trouvais tant de plaisir a\ cette pieuse occupation; mais il lui e/chappa malheureuse- ment pour lui et pour moi-me#me de me dire, que Manon en aurait fait aussi sans doute de fort jolies a\ l'Ho#pital. Malgre/ le fre/missement que le nom d'Ho#pital me causa, j'eus encore le pouvoir dele prier avec douceur de s'expli- quer. He/, oui, reprit-il, il y a deux mois qu'elle apprend la sagesse a\ l'Ho#pital ge/ne/ral, et je souhaite qu'elle en ait tire/ autant de profit que vous a\ Saint-Lazare. Quand j'aurais eu une prison e/ternelle, ou la mort me#me pre/sente a\ mes yeux, je n'aurais pas e/te/ le mai#tre de mon transport a\ cette affreuse nouvelle! Je me jetai sur lui avec une si furieuse rage que j'en perdis la moitie/ de mes forces. J'en eu assez ne/anmoins pour le pre/cipiter par terre, et le prendre a\ la gorge. Je l'e/tran- glais, lorsque le bruit de sa chute et quelques ge/misse- ments que je lui laissais a\ peine la liberte/ de pousser, attire\rent le Supe/rieur, et plusieurs religieux dans ma chambre. On le de/livra de mes mains. J'avais presque perdu moi-me#me la force et la respiration. O Dieu! m'e/criai-je, en poussant mille soupirs, justice du Ciel! faut-il, que je vive un moment apre\s une telle infamie! Je voulus me jeter encore sur le barbare qui venait de m'assassiner. On m'arre#ta. Mon de/sespoir, mes cris, et mes larmes passaient toute imagination. Je fis des choses si e/tonnantes que tous les assistants qui en igno- raient la cause, se regardaient les uns les autres avec autant de frayeur que de surprise. Mr. de G... M... rajustait pendant ce temps-la\ sa perruque et sa cra- vate, et dans le de/pit d'avoir e/te/ si maltraite/, il ordon- nait au Supe/rieur de me resserrer plus e/troitement que jamais, et de me punir, par tous les cha#timents qu'on sait e#tre propres a\ Saint-Lazare. Non, Monsieur, lui dit le Supe/rieur, ce n'est point avec une personne de la naissance de Mr. le Chevalier que nous en usons de cette manie\re. Il est si doux d'ailleurs, et si honne#te, que j'ai peine a\ comprendre qu'il se soit porte/ a\ cet exce\s sans de fortes raisons. Cette re/ponse acheva de de/concerter Mr. de G... M... Il sortit en disant qu'il saurait faire plier et le Supe/rieur, et moi, et tous ceux qui oseraient lui re/sister. Le Supe/rieur ayant ordonne/ a\ ses religieux de le conduire, demeura seul avec moi. Il me conjura de lui apprendre promptement d'ou\ venait ce de/sordre. O mon Pe\re! lui dis-je en continuant de pleurer comme un enfant, figurez-vous la plus horrible cruaute/, imaginez- vous la plus de/testable de toutes les barbaries, c'est l'action que l'indigne G... M... a eu la la#chete/ de commettre. Oh! il m'a perce/ le coeur, je n'en reviendrai jamais; je veux vous raconter tout, ajoutai-je en san- glotant, vous e#tes bon, vous aurez pitie/ de moi. Je lui fis un re/cit abre/ge/ de la longue et insurmontable pas- sion, que j'avais pour Manon, de la situation florissante de notre fortune avant que nous eussions e/te/ de/pouille/s par nos propres domestiques, des offres que G... M... avait faites a\ ma mai#tresse, de la conclusion de leur marche/ et de la manie\re dont il avait e/te/ rompu. Je lui repre/sentai les choses a\ la ve/rite/ du co#te/ le plus favorable pour nous; voila\ continuai-je, de quelle source est venu le ze\le de Mr. de G... M... pour ma conversion. Il a eu le cre/dit de me faire renfermer ici par un pur motif de vengeance. Je lui pardonne; mais mon Pe\re, he/las! ce n'est pas tout. Il a fait enlever cruellement la plus che\re moitie/ de moi-me#me; il l'a fait mettre honteusement a\ l'Ho#pital, il a eu l'impu- dence de me l'annoncer aujourd'hui de sa propre bouche. A l'Ho#pital, mon Pe\re, o# Ciel, ma charmante mai#tresse, ma che\re Reine a\ l'Ho#pital, comme la plus infa#me de toutes les cre/atures! ou\ trouverai-je assez de force pour supporter un si e/trange malheur sans mourir! Le bon Pe\re me voyant dans un tel exce\s d'affliction, entreprit de me consoler. Il me dit, qu'il n'avait jamais compris mon aventure de la manie\re dont je la racontais; qu'il avait su a\ la ve/rite/ que je vivais dans le de/sordre, mais qu'il s'e/tait figure/ que ce qui avait oblige/ Mr. de G... M... a\ y prendre inte/re#t e/tait quelque liaison d'estime, et d'amitie/ avec ma famille; qu'il ne s'en e/tait explique/ a\ lui-me#me que sur ce pied-la\; que ce que je venais de lui apprendre met- trait beaucoup de changement dans mes affaires, et qu'il ne doutait point que le re/cit fide\le qu'il avait dessein d'en faire a\ Mr. le Lieutenant de Police, ne pu#t contribuer a\ ma liberte/. Il me demanda ensuite pourquoi je n'avais point pense/ a\ e/crire a\ ma famille, puisqu'elle n'avait point eu de part a\ ma captivite/. Je satisfis a\ cette objection par quelques raisons prises de la douleur que j'avais appre/hende/ de causer a\ mon pe\re, et de la honte que j'en aurais ressentie moi-me#me. Enfin il me promit d'aller de ce pas chez Mr. le Lieutenant de Police, ne fu#t-ce, ajouta-t-il, que pour pre/venir quelque chose de pis de la part de Mr. de G... M... qui est sorti de cette maison fort mal satisfait, et qui est assez conside/re/ pour se rendre redoutable. J'attendis le retour du Pe\re avec toutes les agitations d'un malheureux, qui touche au moment de sa sen- tence. C'e/tait pour moi un supplice inexprimable que de me repre/senter Manon a\ l'Ho#pital. Outre l'infamie de cette demeure, j'ignorais de quelle manie\re elle y e/tait traite/e, et le souvenir de quelques particularite/s que j'avais entendues de cette maison d'horreur, renou- velait a\ tous moments mes transports. J'e/tais tellement re/solu de la secourir a\ quelque prix, et par quelque moyen que ce pu#t e#tre, que j'aurais mis le feu a\ Saint- Lazare, s'il m'eu#t e/te/ impossible d'en sortir autrement. Je re/fle/chis donc sur les voies que je pourrais prendre, s'il arrivait que Mr. le Lieutenant de Police continua#t de m'y retenir malgre/ moi. Je mis mon industrie a\ toutes les e/preuves, je parcourus toutes les possibilite/s; je ne vis rien qui pu#t m'assurer d'une e/vasion certaine, et je craignis d'e#tre renferme/ plus e/troitement, si je faisais une tentative malheureuse. Je me rappelai le nom de quelques amis de qui je pouvais espe/rer du secours; mais quel moyen de leur faire savoir seulement de mes nouvelles! Enfin je crus avoir forme/ un plan si adroit qu'il pourrait re/ussir et je remis a\ l'arranger encore mieux apre\s le retour du Pe\re Supe/rieur, si l'inuti- lite/ de sa de/marche me le rendait ne/cessaire. Il ne tarda point a\ revenir. Je ne vis point sur son visage les marques de joie qui accompagnent une bonne nouvelle. J'ai parle/, me dit-il, a\ Mr. le Lieutenant de Police, mais je lui ai parle/ trop tard. Mr. de G... M... l'est alle/ voir en sortant d'ici, et l'a si fort pre/venu contre vous, qu'il e/tait sur le point de m'envoyer de nouveaux ordres pour vous resserrer davantage. Cependant lorsque je lui ai appris le fond de vos affaires il a paru s'adoucir beaucoup, et apre\s avoir un peu ri de l'incontinence du vieux Mr. de G... M... il m'a dit qu'il fallait vous laisser ici six mois pour le satisfaire, d'autant mieux, a-t-il dit, que cette demeure ne saurait vous e#tre inutile. Il m'a recommande/ de vous traiter honne#tement, et je vous re/ponds que vous ne vous plaindrez point de mes manie\res. Cette explication du bon Supe/rieur fut assez longue, pour me donner le temps de faire une sage re/flexion. Je conc@us que je m'exposerais a\ renverser mes desseins, si je lui marquais trop d'empressement pour ma liberte/. Je lui te/moignai au contraire, que dans la ne/cessite/ de demeurer, c'e/tait une douce consolation pour moi d'avoir quelque part a\ son estime. Je le priai ensuite sans affectation de m'accorder une gra#ce qui n'e/tait de nulle importance pour personne et qui servirait beaucoup a\ ma tranquillite/, c'e/tait de faire avertir un de mes amis, un saint eccle/siastique qui demeurait a\ Saint-Sulpice, que j'e/tais a\ Saint-Lazare; et de me per- mettre de recevoir quelquefois son e/difiante visite. Cette faveur me fut accorde/e sans de/libe/rer. C'e/tait mon ami Tiberge dont il e/tait question; non que j'es- pe/rasse de lui les secours ne/cessaires pour ma liberte/; mais je voulais l'y faire servir comme un instrument e/loigne/ sans qu'il en eu#t me#me connaissance. En un mot, voici mon projet. Je voulais e/crire a\ Lescaut, et le charger, lui, et nos amis communs du soin de me de/li- vrer. La premie\re difficulte/ e/tait a\ lui faire tenir ma ettre, ce devait e#tre l'office de Tiberge. Cependant comme il le connaissait pour le fre#re de ma mai#tresse, je craignais qu'il n'eu#t peine a\ accepter cette commis- sion. Mon dessein e/tait de renfermer ma lettre a\ Lescaut dans une autre lettre que j'adresserais a\ un honne#te homme de ma connaissance, en le priant de rendre promptement l'incluse a\ son adresse; et comme il e/tait ne/cessaire que je visse Lescaut pour nous accorder dans nos mesures, je voulais lui marquer de venir a\ Saint-Lazare, et de demander a\ me voir sous le nom de mon fre\re ai#ne/ qui e/tait venu expre\s a\ Paris pour prendre connaissance de mes affaires. Je remettais a\ convenir avec lui des moyens qui nous parai#traient les plus expe/ditifs et les plus su#rs. Le Pe\re Supe/rieur fit avertir Tiberge de\s le lendemain du de/sir que j'avais de l'entretenir. Ce fide\le ami ne m'avait pas tellement perdu de vue qu'il ignora#t mon aventure; il savait que j'e/tais a\ Saint-Lazare, et peut-e#tre n'avait-il pas e/te/ fa#che/ de cette disgra#ce, qu'il espe/rait pouvoir servir a\ me ramener au devoir. Il accourut aussito#t a\ ma chambre. Notre entretien fut plein d'amitie/. Il voulut e#tre informe/ de mes dispositions. Je lui ouvris mon coeur sans re/serve, excepte/ sur le dessein de ma fuite. Ce n'est pas a\ vos yeux, cher ami, lui dis-je, que je veux parai#tre ce que je ne suis point. Si vous avez cru trouver ici un ami sage et re/gle/ dans ses de/sirs, un libertin re/veille/ par les cha#timents du Ciel, en un mot un cceur de/gage/ de l'amour et revenu des charmes de sa Manon, vous avez juge/ trop favorablement de moi. Vous me revoyez tel que vous me laissa#tes il y a quatre mois, toujours tendre, et toujours malheureux par cette fatale tendresse dans laquelle je ne me lasse point de chercher mon bonheur. Il me re/pondit que l'aveu que je faisais me rendait inexcusable; qu'on voyait bien des pe/cheurs qui s'enivraient du faux bonheur du vice, jusqu'a\ le pre/fe/rer hautement a\ celui de la vertu; mais que c'e/tait du moins a\ une image du bonheur qu'ils s'attachaient, et qu'ils e/taient les dupes de l'apparence; mais que de reconnai#tre comme je faisais, que l'objet de mes atta- chements, n'e/tait propre qu'a\ me rendre coupable et malheureux et de continuer a\ me pre/cipiter volontai- rement dans l'infortune et dans le crime, c'e/tait une contradiction d'ide/es et de conduite, qui ne faisait pas honneur a\ ma raison. Tiberge! repris-je, qu'il vous est aise/ de vaincre, lorsqu'on n'oppose rien a\ vos armes! laissez-moi raisonner a\ mon tour. Pouvez-vous pre/tendre que ce que vous appelez le bonheur de la vertu soit exempt de peines, de traverses, et d'inquie/tudes? quel nom donnerez-vous a\ la prison, aux croix, aux sup- plices, et aux tortures des tyrans? direz-vous comme font les mystiques que ce qui tourmente le corps est un bonheur pour l'a#me vous n'oseriez le dire, c'est un paradoxe insoutenable. Ce bonheur que vous relevez tant est donc me#le/ de mille peines, ou, pour parler plus juste, ce n'est qu'un tissu de malheurs, au travers desquels on tend a\ la fe/licite/. Or si la force de l'imagi- nation fait trouver du plaisir dans ces maux me#mes, parce qu'ils peuvent conduire a\ un terme heureux qu'on espe#re, pourquoi traitez-vous de contradictoire et d'in- sense/e dans ma conduite une disposition toute sem- blable? J'aime Manon; je tends au travers de mille douleurs a\ vivre heureux et tranquille aupre#s d'elle. La voie par ou# je marche est malheureuse, mais l'espe/rance d'arriver a\ mon terme y re/pand toujours de la douceur; et je me croirai trop bien paye/ par un moment passe/ avec elle, de tous les chagrins que j'essuie pour l'obte- nir. Toutes choses me paraissent donc e/gales de votre co#te/ et du mien; ou s'il y a quelque diffe/rence, elle est encore a\ mon avantage; car le bonheur que j'espe\re est proche, et l'autre est e/loigne/; le mien est de la nature des peines, c'est-a\-dire, sensible au corps; et l'autre est d'une nature inconnue, qui n'est certaine que par la foi. Tiberge parut effraye/ de ce raisonnement. Il recula deux pas en me disant de l'air le plus se/rieux, que non seulement ce que je venais de dire blessait le bon sens, mais que c'e/tait un malheureux sophisme d'impie/te/ et d'irre/ligion; car cette comparaison, ajouta-t-il, du terme de vos peines avec celui qui est propose/ par la religion est une ide/e des plus libertines, et des plus monstrueuses. J'avoue, repris-je, qu'elle n'est pas juste, mais prenez-y garde, ce n'est pas sur elle que porte mon raisonnement. J'ai eu dessein d'expliquer ce que vous regardez comme une contradiction dans la perse/- ve/rance d'un amour malheureux, et je crois avoir prouve/ fort bien que si c'en est une, vous ne sauriez vous en sauver non plus que moi. C'est a\ cet e/gard seulement que j'ai traite/ les choses d'e/gales, et je soutiens encore qu'elles le sont. Re/pondrez-vous que le terme de la vertu est infiniment supe/rieur a\ celui de l'amour? Qui refuse d'en convenir? Mais est-ce de quoi il est ques- tion? Ne s'agit-il pas de la force qu'ils ont l'un et l'autre pour faire supporter les peines? Jugeons-en par l'effet. Combien trouve-t-on de de/serteurs de la se/ve\re vertu, et combien en trouverez-vous peu de l'amour? Re/pon- drez-vous encore que s'il y a des peines dans l'exercice du bien, elles ne sont pas infaillibles et ne/cessaires; qu'on ne trouve plus de tyrans ni de croix, et qu'on voit quantite/ de personnes vertueuses mener une vie douce et tranquille? Je vous dirai de me#me qu'il y a des amours paisibles et fortune/es; et ce qui fait encore une diffe/rence qui m'est extre#mement avantageuse, j'ajouterai que l'amour quoiqu'il trompe assez souvent, ne promet du moins que des satisfactions et des joies, au lieu que la religion veut qu'on s'attende a\ une pra- tique triste et mortifiante. Ne vous alarmez pas, ajou- tai-je, en voyant son ze\le pre#t a\ se chagriner. L'unique chose que je veux conclure ici, c'est qu'il n'y a point de plus mauvaise me/thode pour de/gou#ter un coeur de l'amour, que de lui en de/crier les douceurs et de lui promettre plus de bonheur dans l'exercice de la vertu. De la manie\re dont nous sommes faits, il est certain que notre fe/licite/ consiste dans le plaisir; je de/fie qu'on s'en forme une autre ide/e : or le coeur n'a pas besoin de se consulter longtemps pour sentir que de tous les plaisirs, les plus doux sont ceux de l'amour. Il s'aperc@oit biento#t qu'on le trompe lorsqu'on lui en promet ailleurs de plus charmants, et cette tromperie le dispose a\ se de/fier des promesses les plus solides. Pre/dicateurs qui voulez me ramener a\ la vertu, dites-moi qu'elle est indispensablement ne/cessaire, mais ne me de/guisez pas qu'elle est se/ve\re et pe/nible. E/tablissez bien que les de/lices de l'amour sont passage\res, qu'elles sont de/fen- dues, qu'elles seront suivies par d'e/ternelles peines, et ce qui fera peut-e#tre encore plus d'impression sur moi, que plus elles sont douces et charmantes, plus le Ciel sera magnifique a\ re/compenser un si grand sacrifice; mais confessez qu'avec des coeurs tels que nous les avons, elles sont ici-bas nos plus parfaites fe/licite/s. Cette fin de mon discours rendit sa bonne humeur a\ Tiberge. Il convint qu'il y avait quelque chose de\ rai- sonnable dans mes pense/es. La seule objection qu'il ajouta fut de me demander, pourquoi je n'entrais pas du moins dans mes propres principes, en sacrifiant mon amour a\ l'espe/rance de cette re/mune/ration dont je me faisais une si grande ide/e. O cher ami! lui re/pondis-je, c'est ici que je reconnais ma mise#re et ma faiblesse; he/las oui, c'est mon devoir d'agir comme je raisonne; mais l'action est-elle en mon pouvoir? De quel secours n'aurais-je pas besoin pour oublier les charmes de Manon? Dieu me pardonne, reprit Tiberge, je pense que voici encore un de nos janse/nistes. Je ne sais ce que je suis, re/pliquai-je, et je ne vois pas trop clai- ce qu'il faut e#tre, mais j'e/prouve la ve/rite/ de ce qu'ils disent. Cette conversation servit du moins a\ renouveler la pitie/ de mon ami. Il vit bien qu'il y avait plus de fai- blesse que de malignite/ dans mes de/sordres. Son amitie/ en fut plus dispose/e dans la suite a\ me donner des secours, sans lesquels j'aurais pe/ri infailliblement de mise#re. Je ne lui fis pas pourtant la moindre ouverture du dessein que j'avais de m'e/chapper de Saint-Lazare. Je le priai seulement de se charger de ma lettre. Je l'avais pre/pare/e avant qu'il fu#t venu, et je ne manquai point de pre/textes pour colorer la ne/cessite/ ou\ j'e/tais d'e/crire. Il eut la fide/lite/ de la porter exactement, et Lescaut rec@ut celle qui e/tait pour lui avant la fin du jour. Il me vint voir le lendemain et il passa heureuse- ment sous le nom de mon fre#re. Ma joie fut grande en l'apercevant dans ma chambre, j'en fermai la porte avec soin. Ne perdons pas un seul moment, lui dis-je, apprenez-moi d'abord des nouvelles de Manon, et don- nez-moi ensuite un bon conseil pour rompre mes fers. Il m'assura qu'il n'avait pas vu sa soeur depuis le jour qui avait pre/ce/de/ mon emprisonnement, qu'il n'avait appris son sort et le mien qu'a\ force d'informations et de soins, que s'e/tant pre/sente/ deux ou trois fois a\ l'Ho#pital, on lui avait refuse/ la liberte/ de lui parler. Malheureux G... M..., m'e/criai-je, que tu me le payeras cher! Pour ce qui regarde votre de/livrance, continua Les- caut, c'est une entreprise moins facile que vous ne pensez. Nous passa#mes hier la soire/e deux de mes amis et moi, a\ observer toutes les parties exte/rieures de cette maison, et nous jugea#mes que vos fene#tres e/tant sur une cour entoure/e de ba#timents, comme vous nous l'aviez marque/, il y aurait bien de la difficulte/ a\ vous tirer de la\. Vous e#tes d'ailleurs au troisie\me e/tage, et nous ne pouvons introduire ici, ni cordes, ni e/chelle. Je ne vois donc nulle ressource du co#te/ du dehors; c'est dans la maison me#me qu'il faudrait imaginer quelque artifice. Non, repris-je, j'ai tout examine/, sur- tout depuis que ma clo#ture est un peu moins rigoureuse par l'indulgence du Supe/rieur. La porte de ma chambre ne se ferme plus avec la clef, j'ai la liberte/ de me pro- mener dans les galeries des religieux; mais tous les escaliers sont bouche/s par des portes e/paisses qu'on a soin de tenir ferme/es la nuit et le jour; de sorte qu'il est impossible que la seule adresse me puisse sauver. Attendez, repris-je, apre\s avoir un peu re/fle/chi sur une ide/e qui me parut excellente, pourriez-vous m'apporter un pistolet? Aise/ment, me dit Lescaut; mais voulez- vous tuer quelqu'un? je l'assurai que j'avais si peu dessein de tuer, qu'il n'e/tait pas me#me ne/cessaire que le pistolet fu#t charge/. Apportez-le-moi demain, ajoutai-je, et ne manquez pas de vous trouver le me#me soir a\ onze heures vis-a\-vis la porte de cette maison avec deux ou trois de nos amis. J'espe#re que je pourrai vous y rejoindre. Il me pressa en vain de lui en apprendre davantage. Je lui dis qu'une entreprise telle que je la me/ditais ne pouvait parai#tre raisonnable qu'apre\s avoir re/ussi. Je le priai d'abre/ger sa visite; afin qu'il trouva#t plus de facilite/ a\ me revoir le lendemain. Il fut admis avec aussi peu de peine que la premie\re fois; son air e/tait grave, il n'y a personne qui ne l'eu#t pris pour un honne#te homme. Lorsque je me trouvai muni de l'instrument de ma liberte/, je ne doutai presque point du succe\s de mon projet. Il e/tait bizarre et hardi; mais de quoi n'e/tais-je point capable avec les motifs qui m'animaient? J'avais remarque/ depuis qu'il m'e/tait permis de sortir de ma chambre, et de me promener dans les galeries, que le portier apportait chaque jour au soir les clefs de toutes les portes au Supe/rieur, et qu'il re/gnait ensuite un pro- fond silence dans la maison, qui marquait que tout le monde e/tait retire/. Je pouvais aller sans obstacle par une galerie de communication de ma chambre a\ celle de ce Pe\re. Ma re/solution e/tait de lui prendre ses clefs, en l'e/pouvantant avec mon pistolet s'il faisait difficulte/ de me les donner, et de m'en servir pour gagner la rue. J'en attendis le temps avec impatience. Le portier vint a\ l'heure ordinaire, c'est-a\-dire, un peu apre\s neuf heures. J'en laissai passer encore une, pour m'assurer que tous les religieux, et les domestiques e/taient endormis. Je partis enfin avec mon arme et une chandelle allume/e. Je frappai d'abord doucement a\ la porte du Pe\re pour l'e/veiller sans bruit. ll m'entendit au second coup, et s'imaginant sans doute que c'e/tait quelque religieux qui se trouvait mal, et qui avait besoin de secours, il se leva pour m'ouvrir. Il eut ne/anmoins la pre/caution de demander au travers de la porte, qui c'e/tait, et ce qu'on voulait de lui? Je fus oblige/ de lui dire qui j'e/tais, mais j'affectai un ton plaintif pour lui faire comprendre que je ne me trouvais pas bien. Ha! c'est vous, mon cher fils, me dit-il, en ouvrant la porte; qui est-ce donc qui vous ame\ne si tard? J'entrai dans sa chambre et l'ayant tire/ a\ l'autre bout oppose/ a\ la porte, je lui de/clarai qu'il m'e/tait impossible de demeurer plus long- temps a\ Saint-Lazare; que la nuit e/tait un temps ' commode pour sortir sans e#tre aperc@u, et que j'atten- dais de son amitie/ qu'il consentirait a\ m'ouvrir les portes, ou a\ me pre#ter les clefs pour les ouvrir moi- me#me. Le compliment devait le surprendre. Il demeura quelque temps a\ me conside/rer sans me re/pondre. Comme je n'en avais pas a\ perdre, je repris la parole pour lui dire, que j'e/tais fort touche/ de toutes ses bonte/s; mais que la liberte/ e/tant le plus cher de tous les biens, surtout a\ moi, a\ qui on la ravissait injuste- ment, j'e/tais re/solu de me la procurer cette nuit me#me a\ quelque prix que ce fu#t; et de peur qu'il ne lui pri#t envie d'e/lever la voix pour appeler au secours, je lui fis voir une honne#te raison de silence que je tenais sous mon justaucorps. Un pistolet! me dit-il. Quoi, mon fils! vous voulez m'o#ter la vie, pour reconnai#tre la consi- de/ration que j'ai eue pour vous? A Dieu ne plaise, lui re/pondis-je. Vous avez trop d'esprit, et de raison pour me mettre dans cette ne/cessite/; mais je veux e#tre libre, et j'y suis si re/solu que si mon projet manque par votre faute, c'est fait de vous absolument. Mais, mon cher fils, reprit-il d'un air pa#le et effraye/, que vous ai-je fait? quelle raison avez-vous de vouloir ma mort? Eh non, re/pliquai-je avec impatience, je n'ai pas dessein de vous tuer si vous voulez vivre; ouvrez-moi la porte, et je suis le meilleur de vos amis. J'aperc@us les clefs, qui e/taient sur la table. Je les pris, et je le priai de me suivre, en faisant le moins de bruit qu'il pourrait. Il fut oblige/ de s'y re/soudre. A mesure que nous avancions et qu'il ouvrait une porte, il me re/pe/tait avec un soupir : ah! mon fils, ah! qui l'aurait jamais cru! Point de bruit, mon Pe\re, re/pe/tais-je de mon co#te/ a\ tout moment. Enfin nous arriva#mes a\ une espe\ce de barrie\re qui est avant la grande porte de la rue. Je me croyais de/ja\ en su#rete/, et j'e/tais derrie\re le Pe\re, avec ma chandelle dans une main, et mon pistolet dans l'autre. Pendant qu'il s'occupait a\ ouvrir, un domestique qui couchait dans une petite chambre voisine, entendant le bruit de quelques verrous se le\ve et met la te#te a\ sa porte. Le bon Pe\re le crut apparemment capable de m'arre#- ter. Il lui ordonna avec beaucoup d'imprudence de venir a\ son secours. C'e/tait un puissant coquin, qui s'e/lanc@a sur moi sans balancer. Je ne le lui marchan- dai point, je lui la#chai le coup au milieu de la poitrine. Voila\ de quoi vous e#tes cause, mon Pe\re, dis-je au Supe/rieur; mais que cela n'empe#che point que vous n'acheviez, ajoutai-je en le poussant vers la dernie\re porte. Il n'osa refuser de l'ouvrir. Je sortis heureuse- ment et je trouvai a\ quatre pas Lescaut, qui m'atten- dait avec deux amis suivant sa promesse. Nous nous e/loigna#mes. Lescaut me demanda s'il n'avait pas entendu tirer un pistolet; c'est votre faute, lui dis-je, pourquoi me l'apportiez-vous charge/? Cepen- dant je le remerciai d'avoir eu cette pre/caution sans laquelle j'e/tais sans doute a\ Saint-Lazare pour long- temps. Nous alla#mes passer la nuit chez un traiteur, ou\ je me remis un peu de la mauvaise che\re que j'avais faite depuis pre\s de trois mois. Je ne pus ne/anmoins m'y livrer au plaisir. Je souffrais mortellement dans Manon. Il faut la de/livrer, dis-je a\ mes trois amis. Je n'ai souhaite/ la liberte/ que dans cette vue. Je vous demande le secours de votre adresse. Pour moi, j'y emploierai jusqu'a\ ma vie. Lescaut qui ne manquait pas d'esprit et de prudence, me repre/senta qu'il fallait aller bride en main; que mon e/vasion de Saint- Lazare et le malheur qui m'e/tait arrive/ en sortant cau- serait infailliblement du bruit; que Mr. le Lieutenant de Police me ferait chercher, et qu'il avait les bras longs; enfin que si je ne voulais pas e#tre expose/ a\ quelque chose de pis que Saint-Lazare, il e/tait a\ propos de me tenir couvert et renferme/ quelques jours, pour laisser au premier feu de mes ennemis le temps de s'e/teindre. Son conseil e/tait sage; mais il aurait fallu l'e#tre aussi pour le suivre. Tant de lenteur, et de me/nagement ne s'ac- cordaient pas avec ma passion. Toute ma complaisance se re/duisit a\ lui promettre que je passerais le jour suivant a\ dormir. Il m'enferma dans sa chambre, ou# je demeurai jusqu'au soir. J'employai une partie de ce temps a\ former des pro- jets et des expe/dients pour secourir Manon. J'e/tais bien persuade/ que sa prison e/tait encore plus impe/ne/- trable que n'avait e/te/ la mienne. Il n'e/tait pas question de force et de violence. Il fallait de l'artifice; mais la de/esse me#me de l'invention, n'aurait pas su par quelle voie commencer. J'y vis si peu de jour que je remis a\ conside/rer mieux les choses,lorsque j'aurais pris quelques informations sur l'arrangement inte/rieur de l'Ho#pital. Aussito#t que la nuit eut amene/ l'obscurite/, je priai Lescaut de m'accompagner. Nous lia#mes conversation avec un des portiers qui nous parut homme de bon sens. Je feignis d'e#tre un e/tranger qui avait entendu parler avec admiration de l'Ho#pital ge/ne/ral, et de l'ordre qui s'y observait. Je l'interrogeai sur les plus minces de/tails; et de circonstances en circonstances, nous tomba#mes sur les administrateurs dont je le priai de m'apprendre les noms, et les qualite/s. Les re/ponses qu'il me fit sur ce dernier article me firent nai#tre une pense/e, dont je m'applaudis aussito#t, et que je ne tardai point a\ mettre en ceuvre. Je lui demandai comme une chose essentielle a\ mon dessein, si ces Messieurs avaient des enfants? Il me dit qu'il ne pouvait pas m'en rendre un compte certain, mais que pour Mr. de T... qui e/tait un des principaux, il lui connaissait un fils en a#ge d'e#tre marie/, qui e/tait venu plusieurs fois a\ l'Ho#pital avec son pe\re. Cette assurance me suffisait. Je rompis presque aussito#t notre entretien, et je fis part a\ Lescaut en retournant chez lui de l'ide/e qui m'e/tait venue a\ la te#te. Je m'imagine, lui dis-je, que Mr. de T... le fils, qui est riche et de bonne maison est dans un certain gou#t de plaisirs, comme la plupart des jeunes gens de son a#ge. Il ne saurait e#tre ennemi des femmes, ni ridicule au point de refuser ses services pour une affaire d'amour. J'ai forme/ le dessein de l'inte/resser dans la liberte/ de Manon. S'il est honne#te homme, et qu'il ait des senti- ments, il nous accordera son secours par ge/ne/rosite/; s'il n'est point capable d'e#tre conduit par ce motif, il fera du moins quelque chose pour une fille aimable; ne fu#t-ce, que par l'espe/rance d'avoir part a\ ses faveurs. Je ne veux pas diffe/rer de le voir, ajoutai-je, plus long- temps que demain. Je me sens si console/ par ce projet, que j'en tire un bon augure. Lescaut convint lui-me#me qu'il y avait de la vraisemblance dans ce que je lui disais, et que nous avions quelque chose a\ espe/rer de ce co#te/-la\. J'en passai la nuit moins tristement. Le matin e/tant venu je m'habillai le plus proprement qu'il me fut possible dans l'e/tat d'indigence ou\ j'e/tais, et je me fis conduire dans un fiacre a\ la maison de Mr. de T... Il fut surpris de recevoir la visite d'un inconnu. J'augurai bien de sa physionomie, et de ses civilite/s. Je m'expliquai naturellement avec lui, et pour e/chauffer ses sentiments naturels, je lui parlai de ma passion, et du me/rite de ma mai#tresse, comme de deux choses qui ne pouvaient e#tre e/gale/es que l'une par l'autre. Il me dit que quoiqu'il n'eu#t jamais vu Manon, il avait entendu parler d'elle, du moins s'il s'agissait de celle qui avait e/te/ la mai#tresse du vieux Mr de G... M... Je ne doutai point qu'il ne fu#t informe/ de la part que j'avais eue a\ cette aventure; et pour le gagner davantage en me faisant un me/rite de ma confiance, je lui racontai le de/tail de tout ce qui nous e/tait arrive/ a\ Manon et a\ moi. Vous voyez, Monsieur, continuai-je, que l'inte/re#t de ma vie, et celui de mon coeur sont maintenant entre vos mains. L'un ne m'est pas plus cher que l'autre. Je n'ai point de re/serve avec vous, parce que je suis informe/ de votre ge/ne/rosite/, et que la ressemblance de nos a#ges me fait espe/rer qu'il s'en trouvera quelques-unes dans nos inclinations. Il parut fort sensible a\ cette marque d'ouverture, et de candeur. Sa re/ponse fut celle d'un homme qui a du monde, et des sentiments; ce que le monde ne donne pas toujours, et qu'il fait perdre souvent. Il me dit qu'il mettait ma visite au rang de ses bonnes fortunes, qu'il regarderait mon amitie/ comme une de ses plus heureuses acquisitions, et qu'il s'efforcerait de la me/ri- ter par son ze\le a\ me servir. Il ne promit pas de me rendre Manon; parce qu'il n'avait, me dit-il, qu'un cre/dit me/diocre, et mal assure/; mais il s'engagea a\ me procurer le plaisir de la voir, et a\ faire tout ce qui serait en sa puissance pour la remettre entre mes bras. Je fus plus satisfait de l'incertitude ou\ il me paraissait e#tre de son cre/dit, que je ne l'aurais e/te/ d'une pleine assurance de remplir tous mes de/sirs. Je trouvai dans cette mode/ration de ses offres, une marque de since/rite/ et de franchise dont je fus charme/. Je me promis tout de ses bons offices. La seule promesse de me faire voir Manon m'aurait fait tout entreprendre pour lui. Je lui marquai quelque chose de ces sentiments, d'une manie\re qui le persuada aussi que je n'e/tais pas d'un mauvais naturel. Nous nous embrassa#mes avec tendresse, et nous devi#nmes amis sans autre raison que la bonte/ de nos coeurs, et une simple disposition qui porte un homme tendre et ge/ne/reux a\ aimer un autre homme qui lui ressemble. Il poussa les marques de son estime bien plus loin, car ayant combine/ mes aventures, et jugeant qu'en sortant de Saint-Lazare, je ne devais pas me trouver a\ mon aise, il m'offrit sa bourse, et il me pressa de l'accepter. Je ne l'acceptai point; mais je lui dis : c'est trop, mon cher Monsieur. Si avec tant de bonte/ et d'amitie/ vous me faites revoir ma che\re Manon, je vous suis attache/ pour toute ma vie. Si vous me rendez tout a\ fait cette che\re cre/ature, je ne croirai pas e#tre quitte en versant tout mon sang pour vous servir. Nous ne nous se/para#mes qu'apre\s e#tre convenus du temps, et du lieu, ou\ nous devions nous retrouver. Il eut la complaisance de ne pas me remettre plus loin qu'a\ l'apre\s-midi. Je l'attendis dans un cafe/, ou\ il vint me rejoindre vers les quatre heures, et nous pri#mes ensemble le chemin de l'Ho#pital. Mes genoux e/taient tremblants en traversant les cours. Puissance d'amour! disais-je, je reverrai donc la che#re reine de mon coeur. l'objet de tant de pleurs, et d'inquie/tudes! Ciel, conser- vez-moi assez de vie pour aller jusqu'a\ elle, et disposez apre\s cela de ma fortune, et de mes jours. Je n'ai plus d'autre gra#ce a\ vous demander. Mr. de T... parla a\ quelques concierges de la maison, qui s'empresse\rent de lui offrir tout ce qui de/pendait d'eux pour sa satis- faction. Il se fit montrer le quartier ou\ Manon avait sa chambre, et l'on nous y conduisit avec une clef d'une grandeur effroyable, qui servit a\ ouvrir sa porte. Je demandai au valet qui nous menait, et qui e/tait celui qu'on avait charge/ du soin de la servir, de quelle manie\re elle avait passe/ le temps dans cette demeure. Il nous dit que c'e/tait une douceur ange/lique, qu'il n'avait jamais rec@u d'elle un mot de durete/, qu'elle avait verse/ continuellement des larmes pendant les six premie\res semaines apre\s son arrive/e, mais qu'elle paraissait depuis quelque temps prendre son malheur avec plus de patience, et qu'elle e/tait occupe/e a\ coudre du matin jusqu'au soir, a\ la re/serve de quelques heures qu'elle employait a\ la lecture. Je lui demandai encore, si elle avait e/te/ entretenue proprement et avec honne#- tete/. Il m'assura que le ne/cessaire du moins ne lui avait jamais manque/. Nous approcha#mes de sa porte. Mon coeur battait violemment. Je dis a\ Mr. de T... entrez seul et pre/venez-la sur ma visite, car j'appre/hende qu'elle ne soit trop saisie en me voyant tout d'un coup. La porte nous fut ouverte. Je demeurai dans la galerie. J'entendis ne/anmoins leurs discours. Il lui dit qu'il venait lui apporter un peu de consolation; qu'il e/tait de mes amis, et qu'il prenait beaucoup d'inte/re#t a\ notre fortune. Elle lui demanda avec beaucoup d'empresse- ment, si elle apprendrait de lui ce que j'e/tais devenu. Il lui promit de m'amener a\ ses pieds, aussi tendre, et aussi fide#le qu'elle pouvait le de/sirer. Quand? reprit- elle. Aujourd'hui me#me, lui dit-il, ce bienheureux moment ne tardera point. Il va parai#tre a\ l'instant si vous le souhaitez. Elle comprit que j'e/tais a\ la porte. J'entrai lorsqu'elle y accourait avec pre/cipitation. Nous nous embrassa#mes avec cette effusion de tendresse, qu'une absence de trois mois fait trouver si charmante a\ de parfaits amants. Nos soupirs, nos exclamations interrompues, mille noms d'amour re/pe/te/s, languissam- ment de part et d'autre, forme\rent pendant un quart d'heure une sce\ne qui attendrissait Mr. de T... Je vous porte envie, me dit-il, en nous faisant asseoir, il n'y a point de sort glorieux auquel je ne pre/fe/rasse une mai#- tresse si belle et si passionne/e. Aussi me/priserais-je tous les empires du monde, lui re/pondis-je, pour m'as- surer le bonheur d'e#tre aime/ d'elle. Tout le reste d'une conversation si de/sire/e, ne pouvait manquer d'e#tre infiniment tendre. La pauvre Manon me raconta ses aventures, et je lui appris les miennes. Nous pleura#mes ame\rement en nous entretenant de l'e/tat ou\ elle e/tait, et de celui d'ou\ je ne faisais que sortir. Mr. de T... nous consola par de nouvelles pro- messes de s'employer ardemment pour finir nos mise\res. Il nous conseilla de ne pas rendre cette premie\re entre- vue si longue, pour lui donner plus de facilite/ a\ nous en procurer d'autres. Il eut beaucoup de peine a\ nous faire gou#ter ce conseil. Manon surtout ne pouvait se re/soudre a\ me laisser partir. Elle me fit remettre cent fois sur ma chaise, elle me retenait par les habits et par les mains. He/las! dans quel lieu me laissez-vous, disait-elle, qui peut m'assurer de vous revoir? Mr. de T... s'engagea a\ la venir voir souvent avec moi. Pour le lieu, ajouta-t-il agre/ablement, il ne faut plus l'appeler l'Ho#pital, c'est un Versailles, depuis qu'une personne qui me/rite l'empire de tous les coeurs y est renferme/e. Je fis en sortant quelques libe/ralite/s au valet qui la servait, pour l'engager a\ lui rendre ses soins avec ze\le. Ce garc@on avait l'a#me moins basse et moins dure que ses pareils. Il avait e/te/ te/moin de notre entrevue, ce tendre spectacle l'avait touche/. Un louis d'or dont je lui fis pre/sent acheva de me l'attacher. Il me prit a\ l'e/cart en descendant dans les cours. Monsieur, me dit-il, si vous voulez me prendre a\ votre service, ou me donner une honne#te re/compense, pour me de/domma- ger de la perte de l'emploi que j'occupe ici, je crois qu'il me sera facile de de/livrer Mademoiselle Manon. J'ouvris l'oreille a\ cette proposition, et quoique je fusse de/pourvu de tout, je lui fis des promesses fort au-dessus de ses de/sirs. Je comptais bien qu'il me serait toujours aise/ de re/compenser un homme de cette e/toffe. Sois persuade/, lui dis-je, mon ami, qu'il n'y a rien que je ne fasse pour toi, et que ta fortune est aussi assure/e que la mienne. Je voulus savoir quels moyens il avait dessein d'employer. Nul autre, me dit-il, que de lui ouvrir le soir la porte de sa chambre, et de vous la conduire jusqu'a\ celle de la rue ou\ il faudra que vous soyez pre#t a\ la recevoir. Je lui demandai, s'il n'e/tait point a\ craindre qu'elle fu#t reconnue en traversant les galeries et les cours? Il confessa qu'il y avait quelque danger; mais il me dit, qu'il fallait bien risquer quelque chose. Quoique je fusse ravi de le voir si re/solu, j'appelai Mr. de T... pour lui communiquer ce projet, et la seule raison qui me semblait pouvoir le rendre douteux. Il y trouva plus de difficulte/ que moi. Il convint qu'elle pouvait absolument s'e/chapper de cette manie\re, mais si elle est reconnue, et arre#te/e en fuyant, continua-t-il, c'est peut-e#tre fait d'elle pour toujours. D'ailleurs, il vous faudrait donc quitter Paris sur-le-champ; car vous ne seriez jamais assez cache/ aux recherches. On les redou- blerait autant par rapport a\ vous qu'a\ elle. Un homme s'e/chappe aise/ment quand il est seul, mais il est presque impossible de demeurer inconnu avec une jolie femme. Quelque solide que me paru#t ce raisonnement, il ne put l'emporter dans mon esprit sur un espoir si proche de mettre Manon en liberte/. Je le dis a\ Mr. de T... et je le priai de pardonner un peu d'imprudence, et de te/me/rite/ a\ l'amour. J'ajoutai que mon dessein e/tait en effet de quitter Paris pour m'arre#ter comme j'avais de/ja\ fait a\ quelque village aux environs. Nous convi#nmes donc avec le valet de ne pas remettre son entreprise plus loin qu'au jour suivant, et pour la rendre aussi certaine qu'il e/tait en notre pouvoir, nous re/solu#mes d'apporter des habits d'homme dans la vue de faciliter sa sortie. Il n'e/tait pas aise/ de les faire entrer; mais je ne manquai pas d'invention pour en trouver le moyen. Je priai seulement Mr. de T... de mettre le lendemain deux vestes le/ge\res, l'une sur l'autre; je me chargeai de tout le reste. Nous retourna#mes le matin a\ l'Ho#pital, j'avais avec moi pour Manon du linge, des bas, etc., et par-dessus mon justaucorps un surtout, qui ne laissait voir rien de trop enfle/ dans mes poches. Nous ne fu#mes qu'un moment dans sa chambre. Mr. de T... lui laissa une de ses deux vestes, je lui donnai mon justaucorps, le surtout me suffisant pour sortir; il ne se trouva rien de manque a\ son ajustement excepte/ la culotte que j'avais malheureusement oublie/e. L'oubli de cette pie\ce ne/cessaire nous eu#t sans doute appre#te/ a\ rire, si l'embarras ou\ il nous mettait eu#t e/te/ moins se/rieux. J'e/tais au de/sespoir qu'une bagatelle de cette nature nous arre#ta#t. Cependant je pris mon parti, qui fut de sortir moi-me#me sans culotte. Je laissai la mienne a\ Manon. Mon surtout e/tait long, et je me mis a\ l'aide de quelques e/pingles en e/tat de passer de/cemment a\ la porte. Le reste du jour me parut d'une longueur insup- portable. Enfin la nuit e/tant venue, nous nous rendi#mes un peu au-dessous de la porte de l'Ho#pital dans un carrosse. Nous n'y fu#mes pas longtemps sans voir Manon parai#tre avec son conducteur, notre portie\re e/tant tout ouverte ils monte\rent tous deux en un ins- tant, je rec@us ma che\re mai#tresse dans mes bras. Elle tremblait comme une feuille. Le cocher me demanda ou\ il fallait toucher. Touche au bout du monde, lui dis-je, et me\ne-moi quelque part ou\ je ne puisse jamais e#tre se/pare/ de Manon. Ce transport dont je ne fus pas le mai#tre faillit a\ m'attirer un fa#cheux embarras. Le cocher fit re/flexion a\ mes paroles, et lorsque je lui dis ensuite le nom de la rue ou\ nous voulions e#tre conduits, il me re/pondit, qu'il craignait que je ne l'engageasse dans une mauvaise affaire, qu'il voyait bien que ce beau jeune homme qui s'appelait Manon, e/tait une fille que j'enlevais de l'Ho#- pital, et qu'il n'e/tait pas d'humeur a\ se perdre pour l'amour de moi. La de/licatesse de ce coquin n'e/tait qu'une envie de me faire payer la voiture plus cher. Nous e/tions trop pre\s de l'Ho#pital pour ne pas filer doux. Tais-toi, lui dis-je, il y a un louis d'or a\ gagner pour toi; il m'aurait aide/ apre\s cela a\ bru#ler l'Ho#pital me#me. Nous gagna#mes la maison ou\ demeurait Lescaut. Comme il e/tait tard, Mr. de T... nous quitta en chemin avec promesse de nous revoir le lendemain. Le valet demeura avec nous. Je tenais Manon si e/troitement serre/e entre mes bras, que nous n'occupions qu'une place dans le carrosse. Elle pleurait de joie, et je sentais ses larmes qui mouillaient mon visage. Mais lorsqu'il fallut descendre pour entrer chez Lescaut, j'eus avec le cocher un nouveau de/me#le/ dont les suites furent funestes. Je me repentis de lui avoir promis un louis, non seulement parce que le pre/sent e/tait exorbitant, mais par une autre raison bien plus forte, qui e/tait l'impuissance de le payer. Je fis appeler Lescaut. ll descendit de sa chambre pour venir a\ la porte. Je lui dis a\ l'oreille dans quel embarras je me trouvais. Comme il e/tait d'une humeur brusque, et nullement accoutume/ a\ me/nager un fiacre, il me re/pondit que je me moquais. Un louis d'or! ajouta-t-il, vingt coups de canne a\ ce coquin-la\. J'eus beau lui repre/senter douce- ment qu'il allait nous perdre. ll m'arracha ma canne avec l'air d'en vouloir maltraiter le cocher. Celui-ci a\ quil e/tait peut-e#tre arrive/ de tomber quelquefois sous la main d'un garde du corps, ou d'un mousque- taire, s'enfuit de peur avec son carrosse, en criant que je l'avais trompe/, mais que j'aurais de ses nouvelles. Je lui re/pe/tai inutilement d'arre#ter. Sa fuite me causa une extre#me inquie/tude. Je ne doutai point qu'il n'aver- ti#t le commissaire. Vous me perdez, dis-je, a\ Lescaut; je ne serais pas en su#rete/ chez vous. ll faut nous e/loigner dans le moment. Je pre#tai le bras a\ Manon pour mar- cher, et nous sorti#mes promptement de cette dange- reuse rue. Lescaut nous tint compagnie. C'est quelque chose d'admirable, que la manie\re dont la Providence conduit les e/ve/nements. A peine avions-nous marche/ cinq ou six minutes, qu'un homme dontje ne de/couvris point le visage, reconnut Lescaut. Il le cherchait sans doute aux environs de chez lui avec le malheureux des- sein qu'il exe/cuta. C'est Lescaut, dit-il, en lui la#chant un coup de pistolet, il ira souper ce soir avec les anges. ll se de/roba aussito#t, Lescaut tomba sans le moindre mouvement de vie. Je pressai Manon de fuir, car nos secours e/taient inutiles a\ un cadavre, et je craignais d'e#tre arre#te/ par le guet qui ne pouvait tarder a\ parai#tre. J'enfilai avec elle et le valet la premie\re petite rue qui croisait. Elle e/tait si e/perdue que j'avais de la peine a\ la soutenir. Enfin ayant aperc@u un fiacre au bout de la rue, je le fis appeler. Nous y monta#mes. Mais lorsque le cocher me demanda ou\ il fallait nous conduire, je fus embarrasse/ a\ lui re/pondre. Je n'avais point d'asile assure/, ni d'ami de confiance a\ qui j'osasse avoir recours. J'e/tais sans argent, n'ayant gue\re plus d'une demi-pistole dans ma bourse. La frayeur et la fatigue avaient tellement incommode/ Manon, qu'elle e/tait a\ demi pa#me/e aupre\s de moi. J'avais d'ailleurs l'imagi- nation remplie du meurtre de Lescaut, et je n'e/tais pas encore hors de l'appre/hension du guet : quel parti prendre? Je me souvins heureusement de l'auberge de Chaillot ou\ j'avais passe/ quelques jours avec Manon, lorsque nous e/tions alle/s dans ce village pour y demeu- rer. J'espe/rai non seulement d'y e#tre en su#rete/, mais d'y pouvoir vivre quelque temps sans e#tre presse/ de payer. Me\ne-nous a\ Chaillot, dis-je au cocher. ll refusa d'y aller si tard a\ moins d'une pistole; autre sujet d'embarras. Enfin nous convi#nmes de six francs. C'e/tait toute la somme qui restait dans ma bourse. Je consolais Manon en avanc@ant; mais dans le fond j'avais le de/sespoir dans le coeur. Je me serais donne/ mille fois la mort, si je n'eusse pas eu dans mes bras le seul bien qui m'attachait a\ la vie. Cette seule pense/e me remettait. Je la tiens du moins, disais-je, elle m'aime, elle est a\ moi; Tiberge a beau dire, ce n'est pas la\ un fanto#me de bonheur. Je verrais pe/rir tout l'univers sans y prendre inte/re#t; pourquoi? je n'ai plus d'affection de reste. Ce sentiment e/tait vrai; cependant dans le temps que je faisais si peu de cas des biens du monde, je sentais que j'aurais eu besoin d'en avoir du moins une petite partie pour me/priser encore plus souverainement tout le reste. L'amour est plus fort que l'abondance, plus fort que les tre/sors et les richesses, mais il a besoin de leur secours; et rien n'est plus de/ses- pe/rant pour un amant de/licat que de se voir ramene/ par la\ malgre/ lui, a\ la grossie\rete/ des a#mes les plus basses. Il e/tait environ onze heures quand nous arriva#mes a\ Chaillot. Nous fu#mes rec@us a\ l'auberge comme des per- sonnes de connaissance. On ne fut pas surpris de voir Manon en habit d'homme, parce qu'on est accoutume/ a\ Paris et aux environs a\ voir prendre aux femmes toutes sortes de formes. Je la fis servir aussi propre- ment que si j'eusse e/te/ dans la meilleure fortune. Elle ignorait que je fusse mal en argent. Je me gardai bien de lui en rien apprendre, e/tant re/solu de retourner seul a\ Paris le lendemain, pour chercher quelque reme\de a\ cette embarrassante espe\ce de maladie. Elle me parut pa#le et maigrie en soupant. Je ne m'en e/tais point aperc@u a\ l'Ho#pital; parce que la chambre ou\ je l'avais vue n'e/tait pas des plus claires. Je lui demandai si ce n'e/tait point encore un effet de la frayeur qu'elle avait eue en voyant assassiner son fre\re. Elle m'assura que quelque touche/e qu'elle fu#t de cet accident, sa pa#leur ne venait que d'avoir essuye/ pendant trois mois mon absence. Tu m'aimes donc extre#mement, lui re/pon- dis-je; mille fois plus que je ne puis dire, reprit-elle. Tu ne me quitteras donc plus jamais, ajoutai-je; non, jamais, re/pliqua-t-elle, et elle me confirma cette assu- rance par tant de caresses et de serments, qu'il me parut impossible en effet qu'elle pu#t jamais les oublier. J'ai toujours e/te/ persuade/ qu'elle e/tait since#re; quelle raison aurait-elle eue de se contrefaire jusqu'a\ ce point? mais elle e/tait encore plus volage; ou pluto#t elle n'e/tait plus rien, et elle ne se reconnaissait pas elle-me#me, lorsqu'ayant devant les yeux des femmes qui vivaient dans l'abondance, elle se trouvait dans la pauvrete/, et dans le besoin. J'e/tais a\ la veille d'en avoir une der- nie\re preuve, qui a surpasse/ toutes les autres, et qui a produit la plus e/trange aventure qui soit jamais arrive/e a\ un homme de ma naissance et de ma fortune. Comme je la connaissais de cette humeur, je me ha#tai le lendemain d'aller a\ Paris. La mort de son fre\re, et la ne/cessite/ d'avoir du linge et des habits pour elle et pour moi, e/taient de si bonnes raisons, que je n'eus pas besoin de pre/textes. Je sortis de l'auberge avec le des- sein, dis-je, a\ Manon et a\ mon ho#te, de prendre un carrosse de louage; mais c'e/tait une gasconnade. La ne/cessite/ m'obligea d'aller a\ pied, je marchai fort vite jusqu'au Cours-la-Reine, ou\ j'avais dessein de m'arre#ter. Il fallait bien prendre un moment de solitude et de tranquillite/ pour m'arranger, et pre/voir ce que j'allais faire a\ Paris. Je m'assis sur l'herbe. J'entrai dans une mer de raisonnements et de re/flexions qui se re/duisirent peu a\ peu a\ trois principaux articles. J'avais besoin d'un secours pre/sent pour un nombre infini de ne/cessi- te/s pre/sentes. J'avais a\ chercher quelque voie qui pu#t du moins m'ouvrir des espe/rances pour le futur; et ce qui n'e/tait pas de moindre importance, j'avais des informations, et des mesures a\ prendre pour la su#rete/ de Manon, et pour la mienne. Apre\s m'e#tre e/puise/ en projets, et en combinaisons sur ces trois chefs, je jugeai encore a\ propos d'en retrancher les deux derniers. Nous n'e/tions pas mal a\ couvert a\ Chaillot; et pour les besoins futurs, je crus qu'il serait temps d'y penser lorsque j'aurais satisfait aux pre/sents. Il e/tait donc question de remplir actuellement ma bourse. Mr. de T... m'avait offert ge/ne/reusement la sienne, mais j'avais une extre#me re/pugnance a\ le remettre moi-me#me sur cette matie\re. Quel personnage que d'aller exposer sa mise\re a\ un e/tranger, et de le prier de nous faire part de son bien! ll n'y a qu'une a#me la#che qui en soit capable, par une bassesse qui l'empe#che d'en sentir l'indignite/; ou un chre/tien humble par un exce\s de ge/ne/rosite/ qui le rend supe/rieur a\ cette honte. Je n'e/tais ni un homme la#che, ni un bon chre/tien, j'aurais donne/ la moitie/ de mon sang pour e/viter cette humiliation. Tiberge, disais-je, le bon Tiberge, me refusera-t-il, ce qu'il sera en e/tat de me donner? Non, il sera touche/ de ma mise\re; mais il m'assassinera par sa morale. Il faudra essuyer ses reproches, ses exhortations, ses menaces, il me fera acheter ses secours si cher, que je donnerais encore une partie de mon sang pluto#t que de m'exposer a\ cette sce\ne fa#cheuse, qui me laissera du trouble et des remords. Bon, reprenais-je, il faut donc renoncer a\ tout espoir, puisqu'il ne me reste point d'autre voie, et que je suis si e/loigne/ de m'arre#ter a\ ces deux-la\, que je verserais plus volontiers la moitie/ de mon sang que d'en prendre une, c'est-a\-dire, tout mon sang pluto#t que de les prendre toutes les deux. Oui, mon sang tout entier, ajoutai-je, apre#s une re/flexion d'un moment, je le donnerais pluto#t que de me re/duire a\ une basse supplication. Mais il s'agit bien ici de mon sang! Il s'agit de la vie, et de l'entretien de Manon, il s'agit de son amour, et de sa fide/lite/ : qu'ai-je a\ mettre en balance avec elle? Je n'y ai rien mis jusqu'a\ pre/sent, elle me tient lieu de gloire, de bonheur et de fortune. Il y a bien des choses sans doute que je donnerais ma vie pour obtenir ou pour e/viter, mais estimer une chose plus que ma vie n'est pas une raison pour l'estimer autant que Manon. Je ne fus pas longtemps a\ me de/terminer apre\s ce raisonnement. Je continuai mon chemin, re/solu d'aller d'abord chez Tiberge, et de la\ chez Mr. de T... En entrant a\ Paris je pris un fiacre, quoique je n'eusse pas de quoi le payer; je comptais sur les secours que j'allais solliciter. Je me fis conduire au Luxembourg, d'ou\ j'envoyai avertir Tiberge que j'e/tais a\ l'attendre. Il satisfit mon impatience par sa promptitude. Je lui appris l'extre/mite/ de mes besoins sans nul de/tour. Il me demanda si les cent pistoles que je lui avais rendues me suffiraient, et sans m'opposer un seul mot de diffi- culte/, il me les fut que/rir dans le moment avec cet air ouvert, et ce plaisir a\ donner qui n'est connu que de l'amour, et de la ve/ritable amitie/. Quoique je n'eusse pas eu le moindre doute du succe\s de ma demande, je fus surpris de l'avoir obtenue a\ si bon marche/, c'est- a\-dire, sans qu'il m'eu#t querelle/ sur mon impe/nitence; mais je me trompais en me croyant tout a\ fait quitte de ses reproches; car lorsqu'il eut acheve/ de me compter son argent et que je me pre/parais a\ le quitter, il me pria de faire avec lui un tour d'alle/e : je ne lui avais point parle/ de Manon, il ignorait qu'elle fu#t en liberte/; ainsi sa morale ne tomba que sur ma fuite te/me/raire de Saint-Lazare, et sur la crainte ou\ il e/tait, qu'au lieu de profiter des lec@ons de sagesse que j'y avais rec@ues, je ne reprisse le train du de/sordre. Il me dit qu'e/tant alle/ pour me visiter a\ Saint-Lazare le lendemain de mon e/vasion, il avait e/te/ frappe/ au-dela\ de toute expression, en apprenant la manie\re dont j'en e/tais sorti; qu'il avait eu la\-dessus un entretien avec le Supe/rieur; que ce bon Pe\re n'e/tait pas encore remis de son effroi; qu'il avait eu ne/anmoins la ge/ne/rosite/ de de/guiser a\ Mr. le Lieutenant de Police les cir- constances de mon e/vasion, et qu'il avait empe#che/ que la mort du portier ne fu#t connue au dehors; que je n'avais donc de ce co#te/-la\ nul sujet d'alarme; mais que s'il me restait le moindre sentiment de sagesse, je profiterais de cet heureux tour que le Ciel donnait a\ mes affaires; que je devais commencer par e/crire a\ mon pe\re, et me remettre bien avec lui, et que si je voulais suivre une fois son conseil, il e/tait d'avis que je quittasse Paris pour retourner dans le sein de ma famille. J'e/coutai son discours jusqu'a\ la fin. Il y avait la\ bien des choses satisfaisantes. Je fus ravi premie\- rement de n'avoir rien a\ craindre du co#te/ de Saint- Lazare. Les rues de Paris me redevenaient un pays libre. En second lieu, je m'applaudis de ce que Tiberge n'avait pas la moindre ide/e de la de/livrance de Manon, et de son retour avec moi. Je remarquai me#me qu'il avait e/vite/ de me parler d'elle, dans l'opinion appa- remment qu'elle me tenait moins au coeur puisque je paraissais si tranquille sur son sujet. Je re/solus sinon de retourner dans ma famille, du moins d'e/crire a\ mon pe\re comme il me le conseillait, et de lui te/moigner que j'e/tais dispose/ a\ rentrer dans l'ordre de mes devoirs, et de ses volonte/s. Mon espe/rance e/tait de l'engager a\ m'envoyer de l'argent, sous pre/texte de faire mes exercices a\ l'Acade/mie; car j'aurais eu peine a\ lui per- suader que j'eusse dessein de retourner a\ l'e/tat eccle/- siastique, et dans le fond je n'avais nul e/loignement pour ce que je voulais lui promettre, e/tant bien aise au contraire de m'appliquer a\ quelque chose d'honne#te, et de raisonnable; autant que cela pourrait s'accorder avec mon amour pour Manon. Je faisais mon compte de vivre avec elle, et de faire en me#me temps mes exercices. Cela e/tait fort compatible. Je fus si satisfait de toutes ces ide/es, que je promis a\ Tiberge de faire partir le jour me#me une lettre pour mon pe\re. J'entrai effectivement dans un bureau d'e/criture en le quit- tant, et j'e/crivis d'une manie\re si tendre et si soumise, que je ne doutai point que je n'obtinsse quelque chose du coeur paternel. Quoique je fusse en e/tat de prendre et de payer un fiacre apre\s avoir quitte/ Tiberge, je me fis un plaisir de marcher fie\rement a\ pied en allant chez Mr. de T... Je trouvais de la joie dans cet exercice de ma liberte/, pour laquelle mon ami m'avait assure/ que je n'avais plus rien a\ craindre. Cependant il me revint tout d'un coup a\ l'esprit que ses assurances ne regardaient que Saint-Lazare, et que j'avais outre cela l'affaire de l'Ho#pital sur les bras; sans compter la mort de Lescaut, dans laquelle j'e/tais me#le/ du moins comme te/moin. Ce souvenir m'effraya tellement, que je me retirai dans la premie\re alle/e d'ou\ je fis appeler un carrosse. J'allai droit chez Mr. de T... que je fis rire de ma frayeur. Elle me parut encore plus risible, lorsqu'il m'eut appris que je n'avais rien a\ craindre du co#te/ de l'Ho#pital, ni de Lescaut. Il me dit que dans la pense/e qu'on pourrait le soupc@onner d'avoir eu part a\ l'enle\vement de Manon, il e/tait alle/ le matin a\ l'Ho#pital demander a\ la voir, et faisant semblant d'ignorer ce qui e/tait arrive/; qu'on e/tait si e/loigne/ de nous accuser, ou lui, ou moi, qu'on s'e/tait empresse/ au contraire de lui apprendre cette aventure comme une e/trange nouvelle, et qu'on admirait qu'une fille aussi jolie que Manon, eu#t consenti a\ fuir avec un valet; qu'il s'e/tait contente/ de re/pondre froidement qu'il n'en e/tait pas surpris et qu'on faisait tout pour la escaut, dans l'espe/rance de me trouver avec ma liberte/. Il continua a\ me raconter qu'il e/tait alle/ de la\ chez Lescaut, [dans... charmante mai#tresse; que l'ho#te de la maison qui e/tait un carrossier lui avait proteste/ qu'il n'avait vu, ni elle, ni moi; mais qu'il n'e/tait point e/tonnant que nous n'eussions point paru chez lui, si c'e/tait pour Lescaut que nous devions y venir; parce que nous aurions sans doute appris qu'il venait d'e#tre tue/ a\ peu pre\s dans le temps dont Mr. de T... parlait. Sur quoi il lui raconta ce qu'il savait de la cause, et des circonstances de cette mort; il lui dit que environ deux heures avant l'acci- dent, un garde du corps des amis de Lescaut l'e/tait venu voir, et lui avait propose/ de jouer; que Lescaut avait gagne/ si rapidement, que l'autre s'e/tait trouve/ cent e/cus de moins en une heure, c'est-a\-dire,tout son argent; que ne lui restant point un sou il avait prie/ Lescaut de lui pre#ter la moitie/ de la somme qu'il avait perdue, et que sur quelques difficulte/s ne/es a\ cette occasion, ils s'e/taient querelle/s avec une animosite/ extre#me; que Lescaut avait refuse/ de sortir pour mettre l'e/pe/e a\ la main, et que l'autre avait jure/ en le quittant de lui casser la te#te, ce qu'il avait apparemment exe/cute/ le soir me#me. Mr. de T... eut l'honne#tete/ d'ajouter, qu'il avait e/te/ fort inquiet par rapport a\ nous, et il continua a\ m'offrir ses services. Je ne balanc@ai point a\ lui apprendre le lieu de notre retraite. Il me pria de trouver bon qu'il alla#t souper avec nous; il ne me restait plus qu'a\ acheter du linge, et des habits pour Manon; je lui dis que nous pouvions partir a\ l'heure me#me, s'il voulait prendre la peine de s'arre#ter un moment avec moi chez quelques marchands. Je ne sais s'il crut que je lui faisais cette proposition a\ dessein d'inte/resser sa ge/ne/rosite/, ou si ce fut par un mouvement qui venait de lui-me#me; mais ayant consenti a\ partir aussito#t, il me mena chez les marchands qui fournissaient sa maison, et apre\s m'avoir fait choisir plusieurs e/toffes d'un prix plus conside/rable que je ne m'e/tais propose/, il de/fendit absolument au marchand de recevoir un sou de mon argent. Il fit cette galanterie de si bonne gra#ce, que je crus pouvoir en profiter sans honte. Nous pri#mes ensemble le chemin de Chaillot, ou\ j'arrivai avec moins d'inquie/tude que je n'en e/tais parti. Le Chevalier Des Grieux ayant employe/ plus d'une heure a\ ce re/cit, je le priai de prendre un peu de rela#che jusqu'apre\s notre souper, il convint lui-me#me qu'il en avait besoin, et jugeant par notre attention que nous l'avions e/coute/ avec plaisir, il nous assura que nous trouverions encore quelque chose de plus inte/ressant dans la suite de son histoire. Il la reprit ainsi lorsque nous eu#mes fini de souper. LIVRE SECOND La pre/sence et la compagnie de Mr. de T... dissipe\rent tout ce qui pouvait rester de chagrin a\ Manon. Oublions nos frayeurs passe/es, ma che\re a#me, lui dis-je en arri- vant, et recommenc@ons a\ vivre plus heureux que jamais. Apre\s tout, l'amour est un bon mai#tre. La fortune ne saurait nous causer autant de peines qu'il nous fait gou#ter de plaisirs. Notre souper fut une vraie sce\ne de joie. J'e/tais plus fier et plus content avec Manon et mes cent pistoles, que le plus riche partisan de Paris avec ses tre/sors entasse/s. ll faut compter ses richesses par les moyens qu'on a de satisfaire ses de/sirs. Je n'en avais pas un seul a\ remplir. L'avenir me#me ne me causait nul embarras. J'e/tais presque su#r que mon pe\re ne ferait point difficulte/ de me donner de quoi vivre honne#tement a\ Paris, parce qu'e/tant dans ma vingtie\me anne/e, j'e/tais en droit d'exiger ma part du bien de ma me\re. Je ne cachai point a\ Manon que le fond de mes richesses n'e/tait que de cent pistoles. C'e/tait assez pour attendre tranquillement une meilleure fortune, qui ne me semblait pas pouvoir manquer, soit du co#te/ de ma famille, soit du co#te/ du jeu. J'ai remarque/ dans toute ma vie que le Ciel a toujours choisi pour me frapper de ses plus rudes cha#timents, le temps ou\ ma fortune me semblait le plus solidement e/tablie. Je me croyais si heureux en soupant avec Mr. de T... et Manon, qu'on n'aurait pu me faire comprendre, que j'eusse a\ craindre encore quelque nou- vel obstacle a\ ma fe/licite/; cependant il s'en pre/parait un si funeste qu'il m'a re/duit a\ l'e/tat ou\ vous m'avez vu a\ Pacy, et ensuite a\ des extre/mite/s si de/plorables, que vous aurez peine a\ croire mon re/cit fide\le. Dans le temps que nous e/tions a\ table, nous entendi#mes le bruit d'un carrosse qui s'arre#tait a\ la porte de l'ho#tel- lerie. La curiosite/ nous fit de/sirer de savoir qui ce pouvait e#tre qui arrivait si tard. On nous dit que c'e/tait le jeune Mr. de G... M..., c'est-a\-dire, le fils de notre plus cruel ennemi, de ce vieux de/bauche/ qui m'avait mis a\ Saint-Lazare, et Manon a\ l'Ho#pital. Son nom me fit monter la rougeur au visage. C'est le Ciel qui me l'ame\ne, dis-je a\ Mr. de T..., pour le punir de la la#chete/ de son pe\re. Il ne m'e/chappera pas que nous n'ayons mesure/ nos e/pe/es. Mr. de T... qui le connaissait et qui e/tait me#me de ses meilleurs amis, s'efforc@a de me faire prendre de meilleurs sentiments pour lui. Il m'assura que c'e/tait un jeune homme tre\s aimable, et si peu capable d'avoir eu part a\ l'action de son pe\re, que je ne le verrais pas moi-me#me un moment sans lui accorder mon estime et sans de/sirer la sienne. Apre\s m'avoir dit mille choses a\ son avantage, il me pria de consentir qu'il alla#t lui proposer de venir prendre place avec nous, et de s'accommoder du reste de notre souper. Il pre/vint l'objection du pe/ril ou\ c'e/tait exposer Manon, que de de/couvrir sa demeure au fils de notre ennemi, en protestant sur son honneur, et sur sa foi, que lorsqu'il nous connai#trait, nous n'aurions point de plus ze/le/ de/fenseur. Je ne fis difficulte/ de rien apre\s de telles assurances. Mr. de T... nous l'amena apre\s avoir pris un moment pour l'informer qui nous e/tions. Il entra d'un air qui nous pre/vint effectivement en sa faveur. Il m'embrassa. Nous nous assi#mes. Il admira Manon, moi, tout ce qui nous appartenait, et il mangea d'un appe/tit qui fit honneur a\ notre souper; lorsqu'on eut desservi, la conversation devint plus se/rieuse. Il nous parla de l'exce\s ou\ son pe\re s'e/tait porte/ contre nous, avec de/testation. Il nous fit les excuses les plus soumises. Je les abre\ge, nous dit-il, pour ne pas renouveler un souvenir qui me cause trop de honte. Si elles e/taient since\res de\s le commencement, elles le devinrent bien plus dans la suite; car il n'eut pas passe/ une demi-heure a\ s'entretenir avec nous, que je m'aperc@us de l'impression que les charmes de Manon faisaient sur lui. Je vis ses regards, et ses manie\res s'attendrir par degre/s. Il ne laissa rien e/chapper ne/an- moins dans ses discours, mais sans e#tre aide/ de la jalousie, j'avais trop d'expe/rience en amour pour ne pas discerner ce qui venait de cette source. Il nous tint compagnie pendant une partie de la nuit, et il ne nous quitta qu'apre\s s'e#tre fe/licite/ beaucoup de notre connaissance et nous avoir prie/s de lui accorder la liberte/ de venir nous renouveler quelquefois l'offre de ses services. Il partit le lendemain avec Mr. de T... qui se mit avec lui dans son carrosse. Je n'avais, comme j'ai dit, nul penchant a\ la jalousie. J'e/tais plus cre/dule que jamais pour les serments de Manon. Cette charmante cre/ature e/tait si absolument mai#tresse de mon a#me, que je n'avais pas un seul petit sentiment qui ne fu#t de l'estime et de l'amour. Loin de lui faire un crime d'avoir plu a\ G... M... j'e/tais ravi de cet effet de ses charmes, et je m'applaudissais d'e#tre aime/ d'une fille que tout le monde trouvait aimable. Je ne jugeai pas me#me a\ propos de lui communiquer le soupc@on que j'avais conc@u de G... M... Nous fu#mes occupe/s pendant quelques jours du soin de faire ajuster ses habits, et a\ de/libe/rer si nous pouvions aller a\ la come/die sans appre/hender d'e#tre reconnus. Mr. de T... revint nous voir avant la fin de la semaine : nous le consulta#mes la\-dessus. Il vit bien qu'il fallait dire oui pour faire plaisir a\ Manon. Nous resolu#mes d'y aller le soir me#me avec lui : ce que nous ne pu#mes ne/anmoins exe/cuter, car m'ayant tire/ aussito#t en particulier : Je me suis trouve/, me dit-il, dans le dernier embarras depuis que je ne vous ai vu, et la visite que je vous fais aujourd'hui en est une suite. G... M... aime votre mai#tresse, il m'en a fait confidence. Je suis son intime ami, et dispose/ en tout a\ le servir; mais je ne suis pas moins le vo#tre. J'ai conside/re/ que ses intentions sont injustes et je les ai condamne/es. Cependant j'aurais garde/ mon secret, s'il n'avait dessein d'employer pour plaire que les voies communes; mais il est bien informe/ de l'humeur de Manon. ll a su, je ne sais d'ou\, qu'elle aime l'abondance, et les plaisirs, et comme il jouit de/ja\ d'un bien conside/rable, il m'a de/clare/ qu'il veut la tenter d'abord par un tre\s gros pre/sent et par l'offre de dix mille livres de pension. Toutes choses e/gales, j'aurais peut-e#tre eu beaucoup plus de violence a\ me faire pour le trahir, mais la justice s'est jointe en votre faveur a\ l'amitie/, d'autant plus qu'ayant e/te/ la cause imprudente de la passion de G... M... en l'introduisant ici, je suis oblige/ de pre/venir les effets du mal que j'ai cause/. Je remerciai Mr. de T... d'un service de cette impor- tance, je lui avouai avec un parfait retour de confiance, que le caracte\re de Manon e/tait tel que G... M... se le figurait, c'est-a\-dire, qu'elle ne pouvait supporter le nom de la pauvrete/. Cependant, lui dis-je, lorsqu'il n'est question que du plus ou du moins, je ne la crois pas capable de m'abandonner pour un autre. Je suis en e/tat de ne la laisser manquer de rien, et je compte que ma fortune va s'augmenter de jour en jour. Je ne crains qu'une chose, ajoutai-je, c'est que G... M... ne se serve de la connaissance qu'il a de notre demeure pour nous rendre quelque mauvais office. Mr. de T... m'assura que je devais e#tre sans appre/hension de ce co#te/- la\; que G... M... e/tait capable d'une folie amoureuse, mais qu'il ne l'e/tait point d'une bassesse; que s'il avait la la#chete/ d'en commettre une, il serait le premier lui qui parlait a\ l'en punir, et a\ re/parer par la\ le malheur qu'il avait eu d'y donner occasion. Je vous suis oblige/ de ce sentiment, repris-je, mais le mal serait fait, et le reme\de fort incertain. Ainsi le parti le plus sage est de le pre/venir en quittant Chaillot pour prendre une autre demeure : oui, reprit Mr. de T...; mais vous aurez peine a\ le faire aussi promptement qu'il faudrait, car G... M... doit e#tre ici a\ midi; il me le dit hier; et c'est ce qui m'a porte/ a\ venir si matin pour vous informer de ses vues. ll peut arriver a\ tout moment. Cette der- nie\re circonstance commenc@a a\ me faire regarder cette affaire d'un oeil plus se/rieux. Comme il me semblait impossible d'e/viter la visite de G... M..., et qu'il me le serait aussi sans doute de l'empe#cher de s'ouvrir a\ Manon, je pris le parti de la pre/venir elle-me#me, sur le dessein de ce nouveau rival. Je m'imaginai que me sachant instruit des propositions qu'il lui ferait et les recevant a\ mes yeux, elle aurait assez de force pour les rejeter, et me demeurer fide\le. Je de/couvris ma pense/e a\ Mr. de T... qui me re/pondit que cela e/tait extre#mement de/licat. Je l'avoue, lui dis-je, mais toutes les raisons qu'on peut avoir d'e#tre su#r du coeur d'une mai#tresse, je les ai de compter sur l'affection de la mienne. Il n'y aurait que la grandeur des offres qui pu#t l'e/blouir, et je vous ai dit qu'elle n'est point avare. Elle aime ses aises; mais elle m'aime aussi; et dans la situation ou\ sont mes affaires, je ne saurais croire qu'elle me pre/fe\re le fils d'un homme qui l'a mise a\ l'Ho#pital. En un mot, je persistai dans mon dessein, et m'e/tant retire/ a\ l'e/cart avec Manon, je lui de/clarai naturellement tout ce que je venais d'apprendre. Elle me remercia de la bonne opinion que j'avais d'elle, et elle me promit de recevoir les offres de G... M... d'une manie\re qui lui o#terait l'envie de les renouveler. Non, lui dis-je, il ne faut pas l'irriter par une brusquerie, il peut nous nuire; mais vous savez assez vous autres friponnes, ajoutai-je en riant, comment vous de/faire d'un amant de/sagre/able, ou incommode. Elle reprit la parole apre\s avoir un peu re#ve/; il me vient un dessein admirable, s'e/cria-t-elle, et je suis toute glorieuse de l'invention. G... M... est le fils de notre plus cruel ennemi; il faut nous venger du pe\re; non pas sur le fils mais sur sa bourse. Je veux l'e/couter, accepter ses pre/sents, et me moquer de lui. Le projet est joli, lui dis-je, mais tu ne songes pas, mon pauvre enfant, que c'est le chemin qui nous a conduits tout droit a\ l'Ho#pital. J'eus beau lui repre/senter le pe/ril de cette entreprise. Elle me dit qu'il ne s'agissait que de bien prendre nos mesures, et elle re/pondit a\ toutes mes objections. Donnez-moi un amant qui n'entre point aveugle/ment dans tous les caprices d'une mai#tresse adore/e, et je conviendrai que j'eus tort de ce/der si facilement a\ la mienne. La re/solution fut prise de faire une dupe de G... M... et par un tour bizarre de mon sort, il arriva que je devins la sienne. Nous vi#mes parai#tre son carrosse vers les onze heures. Il nous fit des compliments honne#tes sur la liberte/ qu'il prenait de venir di#ner avec nous. Il ne fut pas surpris de trouver Mr. de T... qui lui avait promis la veille de s'y rendre aussi, et qui avait pre/texte/ quelques affaires pour se dispenser de venir dans la me#me voiture. Quoiqu'il n'y eu#t pas un seul de nous qui ne porta#t la trahison dans le coeur, nous nous mi#mes a\ table avec un air de confiance, et d'amitie/. G... M... trouva aise/- ment l'occasion de de/clarer ses sentiments a\ Manon; je ne dus pas lui parai#tre ge#nant, car je m'absentai expre\s pendant quelques minutes. Je m'aperc@us a\ mon tour qu'on ne l'avait pas de/sespe/re/ par un exce\s de rigueur. Il e/tait de la meilleure humeur du monde. J'affectai de le parai#tre aussi, il riait inte/rieurement de ma simplicite/, et moi de la sienne : nous fu#mes l'un pour l'autre, une sce\ne fort agre/able, pendant tout l'apre\s-midi. Je lui me/nageai encore avant son de/part un moment d'entretien particulier avec Manon, de sorte qu'il eut lieu de s'applaudir de ma complaisance autant que de la bonne che\re. Aussito#t qu'il fut monte/ en carrosse avec Mr. de T... Manon accourut a\ moi les bras ouverts, et elle m'embrassa en e/clatant de rire. Elle me re/pe/ta ses discours et ses propositions sans y changer un mot. Ils se re/duisaient a\ ceci : Il l'adorait. Il voulait partager avec elle quarante mille livres de rente dont il jouissait de/ja\, sans compter ce qu'il atten- dait apre\s la mort de son pe\re. Elle serait la mai#tresse de son coeur et de sa bourse; et pour le commencement de ses bienfaits, il e/tait pre#t a\ lui donner un carrosse, un ho#tel meuble/, une femme de chambre, trois laquais, et un cuisinier. Voila\ un fils, dis-je a\ Manon, bien autrement ge/ne/reux que son pe\re. Parlons de bonne foi, ajoutai-je, cette offre ne vous tente-t-elle point? Moi? re/pondit-elle en ajustant a\ sa pense/e deux vers de Racine, <1Moi? vous me soupc@onnez de celle perfidie?>1 <1Moi? je pourrais souffrir un visage odieux,>1 <1Qui rappelle toujours l'Ho#pital, a\ mes yeux ?>1 Non, repris-je en continuant la parodie. <1J'aurais peine a\ penser que l'Ho#pital, Madame,>1 <1Fu#t un trait dont l'amour l'eu#t grave/ dans votre a#me.>1 Mais c'en est un bien se/duisant qu'un ho#tel meuble/ avec un carrosse, et trois laquais; et l'amour en a peu d'aussi forts. Elle me protesta que son cceur e/tait a\ moi pour toujours, et qu'il ne recevrait jamais d'autres traits que les miens. Les promesses qu'il m'a faites, me dit-elle, sont un aiguillon de vengeance, pluto#t qu'un trait d'amour. Je lui demandai si elle e/tait dans le dessein d'accepter l'ho#tel, et le carrosse. Elle me re/pon- dit qu'elle n'en voulait qu'a\ son argent. La difficulte/ e/tait d'obtenir l'un sans l'autre. Nous re/solu#mes d'at- tendre l'entie\re explication du projet de G... M... dans une lettre qu'il lui avait promis de lui e/crire. Elle la rec@ut en effet le lendemain par un laquais sans livre/e, qui se procura adroitement l'occasion de lui parler sans te/moin. Elle lui dit d'attendre sa re/ponse, et elle vint m'apporter aussito#t sa lettre. Nous l'ouvri#mes ensemble. Outre les lieux communs de tendresse, elle contenait le de/tail des promesses de mon rival. ll ne bornait point sa de/pense. Il s'engageait a\ lui compter dix mille francs en prenant possession de l'ho#tel, et a\ re/parer tellement les diminutions de cette somme, qu'elle l'eu#t toujours devant elle en argent comptant. Le jour de l'inauguration n'e/tait pas recule/ trop loin. Il ne lui en demandait que deux pour disposer les choses a\ la recevoir, et il lui marquait le nom de la rue, et de l'ho#tel, ou\ il lui promettait de l'attendre l'apre\s-midi du second jour, si elle pouvait se de/rober de mes mains. C'e/tait l'unique point sur lequel il la conjurait de le tirer d'inquie/tude; parce qu'il paraissait e#tre assure/ de tout le reste; il ajoutait que si elle pre/voyait de la difficulte/ a\ m'e/chapper, il trouverait le moyen de rendre sa fuite aise/e. G... M... e/tait plus raffine/ que son pe\re. ll voulait tenir sa proie avant que de compter ses espe\ces. Nous de/libe/ra#mes sur la conduite que Manon avait a\ tenir. Je fis encore des efforts pour lui o#ter cette entreprise de la te#te, et je lui en repre/sentai tous les dangers. Elle s'obstina a\ terminer l'aventure. Elle fit une courte re/ponse a\ G... M... pour l'assurer que rien ne lui serait plus facile que de se rendre a\ Paris le jour marque/, et qu'il pourrait l'attendre avec certitude. Nous re/gla#mes ensuite que je partirais sur-le-champ pour aller louer un nouveau logement dans quelque village a\ l'autre co#te/ de Paris, et que je transporterais avec moi notre petit e/quipage; que le lendemain apre\s-midi qui e/tait le temps de son assignation, elle se rendrait de bonne heure a\ Paris, qu'apre\s avoir rec@u les pre/sents de G... M... elle le prierait instamment de la conduire a\ la Come/- die, qu'elle prendrait avec elle tout ce qu'elle pourrait porter de la somme, et qu'elle chargerait du reste mon valet qu'elle voulait mener avec elle. C'e/tait le me#me qui l'avait de/livre/e de l'Ho#pital, et qui nous e/tait infiniment attache/. Je devais me retrouver avec un fiacre a\ l'entre/e de la rue Saint-Andre/-des-Arts, et l'y laisser vers les sept heures pour m'avancer dans l'obscu- rite/ a\ la porte de la Come/die. Manon me promettait d'inventer un pre/texte pour sortir un instant de sa loge, et de l'employer a\ descendre pour me rejoindre; l'exe/cution du reste e/tait facile. Nous aurions regagne/ mon fiacre en un moment, et nous serions sortis de Paris par le faubourg Saint-Antoine qui e/tait le chemin de notre nouvelle demeure. Ce dessein tout extravagant qu'il e/tait nous parut assez bien arrange/; mais il y avait dans le fond une folle imprudence a\ s'imaginer, que quand il eu#t re/ussi le plus heureusement du monde, nous eussions jamais pu nous mettre a\ couvert des suites. Cependant nous nous exposa#mes avec la plus te/me/raire confiance. Manon partit avec Marcel (c'est ainsi que se nommait notre valet). Je la vis partir avec douleur. Je lui dis en l'embrassant : Manon ne me trompez point; me serez-vous fide\le? Elle se plaignit tendrement de ma de/fiance, et elle me re/ite/ra tous ses serments. Son compte e/tait d'arriver a\ Paris sur les trois heures. Je partis apre\s elle. J'allai me morfondre le reste de l'apre\s-midi dans le cafe/ de Fere/ au Pont Saint-Michel. J'y demeurai jusqu'a\ six heures. J'en sortis alors pour prendre un fiacre, que je postai selon notre projet a\ l'entre/e de la rue de Saint-Andre/-des-Arts; ensuite je gagnai a\ pied la porte de la Come/die. Je fus surpris de n'y pas trouver Marcel qui devait e#tre a\ m'at- tendre. Je pris patience pendant une heure, confondu parmi une foule de laquais et occupe/ a\ examiner les passants. Enfin sept heures e/tant sonne/es sans que j'eusse rien aperc@u qui eu*t rapport a\ nos desseins, je pris un billet de parterre pour aller voir si je de/couvrirais Manon, et G... M... dans les loges. lls n'y e/taient ni l'un, ni l'autre. Je retournai a\ la porte ou\ je passai encore un quart d'heure, transporte/ d'impatience, et d'inquie/- tudes. N'ayant rien vu parai#tre, je rejoignis mon fiacre sans pouvoir m'arre#ter a\ une re/solution assure/e. Le cocher m'ayant aperc@u vint quelques pas au-devant de moi pour me dire doucement qu'il y avait une jolie demoiselle qui m'attendait depuis une heure dans le carrosse, qu'elle m'avait demande/ a\ des signes qu'il avait bien reconnus, et qu'ayant appris que je devais revenir, elle avait dit qu'elle ne s'impatienterait point a\ m'attendre. Je me figurai aussito#t que c'e/tait Manon. J'approchai, mais je vis un joli petit visage qui n'e/tait pas le sien. C'e/tait une e/trange\re qui me demanda d'abord si elle n'avait pas l'honneur de parler a\ Mr. le Chevalier Des Grieux? Je lui dis que c'e/tait mon nom. J'ai une lettre a\ vous rendre, reprit-elle, qui vous instruira du sujet qui m'ame\ne, et par quel rapport j'ai l'avantage de connai#tre votre nom. Je la priai de me donner le temps de la lire dans un cabaret voisin. Elle voulut me suivre, et elle me conseilla de demander une chambre a\ part. De qui vient cette lettre? lui dis-je, en montant : elle me remit a\ la lecture. Je reconnus le caracte\re de Manon; voici a\ peu pre\s ce qu'elle me marquait. G... M... l'avait rec@ue avec une politesse et une magnificence au-dela\ de toutes mes ide/es. Il l'avait comble/e de pre/sents, et il lui faisait envisager un sort de reine. Elle m'assurait ne/anmoins qu'elle ne m'oubliait pas dans cette nouvelle splendeur; mais que n'ayant pu faire consentir G... M... a\ la mener ce soir a\ la Come/die, elle remettait a\ un autre jour le plaisir de me voir, et que pour me consoler un peu de la peine qu'elle pre/voyait que cette nouvelle pourrait me causer, elle avait trouve/ le moyen de me procurer une des plus jolies filles de Paris, qui serait la porteuse de son billet. Signe/, votre fide\le amante, Manon Lescaut. Il y avait quelque chose de si cruel et de si insultant pour moi dans cette lettre, que demeurant suspendu quelque temps entre la cole\re, et la douleur, j'entrepris de faire un effort pour oublier e/ternellement mon ingrate et parjure mai#tresse. Je jetai les yeux sur la fille qui e/tait aupre\s de moi. Elle e/tait extre#mement jolie, et j'aurais souhaite/ qu'elle l'eu#t e/te/ assez pour me rendre parjure et infide\le a\ mon tour; mais je n'y trouvai point ces yeux fins et languissants, ce port divin, ce teint de la composition de l'amour, enfin ce fond ine/- puisable de charmes que la nature avait prodigue/s a\ la perfide Manon. Non, non, lui dis-je en cessant de la regarder, l'ingrate qui vous envoie savait fort bien qu'elle vous faisait faire une de/marche inutile. Retour- nez a\ elle, et dites-lui de ma part, qu'elle jouisse tran- quillement de son crime, et qu'elle en jouisse s'il se peut sans remords. Je l'abandonne sans retour, et je renonce en me#me temps a\ toutes les femmes, qui ne sauraient e#tre aussi aimables qu'elle, et qui sont sans doute aussi la#ches, et d'aussi mauvaise foi. Je fus alors sur le point de descendre, et de me retirer sans pre/- tendre davantage a\ Manon; et la jalousie mortelle qui me de/chirait le coeur se de/guisant en une morne et sombre tranquillite/, je me crus d'autant plus proche de ma gue/rison, que je ne sentais nul de ces mouvements violents dont j avais e/te/ agite/ dans les me#mes occasions. He/las! j'e/tais la dupe de l'amour autant que je croyais l'e#tre de G... M... et de Manon. Cette fille qui m'avait apporte/ la lettre me voyant pre#t a\ descendre l'escalier, me demanda ce que je voulais donc qu'elle rapporta#t a\ Mr. de G... M... et a\ la dame qui e/tait avec lui. Je rentrai dans la chambre a\ ces paroles, et par un chan- gement incroyable a\ ceux qui n'ont jamais senti de passions violentes, je me trouvai tout d'un coup de la tranquillite/ ou\ je croyais e#tre dans un transport terrible de fureur. Va, lui dis-je, rapporte au trai#tre G... M... et a\ sa perfide mai#tresse le de/sespoir ou\ ta maudite lettre m'a jete/, mais apprends-leur qu'ils n'en riront pas longtemps, et que je les poignarderai tous deux de ma propre main. Je me jetai sur une chaise. Mon cha- peau tomba d'un co#te/ et ma canne de l'autre. Deux ruisseaux de larmes ame\res commence\rent a\ couler de mes yeux. L'acce\s de rage que je venais de sentir se changea en une profonde douleur. Je ne fis plus que pleurer en poussant des ge/missements et des soupirs. Approche, mon enfant, approche, m'e/criai-je en parlant a\ la jeune fille, approche puisque c'est toi qu'on envoie pour me consoler. Dis-moi si tu sais des consolations contre la rage et le de/sespoir, contre l'envie de se donner la mort a\ soi-me#me, apre\s avoir tue/ deux perfides qui ne me/ritent pas de vivre. Oui, approche, continuai-je en voyant qu'elle faisait vers moi quelques pas timides, et incertains. Viens essuyer mes larmes. Viens rendre la paix a\ mon coeur. Viens me dire que tu m'aimes, afin que je m'accoutume a\ l'e#tre d'une autre que mon infide\le. Tu es jolie, je pourrai peut-e#tre t'aimer a\ mon tour. Cette pauvre enfant qui n'avait pas seize ou dix-sept ans, et qui paraissait avoir plus de pudeur que ses pareilles, e/tait extraordinairement surprise d'une si e/trange sce\ne. Elle s'approcha pourtant pour me faire quelques caresses, mais je l'e/cartai aussito#t en la poussant de mes mains. Que veux-tu de moi, lui repoussant dis-je? Ah! tu es une femme, tu es d'un sexe que je de/teste, et que je ne puis plus souffrir. La douceur de ton visage me menace encore de quelque trahison. Va-t'en, et laisse-moi seul ici. Elle me fit une re/ve/rence sans oser rien dire, et elle se tourna pour sortir. Je lui criai de s'arre#ter; mais apprends-moi du moins, repris-je, pourquoi, comment, a\ quel dessein tu as e/te/ envoye/e ici? Comment as-tu de/couvert mon nom, et le lieu ou\ tu pouvais me trouver? Elle me dit qu'elle connaissait de longue main Mr. de G... M..., qu'il l'avait envoye/ chercher a\ cinq heures, qu'ayant suivi le laquais qui l'avait avertie, elle e/tait alle/e dans une grande maison ou\ elle l'avait trouve/ qui jouait au piquet avec une jolie dame, et qu'ils l'avaient charge/e tous deux de me rendre la lettre qu'elle m'avait apporte/e, apre\s lui avoir appris qu'elle me trouverait dans un carrosse au bout de la rue Saint-Andre/. Je lui demandai s'ils ne lui avaient rien dit davantage, elle me re/pondit en rougis- sant qu'ils lui avaient fait espe/rer que je la prendrais pour me tenir compagnie. On t'a trompe/e, lui dis-je, ma pauvre fille. On t'a trompe/e. Tu es une femme, il te faut un homme, mais il t'en faut un qui soit riche et heureux, et ce n'est pas ici que tu le peux trouver. Retourne, retourne a\ Mr. de G... M...; il a tout ce qu'il faut pour e#tre aime/ des belles, il a des ho#tels meuble/s et des e/quipages a\ donner; pour moi qui n'ai que de l'amour, et de la constance a\ offrir, les femmes me/pri- sent ma mise\re, et font leur jouet de ma simplicite/. J'ajoutai mille choses ou tristes, ou violentes, suivant que les passions qui m'agitaient tour a\ tour ce/daient ou emportaient le dessus; cependant a\ force de me tour- menter, mes transports diminue\rent assez pour faire place a\ un peu de re/flexion. Je comparai cette dernie\re infortune a\ quelques autres que j'avais de/ja\ essuye/es dans le me#me genre et je ne trouvai pas qu'il y eu#t plus a\ de/sespe/rer que dans les premie\res. Je connaissais Manon; pourquoi m'affiger tant d'un malheur que j'avais du# pre/voir? Pourquoi ne pas m'employer plu- to#t a\ y chercher du reme\de? ll e/tait encore temps. Je devais du moins n'y pas e/pargner mes soins si je ne voulais pas avoir a\ me reprocher d'avoir contribue/ par ma ne/gligence a\ mes propres peines. Je me mis la\-dessus a\ conside/rer tous les moyens qui pouvaient m'ouvrir un chemin a\ l'espe/rance. Entreprendre de l'arracher avec violence des mains de G... M... c'e/tait un parti de/sespe/re/ qui n'e/tait propre qu'a\ me perdre, et qui n'avait pas la moindre apparence de succe\s; mais il me semblait que si j'eusse pu me procurer le moindre entretien avec elle, j'aurais gagne/ infailliblement quelque chose sur son coeur. J'en connais- sais si bien tous les endroits sensibles! J'e/tais si su#r d'e#tre aime/ d'elle! Cette bizarrerie me#me de m'avoir envoye/ une jolie fille pour me consoler, j'aurais jure/ que cela venait de son invention, et que c'e/tait un effet de son amour, et de sa compassion pour mes peines. Je re/solus d'employer toute mon industrie pour la voir. Parmi quantite/ de voies que j'examinai l'une apre\s l'autre, je m'arre#tai a\ celle-ci. Mr. de T... avait commence/ a\ me rendre service avec trop d'affection, pour que je doutasse de sa since/rite/ et de son ze\le. Je me proposai d'aller chez lui sur-le-champ, et de le prier de faire appeler G... M... sous le pre/texte d'une affaire impor- tante. Il ne me fallait qu'une demi-heure pour parler a\ Manon. Mon dessein e/tait de me faire introduire dans sa chambre me#me, et je crus que cela me serait aise/ dans l'absence de G... M... Cette re/solution m'ayant rendu plus tranquille, je payai libe/ralement la jeune fille qui e/tait encore avec moi; et pour lui o#ter l'envie de retourner chez ceux qui me l'avaient envoye/e, je pris son adresse en lui faisant espe/rer que j'irais passer la nuit avec elle. Je montai dans mon fiacre, et je me fis conduire a\ grand train chez Mr. de T... Je fus assez heureux pour l'y trouver. J'avais eu la\-dessus de l'in- quie/tude en allant. Je le mis aussito#t au fait de mes peines et du service que je venais lui demander. Il fut si e/tonne/ d'apprendre que G... M... avait pu se/duire Manon, qu'ignorant que j'avais eu part moi-me#me a\ ce malheur, il m'offrit ge/ne/reusement de ramasser tous ses amis pour employer leurs bras et leurs e/pe/es a\ la de/livrance de ma mai#tresse: Je lui fis comprendre que cet e/clat pouvait e#tre pernicieux a\ Manon et a\ moi. Re/servons notre sang, lui dis-je, pour l'extre/mite/. Je me/dite une voie plus douce, et dont je n'espe\re pas moins de succe\s. Il s'engagea a\ faire tout ce que je lui demanderais, sans exception; et lui ayant re/pe/te/ qu'il ne s'agissait que de faire avertir G... M... qu'il avait a\ lui parler, et de le tenir dehors une heure ou deux, il partit aussito#t avec moi pour me satisfaire. Nous cher- cha#mes en allant de quel expe/dient il pourrait se servir pour l'arre#ter si longtemps. Je lui conseillai de lui e/crire d'abord un billet simple, date/ d'un cabaret, par lequel il le prierait de s'y rendre aussito#t pour une affaire si importante, qu'elle ne pouvait souffrir de de/lai. J'ob- serverai, ajoutai-je, le moment de sa sortie, et je m'in- troduirai sans peine dans la maison, n'y e/tant connu que de Manon et de Marcel qui est mon valet. Pour vous qui serez pendant ce temps-la\ avec G... M..., vous pourrez lui dire que cette affaire importante pour laquelle vous souhaitez de lui parler, est un besoin d'argent; que vous venez de perdre le vo#tre au jeu, et que vous avez joue/ beaucoup plus sur votre parole avec le me#me malheur. Il lui faudra du temps pour vous mener a\ son coffre-fort, et j'en aurai suffisamment pour exe/cuter mon dessein. Mr. de T... suivit cet arrangement de point en point. Je le laissai dans un cabaret ou\ il e/crivit promptement sa lettre. J'allai me placer a\ quelques pas de la maison de Manon. Je vis arriver le porteur du message, et G... M... sortit a\ pied un moment apre\s suivi d'un laquais. Lui ayant laisse/ le temps de s'e/loigner de la rue, je m'avanc@ai a\ la porte de mon infide\le, et malgre/ toute ma cole\re je frappai avec tout le respect qu'on a pour un temple. Heureusement ce fut Marcel qui vint m'ouvrir. Je lui fis signe de se taire. Quoique je n'eusse rien a\ craindre des autres domestiques, je lui demandai tout bas s'il pouvait me conduire dans la chambre ou\ e/tait Manon, sans que je fusse aperc@u. ll me dit que cela e/tait aise/ en montant doucement par le grand escalier. Allons donc promptement, lui dis-je, et ta#che d'empe#cher pendant que j'y serai qu'il n'y monte per- sonne. Je pe/ne/trai sans obstacle jusqu'a\ l'appartement. Manon e/tait occupe/e a\ lire. Ce fut la\ que j'eus lieu d'admirer le caracte\re de cette e/trange fille. Loin d'e#tre effraye/e, et de parai#tre timide en m'apercevant, elle ne donna que ces marques le/ge\res de surprise, dont on n'est pas le mai#tre a\ la vue d'une personne qu'on croit e/loigne/e : Ha! c'est vous, mon amour, me dit-elle, en venant m'embrasser avec sa tendresse ordinaire, bon Dieu! que vous e#tes hardi! qui vous aurait attendu aujourd'hui dans ce lieu? Je me de/gageai de ses bras, et loin de re/pondre a\ ses caresses je la repoussai avec de/dain, et je fis deux ou trois pas en arrie\re pour m'e/loigner d'elle. Ce mouvement ne laissa pas de la de/concerter. Elle demeura dans la situation ou\ elle e/tait, et elle jeta les yeux sur moi en changeant de couleur. J'e/tais dans le fond si charme/ de la revoir qu'avec tant de justes sujets de cole\re, j'avais a\ peine la force d'ouvrir la bouche pour la quereller. Cependant mon coeur saignait du cruel outrage qu'elle m'avait fait, je le rappelais vivement en ma me/moire pour exciter mon de/pit; et je ta#chais de faire briller dans mes yeux un autre feu que celui de l'amour. Comme je demeurai quelque temps en silence, et qu'elle remarqua mon agitation, je la vis trembler, apparemment par un effet de sa crainte. Je ne pus soutenir ce spectacle. Ah! Manon, lui dis-je, d'un ton tendre, infide\le et parjure Manon, par ou\ commencerai-je a\ me plaindre? Je vous vois pa#le et tremblante, et je suis encore si sensible a\ vos moindres peines, que je crains de vous affliger trop par mes reproches. Mais, Manon, je vous le dis, j'ai le coeur perce/ de la douleur de votre trahison. Ce sont la\ des coups qu'on ne porte point a\ un amant quand on n'a pas re/solu sa mort. Voici la troisie\me fois, Manon, je les ai bien compte/es, il est impossible que cela s'oublie. C'est a\ vous de conside/rer a\ l'heure me#me quel parti vous voulez prendre; car mon triste coeur n'est plus a\ l'e/preuve d'un si cruel traitement. Je sens qu'il succombe, et qu'il est pre#t a\ se fendre de douleur. Je n'en puis plus, ajoutai-je en m'asseyant sur une chaise, j'ai a\ peine la force de parler et de me soutenir. Elle ne me re/pondit point; mais lorsque je fus assis, elle se laissa tomber a\ genoux, et elle appuya sa te#te sur les miens, en cachant son visage de mes mains. Je sentis en un instant qu'elle les mouillait de ses larmes. Dieux! de quels mouve- ments n'e/tais-je point agite/! Ah Manon, Manon, repris-je, avec un soupir, il est bien tard de me donner des larmes, lorsque vous avez cause/ ma mort. Vous affectez une tristesse que vous ne sauriez sentir. Le plus grand de vos maux est sans doute ma pre/sence, qui a toujours e/te/ importune a\ vos plaisirs. Ouvrez les yeux, voyez qui je suis, on ne verse pas des pleurs si tendres pour un malheureux qu'on a trahi, et aban- donne/ cruellement. Elle baisait mes mains sans changer de posture. Inconstante Manon, repris-je encore; fille ingrate, et sans foi, ou\ sont vos promesses, et vos ser- ments? Amante mille fois volage et cruelle, qu'as-tu fait de cet amour que tu me jurais encore aujourd'hui? Juste Ciel! ajoutai-je, est-ce ainsi qu'une infide\le se rit de vous, apre\s vous avoir atteste/ si saintement? c'est donc le parjure qui est re/compense/! Le de/sespoir, et l'abandon sont pour la constance et la fide/lite/. Ces paroles furent accompagne/es d'une re/flexion si ame\re, que j'en laissai e/chapper malgre/ moi quelques larmes. Manon s'en aperc@ut au changement de ma voix. Elle rompit enfin le silence. Il faut bien que je sois coupable, me dit-elle tristement, puisque j'ai pu vous causer tant de douleur et d'e/motion; mais que le Ciel me punisse si j'ai cru l'e#tre, ou si j'ai eu la pense/e de le devenir. Ce discours me parut si de/pourvu de sens, et de bonne foi que je ne pus me de/fendre d'un vif mou- vement de cole\re. Horrible dissimulation! m'e/criai-je; je vois mieux que jamais que tu es une coquine, et une perfide. C'est a\ pre/sent que je connais ton mise/rable caracte\re. Adieu, la#che cre/ature, continuai-je en me levant; j'aime mieux mourir mille fois que d'avoir le moindre commerce de/sormais avec toi. Que le Ciel me punisse moi-me#me si je t'honore jamais du moindre regard. Demeure avec ton nouvel amant, aime-le, de/teste-moi, renonce a\ l'honneur, au bon sens, je m'en ris, tout m'est e/gal. Elle fut si e/pouvante/e de ce trans- port, que demeurant a\ genoux aupre\s de la chaise d'ou\ je m'e/tais leve/, elle me regardait en tremblant, et sans oser respirer. Je fis encore quelques pas vers la porte en tournant la te#te, et tenant les yeux fixe/s sur elle. Mais il aurait fallu que j'eusse perdu tous sen- timents d'humanite/ pour m'endurcir contre tant de charmes. J'e/tais si e/loigne/ d'avoir cette force barbare, que passant au contraire tout d'un coup a\ l'extre/mite/ oppose/e, je retournai vers elle, ou pluto#t je m'y pre/- cipitai sans re/flexion. Je la pris entre mes bras. Je lui donnai mille tendres baisers. Je lui demandai pardon de mon emportement. Je confessai que j'e/tais un brutal, et que je ne me/ritais pas le bonheur d'e#tre aime/ d'une fille comme elle. Je la fis asseoir, et m'e/tant mis a\ genoux a\ mon tour, je la conjurai de m'e/couter en cet e/tat. La\ tout ce qu'un amant soumis et passionne/ peut imaginer de plus respectueux, et de plus tendre, je le renfermai en peu de mots dans mes excuses. Je lui demandai en gra#ce de prononcer qu'elle me pardonnait. Elle laissa tomber ses bras sur mon cou en disant, que c'e/tait elle-me#me qui avait besoin de ma bonte/ pour me faire oublier les chagrins qu'elle me causait, et qu'elle commenc@ait a\ craindre avec raison que je ne gou#tasse point ce qu'elle avait a\ me dire pour se justifier. Moi? interrompis-je aussito#t, ah! je ne vous demande point de justification, j'approuve tout ce que vous avez fait; ce n'est point a\ moi d'exiger des raisons de votre conduite. Trop content, trop heureux, si ma che\re Manon ne m'o#te point la tendresse de son coeur! Mais, continuai-je en re/fle/chissant sur l'e/tat de mon sort, toute-puissante Manon! vous qui faites a\ votre gre/ mes joies, et mes douleurs, apre\s vous avoir satisfaite par mes humiliations, et par les marques de mon repentir, ne me sera-t-il point permis de vous parler de ma tristesse et de mes peines? Apprendrai-je de vous ce qu'il faut que je devienne aujourd'hui, et si c'est sans retour que vous allez signer ma mort en passant la nuit avec mon rival? Elle fut quelque temps a\ penser a\ sa re/ponse. Mon Chevalier, me dit-elle, en reprenant un air tranquille; si vous vous e/tiez d'abord explique/ si nettement, vous vous seriez e/pargne/ bien du trouble, et a\ moi une sce\ne bien affligeante. Puisque votre peine ne vient que de votre jalousie, je l'aurais gue/rie en m'offrant a\ vous suivre sur-le-champ au bout du monde. Mais je me suis figure/ que c'e/tait la lettre que je vous ai e/crite sous les yeux de Mr. de G... M... et la fille qu'il vous a envoye/e qui causaient votre chagrin. J'ai cru que vous auriez pu regarder ma lettre comme une raillerie, et cette fille, en vous imaginant qu'elle e/tait alle/e vous trouver de ma part, comme une de/claration que je renonc@ais a\ tout pour m'attacher a\ G... M... C'est cette pense/e qui m'a jete/e tout d'un coup dans la consternation; car quelque innocente que je fusse, je trouvais en y pensant que les apparences ne m'e/taient pas favorables. Cepen- dant, continua-t-elle, je veux que vous soyez mon juge, apre\s que je vous aurai explique/ la ve/rite/ du fait. Elle m'apprit alors tout ce qui lui e/tait arrive/ depuis qu'elle avait trouve/ G... M... qui l'attendait dans le lieu ou\ nous e/tions. Il l'avait rec@ue effectivement, comme la premie\re princesse du monde. ll lui avait montre/ tous les appartements, qui e/taient d'un gou#t et d'une pro- prete/ admirables. ll lui avait compte/ dix mille livres dans son cabinet, et il y avait ajoute/ quelques bijoux, parmi lesquels e/taient le collier, et les bracelets de perles qu'elle avait de/ja\ eus de son pe\re; il l'avait mene/e de la\ dans un salon qu'elle n'avait pas encore vu, ou\ elle avait trouve/ une collation exquise. ll l'avait fait servir par les nouveaux domestiques qu'il avait pris pour elle, en leur ordonnant de la regarder de/sormais comme leur mai#tresse, enfin il lui avait fait voir le carrosse, les che- vaux, et tout le reste de ses pre/sents, apre\s quoi il lui avait propose/ une partie de jeu pour attendre le souper. Je vous avoue, continua-t-elle, que j'ai e/te/ frappe/e de cette magnificence. J'ai fait re/flexion que ce serait dommage de nous priver tout d'un coup de tant de biens, en me contentant d'emporter les dix mille francs et les bijoux; que c'e/tait une fortune toute faite pour vous, et pour moi, et que nous pourrions vivre agre/ablement aux de/pens de G... M... Au lieu de lui proposer la Come/die, je me suis mis dans la te#te de le sonder sur votre sujet, pour pressentir quelles facilite/s nous aurions a\ nous voir, en supposant l'exe/- cution de mon syste\me. Je l'ai trouve/ d'un caracte\re fort traitable. Il m'a demande/ ce que je pensais de vous, et si je n'avais pas eu quelque regret a\ vous quitter. Je lui ai dit que vous e/tiez si aimable, et que vous en aviez toujours use/ si honne#tement avec moi, qu'il n'e/tait pas naturel que je pusse vous hai$r. Il a confesse/ que vous aviez du me/rite, et qu'il s'e/tait senti porte/ a\ de/sirer votre amitie/. Il a voulu savoir de quelle manie\re je croyais que vous prendriez mon de/part, surtout lorsque vous viendriez a\ savoir que j'e/tais entre ses mains. Je lui ai re/pondu que la date de notre amour e/tait de/ja\ si ancienne, qu'il avait eu le temps de se refroidir un peu; que vous n'e/tiez pas d'ailleurs fort a\ votre aise, et que vous ne regarderiez peut-e#tre pas ma perte comme un grand malheur, parce qu'elle vous de/chargerait d'un fardeau qui vous pesait sur les bras. J'ai ajoute/ que j'e/tais si convaincue que vous agiriez pacifiquement que je n'avais pas fait difficulte/ de vous dire que je venais a\ Paris pour quelques affaires; que vous y aviez consenti, et qu'y e/tant venu vous-me#me, vous n'aviez pas paru extre#mement inquiet, lorsque je vous avais quitte/. Si je croyais, m'a-t-il dit, qu'il fu#t d'humeur a\ bien vivre avec moi, je serais le premier a\ lui offrir mes services et mes civilite/s. Je l'ai assure/ que du caracte\re dont je vous connaissais, je ne doutais point que vous n'y re/pondissiez honne#tement; surtout, lui ai-je dit, s'il pouvait vous servir dans vos affaires qui e/taient fort de/range/es depuis que vous e/tiez mal avec votre famille. Il m'a interrompue pour me protester qu'il vous rendrait tous les services qui de/pendraient de lui; et que si vous vouliez me#me vous embarquer dans un autre amour, il vous procurerait une jolie mai#tresse qu'il avait quitte/e pour s'attacher a\ moi. J'ai applaudi a\ son ide/e, ajouta-t-elle, pour pre/venir plus parfaitement tous ses soupc@ons; et me confirmant de plus en plus dans mon projet, je ne souhaitais que de pouvoir trou- ver le moyen de vous en informer, de peur que vous ne fussiez trop alarme/ lorsque vous me verriez manquer a\ notre assignation. C'est dans cette vue que je lui ai propose/ de vous envoyer cette nouvelle mai#tresse de\s le soir me#me, afin d'avoir une occasion de vous e/crire; j'e/tais oblige/e d'avoir recours a\ cette adresse, parce que je ne pouvais pas espe/rer qu'il me laissa#t libre un moment. Il a ri de ma proposition. Il a appele/ son laquais, et lui ayant demande/ s'il pourrait retrouver sur-le-champ son ancienne mai#tresse, il l'a envoye/ de co#te/ et d'autre pour la chercher. Il s'imaginait que c'e/tait a\ Chaillot qu'il fallait qu'elle alla#t vous trouver; mais je lui ai appris qu'en vous quittant, je vous avais promis de vous rejoindre a\ la Come/die; ou que si quelque raison m'empe#chait d'y aller, vous vous e/tiez engage/ de m'attendre dans un carrosse au bout de la rue Saint-Andre/; qu'il valait mieux par conse/quent vous envoyer la\ votre nouvelle amante, ne fu#t-ce que pour vous empe#cher de vous y morfondre pendant toute la nuit. Je lui ai dit encore qu'il e/tait a\ propos de vous e/crire un mot pour vous avertir de cet e/change que vous auriez peine a\ comprendre sans cela. Il y a consenti, mais j'ai e/te/ oblige/e d'e/crire en sa pre/sence et je me suis bien garde/e de m'expliquer trop ouver- tement dans ma lettre. Voila\, ajouta Manon, de quelle manie\re les choses se sont passe/es. Je ne vous de/guise rien ni de ma conduite ni de mes desseins. La jeune fille est venue, je l'ai trouve/e jolie, et comme je ne doutais point que mon absence ne vous causa#t de la peine, c'e/tait since\rement que je souhaitais qu'elle pu#t servir a\ vous de/sennuyer quelques moments; car la fide/lite/ que je souhaite de vous est celle du coeur. J'aurais e/te/ ravie de pouvoir vous envoyer Marcel; mais je n'ai pu me procurer un moment pour l'instruire de ce que j'avais a\ vous faire savoir. Elle conclut enfin son re/cit en m'apprenant l'embarras ou\ G... M... s'e/tait trouve/ en recevant le billet de Mr. de T... Il a balance/, me dit- elle, s'il devait me quitter, et il m'a assure/ que son retour ne tarderait point. C'est ce qui fait que je ne vous vois point ici sans inquie/tude, et que j'ai marque/ de la surprise a\ votre arrive/e. J'e/coutai ce discours avec beaucoup de patience, j'y trouvais assure/ment quantite/ de traits cruels et morti- fiants pour moi; car le dessein de son infide/lite/ e/tait si clair qu'elle n'avait pas me#me eu le soin de me le de/gui- ser. Elle ne pouvait espe/rer que G... M... la laissa#t toute la nuit comme une vestale. C'e/tait donc avec lui qu'elle comptait de la passer. Quel aveu a\ faire a\ un amant! cependant je conside/rai que j'e/tais cause en partie de sa faute par la connaissance que je lui avais donne/e d'abord des sentiments que G... M... avait pour elle, et par la complaisance que j'avais eue d'en- trer aveugle/ment dans le plan te/me/raire de son aven- ture. D'ailleurs par un tour naturel de ge/nie qui m'est tout particulier, je fus touche/ de l'inge/nuite/ de son re/cit, et de cette manie\re bonne et ouverte avec laquelle elle me racontait jusqu'aux circonstances me#mes dont j'e/tais le plus offense/. Elle pe\che sans malice, disais-je en moi-me#me. Elle est le/ge\re, et imprudente; mais elle est droite, et since\re. Ajoutez que l'amour suffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes ses fautes. J'e/tais trop satisfait de l'espe/rance de l'enlever le soir me#me a\ mon rival. Je lui dis ne/anmoins : Et la nuit, avec qui l'auriez-vous passe/e! Cette question que je lui fis tristement l'embarrassa. Elle ne me re/pondit que par des mais, et des si interrompus. J'eus pitie/ de sa peine, et rompant ce discours, je lui de/clarai naturelle- ment que j'attendais d'elle qu'elle me suivi#t a\ l'heure me#me. Je le veux bien, me dit-elle, mais vous n'approu- vez donc pas mon projet? ah! n'est-ce pas assez, repar- tis-je, que j'approuve tout ce que vous avez fait jusqu'a\ pre/sent? quoi, nous n'emporterons pas me#me les dix mille francs? re/pliqua-t-elle, il me les a donne/s. Ils sont a\ moi. Je lui conseillai d'abandonner tout, et de ne penser qu'a\ nous e/loigner promptement; car quoiqu'il y eu#t a\ peine une demi-heure que j'e/tais avec elle, je craignais le retour de G... M... Cependant elle me fit de si pressantes ressantes instances pour me faire consentir a\ ne pas sortir les mains vides, que je crus lui devoir accorder quelque chose apre\s avoir tant obtenu d'elle. Dans le temps que nous nous pre/parions au de/part, j'entendis frapper a\ la porte de la rue. Je ne doutai nullement que ce ne fu#t G... M... et dans le trouble ou\ cette pense/e me jeta, je dis a\ Manon que c'e/tait un homme mort s'il paraissait. Effectivement je n'e/tais pas assez revenu de mes transports pour me mode/rer a\ sa vue. Marcel finit ma peine, en m'apportant un billet qu'il avait rec@u pour moi a\ la porte. ll e/tait de Mr. de T... ll me marquait que G... M... e/tant alle/ lui que/rir de l'argent a\ sa maison, il profitait de son absence, pour me communiquer une pense/e fort plaisante; qu'il lui sem- blait que je ne pouvais me venger plus agre/ablement de mon rival qu'en mangeant son souper et en couchant cette nuit me#me dans le lit qu'il espe/rait d'occuper avec ma mai#tresse : que cela lui paraissait assez facile si je pouvais m'assurer de trois ou quatre hommes qui eussent assez de re/solution pour l'arre#ter dans la rue, et de la fide/lite/ pour le garder a\ vue jusqu'au lende- main, que pour lui il me promettait de l'amuser encore une heure pour le moins par des raisons qu'il tenait pre#tes pour son retour. Je montrai ce billet a\ Manon, et je lui appris de quelle ruse je m'e/tais servi pour m'introduire librement chez elle. Mon invention, et celle de Mr. de T... lui parurent admirables, nous en ri#mes a\ notre aise pendant quelques moments, mais je fus surpris que lorsque je lui parlai de la dernie\re comme d'un badinage, elle insista a\ me la proposer se/rieusement comme une chose qu'il fallait exe/cuter. Je lui demandai en vain ou\ elle voulait que je trouvasse tout d'un coup des gens propres a\ arre#ter G... M... et a\ le garder fide\- lement; elle me dit qu'il fallait du moins tenter, puisque Mr. de T... nous garantissait encore une heure; et pour re/ponse a\ mes autres objections elle me dit que je faisais le tyran, et que je n'avais pas de complaisance pour elle. Elle ne trouvait rien de si joli que ce projet. Vous aurez son couvert a\ souper, me re/pe/tait-elle, vous coucherez dans ses draps, et demain de grand matin vous enle\verez sa mai#tresse et son argent. Vous serez bien venge/ du pe\re et du fils. Je ce/dai a\ ses instances, malgre/ les mouvements secrets de mon coeur qui sem- blaient me pre/sager une catastrophe malheureuse. Je sortis dans le dessein de prier deux ou trois gardes du corps, avec lesquels Lescaut m'avait mis en liaison, de se charger du soin d'arre#ter G... M... Je n'en trouvai qu'un au logis, mais c'e/tait un homme entreprenant qui n'eut pas plus to#t su de quoi il e/tait question qu'il m'assura du succe\s. ll me demanda seulement dix pistoles pour re/compenser trois soldats aux Gardes qu'il prit la re/solution d'employer en se mettant a\ leur te#te. Je le priai de ne pas perdre de temps. Il les assem- bla en moins d'un quart d'heure, je l'attendais a\ la maison, et lorsqu'il fut de retour avec ses associe/s, je le conduisis moi-me#me au coin d'une rue par ou\ G... M... devait ne/cessairement rentrer dans celle de Manon. Je lui recommandai de ne le pas maltraiter, mais de le garder si e/troitement jusqu'a\ sept heures du matin, que je pusse e#tre assure/ qu'il ne lui e/chapperait pas. Il me dit que son dessein e/tait de le conduire a\ sa chambre, et de l'obliger a\ se de/shabiller, et a\ se coucher dans son lit; tandis qu'il passerait la nuit a\ boire et a\ jouer avec ses trois braves. Je demeurai avec eux jusqu'au moment que je vis parai#tre G... M... et me retirai alors quelques pas au-dessous, dans un endroit obscur, vou- lant e#tre te/moin d'une sce\ne si extraordinaire. Le garde du corps l'aborda pistolet au poing, et lui expliqua civilement qu'il n'en voulait ni a\ sa vie, ni a\ son argent, mais que s'il faisait la moindre difficulte/ de le suivre, ou s'il jetait le moindre cri, il allait lui bru#ler la cervelle. G... M... le voyant soutenu par trois soldats, et craignant sans doute la bourre du pistolet, ne fit pas de re/sistance. Je le vis emmener comme un mouton. Je retournai aussito#t chez Manon et pour o#ter tout soupc@on aux domestiques, je lui dis en entrant qu'il ne fallait pas attendre Mr. de G... M... pour souper, qu'il lui e/tait survenu des affaires qui le retenaient malgre lui, et qu'il m'avait prie/ de venir lui en faire ses excuses et souper avec elle; ce que je regardais comme une grande faveur aupre\s d'une si belle dame. Elle seconda adroite- ment mon dessein. Nous nous mi#mes a\ table, nous y pri#mes un air grave tant que les laquais demeure\rent a\ nous servir; les ayant enfin conge/die/s, nous passa#mes une des plus charmantes soire/es de notre vie. J'ordonnai en secret a\ Marcel de chercher un fiacre, et de l'avertir de se trouver le lendemain a\ la porte avant six heures du matin. Je feignis de quitter Manon vers minuit, mais e/tant rentre/ doucement par le secours de Marcel, je me pre/parai a\ occuper le lit de G... M... comme j'avais rempli sa place a\ table. Notre mauvais ge/nie travaillait pendant ce temps-la\ a\ nous perdre. Nous e/tions dans l'ivresse du plaisir, et le glaive e/tait suspendu sur nos te#tes. Le fil qui le soutenait allait se rompre. Mais pour faire mieux entendre toutes les circonstances de notre ruine, il faut en e/claircir la cause. G... M... e/tait suivi d'un laquais, lorsqu'il avait e/te/ arre#te/ par le garde du corps. Ce garc@on effraye/ de l'aventure de son mai#tre, retourna en fuyant sur ses pas, et la premie\re de/marche qu'il fit pour le secourir fut d'aller avertir le vieux G... M... de ce qui venait d'arriver. Une si fa#cheuse nouvelle ne pouvait manquer de l'alarmer beaucoup. ll n'avait que ce fils, et il e/tait d'une extre#me vivacite/ pour son a#ge. Il voulut savoir d'abord du laquais tout ce que son fils avait fait l'apre\s- midi; s'il s'etait querelle/ avec quelqu'un, s'il avait pris part au de/me#le/ d'un autre, s'il s'e/tait trouve/ dans quelque maison suspecte? Celui-ci, qui croyait son evoir plus rien menager pour aider a\ son salut, de/cou- mai#tre dans le demier danger, et qui s'imaginait ne devoir plus rien me/nager pour aider a\ son salut, de/couvrit tout ce qu'il savait de son amour pour Manon, et de la de/pense qu'il avait faite pour elle, la manie\re dont il avait passe/ l'apre\s-midi dans sa maison jusqu'aux environs de neuf heures, sa sortie, et le malheur de son retour. C'en fut assez pour faire soupc@onner au vieillard que l'affaire de son fils e/tait une querelle d'amour. Quoiqu'il fu#t au moins dix heures et demie du soir, il ne balanc@a point a\ se rendre aussito#t chez Mr. le Lieu- tenant de Police. Il le pria de faire donner des ordres particuliers a\ toutes les escouades du Guet, et lui ayant demande/ une pour le faire accompagner, il courut lui- me#me vers la rue ou\ son fils avait e/te/ arre#te/; il visita tous les endroits de la ville ou\ il espe/rait de le pouvoir trouver, et n'ayant pu de/couvrir ses traces, il se fit conduire enfin a\ la maison de sa mai#tresse, ou\ il se figura qu'il pouvait e#tre retourne/. J'allais me mettre au lit, lorsqu'il arriva; la porte de la chambre e/tant ferme/e, je n'entendis point frapper a\ celle de la rue. Mais e/tant entre/, suivi de deux archers, et s'e/tant informe/ inutilement de ce qu'e/tait devenu son fils, il lui prit envie de voir sa mai#tresse pour tirer d'elle quelque lumie\re. Il monta a\ l'appartement, toujours accompagne/ de ses archers; nous e/tions pre#ts a\ nous mettre au lit, il ouvre la porte, et il nous glace le sang par sa vue. O Dieu! c'est le vieux G... M... dis-je a\ Manon. Je saute sur mon e/pe/e. Elle e/tait malheureu- sement entortille/e de mon ceinturon. Les archers qui virent mon mouvement, s'approche#rent assez to#t pour me la saisir. Un homme en chemise est sans re/sis- tance. Ils m'o#te\rent tous les moyens de me de/fendre. G... M... quoique trouble/ par ce spectacle ne tarda point a\ me reconnai#tre. Il remit encore plus aise/ment Manon. Est-ce une illusion, nous dit-il gravement, ne vois-je point le Chevalier Des Grieux et Manon Lescaut? J'e/tais si enrage/ de honte et de douleur que je ne lui fis pas de re/ponse. Il parut rouler pendant quelque temps diverses pense/es dans sa te#te; et comme si elles eussent allume/ tout d'un coup sa cole\re, il s'e/cria en s'adressant a\ moi : Ah! malheureux, je suis su#r que tu as tue/ mon fils. Cette injure me piqua vivement. Vieux sce/le/rat, lui re/pondis-je avec fierte/, si j'avais eu a\ tuer quelqu'un de ta famille, c'est par toi que j'aurais commence/. Tenez-le bien, dit-il aux archers, il faut qu'il me dise des nouvelles de mon fils; je le ferai pendre demain s'il ne m'apprend tout a\ l'heure ce qu'il en a fait. Tu me feras pendre? repris-je, infa#me; ce sont tes pareils qu'il faut chercher au gibet; apprends que je suis d'un sang plus noble et plus pur que le tien. Oui, ajoutai-je, je sais ce qui est arrive/ a\ ton fils, et si tu m'irrites davantage, je le ferai e/trangler avant qu'il soit demain, et je te promets le me#me sort apre\s lui. Je commis une imprudence, en lui confessant que je savais ou\ e/tait son fils; mais l'exce\s de ma cole\re me fit faire cette indiscre/tion. ll appela aussito#t cinq ou six autres archers qui l'attendaient a\ la porte, et il leur ordonna de s'assurer de tous les domestiques de la maison. Ha! Monsieur le Chevalier, reprit-il d'un ton railleur, vous savez ou\ est mon fils, et vous le ferez e/trangler, dites-vous? comptez que nous y mettrons bon ordre. Je sentis aussito#t la faute que j'avais commise. Il s'approcha de Manon, qui e/tait assise sur le lit en pleu- rant; il lui dit quelques galanteries ironiques sur l'empire qu'elle avait sur le pe\re, et sur le fils, et sur le bon usage qu'elle en faisait. Ce vieux monstre d'incontinence vou- lut prendre quelques familiarite/s avec elle. Garde- toi de la toucher, m'e/criai-je, il n'y aurait rien de sacre/ qui te pu#t sauver de mes mains. Il sortit en laissant trois archers dans la chambre, auxquels il ordonna de nous faire prendre promptement nos habits. Je ne sais quels e/taient alors ses desseins sur nous. Peut-e#tre eussions-nous obtenu la liberte/ en lui appre- nant ou\ e/tait son fils. Je me/ditais en m'habillant, si ce n'e/tait pas le meilleur parti que je pusse prendre; mais s'il e/tait dans cette disposition en quittant notre chambre, elle e/tait bien change/e lorsqu'il y revint. Il e/tait alle/ interroger les domestiques de Manon que les archers avaient arre#te/s. Il ne put rien apprendre de ceux qu'elle avait rec@us de son fils; mais lorsqu'il sut que Marcel nous avait servis auparavant, il re/solut de le faire parler en l'intimidant par des menaces. C'e/tait un garc@on fide\le, mais simple, et grossier. Le souvenir de ce qu'il avait fait a\ l'Ho#pital pour de/livrer Manon, joint a\ la terreur que G... M... lui inspirait, fit tant d'impression sur son esprit faible, qu'il s'imagina qu'on allait le conduire a\ la potence ou sur la roue. Il promit de de/couvrir tout ce qui e/tait venu a\ sa connaissance, si l'on voulait lui sauver la vie. G... M... se persuada la\-dessus qu'il y avait quelque chose dans nos affaires de plus se/rieux et de plus criminel qu'il n'avait eu lieu jusque-la\ de se le figurer. ll offrit a\ Marcel non seule- ment la vie, mais des re/compenses pour sa confession. Le malheureux lui apprit une partie de notre dessein, sur lequel nous n'avions pas fait difficulte/ de nous entretenir devant lui, parce qu'il devait y entrer pour quelque chose. Il est vrai qu'il ignorait entie\rement les changements que nous y avions faits a\ Paris; mais il avait e/te/ informe/ en partant de Chaillot du plan de l'entreprise et du ro#le qu'il y devait jouer. Il lui de/clara donc que notre vue e/tait de duper son fils, et que Manon devait recevoir ou avait de/ja\ rec@u dix mille francs, qui selon notre projet ne retourneraient jamais aux he/ritiers de la maison de G... M... Apre\s cette de/couverte, le vieillard emporte/ remonta brusquement dans notre chambre. Il passa sans parler dans le cabinet, ou\ il n'eut pas de peine a\ trouver la somme, et les bijoux. Il revint a\ nous avec un visage enflamme/, et nous montrant ce qu'il lui plut de nommer notre larcin, il nous accabla de reproches outrageants. Il fit voir de pre\s a\ Manon le collier de perles et les bracelets; les reconnaissez-vous? lui dit-il, avec un souris moqueur; ce n'e/tait pas la premie\re fois que vous les eussiez vus. Ce sont les me#mes sur ma foi. Ils e/taient de votre gou#t ma belle, je me le persuade aise/ment. Les pauvres enfants! ajouta-t-il, ils sont bien aimables en effet l'un et l'autre, mais ils sont un peu fripons. Mon coeur crevait de rage a\ ce discours insultant. J'aurais donne/ pour e#tre libre un moment... Juste Ciel! que n'aurais-je pas donne/! Enfin je me fis violence pour lui dire avec une mode/ration qui n'e/tait qu'un raffinement de fureur : Finissons, Monsieur, ces inso- lentes railleries; de quoi est-il question? voyons, que pre/tendez-vous faire de nous? Il est question, Monsieur le Chevalier, me re/pondit-il, d'aller de ce pas au Cha#telet. Il fera jour demain, nous verrons plus clair dans nos affaires, et j'espe\re que vous me ferez la gra#ce a\ la fin de m'apprendre ou\ est mon fils. Je compris sans beau- coup de re/flexions que c'e/tait une chose d'une terrible conse/quence pour nous que d'e#tre une fois renferme/s au Cha#telet. J'en pre/vis en tremblant tous les dangers. Malgre/ toute ma fierte/, je reconnus qu'il fallait plier sous le poids de ma fortune, et flatter mon plus cruel ennemi pour en obtenir quelque chose par la soumission. Je le priai d'un ton honne#te de m'e/couter un moment. Je me rends justice, Monsieur, lui dis-je, je confesse que la jeunesse m'a fait commettre de grandes fautes, et que vous en e#tes assez blesse/ pour vous plaindre; mais si vous connaissez la force de l'amour; si vous pouvez juger de ce que souffre un malheureux jeune homme a\ qui l'on enle\ve tout ce qu'il aime, vous me trouverez peut-e#tre pardonnable d'avoir cherche/ le plai- sir d'une petite vengeance ou du moins vous me croirez assez puni par l'affront que je viens de recevoir. Il n'est besoin ni de prison, ni de supplice pour me forcer a\ vous de/couvrir ou\ est Monsieur votre fils. Il est en su#rete/; mon dessein n'a pas e/te/ de lui nuire, ni de vous offenser; je suis pre#t a\ vous nommer le lieu ou\ il passe tranquille- ment la nuit si vous me faites la gra#ce de nous accorder la liberte/. Ce vieux tigre, loin d'e#tre touche/ de ma prie\re, me tourna le dos en riant. Il la#cha seulement quelques mots pour me faire comprendre qu'il savait notre dessein jusqu'a\ l'origine. Pour ce qui regardait son fils, il ajouta brutalement qu'il se retrouverait assez, puisque je ne l'avais pas assassine/. Conduisez-les au petit Cha#telet, dit-il aux archers, et prenez garde que le Chevalier ne vous e/chappe. C'est un ruse/ qui s'est de/ja\ sauve/ de Saint-Lazare. Il sortit, et me laissa dans l'e/tat que vous pouvez vous imaginer. O Ciel! m'e/criai-je, je recevrai avec soumission tous les coups qui viennent de ta main, mais qu'un malheureux coquin ait le pouvoir de me traiter avec cette tyrannie; c'est ce qui me re/duit au dernier de/sespoir. Les archers nous prie\rent de ne pas les faire attendre plus longtemps. Ils avaient un car- rosse tout pre#t a\ la porte. Je tendis la main a\ Manon pour descendre. Venez, ma che\re reine, lui dis-je, venez vous soumettre a\ toute la rigueur de votre sort. Il plaira peut-e#tre au Ciel, de nous rendre quelque jour plus heureux. Nous parti#mes dans le me#me carrosse. Elle se mit dans mes bras; je ne l'avais pas entendue ouvrir la bouche depuis le premier moment de l'arrive/e de G... M... mais se trouvant seule alors avec moi, elle me dit mille tendresses en se reprochant d'e#tre la cause de mon malheur. Je l'assurai que je ne me plaindrais jamais de mon sort, tant qu'elle continuerait a\ m'aimer. Ce n'est pas moi qui suis a\ plaindre, continuai-je; quelques mois de prison ne m'effraient nullement, et je pre/fe/rerai toujours le Cha#telet a\ Saint-Lazare; mais c'est pour toi, ma che\re a#me, que mon coeur s'inte/resse : quel sort pour une cre/ature aussi charmante que toi! Ciel! comment traitez-vous avec tant de rigueur le plus parfait de vos ouvrages! Pourquoi ne sommes-nous pas ne/s l'un et l'autre avec des qualite/s conformes a\ notre mise\re? Nous avons rec@u de l'esprit, du gou#t, des sen- timents. He/las! quel triste usage en faisons-nous? tan- dis que tant d'a#mes basses, et dignes de notre sort jouissent de toutes les faveurs de la fortune! Ces re/flexions me pe/ne/traient de douleur, mais ce n'e/tait rien en comparaison de celles que me causait la pense/e de l'avenir; car je se/chais de crainte pour Manon. Elle avait de/ja\ e/te/ a\ l'Ho#pital, et quand elle en fu#t sortie par la bonne porte, je savais que les rechutes en ce genre e/taient d'une conse/quence extre#mement dangereuse. J'aurais voulu lui exprimer mes frayeurs. J'appre/hendais de lui en causer trop, je tremblais pour elle sans oser l'avertir du danger, et je l'embrassais en soupirant pour l'assurer du moins de mon amour, qui e/tait presque le seul sentiment que j'osasse exprimer. Manon, lui dis-je, parlez since\rement, m'aimerez-vous toujours? Elle me re/pondit qu'elle e/tait bien malheu- reuse que j'en pusse douter. He/ bien, repris-je, je n'en doute point, et je veux braver tous nos ennemis avec cette assurance. J'emploierai ma famille pour sortir du Cha#telet, et tout mon sang ne sera utile a\ rien si je ne vous en tire pas aussito#t que je serai libre. Nous arri- va#mes a\ la prison. On nous mit chacun dans un lieu se/pare/. Ce coup me fut moins rude, parce que je l'avais pre/vu. Je recommandai Manon au concierge, en lui apprenant que j'e/tais un homme de quelque distinction, et lui promettant une re/compense conside/rable. J'em- brassai ma pauvre mai#tresse avant que de la quitter. Je la conjurai de ne pas s'affliger excessivement, et de ne rien craindre tant que je serais au monde. Je n'e/tais pas sans argent. Je lui en donnai une partie, et je payai au concierge sur ce qui me restait un mois de grosse pension par avance pour elle et pour moi. Mon argent eut un fort bon effet : On me mit dans une chambre proprement meuble/e, et l'on m'assura que Manon en avait une pareille. Je m'occupai aussito#t des moyens de ha#ter ma liberte/. Il e/tait clair qu'il n'y avait rien d'absolument criminel dans mon affaire; et supposant me#me que le dessein de notre vol fu#t prouve/ par la de/position de Marcel, je savais fort bien qu'on ne punit point les simples volonte/s. Je re/solus d'e/crire promptement a\ mon pe\re, et de le prier de venir en personne a\ Paris. J'avais bien moins de honte, comme j'ai de/ja\ dit, d'e#tre au Cha#telet qu'a\ Saint- Lazare. D'ailleurs quoique je conservasse tout le res- pect du# a\ l'autorite/ paternelle, l'a#ge et l'expe/rience avaient diminue/ beaucoup ma timidite/. J'e/crivis donc, et l'on ne fit pas difficulte/ au Cha#telet de laisser sortir ma lettre; mais c'e/tait une peine que j'aurais pu m'e/par- gner, si j'eusse su que mon pe\re devait arriver le lendemain a\ Paris. Il avait rec@u celle que je lui avais e/crite huit jours auparavant. Il en avait ressenti une joie extre#me; mais de quelque espe/rance que je l'eusse flatte/ au sujet de ma conversion, il n'avait pas cru devoir s'arre#ter tout a\ fait a\ mes promesses. Il avait pris le parti de venir s'assurer de mon changement par ses yeux et re/gler sa conduite sur la since/rite/ de mon repen- tir. ll arriva le lendemain de mon emprisonnement; sa premie\re visite fut celle qu'il rendit a\ Tiberge, a\ qui je l'avais prie/ d'adresser sa re/ponse. Il ne put savoir de lui ni ma demeure, ni ma condition pre/sente. Il en apprit seulement mes principales aventures, depuis que je m'e/tais e/chappe/ de Saint-Sulpice. Tiberge lui parla fort avantageusement des dispositions que je lui avais marque/es pour le bien dans notre dernie\re entrevue. Il ajouta qu'il me croyait entie\rement de/gage/ de Manon; mais qu'il e/tait surpris ne/anmoins que je ne lui eusse pas donne/ de mes nouvelles depuis huit jours. Mon pe\re n'e/tait pas dupe. Il comprit qu'il y avait quelque chose qui e/chappait a\ la pe/ne/tration de Tiberge dans le silence dont il se plaignait, et il employa tant de soins pour de/couvrir mes traces, que deux jours apre\s son arrive/e, il apprit que j'e/tais au Cha#telet. Avant que de recevoir sa visite a\ laquelle j'e/tais fort e/loigne/ de m'attendre si to#t, je rec@us celle de Mr. le Lieutenant de Police, ou, pour expliquer les choses par leur nom, je subis l'in- terrogatoire. Il me fit quelques reproches; mais ils n'e/taient ni durs ni de/sobligeants. ll me dit avec dou- ceur qu'il plaignait ma mauvaise conduite; que j'avais manque/ de sagesse en me faisant un ennemi tel que Mr. de G... M...; qu'a\ la ve/rite/ il e/tait aise/ de remarquer qu'il y avait dans mon affaire plus d'imprudence et le/ge\rete/ que de malice; mais que c'e/tait ne/anmoins la seconde fois que je me trouvais sujet a\ son tribunal, et qu'il avait espe/re/ que je fusse devenu plus sage apre\s avoir pris deux ou trois mois de lec@ons a\ Saint-Lazare. Charme/ d'avoir affaire a\ un juge raisonnable, je m'expli- quai avec lui d'une manie\re si respectueuse, et si mode/- re/e, qu'il parut extre#mement satisfait de mes re/ponses. Il me dit que je ne devais point me livrer trop au cha- grin, et qu'il se sentait dispose/ a\ me rendre service en faveur de ma naissance, et de ma jeunesse. Je me hasar- dai a\ lui recommander Manon et a\ lui faire l'e/loge de sa douceur, et de son bon naturel. Il me re/pondit en riant qu'il ne l'avait point encore vue; mais qu'on la repre/sentait comme une dangereuse personne. Ce mot excita tellement ma tendresse, que je lui dis mille choses passionne/es pour la de/fense de ma pauvre mai#- tresse; et je ne pus me#me m'empe#cher de re/pandre quelques larmes. Il ordonna qu'on me reconduisi#t a- ma chambre. Amour, amour, s'e/cria ce grave magistrat en me voyant sortir, ne te re/concilieras-tu jamais avec la sagesse? J'e/tais a\ m'entretenir tristement de mes ide/es et a\ re/fle/chir sur la conversation que j'avais eue avec Mr. le Lieutenant de Police, lorsque j'entendis ouvrir la porte de ma chambre : c'e/tait mon pe\re. Quoique je dusse e#tre a\ demi pre/pare/ a\ cette vue, puisque je m'y attendais quelques jours plus tard, je ne laissai pas d'en e#tre frappe/ si vivement, que je me serais pre/cipite/ au fond de la terre, si elle s'e/tait entrouverte a\ mes pieds. J'allai l'embrasser avec toutes les marques d'une extre#me confusion. Il s'assit sans que ni lui, ni moi eussions encore ouvert la bouche. Comme je demeurais debout les yeux baisse/s, et la te#te de/couverte : Asseyez- vous, Monsieur, me dit-il gravement, asseyez-vous. Gra#ce au scandale de votre libertinage et de vos fri- ponneries, j'ai de/couvert le lieu de votre demeure. C'est l'avantage d'un me/rite tel que le vo#tre, de ne pouvoir demeurer cache/. Vous allez a\ la renomme/e par un chemin infaillible. J'espe\re que le terme en sera biento#t la Gre\ve, et que vous aurez effectivement la gloire d'y e#tre expose/ a\ l'admiration de tout le monde. Je ne re/pondis rien. Il continua : Qu'un pe\re est malheu- reux, lorsqu'apre\s avoir aime/ tendrement un fils, et n'avoir rien e/pargne/ pour en faire un honne#te homme, il n'y trouve a\ la fin qu'un fripon qui le de/shonore! On se console d'un malheur de fortune : le temps l'ef- face, et le chagrin diminue : mais quel reme\de contre un mal qui augmente tous les jours, tel que les de/sordres d'un fils vicieux, qui a perdu tous sentiments d'honneur! Tu ne dis rien, malheureux, ajouta-t-il; voyez cette modestie contrefaite, et cet air de douceur hypocrite; ne le prendrait-on pas pour le plus honne#te homme de sa race? Quoique je fusse oblige/ de reconnai#tre que je me/ritais une partie de ces outrages, il me parut ne/anmoins que c'e/tait les porter a\ l'exce\s. Je crus qu'il m'e/tait permis d'expliquer naturellement ma pen- se/e. Je vous assure, Monsieur, lui dis-je, que la modestie ou\ vous me voyez devant vous, n'est nullement affecte/e; c'est la situation naturelle d'un fils bien ne/ qui respecte infiniment son pe\re, et surtout un pe\re irrite/. Je ne pre/tends pas non plus passer pour l'homme le plus re/gle/ de notre race; je me connais digne de vos reproches; mais je vous conjure d'y mettre un peu plus de bonte/, et de ne pas me traiter comme le plus infa#me de tous les hommes. Je ne me/rite pas des noms si durs. C'est l'amour, vous le savez, qui a cause/ toutes mes fautes. Fatale passion! He/las! n'en connaissez-vous pas la force, et se peut-il que votre sang qui est la source du mien, n'ait jamais ressenti les me#mes ardeurs! L'amour m'a rendu trop tendre, trop passionne/, trop fide\le, et peut- e#tre trop complaisant pour les de/sirs d'une mai#tresse toute charmante; voila\ mes crimes. En voyez-vous la\ quelqu'un qui vous de/shonore? Allons, mon cher pe\re, ajoutai-je tendrement, un peu de pitie/ pour un fils qui a toujours e/te/ plein de respect, et d'affection pour vous, qui n'a pas renonce/ comme vous pensez a\ l'honneur et au devoir, et qui est mille fois plus a\ plaindre que vous ne sauriez vous l'imaginer. Je laissai tomber quelques larmes en finissant ces paroles. Un coeur de pe\re est le chef-d'oeuvre de la nature; elle y re#gne pour ainsi parler avec complaisance, et elle en re\gle elle-me#me tous les ressorts. Le mien qui e/tait avec cela homme d'esprit et de bon gou#t, fut si touche/ du tour que j'avais donne/ a\ mes excuses qu'il ne fut pas le mai#tre de me cacher ce changement. Viens, mon pauvre Chevalier, me dit-il, viens m'embrasser. Tu me fais pitie/. Je l'embrassai. Il me serra d'une manie\re qui me fit juger de ce qui se passait dans son coeur; mais quel moyen prendrons-nous donc, reprit-il, pour te tirer d'ici? explique-moi toutes tes affaires sans de/guisement. Comme il n'y avait rien apre\s tout dans le gros de ma conduite qui pu#t me de/shonorer absolu- ment, du moins en la mesurant sur celle des jeunes gens d'un certain monde, et qu'une mai#tresse entretenue ne passe point pour une infamie dans le sie\cle ou\ nous sommes, non plus qu'un peu d'adresse a\ s'attirer la fortune du jeu, je fis since\rement a\ mon pe\re le de/tail de la vie que j'avais mene/e. A chaque faute dont je lui faisais l'aveu, j'avais soin de joindre des exemples ce/le\bres, pour en diminuer la honte. Je vis avec une mai#tresse, lui disais-je, sans e#tre lie/ par les ce/re/monies du mariage; Mr. le Duc de... en entretient deux aux yeux de tout Paris, Mr. de F... en a une depuis dix ans qu'il aime avec une fide/lite/ qu'il n'a jamais eue pour sa femme. Les deux tiers des habitants de Paris se font un honneur d'en avoir. J'ai use/ de quelque super- cherie au jeu : Mr. le Marquis de...et le Comte de... n'ont point d'autres revenus, Mr. le Prince de... et Mr. le Duc de... sont les chefs d'une bande de Cheva- liers du me#me Ordre. Pour ce qui regardait mes des- seins sur la bourse des deux G... M... j'aurais pu trouver aussi facilement que je n'e/tais pas sans mode\les; mais il me restait trop d'honneur pour ne pas me condamner moi-me#me avec tous ceux dont j'aurais pu me proposer l'exemple: de sorte que je priai mon pe\re de pardonner cette faiblesse aux deux violentes passions qui m'avaient agite/, la vengeance et l'amour. ll me demanda si je pouvais lui donner quelques ouvertures sur les plus courts moyens d'obtenir ma liberte/, surtout d'une manie\re qui pu#t lui faire e/viter l'e/clat. Je lui appris les sentiments de bonte/ que le Lieutenant de Police avait pour moi. Si vous trouvez quelques difficulte/s, lui dis-je, elles ne peuvent venir que de la part des G... M...; ainsi je crois qu'il serait a\ propos que vous prissiez la peine de les voir. Il me le promit. Je n'osai le prier de solliciter pour Manon. Ce ne fut point un de/faut de hardiesse, mais un effet de la crainte ou\ j'e/tais de le re/volter par cette proposition, et de lui faire nai#tre quelque dessein funeste a\ elle et a\ moi. Je suis encore a\ savoir si cette crainte n'a pas cause/ mes plus grandes infortunes, en m'empe#chant de tenter les dispositions de mon pe\re, et de faire des efforts pour lui en inspirer de favorables a\ ma malheureuse mai#tresse. J'aurais peut-e#tre excite/ encore une fois sa pitie/. Je l'aurais mis en garde contre les impressions qu'il allait recevoir trop facilement du vieux G... M... que sais-je? ma mauvaise destine/e l'aurait peut-e#tre emporte/ sur tous mes efforts; mais je n'aurais eu qu'elle du moins, et la cruaute/ de mes ennemis a\ accuser de mon malheur. En me quittant mon pe#re alla faire une visite a\ Mr. de G... M... Il le trouva avec son fils, a\ qui le garde du corps avait honne#tement rendu la liberte/. Je n'ai jamais su les particularite/s de leur conversation; mais il ne m'a e/te/ que trop facile d'en juger par ses mortels effets. Ils alle\rent ensemble, je dis les deux pe\res, chez Mr. le Lieutenant de Police, a\ qui ils demande\rent deux gra#ces : l'une de me faire sortir sur-le-champ du Cha#telet; l'autre d'enfermer Manon pour le reste de ses jours, ou de l'envoyer en Ame/rique. On commenc@ait dans ce temps-la\ a\ embarquer quantite/ de gens sans aveu pour le Mississippi. Mr. le Lieutenant de Police leur donna la parole de faire partir Manon par le pre- mier vaisseau. Mr. de G... M... et mon pe\re vinrent aussito#t m'apporter ensemble la nouvelle de ma liberte/. Mr. de G... M... me fit un compliment civil sur le passe/, et m'ayant fe/licite/ sur le bonheur que j'avais d'avoir un tel pe\re, il m'exhorta a\ profiter de/sormais de ses lec@ons, et de ses exemples. Mon pe#re m'ordonna de lui faire des excuses des injures pre/tendues que j'avais faites a\ sa famille, et de le remercier de s'e#tre employe/ avec lui pour mon e/largissement. Nous sorti#mes ensemble sans faire mention de ma mai#tresse. Je n'osai me#me parler d'elle aux guichetiers en leur pre/sence. He/las! mes tristes recommandations eussent e/te/ bien inutiles! L'ordre cruel e/tait venu en me#me temps que celui de ma de/livrance. Cette fille infortune/e fut conduite une heure apre\s a\ l'Ho#pital pour y e#tre associe/e a\ quelques malheureuses, qui e/taient condamne/es a\ subir le me#me sort. Mon pe\re m'ayant oblige/ de le suivre a\ la maison ou\ il avait pris sa demeure, il e/tait presque six heures du soir, lorsque je trouvai le moment de me de/rober de ses yeux pour retourner au Cha#telet. Je n'avais dessein que de faire tenir quelques rafrai#chissements a\ Manon, et de la recommander au concierge; car je ne me pro- mettais pas que la liberte/ de la voir me fu#t accorde/e. Je n'avais point encore eu le temps non plus de re/fle/chir aux moyens de la de/livrer. Je demandai a\ parler au concierge. Il avait e/te/ content de ma libe/ralite/, et de ma douceur; de sorte qu'ayant quelques sentiments de bienveillance pour moi, il me parla du sort de Manon, comme d'un malheur dont il avait beaucoup de reget, parce qu'il pouvait m'affliger. Je ne compris point ce langage. Nous nous entreti#nmes quelques moments sans nous entendre; a\ la fin s'apercevant que j'avais besoin d'une explication, il me la donna telle que j'ai de/ja\ eu horreur de vous la dire, et que j'ai encore de la re/pe/ter. Jamais apoplexie violente ne causa d'effet plus subit et plus terrible. Je tombai avec une palpitation de cceur si douloureuse, qu'a\ l'instant que je perdis la connaissance, je me crus de/livre/ de la vie pour toujours. Il me resta me#me quelque chose de cette pense/e, lorsque je revins a\ moi. Je tournai mes regards vers toutes les parties de la chambre, et sur moi-me#me, pour m'assurer si je portais encore la malheureuse qualite/ d'homme vivant. Il est certain qu'en ne suivant que le mouvement naturel qui fait chercher a\ se de/livrer de ses peines, rien ne pouvait me parai#tre plus doux que la mort dans ce moment de de/sespoir, et de consternation. La religion me#me ne pouvait me faire envisager rien de plus insupportable apre\s la vie, que les convulsions cruelles dont j'e/tais tourmente/. Cependant par un miracle propre a\ l'amour, je retrouvai biento#t assez de forces pour remercier le Ciel de m'avoir rendu la connaissance et la raison. Ma mort n'eu#t e/te/ utile qu'a\ moi; Manon avait besoin de ma vie pour la de/livrer, pour la secourir, pour la venger; je jurai de m'y employer sans me/nagement. Le concierge me donna toute l'assistance que j'eusse pu attendre du meilleur de mes amis. Je rec@us ses services avec une vive reconnaissance. He/las! lui dis-je, vous e#tes donc touche/ de mes peines! Tout le monde m'abandonne. Mon pe\re me#me est sans doute un de mes plus cruels perse/cuteurs, personne n'a pitie/ de moi. Vous seul, dans le se/jour de la durete/, et de la barbarie, marquez de la compassion pour le plus mise/rable de tous les hommes. Il me conseillait de ne point parai#tre dans la rue sans e#tre un peu remis du trouble ou\ j'e/tais. Laissez, laissez, re/pondis-je en sortant, je vous reverrai plus to#t que vous ne pensez. Pre/parez-moi le plus noir de vos cachots, je vais travailler a\ le me/riter. En effet mes premie\res re/solutions n'allaient a\ rien moins qu'a\ me de/faire des deux G... M..., et du Lieutenant de Police, et a\ fondre ensuite a\ main arme/e sur l'Ho#pital avec tous ceux que je pourrais engager a\ soutenir ma que- relle. Mon pe\re lui-me#me eu#t e/te/ a\ peine respecte/ dans une vengeance qui me paraissait si juste; car le concierge ne m'avait pas cache/ que lui, et G... M... e/taient les auteurs de ma perte; mais lorsque j'eus fait quelques pas dans les rues, et que l'air eut un peu rafrai#chi mon sang et mes humeurs, ma fureur fit place peu a\ peu a\ des sentiments plus raisonnables. La mort de nos ennemis eu#t e/te/ d'une faible utilite/ pour Manon, et elle m'eu#t expose/ sans doute a\ me voir o#ter tous les moyens de la secourir. D'ailleurs aurais-je eu recours a\ un la#che assassinat! quelle autre voie pouvais-je m'ouvrir a\ la vengeance? Je recueillis toutes mes forces et tous mes esprits pour travailler d'abord a\ la de/livrance de Manon, remettant tout le reste apre\s le succe\s de cette impor- tante entreprise. Il me restait peu d'argent. C'e/tait ne/anmoins un fondement ne/cessaire par lequel il fallait commencer; je ne voyais que trois personnes de qui j'en pusse attendre; Mr. de T..., mon pe\re, et Tiberge. Il y avait peu d'apparence d'obtenir quelque chose des deux derniers, et j'avais honte de fatiguer l'autre par mes importunite/s; mais ce n'est point dans le de/sespoir qu'on garde des me/nagements. J'allai sur-le-champ au Se/minaire de Saint-Sulpice, sans m'embarrasser si j'y serais reconnu. Je fis appeler Tiberge. Ses premie\res paroles me firent comprendre qu'il ignorait encore mes dernie\res aventures. Cela me fit changer le dessein que j'avais de l'attendrir par la compassion. Je lui parlai en ge/ne/ral du plaisir que j'avais eu de revoir mon pe\re, et je le priai ensuite naturellement de me pre#ter quelque argent, sous pre/texte de payer avant mon de/part de Paris quelques dettes que je souhaitais de tenir inconnues. Il me pre/senta aussito#t sa bourse. Je pris cinq cents livres sur six cents que j'y trouvai. Je lui offris mon billet; il e/tait trop ge/ne/reux pour l'accepter. Je tournai de la\ chez Mr. de T... je n'eus point de re/serve avec lui. Je lui fis l'exposition de mes malheurs, et de mes peines. Il en savait de/ja\ jusqu'aux moindres circonstances par le soin qu'il avait eu de suivre l'aven- ture du jeune G... M... ll m'e/couta ne/anmoins, et il me plaignit beaucoup. Lorsque je lui demandai ses conseils sur les moyens de de/livrer Manon, il me re/pon- dit tristement, qu'il y voyait si peu de jour qu'a\ moins d'un secours extraordinaire du Ciel, il fallait renoncer a\ l'espe/rance, qu'il avait passe/ expre\s a\ l'Ho#pital depuis qu'elle y e/tait renferme/e; qu'il n'avait pu obtenir lui- me#me la liberte/ de la voir; que les ordres du Lieutenant de Police e/taient de la dernie\re rigueur, et que pour comble d'infortune la malheureuse bande ou\ elle devait entrer, e/tait destine/e a\ partir le surlendemain du jour ou\ nous e/tions. J'e/tais si consterne/ de son discours, qu'il eu#t pu parler une heure sans que j'eusse songe/ a\ l'inter- rompre. Il continua a\ me dire, qu'il ne m'e/tait point alle/ voir au Cha#telet pour se donner plus de facilite/ a\ me servir, lorsqu'on le croirait sans liaison avec moi; que depuis quelques heures que j'en e/tais sorti, il avait eu beaucoup de chagrin d'ignorer ou\ je m'e/tais retire/, et qu'il avait souhaite/ de me voir promptement pour me donner le seul conseil dont il semblait que je pusse espe/rer du changement dans le sort de Manon; mais un conseil dangereux, et auquel il me priait de cacher e/ternellement qu'il eu#t eu part : c'e/tait de choisir quelques braves qui eussent le courage d'attaquer les gardes de Manon, lorsqu'ils seraient sortis de Paris avec elle. Il n'attendit point que je lui parlasse de mon indigence. Voila\ cent pistoles, me dit-il, en me pre/sen- tant une bourse, qui pourront vous e#tre de quelque usage. Vous me les remettrez lorsque la fortune aura re/tabli vos affaires. Il ajouta que si le soin de sa re/pu- tation lui eu#t permis d'entreprendre lui-me#me la de/li- vrance de ma mai#tresse, il m'eu#t offert son bras et son e/pe/e. Cette excessive ge/ne/rosite/ me toucha jusqu'aux larmes. J'employai pour lui marquer ma reconnais- sance, toute la vivacite/ que mon affection me laissait de reste. Je lui demandai s'il n'y avait rien a\ espe/rer par la voie des intercessions, aupre\s du Lieutenant de Police. Il me dit qu'il y avait pense/; mais qu'il croyait cette ressource tre\s faible, parce qu'une gra#ce de cette nature ne pouvait se demander sans motif, et qu'il ne voyait pas bien duquel on pourrait se servir pour se faire un intercesseur d'une personne grave, et puissante; que si l'on pouvait se flatter de quelque chose de ce co#te/-la\, ce ne pouvait e#tre qu'en faisant changer de sentiment a\ Mr. de G... M..., et a\ mon pe#re, et en les engageant a\ prier eux-me#mes Mr. le Lieutenant de Police de re/voquer sa sentence. Il s'offrit a\ faire tous ses efforts pour gagner le jeune G... M..., quoiqu'il le cru#t un peu refroidi a\ son e/gard par quelques soupc@ons qu'il avait conc@us de lui a\ l'occasion de notre affaire; et il m'exhorta a\ ne rien omettre de mon co#te/ pour fle/chir l'esprit de mon pe\re. Ce n'e/tait pas une le/ge\re entreprise pour moi; je ne dis pas seulement par la difficulte/ que je devais natu- rellement trouver a\ la vaincre; mais par une autre raison qui me faisait me#me redouter ses approches; je m'e/tais de/robe/ de son logis contre ses ordres, et j'e/tais fort re/solu de n'y pas retourner depuis que j'avais appris la triste destine/e de Manon. J'appre/hendais avec sujet qu'il ne m'y fi#t retenir, malgre/ moi, et qu'il ne me reconduisi#t de me#me en province. Mon fre\re ai#ne/ avait use/ autrefois de cette me/thode. Il est vrai que j'e/tais devenu plus a#ge/; mais l'a#ge e/tait une faible raison contre la force. Cependant je trouvai une voie qui me sauvait du danger; c'e/tait de le faire appeler dans un endroit public, et de m'annoncer a\ lui sous un autre nom. Je pris aussito#t ce parti. Mr. de T... s'en alla chez G... M..., et moi au Luxembourg, d'ou\ j'en- voyai avertir mon pe\re qu'un gentilhomme de ses serviteurs e/tait a\ l'attendre. Je craignais qu'il n'eu#t quelque peine a\ venir parce qu'il commenc@ait a\ faire nuit. Il parut ne/anmoins peu apre\s, suivi de son laquais. Je le priai de prendre une alle/e ou\ nous puissions e#tre seuls. Nous fi#mes cent pas pour le moins sans parler. Il s'imaginait bien sans doute que tant de pre/parations ne s'e/taient pas faites sans un dessein d'importance. Il attendait ma harangue, et je la me/ditais. Enfin j'ouvris la bouche : Monsieur, lui dis-je en tremblant, vous e#tes un bon pe\re. Vous m'avez comble/ de gra#ces, et vous m'avez pardonne/ un nombre infini de fautes. Aussi le Ciel m'est-il te/moin que j'ai pour vous tous les senti- ments du fils le plus tendre, et le plus respectueux; mais il me semble... que votre rigueur... He/ bien, ma rigueur, interrompit mon pe\re, qui trouvait sans doute que je parlais lentement pour son impatience : Ah! Monsieur, repris-je, il me semble que votre rigueur est extre#me dans le traitement que vous avez fait a\ la malheureuse Manon. Vous vous en e#tes rapporte/ a\ Mr. de G... M... Sa haine vous l'a repre/sente/e sous les plus noires couleurs. Vous vous e#tes forme/ d'elle une affreuse ide/e; cependant c'est la plus douce et la plus aimable cre/ature qui fut jamais. Que n'a-t-il plu au Ciel de vous inspirer l'envie de la voir un moment! Je ne suis pas plus su#r qu'elle est charmante que je le suis qu'elle vous l'aurait paru. Vous auriez pris parti pour elle. Vous auriez de/teste/ les noirs artifices de G... M... Vous auriez eu compassion d'elle et de moi. He/las! j'en suis su#r. Votre coeur n'est pas insensible, vous vous seriez laisse/ attendrir. Il m'interrompit encore, voyant que je parlais avec une ardeur qui ne m'aurait pas permis de finir si to#t. ll voulait savoir a\ quoi j'avais dessein d'en venir par un discours si passionne/. A vous demander la vie, re/pondis-je, que je ne puis conserver un moment, si Manon part une fois pour l'Ame/rique. Non, non, me dit-il, d'un ton se/ve\re, j'aime mieux te voir sans vie que sans sagesse, et sans honneur. N'allons donc pas plus loin, m'e/criai-je en l'arre#tant par le bras; o#tez-la-moi cette vie odieuse et insupportable; car dans le de/sespoir ou\ vous me jetez, la mort sera une faveur pour moi. C'est un pre/sent digne de la main d'un pe\re. Je ne te donnerais que ce que tu me/rites, re/pliqua-t-il. Je connais bien des pe\res qui n'auraient pas attendu si longtemps pour e#tre eux-me#mes tes bourreaux; mais c'est ma bonte/ excessive qui t'a perdu. Je me jetai a\ ses genoux : Ah? s'il vous en reste encore, lui dis-je en les embrassant, ne vous endurcissez donc pas contre mes pleurs. Songez que je suis votre fils... He/las! souvenez-vous de ma me\re. Vous l'aimiez si tendre- ment. Auriez-vous souffert qu'on l'eu#t arrache/e de vos bras? Vous l'auriez deffendue jusqu'a\ la mort. Les autres n'ont-ils pas un coeur comme vous? Peut-on e#tre barbare quand on a une fois e/prouve/ ce que c'est que la tendresse, et la douleur? Ne me parle pas davantage de ta me\re, reprit-il d'une voix irrite/e, ce souvenir e/chauffe mon indignation. Tes de/sordres la feraient mourir de douleur, si elle eu#t assez ve/cu pour les voir. Finissons cet entretien, ajouta-t-il, il m'importune, et ne me fera point changer de re/solution. Je t'ordonne de me suivre. Le ton sec et dur avec lequel il m'intima cet ordre me fit trop comprendre que son coeur e/tait inflexible. Je m'e/loignai de quelques pas, dans la crainte qu'il ne lui pri#t envie de m'arre#ter de ses propres mains. N'augmentez pas mon de/sespoir, lui dis-je, en me for- c@ant a\ vous de/sobe/ir. ll est impossible que je vous suive, il ne l'est pas moins que je vive apre\s la durete/ avec laquelle vous me traitez. Ainsi je vous dis un e/ternel adieu. Ma mort que vous apprendrez biento#t, ajoutai-je tristement, vous fera peut-e#tre reprendre pour moi des sentiments de pe\re. Comme je me tour- nais pour le quitter : Tu refuses donc de me suivre, s'e/cria-t-il avec une vive cole\re? Va, cours a\ ta perte. Adieu, fils ingrat et rebelle. Adieu, lui dis-je dans mon transport, adieu, pe\re barbare et de/nature/. Je sortis aussito#t du Luxembourg. Je marchai dans les rues comme un furieux, jusqu'a\ la maison de Mr. de T... Je levais, en marchant, les yeux et les mains pour invoquer toutes les puissances ce/lestes. O Ciel! disais-je, serez-vous aussi impitoyable que les hommes? Je n'ai plus de secours a\ attendre que de vous. Mr. de T... n'e/tait point encore retourne/ chez lui; mais il revint apre\s que je l'y eus attendu quelques moments. Sa ne/gociation n'avait pas re/ussi mieux que la mienne. Il me le dit d'un visage abattu. Le jeune G... M... quoique moins irrite/ que son pe\re contre Manon et contre moi, n'avait pas voulu entreprendre de le solliciter en notre faveur. Il s'en e/tait de/fendu par la crainte qu'il avait lui-me#me de ce vieillard vindicatif, qui s'e/tait de/ja\ fort emporte/ contre lui, en lui reprochant ses desseins de commerce avec Manon. Il ne me restait donc que la voie de la violence, telle que Mr. de T... m'en avait trace/ le plan; j'y re/duisis toutes mes espe/rances. Elles sont bien incertaines, lui dis-je, mais la plus solide et la plus consolante pour moi est celle de pe/rir du moins dans l'entreprise. Je le quittai en le priant de me secourir par ses voeux, et je ne pensai plus qu'a\ m'associer des camarades a\ qui je pusse communiquer une e/tincelle de mon courage, et de ma re/solution. Le premier qui s'offrit a\ mon esprit fut le me#me garde du corps, que j'avais employe/ pour arre#ter G... M... J'avais dessein aussi d'aller passer la nuit dans sa chambre, n'ayant point eu l'esprit assez libre pendant l'apre\s-midi pour me procurer un logement. Je le trou- vai seul. Il eut de la joie de me voir sorti du Cha#telet. Il m'offrit affectueusement ses services. Je lui expliquai ceux qu'il pouvait me rendre. Il avait assez de bon sens pour en apercevoir toutes les difficulte/s; mais il fut assez ge/ne/reux pour entreprendre de les surmonter. Nous employa#mes une partie de la nuit a\ raisonner sur mon dessein. Il me parla des trois soldats aux Gardes dont il s'e/tait servi dans la demie#re occasion, comme de trois braves a\ l'e/preuve; Mr. de T... m'avait informe/ exactement du nombre des archers qui devaient conduire Manon, ils n'e/taient que six. Cinq hommes hardis, et re/solus suffisaient pour donner l'e/pouvante a\ ces mise/- rables, qui ne sont point capables de se de/fendre hono- rablement, lorsqu'ils peuvent e/viter le pe/ril du combat par une la#chete/. Comme je ne manquais point d'argent, le garde du corps me conseilla de ne rien me/nager pour assurer le succe#s de notre attaque. Il nous faut des chevaux, me dit-il, avec des pistolets, et chacun un mousqueton. Je me charge de prendre demain le soin de ces pre/paratifs. Il faudra aussi trois habits communs pour nos soldats qui n'oseraient parai#tre dans une affaire de cette nature avec l'uniforme du Re/giment. Je lui remis entre les mains les cent pistoles que j'avais rec@ues de Mr. de T... Elles furent employe/es le lendemain jusqu'au dernier sou. Les trois soldats passe\rent en revue devant moi. Je les animai par de grandes pro- messes; et pour leur o#ter toute de/fiance, je commenc@ai par leur faire pre/sent a\ chacun de dix pistoles. Le jour de l'exe/cution e/tant venu, j'en envoyai un de grand matin a\ l'Ho#pital, pour s'instruire par ses propres yeux du moment auquel les archers partiraient avec leur proie. Quoique je n'eusse pris cette pre/caution que par un exce\s d'inquie/tude et de pre/voyance, il se trouva qu'elle avait e/te/ absolument ne/cessaire. J'avais compte/ sur quelques fausses informations qu'on m'avait donne/es de leur route, et m'e/tant persuade/ que c'e/tait a\ la Rochelle que cette de/plorable troupe devait e#tre embarque/e, j'aurais perdu mes peines a\ l'attendre sur le chemin d'Orle/ans; cependant je fus informe/ par le rapport du soldat aux Gardes qu'elle prenait le chemin de Normandie, et que c'e/tait du Havre de Gra#ce qu'elle devait partir pour l'Ame/rique. Nous nous rendi#mes aussito#t a\ la porte Saint-Honore/, observant de marcher par des rues diffe/rentes. Nous nous re/uni#mes au bout du Faubourg; nos chevaux e/taient frais. Nous ne tar- da#mes point a\ de/couvrir les six gardes, et les deux mise/rables voitures que vous vi#tes a\ Pacy, il y a envi- ron deux ans. Ce spectacle faillit a\ m'o#ter la force, et la connaissance. O fortune, m'e/criai-je, fortune cruelle, accorde-moi ici du moins la mort ou la victoire. Nous ti#nmes conseil un moment sur la manie#re dont nous ferions notre attaque. Les archers n'e/taient gue\re plus de quatre cents pas devant nous, et nous pouvions les couper en passant au travers d'un petit champ, autour duquel le grand chemin tournait. Le garde du corps fut d'avis de prendre cette voie pour les surprendre en fondant tout d'un coup sur eux. J'approuvai sa pense/e, et je fus le premier a\ piquer mon cheval, mais la for- tune avait rejete/ impitoyablement mes voeux. Les archers voyant cinq cavaliers courir vers eux, ne dou- te\rent point que ce ne fu#t pour les attaquer. Ils se mirent en de/fense, en pre/parant leurs bai$onnettes, et leurs fusils d'un air assez re/solu. Cette vue qui ne fit que nous animer le garde du corps et moi, o#ta tout d'un coup le courage a\ nos trois la#ches compagnons. Ils s'arre#te\rent comme de concert, et s'e/tant dit entre eux quelques mots que je n'entendis point, ils tourne\- rent la te#te de leurs chevaux pour reprendre le chemin de Paris a\ bride abattue. Dieux! me dit le garde du corps qui paraissait aussi e/perdu que moi de cette infa#me de/sertion, qu'allons-nous faire, nous ne sommes plus que deux. J'avais perdu la voix, de fureur, et d'e/tonne- ment. Je m'arre#tai, incertain si ma premie\re vengeance ne devait pas s'employer a\ la poursuite, et au cha#ti- ment des la#ches qui m'abandonnaient. Je les regardais fuir, je jetais les yeux de l'autre co#te/ sur les archers; s'il m'eu#t e/te/ possible de me partager, j'aurais fondu tout a\ la fois sur ces deux objets de ma rage. Je les de/vorais tous ensemble. Le garde du corps qui jugeait de mon incertitude par le mouvement e/gare/ de mes yeux, me pria d'e/couter son conseil. N'e/tant que deux, me dit-il, il y aurait de la folie a\ attaquer six hommes aussi bien arme/s que nous, et qui paraissent nous attendre de pied ferme. Il faut retourner a\ Paris, et ta#cher de re/ussir mieux dans le choix de nos braves. Les archers ne sauraient faire de grandes journe/es avec deux pesantes voitures, nous les rejoindrons demain sans peine. Je fis un moment de re/flexion sur ce parti; mais ne voyant de tous co#te/s que des sujets de de/sespoir, je pris une re/solution ve/ritablement de/sespe/re/e. Ce fut de remercier mon compagnon de ses services; et loin d'attaquer les archers, d'aller avec soumission les prier de me recevoir dans leur troupe, pour accompagner Manon avec eux jusqu'au Havre de Gra#ce, et passer ensuite au-dela\ des mers avec elle. Tout le monde me perse/cute ou me trahit, dis-je au garde du corps, je n'ai plus de fond a\ faire sur personne. Je n'attends plus rien ni de la fortune ni du secours des hommes. Mes malheurs sont au comble, il ne me reste plus que de m'y soumettre. Ainsi je ferme les yeux a\ toute espe/rance. Puisse le Ciel re/compenser votre ge/ne/rosite/. Adieu, je vais aider mon mauvais sort a\ consommer ma ruine, en y courant moi-me#me volontairement. Il fit inutilement ses efforts pour m'engager a\ retourner a\ Paris. Je le priai de me laisser suivre mes re/solutions, et de me quitter sur-le-champ, de peur que les archers ne continuassent a\ croire que notre dessein e/tait de les attaquer. J'allai seul vers eux d'un pas lent, et le visage si consterne/ qu'ils ne durent rien trouver d'effrayant dans mes approches. Ils se tenaient toujours ne/anmoins en posture de de/fense. Rassurez-vous, Messieurs, leur dis-je, en les abordant : je ne vous apporte point la guerre, je viens vous demander des gra#ces. Je les priai de continuer leur chemin sans de/fiance, et je leur appris en marchant les faveurs que j'attendais d'eux. Ils consulte\rent ensemble de quelle manie\re ils devaient recevoir cette ouverture. Le chef de la bande prit la parole pour les autres. Il me re/pondit, que les ordres qu'ils avaient de veiller sur leurs captives e/taient d'une extre#me rigueur; que je lui paraissais ne/anmoins si joli homme, que lui et ses compagnons se rela#cheraient un peu de leur devoir; mais que je devais bien comprendre qu'il fallait qu'il m'en cou#ta#t quelque chose. Il me restait environ quinze pistoles; je leur dis naturellement en quoi consistait le fond de ma bourse. He/ bien, me dit l'archer, nous en userons ge/ne/reusement. Il ne vous en cou#tera qu'un e/cu par heure pour entretenir celle de nos filles qui vous plaira le plus, c'est le prix courant de Paris. Je ne leur avais pas parle/ de Manon en particulier; parce que je n'avais pas dessein qu'ils connussent ma passion. Ils s'imagine\rent d'abord que ce n'e/tait qu'une fantaisie de jeune homme qui me faisait chercher un peu de passe-temps avec les cre/atures; mais lorsqu'ils crurent s'e#tre aperc@us que j'e/tais amoureux, ils augmente\rent tellement le tribut, que ma bourse se trouva e/puise/e en partant de Mantes ou\ nous avions couche/ le jour que nous arriva#mes a\ Pacy. Vous dirai-je quel fut le de/plorable sujet de mes entretiens avec Manon pendant cette route; ou quelle impression sa vue fit sur moi, lorsque j'eus obtenu des gardes la liberte/ d'approcher de son chariot? Ah! les expressions ne rendent jamais qu'a\ demi les sentiments du coeur; mais figurez-vous ma pauvre mai#tresse enchai#- ne/e par le milieu du corps, assise sur quelques poigne/es de paille, la te#te appuye/e languissamment sur un co#te/ de la voiture, le visage pa#le, et mouille/ d'un ruisseau de larmes qui se faisaient un passage au travers de ses paupie\res, quoiqu'elle eu#t continuellement les yeux ferme/s. Elle n'avait pas me#me eu la curiosite/ de les ouvrir lorsqu'elle avait entendu le bruit de ses gardes qui craignaient d'e#tre attaque/s. Son linge e/tait sale, et de/range/, ses mains de/licates expose/es a\ l'injure de l'air; enfin tout ce compose/ charmant, cette figure capable de ramener l'univers a\ l'idola#trie, paraissait dans un de/sordre, et un abattement inexprimable. J'employai quelque temps a\ la conside/rer, en allant a\ cheval a\ co#te/ du chariot. J'e/tais si peu a\ moi-me#me, que je fus sur le point plusieurs fois de tomber dangereusement. Mes soupirs, et mes exclamations fre/quentes, m'attire\rent d'elle quelques regards. Elle me reconnut, et je remarquai que dans le premier mouvement, elle tenta de se pre/- cipiter hors de la voiture pour venir a\ moi, mais e/tant retenue par sa chai#ne, elle retomba dans sa premie\re attitude. Je priai les archers d'arre#ter un moment par compassion, ils y consentirent par avarice. Je quittai mon cheval pour m'asseoir aupre\s d'elle. Elle e/tait si languissante, et si affaiblie qu'elle fut longtemps sans pouvoir se servir de sa langue, ni remuer ses mains. Je les mouillais pendant ce temps-la\ de mes pleurs, et ne pouvant profe/rer moi-me#me une seule parole, nous e/tions l'un et l'autre dans une des plus tristes situa- tions dont il y ait jamais eu d'exemple. Nos expressions ne le furent pas moins, lorsque nous eu#mes retrouve/ la liberte/ de parler. Manon parla peu; il semblait que la honte, et la douleur eussent alte/re/ les organes de sa voix; le son en e/tait faible et tremblant. Elle me remer- cia de ne l'avoir pas oublie/e, et de la satisfaction que je lui accordais, dit-elle en soupirant, de me voir du moins encore une fois, et de me dire le dernier adieu. Mais lorsque je l'eus assure/e que rien n'e/tait capable de me se/parer d'elle, et que j'e/tais dispose/ a\ la suivre jusqu'a\ l'extre/mite/ du monde, pour prendre soin d'elle, pour la servir, pour l'aimer, et pour attacher inse/parablement ma mise/rable destine/e a\ la sienne, cette pauvre fille se livra a\ des sentiments si tendres et si douloureux, que j'appre/hendai quelque chose pour sa vie d'une si vio- lente e/motion. Tous les mouvements de son a#me sem- blaient se re/unir dans ses yeux. Elle les tenait fixe/s sur moi. Quelquefois elle ouvrait la bouche sans avoir la force d'achever quelques mots qu'elle commenc@ait. Il lui en e/chappait ne/anmoins quelques-uns. C'e/taient des marques d'admiration sur mon amour, de tendres plaintes de son exce\s, des doutes qu'elle pu#t e#tre assez heureuse pour m'avoir inspire/ une passion si parfaite, des instances pour me faire renoncer au dessein de la suivre, et chercher ailleurs un bonheur digne de moi, qu'elle me disait que je ne pouvais espe/rer avec elle. En de/pit du plus cruel de tous les sorts, je trouvais ma fe/licite/ dans ses regards, et dans la certitude que j'avais de son affection. J'avais perdu a\ la ve/rite/ tout ce que le reste des hommes estime, mais j'e/tais le mai#tre du coeur de Manon, le seul bien que j'estimais. Vivre en Europe, vivre en Ame/rique, que m'impor- tait-il en quel endroit vivre si j'e/tais assure/ d'y e#tre heureux en y vivant avec ma mai#tresse? Tout l'uni- vers n'est-il pas la patrie de deux amants fide\les? Ne trouvent-ils pas l'un dans l'autre pe\re, me\re, parents, amis, richesses et fe/licite/? Si quelque chose me causait de l'inquie/tude, c'e/tait la crainte de voir Manon expose/e aux besoins de l'indigence. Je me supposais de/ja\ avec elle dans une re/gion inculte et habite/e par des sauvages. Je suis bien su#r, disais-je, qu'il ne saurait y en avoir d'aussi cruels que G... M... et mon pe\re. Ils nous lais- seront du moins vivre en paix. Si les relations qu'on en fait sont fide\les, ils suivent les lois de la nature. Ils ne connaissent ni les fureurs de l'avarice qui pos- se\dent G... M..., ni les ide/es fantastiques de l'honneur qui m'ont fait un ennemi de mon pe\re. Ils ne trouble- ront point deux amants qu'ils verront vivre avec autant de simplicite/ qu'eux. J'e/tais donc tranquille de ce co#te/-la\. Mais je ne me formais point des ide/es romanesques par rapport aux besoins communs de la vie. J'avais e/prouve/ trop souvent qu'il y a des ne/ces- site/s insupportables, surtout pour une fille de/licate, qui est accoutume/e a\ une vie commode, et abondante. J'e/tais au de/sespoir d'avoir e/puise/ inutilement ma bourse, et que le peu d'argent qui me restait, fu#t encore sur le point de m'e#tre ravi par la friponnerie des archers. Je concevais qu'avec une petite somme, j'aurais pu espe/rer non seulement de me soutenir quelque temps contre la mise\re en Ame/rique, ou\ l'argent e/tait rare; mais d'y former me#me quelque entreprise pour un e/ta- blissement durable. Cette conside/ration me fit nai#tre la pense/e d'e/crire a\ Tiberge que j'avais toujours trouve/ si prompt a\ m'offrir les secours de l'amitie/. J'e/crivis de\s la premie\re ville ou\ nous passa#mes. Je ne lui apportai point d'autre motif que le pressant besoin dans lequel je pre/voyais que je me trouverais au Havre de Gra#ce; ou\ je lui confessais que j'e/tais alle/ conduire Manon. Je lui demandais cent pistoles; faites-les-moi tenir au Havre, lui disais-je, par le mai#tre de la poste. Vous voyez bien que c'est la dernie\re fois que j'impor- tune votre affection, et que ma malheureuse mai#tresse m'e/tant enleve/e pour toujours, je ne puis la laisser partir sans quelques soulagements qui adoucissent son sort, et mes mortels regrets. Les archers devinrent si intraitables, lorsqu'ils eurent de/couvert la violence de ma passion, que redoublant continuellement le prix de leurs moindres faveurs, ils me re/duisirent biento#t a\ la dernie\re indigence. L'amour d'ailleurs ne me permettait gue\re de me/nager ma bourse. Je m'oubliais du matin au soir aupre\s de Manon, et ce n'e/tait plus par heure que le temps m'e/tait mesure/, c'e/tait par la longueur entie\re des jours. Enf in ma bourse e/tant tout a\ fait vide, je me trouvai expose/ aux caprices, et a\ la brutalite/ de six mise/rables qui me traitaient avec une hauteur insupportable. Vous en fu#tes te/moin a\ Pacy. Votre rencontre fut un heureux moment de rela#che qui me fut accorde/ par la fortune. Votre pitie/ a\ la vue de mes peines fut ma seule recommandation aupre\s de votre coeur ge/ne/reux. Le secours que vous m'accorda#tes libe/ralement servit a\ me faire gagner le Havre, et les archers tinrent leur promesse avec plus de fide/lite/ que je ne l'espe/rais. Nous arriva#mes au Havre. J'allai d'abord a\ la poste. Tiberge n'avait point encore eu le temps de me re/pondre. Je m'informai exactement quel jour je pourrais attendre sa lettre. Ce ne pouvait e#tre que deux jours apre\s; et par une e/trange disposition de mon mauvais sort, il se trouva que notre vaisseau devait partir le matin de celui auquel j'attendais l'ordinaire. Je ne puis vous repre/senter quel fut mon de/sespoir. Quoi? disais-je, dans le malheur me#me il faudra toujours que je sois distingue/ par des exce\s? Manon re/pondit : He/las! une vie si malheu- reuse me/rite-t-elle le soin que nous en prenons! Mou- rons au Havre, mon cher Chevalier, finissons tout d'un coup nos mise\res. Irons-nous les trai#ner dans un pays inconnu, ou\ nous devons nous attendre sans doute a\ des extre/mite/s horribles, puisqu'on a eu dessein de m'en faire un supplice! mourons, me re/pe/ta-t-elle, ou du moins donne-moi la mort, et va chercher un autre sort dans les bras d'une amante plus heureuse. Non, non, lui dis-je, c'est pour moi un sort digne d'envie que d'e#tre malheureux avec vous. Son discours me fit trembler. Je jugeai qu'elle e/tait accable/e de ses maux. Je m'efforc@ai de prendre un air plus tranquille pour lui o#ter ses funestes pense/es de mort et de de/sespoir. Je re/solus de tenir la me#me conduite a\ l'avenir, et j'ai e/prouve/ dans la suite que rien n'est plus capable d'ins- pirer du courage a\ une femme, que l'intre/pidite/ d'un homme qu'elle aime... Voyant que je n'avais point de secours a\ attendre de Tiberge, je vendis mon cheval. L'argent que j'en tirai joint a\ ce qui me restait encore de vos libe/ralite/s, me composa la petite somme de dix-sept pistoles. J'en employai sept a\ l'achat de quelques soulagements ne/cessaires a\ Manon, et je serrai les dix autres avec soin comme le fondement de notre fortune, et de nos espe/rances en Ame/rique. Je n'eus point de peine a\ me faire recevoir dans le vaisseau. On cherchait de tous co#te/s de jeunes gens qui fussent dispose/s a\ se joindre volontairement a\ la Colonie. Le passage, et la nourriture me furent accorde/s gratis. La poste de Paris devant partir le lendemain, j'y laissai une lettre pour Tiberge. Elle e/tait touchante, et capable de l'attendrir sans doute au dernier point; puisqu'elle lui fit prendre une re/solution qui ne pouvait venir que d'un fond infini de tendresse et de ge/ne/rosite/ pour un ami malheureux. Nous mi#mes a\ la voile. Le vent nous fut continuelle- ment favorable. J'obtins du capitaine un lieu a\ part pour Manon, et pour moi. Il eut la bonte/ de nous regarder d'un autre oeil que le commun de nos mise/rables asso- cie/s. Je l'avais pris en particulier de\s le premier jour, et pour m'attirer de lui quelque conside/ration je lui avais de/couvert une partie de mes infortunes. Je ne crus pas me rendre coupable d'un mensonge honteux en lui disant que j'e/tais marie/ a\ Manon. Il fit semblant de le croire, et il m'accorda sa protection. Nous en rec@u#mes des marques pendant toute la navigation. Il eut soin de nous faire nourrir honne#tement, et les e/gards qu'il eut pour nous servirent a\ nous faire res- pecter des compagnons de notre mise\re. J'avais une attention continuelle a\ ne pas laisser souffrir la moindre incommodite/ a\ Manon. Elle le remarquait bien, et cette vue jointe au vif ressentiment de l'e/trange extre/mite/ ou\ je m'e/tais re/duit pour elle, la rendait si tendre et si passionne/e, si attentive aussi a\ mes plus le/gers besoins, que c'e/tait entre elle et moi une perpe/tuelle e/mulation de services et d'amour. Je ne regrettais point l'Europe. Au contraire plus nous avancions vers l'Ame/rique, plus je sentais mon coeur s'e/largir, et devenir tranquille; si j'eusse pu m'assurer de n'y manquer des ne/cessite/s absolues de la vie, j'aurais remercie/ la Fortune d'avoir donne/ un tour si favorable a\ nos malheurs. Apre\s une navigation de deux mois, nous aborda#mes enfin au rivage de/sire/. Le pays ne nous offrit rien d'agre/able a\ la premie\re vue. C'e/taient des campagnes ste/riles, et inhabite/es, ou\ l'on voyait a\ peine quelques roseaux et quelques arbres de/pouille/s par le vent. Nulle trace d'hommes, ni d'animaux. Cependant le capitaine ayant fait de/charger quelques pie\ces de notre artillerie, nous ne fu#mes pas longtemps sans apercevoir une troupe de citoyens de la Nouvelle-Orle/ans qui s'ap- proche\rent de nous avec de vives marques de joie. Nous n'avions pas de/couvert la ville. Elle est cache/e de ce co#te/-la\ par une petite colline. Nous fu#mes rec@us comme des gens descendus du ciel. Ces pauvres habi- tants s'empressaient pour nous faire mille questions sur l'e/tat de la France et sur les diffe/rentes provinces ou\ ils e/taient ne/s. Ils nous embrassaient comme leurs fre\res, et comme de chers compagnons qui venaient partager leur mise#re et leur solitude. Nous pri#mes le chemin de la ville avec eux; mais nous fu#mes surpris de de/couvrir en avanc@ant, que ce qu'on nous avait vante/ jusqu'alors comme une bonne ville, n'e/tait qu'un assem- blage de quelques pauvres cabanes. Elles e/taient habi- te/es par cinq ou six cents personnes. La maison du Gouverneur nous parut un peu distingue/e par sa hau- teur, et par sa situation. Elle est de/fendue par quelques ouvrages de terre, autour desquels re\gne un large fosse/. Nous fu#mes d'abord pre/sente/s a\ lui. Il s'entretint longtemps en secret avec le capitaine, et revenant ensuite a\ nous, il conside/ra l'une apre\s l'autre toutes les filles qui e/taient arrive/es par le vaisseau. Elles e/taient au nombre de trente, car nous en avions trouve/ au Havre une autre bande qui y e/tait a\ attendre la no#tre. Le Gouverneur les ayant longtemps examine/es, fit appeler divers jeunes gens de la ville qui languissaient dans l'attente d'une e/pouse. Il donna les plus jolies aux prin- cipaux, et le reste fut tire/ au sort. Il n'avait point encore parle/ a\ Manon; mais lorsqu'il eut ordonne/ aux autres de se retirer, il nous fit demeurer elle et moi. J'ap- prends du capitaine, nous dit-il, que vous e#tes marie/s et qu'il vous a reconnus sur la route pour deux personnes d'esprit et de me/rite. Je n'entre point dans les raisons qui ont cause/ votre malheur; mais s'il est vrai que vous ayez autant de savoir-vivre que votre figure me le promet, je n'e/pargnerai rien pour adoucir votre sort et vous contribuerez vous-me#mes a\ me faire trouver quelque agre/ment dans ce lieu sauvage et de/sert. Je lui re/pondis de la manie\re que je crus la plus propre a\ confirmer l'ide/e qu'il avait de nous. Il donna quelques ordres pour nous faire avoir un logement dans la ville, et il nous retint a\ souper avec lui. Je lui trouvai beau- coup de politesse pour un chef de malheureux bannis. Il ne nous fit point de question en public sur le fond de nos aventures. La conversation fut ge/ne/rale, et malgre/ notre tristesse nous nous efforc@a#mes Manon et moi de contribuer a\ la rendre agre/able. Le soir il nous fit conduire au logement qu'on nous avait pre/pare/. Nous trouva#mes une mise/rable cabane compose/e de planches et de boue, qui consistait en deux chambres de plain-pied avec un grenier au-dessus. Il y avait fait mettre deux ou trois chaises, et quelques commodite/s ne/cessaires a\ la vie. Manon parut effraye/e a\ la vue d'une si triste demeure. C'e/tait pour moi qu'elle s'affligeait beaucoup plus que pour elle-me#me. Elle s'assit, lorsque nous fu#mes seuls, et elle se mit a\ pleurer ame\rement. J'entrepris d'abord de la consoler; mais lorsqu'elle m'eut fait entendre que c'e/tait moi seul qu'elle plaignait et qu'elle ne conaide/rait dans nos malheurs communs que ce que j'avais a\ souffrir, j'af- fectai de montrer assez de courage, et me#me assez de joie pour lui en inspirer. De quoi me plaindrais-je, lui dis-je? Je posse\de tout ce que je de/sire. Vous m'aimez, n'est-ce pas? quel autre bonheur me suis-je jamais propose/? Laissons au Ciel le soin de notre fortune. Je ne la trouve pas si de/sespe/re/e. Le Gouverneur est un homme civil, il nous a marque/ de la conside/ration, il ne permettra pas que nous manquions du ne/cessaire. Pour ce qui regarde la pauvrete/ de notre cabane, et la grossie\rete/ de nos meubles, vous avez pu remarquer qu'il y a peu de personnes ici qui paraissent mieux loge/es et mieux meuble/es que nous; et puis tu es une chimiste admirable, ajoutai-je en l'embrassant, tu transformes tout en or. Vous serez donc la plus riche personne de l'univers, me re/pondit-elle, car s'il n'y eut jamais d'amour tel que le vo#tre, il est impossible aussi d'e#tre aime/ plus tendrement que vous l'e#tes de moi. Je me rends justice, continua-t-elle. Je sens bien que je n'ai jamais me/rite/ ce prodigieux attachement que vous avez pour moi. Je vous ai cause/ des chagrins que vous n'avez pu me pardonner sans une bonte/ extre#me. J'ai e/te/ le/ge\re et volage; et me#me en vous aimant e/perdument comme j'ai toujours fait, je n'e/tais qu'une ingrate. Mais vous ne sauriez croire combien je suis change/e. Mes larmes que vous avez vu couler si souvent depuis notre de/part de France, n'ont pas eu une seule fois mes malheurs pour objet. J'ai cesse/ de les sentir aussito#t que vous avez commence/ a\ les partager. Je n'ai pleure/ que de tendresse et de compassion pour vous. Je ne me console point d'avoir pu vous chagriner un moment dans ma vie. Je ne cesse point de me reprocher mes inconstances, et de m'attendrir en admirant de quoi l'amour vous a rendu capable pour une malheureuse qui n'en e/tait pas digne, et qui ne payerait pas bien avec tout son sang, ajouta-t-elle avec une abondance de larmes, la moitie/ des peines qu'elle vous a cause/es. Ses pleurs, son discours, et le ton dont elle le prononc@a firent sur moi une impression si e/tonnante, que je crus sentir une espe#ce de division dans mon a#me. Prends garde, dis-je, prends garde, ma che\re Manon, je n'ai point assez de force pour supporter des marques si vives de ton affection; je ne suis point accoutume/ a\ ces exce\s de joie. O Dieu! m'e/criai-je, je ne vous demande plus rien; je suis assure/ du coeur de Manon, il est tel que je l'ai souhaite/ pour e#tre heureux. Je ne puis plus cesser de l'e#tre a\ pre/sent. Voila\ ma fe/licite/ bien e/tablie. Elle l'est, reprit-elle, si vous la faites de/pendre de moi; et je sais bien ou\ je puis compter aussi de trouver toujours la mienne. Je me couchai avec ces charmantes ide/es, qui change\rent ma cabane en un palais digne du premier roi du monde. L'Ame/- rique me parut un lieu de de/lices apre\s cela. C'est a\ la Nouvelle-Orle/ans qu'il faut venir, disais-je souvent a\ Manon, quand on veut gou#ter les vraies douceurs de l'amour. C'est ici qu'on s'aime sans inte/re#t, sans jalou- sie, sans inconstance. Nos compatriotes y viennent cher- cher de l'or, ils ne s'imaginent pas que nous y avons trouve/ des tre/sors bien plus estimables. Nous cultiva#mes soigneusement l'amitie/ du Gouver- neur. Il eut la bonte/ quelques semaines apre\s notre arrive/e de me donner un petit emploi qui vint a\ vaquer dans le fort; quoiqu'il ne fu#t pas bien distingue/, je l'acceptai comme une faveur du Ciel. Il me mettait en e/tat de vivre sans e#tre a\ charge de personne. Je pris un valet pour moi, et une servante pour Manon. Notre petite fortune s'arrangea. J'e/tais re/gle/ dans ma conduite, Manon ne l'e/tait pas moins. Nous ne lais- sions point e/chapper l'occasion de rendre service et de faire du bien a\ nos voisins; cette disposition officieuse, et la douceur de nos manie\res nous attire\rent la confiance et l'affection de toute la Colonie. Nous fu#mes en peu de temps si conside/re/s, que nous passions pour les premie\res personnes de la ville apre\s le Gouverneur. L'innocence de nos occupations, et la tranquillite/ ou\ nous e/tions continuellement, servit a\ nous ramener peu a\ peu a\ l'esprit des ide/es de pie/te/ et de religion. Manon n'avait jamais e/te/ une fille impie; je n'e/tais pas non plus de ces libertins outre/s, qui se font gloire d'ajou- ter l'irre/ligion a\ la de/pravation des moeurs. L'amour et la jeunesse avaient cause/ tous nos de/sordres. L'expe/- rience commenc@ait a\ nous tenir lieu d'a#ge; elle fit sur nous le me#me effet que les anne/es. Nos conversations qui e/taient toujours re/fle/chies, nous mirent insensible- ment dans le gou#t d'un amour vertueux. Je fus le premier qui proposait ce changement a\ Manon; je connaissais les principes de son coeur. Elle e/tait droite, et naturelle dans tous ses sentiments, qualite/ qui dis- pose toujours a\ la vertu. Je lui fis comprendre qu'il manquait une chose a\ notre bonheur; c'est, lui dis-je, de le faire approuver du Ciel. Nous avons l'a#me trop belle, et le coeur trop bien fait l'un et l'autre pour vivre volontairement dans le crime. Passe d'y avoir ve/cu en France, ou\ il nous e/tait e/galement impossible de cesser de nous aimer, et de nous satisfaire par une voie le/gi- time; mais en Ame/rique ou\ nous ne de/pendons que de nous-me#mes; ou\ nous n'avons plus a\ me/nager les lois arbitraires du rang, et de la biense/ance, ou\ l'on nous croit me#me marie/s; qui empe#che que nous ne le soyons biento#t effectivement, et que nous en sanctifions notre amour par des serments que la religion autorise? Pour moi, ajoutai-je, je ne vous offre rien de nouveau en vous offrant mon coeur et ma main; mais je suis pre#t a\ vous en renouveler le don au pied d'un autel. Il me parut que ce discours la pe/ne/trait de joie. Croiriez-vous, me re/pondit-elle, que j'y ai pense/ mille fois depuis que nous sommes en Ame/rique? La crainte de vous de/plaire m'a fait renfermer ce de/sir dans mon coeur. Je n'ai point la pre/somption de vous solliciter a\ m'accorder la qualite/ de votre e/pouse. Ah! Manon, re/pliquai-je, tu le serais biento#t d'un roi, si le Ciel m'avait fait nai#tre avec une couronne. Ne balanc@ons plus. Nous n'avons nul obstacle a\ appre/hender. J'en veux parler de\s aujourd'hui au Gouverneur, et lui avouer que nous l'avons trompe/ jusqu'a\ ce jour. Laissons craindre aux amants vulgaires, ajoutai-je, les chai#nes indissolubles du mariage. Ils ne les craindraient pas s'ils e/taient assure/s comme nous de porter toujours celles de l'amour. Je laissai Manon au comble de la joie apre\s cette re/solution. Je suis persuade/ qu'il n'y a point d'honne#te homme au monde qui n'eu#t approuve/ mes vues dans les cir- constances ou\ j'e/tais, c'est-a\-dire, asservi fatalement a\ une passion que je ne pouvais vaincre, et combattu par des remords que je ne devais point e/touffer. Mais se trouvera-t-il quelqu'un qui accuse mes plaintes d'in- justice, si je ge/mis de la rigueur du Ciel a\ rejeter un dessein que je n'avais forme/ que pour lui plaire. He/las! que dis-je, a\ le rejeter? Il l'a puni comme un crime. Il m'avait souffert avec patience lorsque je marchais aveugle/ment dans la route du vice; et ses plus rudes cha#timents m'e/taient re/serve/s lorsque je commenc@ais a\ retourner a\ la vertu. Je crains de manquer de force pour achever le re/cit du plus funeste e/ve/nement qui fut jamais. J'allai chez le Gouverneur, comme j'en e/tais convenu avec Manon, pour le prier de consentir a\ la ce/re/monie de notre mariage. Je me serais bien garde/ d'en parler a\ lui, ni a\ personne, si j'eusse pu me promettre que son aumo#nier qui e/tait le seul alors pre#tre de la ville, m'eu#t rendu ce service sans sa participation; mais n'osant espe/rer qu'il voulu#t s'engager au silence, j'avais pris le parti d'agir ouvertement. Le Gouverneur avait un neveu nomme/ Synnelet, qui lui e/tait extre#mement cher. C'e/tait un homme de trente ans, brave, mais emporte/ et violent. Il n'e/tait point marie/. La beaute/ de Manon l'avait touche/ de\s notre arrive/e, et les occasions sans nombre qu'il avait eues de la voir pendant neuf ou dix mois, avaient tellement enflamme/ sa passion, qu'il se consumait en secret pour elle. Cependant comme il e/tait persuade/ avec son oncle et toute la ville que j'e/tais re/ellement marie/, il s'e/tait rendu mai#tre de son amour, jusqu'au point de n'en laisser rien apercevoir; et son ze\le s'e/tait me#me de/clare/ pour moi dans plusieurs occa- sions de me rendre service. Je le trouvai avec son oncle, lorsque j'arrivai dans le fort. Je n'avais nulle raison qui m'obligea#t a\ lui faire un secret de mon dessein; de sorte que je ne fis point difficulte/ de m'expliquer en sa pre/sence. Le Gouverneur m'e/couta avec sa bonte/ ordinaire. Je lui racontai une partie de mon histoire qu'il entendit avec plaisir; et lorsque je le priai d'assis- ter a\ la ce/re/monie que je me/ditais, il eut la ge/ne/rosite/ de s'engager a\ faire toute la de/pense de la fe#te. Je me retirai fort content. Environ une heure apre\s je vis entrer l'aumo#nier chez moi. Je m'imaginais qu'il venait me donner quelques instructions sur mon mariage; mais apre\s m'avoir salue/ froidement, il me de/clara en deux mots que Mr. le Gouverneur me de/fendait d'y penser, et qu'il avait d'autres vues sur Manon. D'autres vues sur Manon! lui dis-je avec un saisissement de coeur; et quelles vues donc Monsieur l'Aumo#nier? ll me re/pondit, que je n'ignorais pas que Mr. le Gouverneur e/tait le mai#tre, que Manon ayant e/te/ envoye/e de France pour la Colonie, c'e/tait a\ lui de disposer d'elle; qu'il ne l'avait pas fait jusqu'alors, parce qu'il la croyait marie/e; mais qu'ayant appris de moi-me#me qu'elle ne l'e/tait point, il jugeait a\ propos de la donner a\ Mr. Synnelet qui en e/tait amoureux. Ma vivacite/ l'emporta sur ma prudence. J'ordonnai fie\rement a\ l'aumo#nier de sortir de ma maison, en jurant que le Gouverneur, Synnelet, et toute la ville, n'oseraient porter la main sur mon e/pouse, ou ma mai#tresse, comme ils voudraient l'appeler. Je fis part aussito#t a\ Manon du funeste message que je venais de recevoir. Nous jugea#mes que Synnelet avait se/duit l'esprit de son oncle depuis mon retour, et que c'e/tait l'effet de quelque dessein me/dite/ depuis longtemps. Ils e/taient les plus forts. Nous nous trou- vions dans la Nouvelle-Orle/ans comme au milieu de la mer; c'est-a\-dire, se/pare/s du reste du monde par des espaces immenses. Ou\ fuir! dans un pays inconnu, de/sert, ou habite/ par des be#tes fe/roces, et par des sau- vages aussi barbares qu'elles. J'e/tais estime/ dans la ville, mais je ne pouvais espe/rer d'e/mouvoir assez le peuple en ma faveur pour en espe/rer un secours pro- portionne/ au mal. Il eu#t fallu de l'argent, j'e/tais pauvre. D'ailleurs le succe\s d'une e/motion populaire e/tait incertain, et si la fortune nous eu#t manque/, notre malheur serait devenu sans reme\de. Je roulais toutes ces pense/es dans ma te#te, j'en communiquai une partie a\ Manon, j'en formais de nouvelles sans e/couter sa re/ponse. Je prenais un parti, je le rejetais pour en prendre un autre. Je parlais seul, je re/pondais tout haut a\ mes pense/es; enfin j'e/tais dans une agitation que je ne saurais comparer a\ rien; parce qu'il n'y en eut jamais d'e/gale. Manon avait les yeux sur moi, elle jugeait par mon trouble de la grandeur du pe/ril; et tremblant pour moi plus que pour elle-me#me, cette tendre fille n'osait pas me#me ouvrir la bouche pour m'exprimer sa crainte. Apre\s une infinite/ de re/flexions, je m'arre#tai a\ la re/so- lution d'aller trouver le Gouverneur pour m'efforcer de le toucher par des conside/rations d'honneur, et par le souvenir de mon respect, et de son affection. Manon voulait s'opposer a\ ma sortie. Elle me disait en pleu- rant : He/las! ils vont vous tuer; je ne vous reverrai plus que mort. Je veux mourir avant vous. J'eus besoin de quantite/ d'efforts pour la persuader de la ne/cessite/ ou\ j'e/tais de sortir, et de celle qu'il y avait pour elle de demeure/r au logis. Je lui promis qu'elle me verrait de retour en un moment. Elle ignorait, et moi aussi, que c'e/tait sur elle-me#me que devait tomber toute la cole\re du Ciel, et la rage de nos ennemis. Je me rendis au fort. Le Gouverneur e/tait avec son aumo#nier. Je m'abaissai pour le toucher a\ des soumis- sions qui m'auraient fait mourir de honte, si je les eusse faites pour toute autre cause. Je le pris par tous les motifs qui devaient faire une impression certaine sur un coeur qui n'est pas celui d'un tigre fe/roce et cruel. Ce barbare ne fit a\ mes plaintes, que deux re/ponses qu'il re/pe/ta cent fois; Manon, me dit-il, de/pendait de lui. Il avait donne/ sa parole de l'accorder a\ son neveu. J'e/tais re/solu de me mode/rer jusqu'a\ l'extre/mite/. Je me contentai de lui dire que je le croyais trop de mes amis pour vouloir ma mort, a\ laquelle je consentirais pluto#t qu'a\ la perte de ma mai#tresse. Je fus trop persuade/ en sortant que je n'avais rien a\ espe/rer de cet opinia#tre vieillard, qui se serait damne/ mille fois pour son neveu. Cependant je persistai dans le dessein d'user jusqu'a\ la fin de mode/ration; re/solu, si l'on en venait aux exce\s, de donner a\ la Nouvelle-Orle/ans une des plus sanglantes, et des plus horribles sce\nes que l'amour ait jamais produites. Je retournais chez moi en me/ditant sur ce projet; lorsque le sort qui voulait ha#ter ma ruine me fit rencontrer Synnelet. Il lut dans mes yeux une partie de mes pense/es. J'ai dit qu'il e/tait brave; il vint a\ moi, ne me cherchez-vous pas, me dit-il? Je connais que mes des- seins vous offensent, et j'ai bien pre/vu qu'il faudrait se couper la gorge avec vous. Allons voir qui sera le plus heureux. Je lui re/pondis qu'il avait raison et qu'il n'y avait que ma mort qui pu#t finir nos diffe/rends. Nous nous e/carta#mes d'une centaine de pas hors de la ville. Nos e/pe/es se croise\rent, je le blessai, et je le de/sarmai presque en me#me temps. ll fut si enrage/ de son malheur, qu'il refusa de me demander la vie, et de renoncer a\ Manon. J'avais peut-e#tre droit de lui o#ter tout d'un coup l'un et l'autre; mais un sang ge/ne/reux ne se de/ment jamais. Je lui jetai son e/pe/e. Recommenc@ons, lui dis-je, et songez que c'est sans quartier. Il m'attaqua avec une furie inexprimable. Je dois confesser que je n'e/tais point fort dans les armes, n'ayant eu que trois mois de salle a\ Paris. L'amour conduisait mon e/pe/e. Synnelet ne laissa pas de me percer le bras d'outre en outre; mais je le pris sur le temps, et je lui fournis un coup si vigoureux qu'il tomba a\ mes pieds sans mouvement. Malgre/ la joie que donne la victoire apre\s un combat mortel, je re/fle/chis aussito#t sur les conse/quences de cette mort. Il n'y avait pour moi ni gra#ce, ni de/lai de supplice a\ espe/rer. Connaissant comme je faisais la passion du Gouverneur pour son neveu, j'e/tais assure/ que ma mort ne serait pas diffe/re/e d'une heure apre\s la connaissance de la sienne. Quelque pressante que fu#t cette crainte, elle n'e/tait pas la plus forte cause de mon inquie/tude. Manon, l'inte/re#t de Manon, son pe/ril, et la ne/cessite/ de la perdre me troublaient jusqu'a\ re/pandre de l'obscurite/ sur mes yeux, et a\ m'empe#cher de reconnai#tre le lieu ou\ j'e/tais. Je regrettai le sort de Synnelet; une prompte mort me semblait le seul reme\de de mes peines. Cepen- dant ce fut cette pense/e me#me qui me fit rappeler vive- ment mes esprits, et qui me rendit capable de prendre une re/solution. Quoi? je veux mourir, m'e/criai-je, pour finir mes peines? Il y en a donc que j'appre/hende plus que la perte de ma che#re mai#tresse? ah! souffrons toutes celles auxquelles il faut m'exposer pour la secourir, et remettons a\ mourir apre\s les avoir souffertes inutile- ment. Je repris le chemin de la ville. J'entrai chez moi, j'y trouvai Manon a\ demi morte de frayeur, et d'in- quie/tude. Ma pre/sence la ranima. Je ne pouvais lui cacher, ni me#me diminuer le terrible accident qui venait de m'arriver. Elle tomba sans connaissance entre mes bras au re/cit de la mort de Synnelet et de ma blessure. J'employai plus d'un quart d'heure a\ lui faire retrouver le sentiment. J'e/tais a\ demi mort moi-me#me. Je ne voyais pas le moindre jour a\ sa su#rete/, ni a\ la mienne. Manon, que ferons-nous? lui dis-je lorsqu'elle eut repris un peu ses forces? He/las! qu'allons-nous faire! Il faut ne/cessai- rement que je m'e/loigne. Voulez-vous demeurer dans la ville? Oui, demeurez-y. Vous pouvez encore y e#tre heureuse, et moi je vais loin de vous chercher la mort parmi les sauvages, ou entre les griffes des be#tes fe/roces. Elle se leva malgre/ sa faiblesse et elle me prit par la main pour me conduire vers la porte. Fuyons ensemble, me dit-elle, ne perdons pas un instant. Le corps de Synnelet peut avoir e/te/ trouve/ par hasard, nous n'au- rions pas le temps de nous e/loigner de la ville. Ma che\re Manon, repris-je tout e/perdu, dites-moi donc ou\ nous pouvons aller. Voyez-vous quelque ressource? Ne vaut-il pas mieux que vous ta#chiez de vivre ici sans moi, et que je porte volontairement ma te#te au Gouverneur? Cette proposition ne fit qu'augmenter son ardeur a\ partir. Il fallut la suivre. J'eus encore assez de pre/sence d'esprit en sortant pour prendre quelques liqueurs que j'avais dans ma chambre, et toutes les provisions que je pus faire entrer dans mes poches, nous di#mes a\ nos domestiques qui e/taient dans la chambre voisine que nous partions pour la promenade du soir, nous avions cette coutume tous les jours, et nous nous e/loigna#mes de la ville plus promptement que la de/licatesse de Manon ne semblait le permettre. Quoique j'eusse e/te/ si irre/solu sur le lieu de notre retraite, je ne laissais pas d'avoir deux espe/rances, sans lesquelles j'aurais pre/fe/re/ la mort a\ l'incertitude de ce qui pouvait arriver a\ Manon. J'avais acquis assez de connaissance du pays depuis pre\s de dix mois que j'e/tais en Ame/rique, pour ne pas ignorer de quelle manie\re on apprivoisait les sauvages. On pouvait se mettre entre leurs mains sans courir a\ une mort cer- taine. J'avais me#me appris quelques mots de leur langue, et quelques-unes de leurs coutumes dans les diverses occasions que j'avais eues de les voir. Avec cette triste ressource j'en avais une autre du co#te/ des Anglais, qui ont comme nous un e/tablissement dans cette partie du nouveau monde; mais j'e/tais effraye/ de l'e/loignement. Nous avions a\ traverser pour aller chez eux de ste/riles campagnes de plusieurs journe/es de largeur, et quelques montagnes si hautes et si escarpe/es, que le chemin en paraissait difficile aux hommes les plus grossiers et les plus vigoureux. Je me flattais ne/anmoins que nous pourrions tirer parti de ces deux ressources; des sauvages pour aider a\ nous conduire, et des Anglais pour nous recevoir dans leurs habitations. Nous marcha#mes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c'est-a\-dire, environ deux lieues; car cette amante incomparable refusa absolument de s'arre#ter plus to#t. Accable/e enfin de lassitude, elle me confessa qu'il lui e/tait impossible d'avancer davantage. Il e/tait de/ja\ nuit. Nous nous assi#mes au milieu d'une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre a\ couvert. Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu'elle avait panse/e elle-me#me avant notre de/part. Je m'opposai en vain a\ ses volonte/s. J'aurais acheve/ de l'accabler mortellement si je lui eusse refuse/ la satisfaction de me croire a\ mon aise, et sans danger, avant que de penser a\ sa propre conser- vation. Je me soumis durant quelques moments a\ ses de/sirs. Je rec@us ses soins en silence et avec honte; mais lorsqu'elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour! je me de/pouillai de tous mes habits pour lui faire trouver la terre moins dure, en les mettant sous elle. Je la fis consentir malgre/ elle a\ me voir employer a\ son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J'e/chauffai ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit tout entie\re a\ veiller aupre\s d'elle et a\ prier le Ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. O Dieu! que mes voeux e/taient vifs et since\res; et par quel rigoureux jugement aviez-vous re/solu de ne les pas exaucer! Pardonnez si j'ache\ve en peu de mots un re/cit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destine/e a\ le pleurer, mais quoique je le porte sans cesse dans ma me/moire, mon a#me semble se reculer d'horreur chaque fois que j'en- treprends de l'exprimer. Nous avions passe/ tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma che\re mai#tresse endormie, et je n'osais pousser le moindre souffle de crainte de troubler son sommeil. Je m'aperc@us de\s le point du jour, en tou- chant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein pour les e/chauffer. Elle sentit ce mouvement, et faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit d'une voix faible, qu'elle se croyait a\ sa dernie\re heure. Je ne pris d'abord ses paroles que pour une expression ordinaire dans l'infor- tune, et je n'y re/pondis que par les tendres consolations que l'amour inspire. Mais ses soupirs fre/quents, son silence a\ mes interrogations, le serrement de ses mains dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connai#tre que la fin de ses malheurs appro- chait. N'exigez point de moi que je vous de/crive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernie\res expres- sions. Je la perdis, je rec@us d'elle des marques d'amour au moment me#me qu'elle expirait, c'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et de/plo- rable moment. Mon a#me ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point sans doute assez rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie trai#ne/ depuis une vie languissante, et mise/- rable. Je renonce volontairement a\ en mener jamais une plus heureuse. Je demeurai deux jours et deux nuits avec la bouche attache/e sur le visage et sur les mains de ma che\re Manon. Mon dessein e/tait d'y mourir; mais je fis re/flexion au commencement du troisie\me jour, que son corps serait expose/ apre\s mon tre/pas a\ devenir la pa#ture des be#tes sauvages. Je formai la re/solution de l'en- terrer, et d'attendre la mort sur sa fosse. J'e/tais de/ja\ si proche de ma fin par l'affaiblissement que le jeu#ne et la douleur m'avaient cause/, que j'eus besoin de quantite/ d'efforts pour me tenir debout. Je fus oblige/ de recourir aux liqueurs que j'avais apporte/es. Je repris autant de force qu'il en fallait pour le triste office que j'allais exe/cuter. Il ne m'e/tait pas difficile d'ouvrir la terre dans le lieu ou\ je me trouvais. C'e/tait une campagne couverte de sable. Je rompis mon e/pe/e pour m'en servir a\ creuser, mais j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse. J'y plac@ai l'idole de mon coeur, apre\s avoir pris soin de l'envelopper de tous mes habits pour empe#cher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet e/tat qu'apre\s l'avoir embrasse/e mille fois avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis encore aupre\s d'elle. Je la conside/rai longtemps. Je ne pouvais me re/soudre a\ fermer sa fosse. Enfin mes forces recommenc@ant a\ s'affaiblir et craignant d'en manquer tout a\ fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours dans le sein de la terre tout ce qu'elle avait porte/ de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourne/ vers le sable; et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invo- quai le secours du Ciel, et j'attendis la mort avec impa- tience. Ce qui vous parai#tra difficile a\ croire, c'est que pendant tout l'exercice de ce lugubre ministe\re, il ne sortit point une larme de mes yeux, ni de soupir de ma bouche. La consternation profonde ou\ j'e/tais, et le dessein de/termine/ de mourir avaient coupe/ le cours a\ toutes les expressions du de/sespoir, et de la douleur; aussi ne demeurai-je point longtemps dans la posture ou\ j'e/tais sur la fosse, sans perdre le peu de connaissance, et de sentiment qui me restait. Apre#s ce que vous venez d'entendre, la conclusion de mon histoire est de si peu d'importance qu'elle ne me/rite point la peine que vous voulez bien prendre a\ l'e/couter. Le corps de Synnelet ayant e/te/ rapporte/ a\ la ville, et ses plaies visite/es avec soin, il se trouva non seulement qu'il n'e/tait pas mort, mais qu'il n'avait pas me#me rec@u de blessure dangereuse. ll apprit a\ son oncle de quelle manie#re les choses s'e/taient passe/es entre nous, et sa ge/ne/rosite/ le porta a\ publier honne#tement les effets de la mienne. On me fit chercher aussito#t, et mon absence avec Manon me fit soupc@onner d'avoir pris le parti de la fuite. Il e/tait trop tard pour envoyer sur mes traces; mais le lendemain, et les jours suivants furent employe/s a\ me poursuivre. On me trouva sans apparence de vie sur la fosse de Manon, et ceux qui me de/couvrirent en cet e/tat me voyant presque nu, et sanglant de ma blessure, ne doute\rent point que je n'eusse e/te/ vole/ et assassine/. Ils me porte\rent a\ la ville. Le mouvement du transport re/veilla en moi quelque sentiment. Les soupirs que je poussai en ouvrant les yeux, et en ge/missant de me retrouver parmi les vivants firent connai#tre que j'e/tais encore en e/tat de recevoir du secours. On m'en donna de trop heureux. Je ne laissai pas en arrivant d'e#tre enferme/ dans une e/troite prison. Mon proce\s fut instruit, et comme Manon ne paraissait point, on m'accusa de m'e#tre de/fait d'elle par un mou- vement de rage et de jalousie. Je racontai naturelle- ment ma pitoyable aventure. Synnelet malgre/ les transports de douleur ou\ ce re/cit le jeta, eut la ge/ne/rosite/ de solliciter ma gra#ce. Il l'obtint. J'e/tais si faible qu'on fut oblige/ de me transporter de la prison dans mon lit, ou\ je fus retenu pendant trois mois par une funeste maladie. Ma haine pour la vie ne diminuait point. J'invoquais continuellement la mort, et je m'obstinai longtemps a\ rejeter tous les reme\des. Mais le Ciel apre\s m'avoir poursuivi avec tant de rigueur, avait dessein de me rendre utiles mes malheurs et ses cha#ti- ments. Il m'e/claira des lumie\res de sa gra#ce, et il m'inspira le dessein de retourner a\ lui par les voies de la pe/nitence. La tranquillite/ ayant commence/ a\ renai#tre un peu dans mon a#me, ce changement fut suivi de pre\s par ma gue/rison, je me livrai entie\rement aux exercices de pie/te/, et je continuai a\ remplir mon petit emploi, en attendant les vaisseaux de France qui vont une fois chaque anne/e dans cette partie de l'Ame/rique. J'e/tais re/solu de retourner dans ma patrie pour y re/parer par une vie sage et re/gulie\re le scandale de ma conduite passe/e. Je pris soin de faire transporter le corps de ma che#re mai#tresse dans un lieu honorable. Ce fut peu apre\s cette ce/re/monie que me promenant seul un jour sur le rivage, je vis arriver un vaisseau que des affaires de commerce amenaient a\ la Nouvelle-Orle/ans. J'e/tais attentif au de/barquement de l'e/quipage. Je fus frappe/ de surprise excessive en reconnaissant Tiberge parmi ceux qui s'avanc@aient vers la ville. Ce fide\le ami me remit de loin malgre/ les changements que la tristesse avait faits sur mon visage. Il m'apprit que l'unique motif de son voyage avait e/te/ le dessein de me voir, et de m'engager a\ retourner en France; qu'ayant rec@u la lettre que je lui avais e/crite du Havre, il s'y e/tait rendu en personne pour m'y rendre le service que je lui demandais, qu'il avait ressenti la plus vive douleur en apprenant mon de/part, et qu'il fu#t parti sur-le-champ pour me suivre, s'il eu#t trouve/ un vaisseau pre#t a\ faire voile : qu'il en avait cherche/ pendant plusieurs mois dans divers ports, et qu'en ayant enfin rencontre/ un a\ Saint-Malo qui allait a\ Que/bec, il s'y e/tait embarque/ dans l'espe/rance de se procurer de la\ un passage facile a\ la Nouvelle-Orle/ans; que le vaisseau malouin ayant e/te/ pris en chemin par des corsaires espagnols, et conduit dans une de leurs i#les, il s'e/tait e/chappe/ par adresse, et qu'apre\s diverses courses, il avait trouve/ l'occasion du vaisseau qui venait d'arriver, pour se rendre heureu- sement aupre\s de moi. Je ne pouvais marquer trop de reconnaissance pour un ami si ge/ne/reux et si constant. Je le conduisis chez moi. Je le rendis le mai#tre de tout ce que je posse/dais. Je lui appris tout ce qui m'e/tait arrive/ depuis mon de/part de France, et pour lui causer une joie a\ laquelle il ne s'attendait pas, je lui de/clarai que les semences de vertu qu'il avait jete/es autrefois dans mon coeur, commenc@aient a\ produire des fruits dont il serait satis- fait. Il me protesta qu'une si heureuse nouvelle le de/dommageait pleinement de toutes les traverses de son voyage. Nous avons passe/ quelques mois ensemble a\ la Nou- velle-Orle/ans pour attendre l'arrive/e des vaisseaux de France; et nous e/tant enfin mis en mer, nous pri#mes terre, il y a quinze jours au Havre de Gra#ce. J'e/crivis a\ ma famille, en arrivant. J'ai appris par la re/ponse de mon fre\re ai#ne/, la triste nouvelle de la mort de mon pe\re. Le vent e/tant favorable pour Calais, je me suis embarque/ aussito#t dans le dessein de me rendre aupre#s de cette ville chez un gentilhomme de mes parents, ou\ mon fre\re m'e/crit qu'il ne manquera pas de se trouver. IlI <1Annexe>1 E/PISODE DU PRINCE ITALIEN Ainsi, pendant les premie\res semaines, je ne pensai qu'a\ jouir de ma situation; et la force de l'honneur, autant qu'un reste de me/nagement pour la police, me faisant remettre de jour en jour a\ renouer avec les associe/s de l'Ho#tel de Transylvanie, je me re/duisis a\ jouer dans quelques assemble/es moins de/crie/es, ou\ la faveur du sort m'e/pargna l'humiliation d'avoir recours a\ l'industrie. J'allais passer, a\ la ville, une partie de l'apre\s-midi, et je revenais souper a\ Chaillot, accompa- gne/ fort souvent de M. de T..., dont l'amitie/ croissait de jour en jour pour nous. Manon trouva des ressources contre l'ennui. Elle se lia, dans le voisinage, avec quelques jeunes personnes que le printemps y avait ramene/es. La promenade et les petits exercices de leur sexe faisaient alternativement leur occupation. Une partie de jeu, dont elles avaient re/gle/ les bornes, four- nissait aux frais de la voiture. Elles allaient prendre l'air au Bois de Boulogne; et le soir, a\ mon retour, je retrouvais Manon plus belle, plus contente, et plus passionne/e que jamais. Il s'e/leva ne/anmoins quelques nuages, qui semble\rent menacer l'e/difice de mon bonheur. Mais ils furent net- tement dissipe/s; et l'humeur fola#tre de Manon rendit le de/nouement si comique, que je trouve encore de la douceur dans un souvenir, qui me repre/sente sa ten- dresse et les agre/ments de son esprit. Le seul valet, qui composait notre domestique, me prit un jour a\ l'e/cart, pour me dire, avec beaucoup d'embarras qu'il avait un secret d'importance a\ me communiquer. Je l'encourageai a\ parler librement. Apre\s quelques de/tours, il me fit entendre qu'un sei- gneur e/tranger semblait avoir pris beaucoup d'amour pour Mademoiselle Manon. Le trouble de mon sang se fit sentir dans toutes mes veines. En a-t-elle pour lui? interrompis-je plus brusquement que la prudence ne permettait pour m'e/claircir. Ma vivacite/ l'effraya. Il me re/pondit, d'un air inquiet, que sa pe/ne/tration n'avait pas e/te/ si loin : mais qu'ayant observe/, depuis plusieurs jours, que cet e/tranger venait assidu#ment au Bois de Boulogne, qu'il y descendait de son carrosse, et que s'engageant seul dans les contre-alle/es, il paraissait chercher l'occasion de voir ou de rencontrer Mademoi- selle, il lui e/tait venu a\ l'esprit de faire quelque liaison avec ses gens, pour apprendre le nom de leur mai#tre; qu'ils le traitaient de prince italien, et qu'ils le soupc@on- naient eux-me#mes de quelque aventure galante; qu'il n'avait pu se procurer d'autres lumie#res, ajouta-t-il en tremblant, parce que le prince e/tant alors sorti du Bois, s'e/tait approche/ familie\rement de lui, et lui avait demande/ son nom; apre#s quoi, comme s'il eu#t devine/ qu'il e/tait a\ notre service, il l'avait fe/licite/ d'appartenir a\ la plus charmante personne du monde. J'attendais impatiemment la suite de ce re/cit. Il le finit par des excuses timides que je n'attribuai qu'a\ mes imprudentes agitations. Je le pressai en vain de continuer sans de/guisement. Il me protesta qu'il ne savait rien de plus, et que ce qu'il venait de me racon- ter e/tant arrive/ le jour pre/ce/dent, il n'avait pas revu les gens du prince. Je le rassurai, non seulement par des e/loges, mais par une honne#te re/compense; et, sans lui marquer la moindre de/fiance de Manon, je lui recommandai d'un ton plus tranquille, de veiller sur toutes les de/marches de l'e/tranger. Au fond, sa frayeur me laissa de cruels doutes. Elle pouvait lui avoir fait supprimer une partie de la ve/rite/. Cependant, apre\s quelques re/flexions, je revins de mes alarmes jusqu'a\ regretter d'avoir donne/ cette marque de faiblesse. Je ne pouvais faire un crime a\ Manon d'e#tre aime/e. Il y avait beaucoup d'apparence qu'elle ignorait sa conque#te : et quelle vie allais-je mener, si j'e/tais capable d'ouvrir si facilement l'entre/e de mon coeur a\ la jalousie? Je retournai a\ Paris le jour suivant, sans avoir forme/ d'autre dessein que de ha#ter le progre\s de ma fortune en jouant plus gros jeu, pour me mettre en e/tat de quitter Chaillot, au premier sujet d'inquie/- tude. Le soir, je n'appris rien de nuisible a\ mon repos. L'e/tranger avait reparu au Bois de Boulogne; et pre- nant droit de ce qui s'y e/tait passe/ la veille, pour se rapprocher de mon confident, il lui avait parle/ de son amour, mais dans des termes qui ne supposaient aucune intelligence avec Manon. Il l'avait interroge/ sur mille de/tails. Enfin il avait tente/ de le mettre dans ses inte/- re#ts par des promesses conside/rables; et, tirant une lettre qu'il tenait pre#te, il lui avait offert inutilement quelques louis d'or pour la rendre a\ sa mai#tresse. Deux jours se passe\rent sans aucun autre incident. Le troisie\me fut plus orageux. J'appris, en arrivant de la ville assez tard, que Manon, pendant sa promenade, s'e/tait e/carte/e un moment de ses compagnes; et que l'e/tranger, qui la suivait a\ peu de distance, s'e/tant approche/ d'elle, au signe qu'elle lui en avait fait, elle lui avait remis une lettre, qu'il avait rec@ue avec des transports de joie. Il n'avait eu le temps de les expri- mer qu'en baisant amoureusement les caracte\res, parce qu'elle s'e/tait aussito#t de/robe/e. Mais elle avait paru d'une gaiete/ extraordinaire pendant le reste du jour; et, depuis qu'elle e/tait rentre/e au logis, cette humeur ne l'avait plus abandonne/e. Je fre/mis, sans doute, a\ chaque mot. Es-tu bien su#r, dis-je tristement a\ mon valet, que tes yeux ne t'aient pas trompe/? Il prit le Ciel a\ te/moin de sa bonne foi. Je ne sais a\ quoi les tourments de mon coeur m'auraient porte/, si Manon, qui m'avait entendu rentrer, ne fu#t venue au-devant de moi, avec un air d'impatience et des plaintes de ma lenteur. Elle n'at- tendit point ma re/ponse pour m'accabler de caresses; et, lorsqu'elle se vit seule avec moi, elle me fit des reproches fort vifs de l'habitude que je prenais de revenir si tard. Mon silence lui laissant la liberte/ de continuer, elle me dit que, depuis trois semaines je n'avais pas passe/ une journe/e entie\re avec elle; qu'elle ne pouvait soutenir de si longues absences; qu'elle me demandait du moins un jour, par intervalles; et que de\s le lendemain, elle voulait me voir pre\s d'elle du matin au soir. J'y serai, n'en doutez pas, lui re/pondis-je d'un ton assez brusque. Elle marqua peu d'attention pour mon chagrin; et dans le mouvement de sa joie, qui me parut en effet d'une vivacite/ singulie\re, elle me fit mille peintures plaisantes de la manie\re dont elle avait passe/ le jour. E/trange fille! me disais-je a\ moi- me#me; que dois-je attendre de ce pre/lude? L'aventure de notre premie\re se/paration me vint a\ l'esprit. Cepen- dant je croyais voir dans le fond de sa joie et de ses caresses, un air de ve/rite/ qui s'accordait avec les appa- rences. Il ne me fut pas difficile de rejeter la tristesse, dont je ne pus me de/fendre pendant notre souper, sur une perte que je me plaignis d'avoir faite au jeu. J'avais regarde/ comme un extre#me avantage que l'ide/e de ne pas quitter Chaillot le jour suivant, fu#t venue d'elle- me#me. C'e/tait gagner du temps pour mes de/libe/rations. Ma pre/sence e/loignait toutes sortes de craintes pour le lendemain; et, si je ne remarquais rien qui m'obligea#t de faire e/clater mes de/couvertes, j'e/tais de/ja\ re/solu de transporter, le jour d'apre\s, mon e/tablissement a\ la ville, dans un quartier ou\ je n'eusse rien a\ de/me#ler avec les princes. Cet arrangement me fit passer une nuit plus tranquille : mais il ne m'o#tait pas la douleur, d'avoir a\ trembler pour une nouvelle infide/lite/. A mon re/veil, Manon me de/clara que pour passer le jour dans notre appartement, elle ne pre/tendait pas que j'en eusse l'air plus ne/glige/, et qu'elle voulait que mes cheveux fussent accommode/s de ses propres mains. Je les avais fort beaux. C'e/tait un amusement qu'elle s'e/tait donne/ plusieurs fois. Mais elle y apporta plus de soins, que je ne lui en avais jamais vu prendre. Je fus oblige/, pour la satisfaire, de m'asseoir devant sa toilette, et d'essuyer toutes les petites recherches qu'elle imagina pour ma parure. Dans le cours de son travail, elle me faisait souvent tourner le visage vers elle; et s'appuyant des deux mains sur mes e/paules elle me regardait avec une curiosite/ avide. Ensuite, exprimant sa satisfaction par un ou deux baisers, elle me faisait reprendre ma situation pour continuer son ouvrage. Ce badinage nous occupa jusqu'a\ l'heure du di#ner. Le gou#t qu'elle y avait pris m'avait paru si naturel, et sa gaiete/ sentait si peu l'artifice, que ne pouvant concilier des apparences si constantes avec le projet d'une noire trahison, je fus tente/ plusieurs fois de lui ouvrir mon coeur, et de me de/charger d'un fardeau qui commenc@ait a\ me peser. Mais je me flattais, a\ chaque instant, que l'ouverture viendrait d'elle et je m'en faisais d'avance un de/licieux triomphe. Nous entra#mes dans son cabinet. Elle se mit a\ rajus- ter mes cheveux, et ma complaisance me faisait ce/der a\ toutes ses volonte/s, lorsqu'on vint l'avertir que le prince de... demandait a\ la voir. Ce nom m'e/chauffa jusqu au transport. Quoi donc, m'e/criai-je, en la repous- sant. Qui? Quel prince? Elle ne re/pondit point a\ mes questions. Faites-le monter, dit-elle froidement au valet et se tournant vers moi : Cher amant, toi que j'adore, reprit-elle d'un ton enchanteur, je te demande un moment de complaisance. Un moment. Un seul moment. Je t'en aimerai mille fois plus; je t'en saurai gre/ toute ma vie. L'indignation et la surprise me lie\rent la langue. Elle re/pe/tait ses instances, et je cherchais des expres- sions pour les rejeter avec me/pris. Mais, entendant ouvrir la porte de l'antichambre, elle empoigna d'une main mes cheveux, qui e/taient flottants sur mes e/paules, elle prit de l'autre son miroir de toilette; elle employa toute sa force pour me trai#ner dans cet e/tat jusqu'a\ la porte du cabinet; et l'ouvrant du genou, elle offrit a\ l'e/tranger, que le bruit semblait avoir arre#te/ au milieu de la chambre, un spectacle qui ne dut pas lui causer peu d'e/tonnement. Je vis un homme fort bien mis, mais d'assez mauvaise mine. Dans l'embarras ou\ le jetait cette sce\ne, il ne laissa pas de faire une profonde re/ve/rence. Manon ne lui laissa pas le temps d'ouvrir la bouche. Elle lui pre/senta son miroir : Voyez, Monsieur, lui dit-elle; regardez-vous bien, et rendez-moi justice. Vous me demandez de l'amour. Voici l'homme que j'aime, et que j'ai jure/ d'aimer toute ma vie. Faites la comparaison vous-me#me. Si vous croyez lui pouvoir disputer mon coeur, apprenez-moi donc sur quel fon- dement; car je vous de/clare qu'aux yeux de votre ser- vante tre\s humble, tous les princes d'Italie ne valent pas un des cheveux que je tiens. Pendant cette folle harangue, qu'elle avait appa- remment me/dite/e, je faisais des efforts inutiles pour me de/gager; et prenant pitie/ d'un homme de conside/- ration, je me sentais porte/ a\ re/parer ce petit outrage par mes politesses. Mais s'e/tant remis assez facilement, sa re/ponse, que je trouvai un peu grossie\re, me fit perdre cette disposition. Mademoiselle, Mademoiselle, lui dit-il avec un sourire force/, j'ouvre en effet les yeux, et je vous trouve bien moins novice que je ne me l'e/tais figure/. Il se retira aussito#t sans jeter les yeux sur elle, en ajoutant, d'une voix plus basse, que les femmes de France ne valaient pas mieux que celles d'Italie. Rien ne m'invitait, dans cette occasion, a\ lui faire prendre une meilleure ide/e du beau sexe. Manon quitta mes cheveux, se jeta dans un fauteuil, et fit retentir la chambre de longs e/clats de rire. Je ne dissimulai pas que je fus touche/ jusqu'au fond du coeur, d'un sacrifice que je ne pouvais attribuer qu'a\ l'amour. Cependant la plaisanterie me parut excessive. Je lui en fis des reproches. Elle me raconta que mon rival, apre\s l'avoir obse/de/e pendant plusieurs jours, au Bois de Boulogne, et lui avoir fait deviner ses senti- ments par des grimaces, avait pris le parti de lui en faire une de/claration ouverte, accompagne/e de son nom et de tous ses titres, dans une lettre qu'il lui avait fait remettre par le cocher qui la conduisait avec ses compagnes; qu'il lui promettait, au-dela\ des monts, une brillante fortune et des adorations e/ternelles; qu'elle e/tait revenue a\ Chaillot, dans la re/solution de me commu- niquer cette aventure; mais qu'ayant conc@u que nous en pouvions tirer de l'amusement, elle n'avait pu re/sis- ter a\ son imagination; qu'elle avait offert au prince italien, par une re/ponse flatteuse, la liberte/ de la voir chez elle, et qu'elle s'e/tait fait un second plaisir de me faire entrer dans son plan, sans m'en avoir fait nai#tre le moindre soupc@on. Je ne lui dis pas un mot, des lumie\res qui m'e/taient venues par une autre voie, et l'ivresse de l'amour triomphant me fit tout approuver.